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La Comédie humaine - Volume 04 - 17

Süzlärneñ gomumi sanı 4785
Unikal süzlärneñ gomumi sanı 1638
40.7 süzlär 2000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
53.4 süzlär 5000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
58.3 süzlär 8000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
Härber sızık iñ yış oçrıy torgan 1000 süzlärneñ protsentnı kürsätä.
  pensées que je laisse envoler par troupes vers vous, il s'agit de celle
  d'un père et d'une mère adorés, à qui mon choix doit plaire et qui
  doivent trouver un vrai fils dans mon ami.
  »Jusqu'à quel point vos esprits superbes, à qui Dieu donne les ailes
  de ses anges sans leur en donner toujours la perfection, peuvent-ils
  se plier à la famille, à ses petites misères?... Quel texte médité
  déjà par moi. Oh! si j'ai dit, dans mon cœur, avant de venir à vous:
  «Allons!...» je n'en ai pas moins eu le cœur palpitant dans la
  course, et je ne me suis dissimulé ni les aridités du chemin, ni les
  difficultés de l'alpe que j'avais à gravir. J'ai tout embrassé dans
  de longues méditations. Ne sais-je pas que les hommes éminents comme
  vous l'êtes ont connu l'amour qu'ils ont inspiré, tout aussi bien que
  celui qu'ils ont ressenti, qu'ils ont eu plus d'un roman, et que vous
  surtout, en caressant ces chimères de race que les femmes achètent à
  des prix fous, vous vous êtes attiré plus de dénoûments que de premiers
  chapitres. Et néanmoins je me suis écriée: «Allons!» parce que j'ai
  plus étudié que vous ne le croyez la géographie de ces grands sommets
  de l'Humanité taxés par vous de froideur. Ne m'avez-vous pas dit de
  Byron et de Goethe qu'ils étaient deux colosses d'égoïsme et de poésie?
  Hé! mon ami, vous avez partagé là l'erreur dans laquelle tombent les
  gens superficiels; mais peut-être était-ce chez vous générosité,
  fausse modestie, ou désir de m'échapper? Permis au vulgaire, et non
  à vous, de prendre les effets du travail pour un développement de la
  personnalité. Ni lord Byron, ni Goethe, ni Walter Scott, ni Cuvier,
  ni l'inventeur, ne s'appartiennent, ils sont les esclaves de leur
  idée; et cette puissance mystérieuse est plus jalouse qu'une femme,
  elle les absorbe, elle les fait vivre et les tue à son profit. Les
  développements visibles de cette existence cachée ressemblent en
  résultat à l'égoïsme; mais comment oser dire que l'homme qui s'est
  vendu au plaisir, à l'instruction ou à la grandeur de son époque, est
  égoïste? Une mère est-elle atteinte de personnalité quand elle immole
  tout à son enfant?... Eh bien! les détracteurs du génie ne voient pas
  sa féconde maternité! voilà tout. La vie du poëte est un si continuel
  sacrifice qu'il lui faut une organisation gigantesque pour pouvoir se
  livrer aux plaisirs d'une vie ordinaire; aussi, dans quels malheurs
  ne tombe-t-il pas, quand, à l'exemple de Molière, il veut vivre de la
  vie des sentiments, tout en les exprimant dans leurs plus poignantes
  crises; car, pour moi, superposé à sa vie privée, le comique de Molière
  est horrible. Pour moi, la générosité du génie est quasi divine, et je
  vous ai placé dans cette noble famille de prétendus égoïstes. Ah! si
  j'avais trouvé la sécheresse, le calcul, l'ambition, là où j'admire
  toutes mes fleurs d'âme les plus aimées, vous ne savez pas de quelle
  longue douleur j'eusse été atteinte! J'ai déjà rencontré le mécompte
  assis à la porte de mes seize ans! Que serais-je devenue en apprenant
  à vingt ans que la gloire est menteuse, en voyant celui qui, dans ses
  œuvres, avait exprimé tant de sentiments cachés dans mon cœur, ne
  pas comprendre ce cœur quand il se dévoilait pour lui seul? O mon
  ami, savez-vous ce qui serait advenu de moi? vous allez pénétrer dans
  l'arrière de mon âme. Eh bien! j'aurais dit à mon père: «Amenez-moi le
  gendre qui sera de votre goût, j'abdique toute volonté, mariez-moi pour
  vous!» Et cet homme eût été notaire, banquier, avare, sot, homme de
  province, ennuyeux comme un jour de pluie, vulgaire comme un électeur
  du petit collége; il eût été fabricant, ou quelque brave militaire sans
  esprit, il aurait eu la servante la plus résignée et la plus attentive
  en moi. Mais, horrible suicide de tous les moments! jamais mon âme ne
  se serait dépliée au jour vivifiant d'un soleil aimé! Aucun murmure
  n'aurait révélé ni à mon père, ni à ma mère, ni à mes enfants, le
  suicide de la créature qui, dans ce moment, ébranle les barreaux de sa
  prison, qui lance des éclairs par mes yeux, qui vole à pleines ailes
  vers vous, qui se pose comme une Polymnie à l'angle de votre cabinet
  en y respirant l'air, en y regardant tout d'un œil doucement curieux.
  Quelquefois dans les champs, où mon mari m'aurait menée, en m'échappant
  à quelques pas de mes marmots, en voyant une splendide matinée,
  secrètement, j'eusse jeté quelques pleurs bien amers. Enfin j'aurais
  eu, dans mon cœur, et dans un coin de ma commode, un petit trésor pour
  toutes les filles abusées par l'amour, pauvres âmes poétiques, attirées
  dans les supplices par des sourires!... Mais je crois en vous, mon
  ami. Cette croyance rectifie les pensées les plus fantasques de mon
  ambition secrète; et par moments, voyez jusqu'où va ma franchise, je
  voudrais être au milieu du livre que nous commençons, tant je me sens
  de fermeté dans mon sentiment, tant de force au cœur pour aimer, tant
  de constance par raison, tant d'héroïsme pour le devoir que je me crée,
  si l'amour peut jamais se changer en devoir!
  »S'il vous était donné de me suivre dans la magnifique retraite où je
  nous vois heureux, si vous connaissiez mes projets, il vous échapperait
  une phrase terrible où serait le mot folie, et peut-être serais-je
  cruellement punie d'avoir envoyé tant de poésie à un poëte. Oui, je
  veux être une source, inépuisable comme un beau pays, pendant les
  vingt ans que nous accorde la nature pour briller. Je veux éloigner
  la satiété par la coquetterie et la recherche. Je serai courageuse
  pour mon ami, comme les femmes le sont pour le monde. Je veux varier
  le bonheur, je veux mettre de l'esprit dans la tendresse, du piquant
  dans la fidélité. Ambitieuse, je veux tuer les rivales dans le passé,
  conjurer les chagrins extérieurs par la douceur de l'épouse, par sa
  fière abnégation, et avoir, pendant toute la vie, ces soins du nid
  que les oiseaux n'ont que pendant quelques jours. Cette immense dot,
  elle appartenait, elle devait être offerte à un grand homme, avant
  de tomber dans la fange des transactions vulgaires. Trouvez-vous
  maintenant ma première lettre une faute? Le vent d'une volonté
  mystérieuse m'a jetée vers vous, comme une tempête apporte un rosier au
  cœur d'un saule majestueux. Et dans la lettre que je tiens là, sur mon
  cœur, vous vous êtes écrié, comme votre ancêtre:--Dieu le veut! quand
  il partit pour la croisade.
  »Ne direz-vous pas: Elle est bien bavarde! Autour de moi, tous
  disent:--Elle est bien taciturne, mademoiselle!
   »O. D'ESTE-M.»
  
  Ces lettres ont paru très originales aux personnes à la bienveillance
  de qui la Comédie Humaine les doit; mais leur admiration pour ce
  duel entre deux esprits croisant la plume, tandis que le plus sévère
  incognito tient un masque sur les visages, pourrait ne pas être
  partagée. Sur cent spectateurs quatre-vingts peut-être se lasseraient
  de cet assaut. Le respect dû, dans tout pays de gouvernement
  constitutionnel, à la majorité, ne fût-elle que pressentie, a conseillé
  de supprimer onze lettres échangées entre Ernest et Modeste, pendant le
  mois de septembre; si quelque flatteuse majorité les réclame, espérons
  qu'elle donnera les moyens de les rétablir quelque jour ici.
  Sollicités par un esprit aussi agressif que le cœur semblait adorable,
  les sentiments vraiment héroïques du pauvre secrétaire intime se
  donnèrent ample carrière dans ces lettres que l'imagination de chacun
  fera peut-être plus belles qu'elles ne le sont, en devinant ce concert
  de deux âmes libres. Aussi Ernest ne vivait-il plus que par ces doux
  chiffons de papier, comme un avare ne vit plus que par ceux de la
  Banque; tandis qu'un amour profond succédait chez Modeste au plaisir
  d'agiter une vie glorieuse, d'en être, malgré la distance, le principe.
  Le cœur d'Ernest complétait la gloire de Canalis. Il faut souvent,
  hélas! deux hommes pour en faire un amant parfait, comme en littérature
  on ne compose un type qu'en employant les singularités de plusieurs
  caractères similaires. Combien de fois une femme n'a-t-elle pas dit
  dans un salon après des causeries intimes: Celui-ci serait mon idéal
  pour l'âme, et je me sens aimer celui-là qui n'est que le rêve des
  sens!
  La dernière lettre écrite par Modeste, et que voici, permet
  d'apercevoir l'_île des Faisans_ où les méandres de cette
  correspondance conduisaient ces deux amants.
  
  XXIII.
  A MONSIEUR DE CANALIS.
  «Soyez, dimanche, au Havre; entrez à l'église, faites-en le tour,
  après la messe d'une heure, une ou deux fois, sortez sans rien dire
  à personne, sans faire aucune question à qui que ce soit, mais ayez
  une rose blanche à votre boutonnière. Puis, retournez à Paris, vous y
  trouverez une réponse. Cette réponse ne sera pas ce que vous croyez;
  car je vous l'ai dit, l'avenir n'est pas encore à moi... Mais ne
  serais-je pas une vraie folle de vous dire oui, sans vous avoir vu!
  Quand je vous aurai vu, je puis dire non, sans vous blesser: je suis
  sûre de rester inconnue.»
  
  Cette lettre était partie la veille du jour où la lutte inutile entre
  Modeste et Dumay venait d'avoir lieu. L'heureuse Modeste attendait donc
  avec une impatience maladive le dimanche où les yeux donneraient tort
  ou raison à l'esprit, au cœur, un des moments les plus solennels dans
  la vie d'une femme et que trois mois d'un commerce d'âme à âme rendait
  romanesque autant que le peut souhaiter la fille la plus exaltée. Tout
  le monde, excepté la mère, avait pris la torpeur de cette attente pour
  le calme de l'innocence. Quelque puissantes que soient et les lois de
  la famille et les cordes religieuses, il est des Julies d'Étanges,
  des Clarisses, des âmes remplies comme des coupes trop pleines et qui
  débordent sous une pression divine. Modeste n'était-elle pas sublime
  en déployant une sauvage énergie à comprimer son exubérante jeunesse,
  en demeurant voilée? Disons-le, le souvenir de sa sœur était plus
  puissant que toutes les entraves sociales; elle avait armé de fer sa
  volonté pour ne manquer ni à son père ni à sa famille. Mais quels
  mouvements tumultueux! et comment une mère ne les aurait-elle pas
  devinés?
  Le lendemain, Modeste et madame Dumay conduisirent, vers midi, madame
  Mignon au soleil, sur le banc, au milieu des fleurs. L'aveugle tourna
  sa figure blême et flétrie du côté de l'Océan, elle aspira l'odeur
  de la mer et prit la main à Modeste qui resta près d'elle. Au moment
  de questionner sa fille, la mère luttait entre le pardon et la
  remontrance, car elle avait reconnu l'amour, et Modeste lui paraissait,
  comme au faux Canalis, une exception.
  --Pourvu que ton père revienne à temps! s'il tarde encore, il
  ne trouvera plus que toi de tout ce qu'il aime! aussi, Modeste,
  promets-moi de nouveau de ne jamais le quitter, dit-elle avec une
  câlinerie maternelle.
  Modeste porta les mains de sa mère à ses lèvres et les baisa doucement
  en répondant:--Ai-je besoin de te le redire?
  --Ah! mon enfant, c'est que moi-même j'ai quitté mon père pour suivre
  mon mari!... mon père était seul cependant, il n'avait que moi
  d'enfant... Est-ce là ce que Dieu punit dans ma vie!... Ce que je te
  demande, c'est de te marier au goût de ton père, de lui conserver une
  place dans ton cœur, de ne pas le sacrifier à ton bonheur, de le
  garder au milieu de la famille. Avant de perdre la vue, je lui ai écrit
  mes volontés, il les exécutera; je lui enjoins de retenir sa fortune en
  entier, non que j'aie une pensée de défiance contre toi, mais est-on
  jamais sûr d'un gendre? Moi, ma fille, ai-je été raisonnable? Un clin
  d'œil a décidé de ma vie. La beauté, cette enseigne si trompeuse,
  a dit vrai pour moi; mais, dût-il en être de même pour toi, pauvre
  enfant, jure-moi que si, de même que ta mère, l'apparence t'entraînait,
  tu laisserais à ton père le soin de s'enquérir des mœurs, du cœur et
  de la vie antérieure de celui que tu aurais distingué, si par hasard tu
  distinguais un homme.
  --Je ne me marierai jamais qu'avec le consentement de mon père,
  répondit Modeste.
  La mère garda le plus profond silence après avoir reçu cette réponse,
  et sa physionomie quasi morte annonçait qu'elle la méditait à la
  manière des aveugles, en étudiant en elle-même l'accent que sa fille y
  avait mis.
  --C'est que, vois-tu, mon enfant, dit enfin madame Mignon après un
  long silence, si la faute de Caroline me fait mourir à petit feu, ton
  père ne survivrait pas à la tienne; je le connais, il se brûlerait
  la cervelle, il n'y aurait plus ni vie ni bonheur sur la terre pour
  lui...--Modeste fit quelques pas pour s'éloigner de sa mère, et revint
  un moment après.--Pourquoi m'as-tu quittée? demanda madame Mignon.
  --Tu m'as fait pleurer, maman, répondit Modeste.
  --Eh bien! mon petit ange, embrasse-moi. Tu n'aimes personne, ici?...
  tu n'as pas d'attentif? demanda-t-elle en la gardant sur ses genoux,
  cœur contre cœur.
  --Non, ma chère maman, répondit la petite jésuite.
  --Peux-tu me le jurer?
  --Oh! certes!... s'écria Modeste.
  Madame Mignon ne dit plus rien, elle doutait encore.
  --Enfin, si tu te choisissais un mari, ton père le saurait, reprit-elle.
  --Je l'ai promis, et à ma sœur, et à toi ma mère. Quelle faute
  veux-tu que je commette en lisant à toute heure, à mon doigt: _Pense à
  Bettina_! Pauvre sœur!
  Au moment où sur ce mot: Pauvre sœur! dit par Modeste, une trêve de
  silence s'était établie entre la fille et la mère, dont les deux yeux
  éteints laissèrent couler des larmes que ne put sécher Modeste en se
  mettant aux genoux de madame Mignon et lui disant: «Pardon, pardon,
  maman», l'excellent Dumay gravissait la côte d'Ingouville au pas
  accéléré, fait anormal dans la vie du caissier.
  Trois lettres avaient apporté la ruine, une lettre ramenait la fortune.
  Le matin même Dumay recevait, d'un capitaine venu des mers de la Chine,
  la première nouvelle de son patron, de son seul ami.
  
  A MONSIEUR ANNE DUMAY, ANCIEN CAISSIER DE LA MAISON MIGNON.
  «Mon cher Dumay, je suivrai de bien près, sauf les chances de la
  navigation, le navire par l'occasion duquel je t'écris; je n'ai pas
  voulu quitter mon bâtiment auquel je suis habitué. Je t'avais dit: Pas
  de nouvelles, bonnes nouvelles! Mais, au premier mot de cette lettre,
  tu seras joyeux; car ce mot, c'est: J'ai sept millions au moins! J'en
  rapporte une grande partie en indigo, un tiers en bonnes valeurs sur
  Londres et Paris, un autre tiers en bel or. Ton envoi d'argent m'a fait
  atteindre au chiffre que je m'étais fixé, je voulais deux millions pour
  chacune de mes filles et l'aisance pour moi. J'ai fait le commerce de
  l'opium en gros pour des maisons de Canton, toutes dix fois plus riches
  que moi. Vous ne vous doutez pas, en Europe, de ce que sont les riches
  marchands chinois. J'allais de l'Asie Mineure, où je me procurais
  l'opium à bas prix, à Canton où je livrais mes quantités aux compagnies
  qui en font le commerce. Ma dernière expédition a eu lieu dans les
  îles de la Malaisie, où j'ai pu échanger le produit de l'opium contre
  mon indigo, première qualité. Aussi peut-être aurai-je cinq à six cent
  mille francs de plus, car je ne compte mon indigo que ce qu'il me coûte.
  »Je me suis toujours bien porté, pas la moindre maladie. Voilà ce que
  c'est que de travailler pour ses enfants! Dès la seconde année, j'ai pu
  avoir à moi _le Mignon_, joli brick de sept cents tonneaux, construit
  en bois de teck, doublé, chevillé en cuivre, et dont les emménagements
  ont été faits pour moi. C'est encore une valeur. La vie du marin,
  l'activité voulue pour mon commerce, mes travaux pour devenir une
  espèce de capitaine au long cours, m'ont entretenu dans un excellent
  état de santé. Te parler de tout ceci, n'est-ce pas te parler de mes
  deux filles et de ma chère femme! J'espère qu'en me sachant ruiné le
  misérable qui m'a privé de ma Bettina l'aura laissée, et que la brebis
  égarée sera revenu au cottage. Ne faudra-t-il pas quelque chose de plus
  dans la dot de celle-là! Mes trois femmes et mon Dumay, tous quatre
  vous avez été présents à ma pensée pendant ces trois années. Tu es
  riche, Dumay. Ta part, en dehors de ma fortune, se monte à cinq cent
  soixante mille francs, que je t'envoie en un mandat, qui ne sera payé
  qu'à toi-même par la maison Mongenod, qu'on a prévenue de New-York.
  Encore quelques mois, et je vous reverrai tous, je l'espère, bien
  portants.
  »Maintenant, mon cher Dumay, si je t'écris à toi seulement, c'est que
  je désire garder le secret sur ma fortune, et que je veux te laisser
  le soin de préparer mes anges à la joie de mon retour. J'ai assez
  du commerce, et je veux quitter le Havre. Le choix de mes gendres
  m'importe beaucoup. Mon intention est de racheter la terre et le
  château de la Bastie, de constituer un majorat de cent mille francs de
  rente au moins, et de demander au roi la faveur de faire succéder l'un
  de mes gendres à mon nom et à mon titre. Or, tu sais, mon pauvre Dumay,
  le malheur que nous avons dû au fatal éclat que répand l'opulence. J'y
  ai perdu l'honneur d'une de mes filles. J'ai ramené à Java le plus
  malheureux des pères, un pauvre négociant hollandais, riche de neuf
  millions, à qui ses deux filles furent enlevées par des misérables,
  et nous avons pleuré comme deux enfants, ensemble. Donc je ne veux
  pas que l'on connaisse ma fortune. Aussi n'est-ce pas au Havre que
  je débarquerai, mais à Marseille. Mon second est un Provençal, un
  ancien serviteur de ma famille, à qui j'ai fait faire une petite
  fortune. Castagnould aura mes instructions pour racheter La Bastie,
  et je traiterai de l'indigo par l'entremise de la maison Mongenod. Je
  mettrai mes fonds à la Banque de France, et je reviendrai vous trouver,
  en ne me donnant qu'une fortune ostensible d'environ un million en
  marchandises. Mes filles seront censées avoir deux cent mille francs.
  Choisir celui de mes gendres qui sera digne de succéder à mon nom, à
  mes armes, à mes titres, et de vivre avec nous, sera ma grande affaire;
  mais je les veux tous deux, comme toi et moi, éprouvés, fermes, loyaux,
  honnêtes gens absolument. Je n'ai pas douté de toi, mon vieux, un seul
  instant. J'ai pensé que ma bonne et excellente femme, la tienne et
  toi, vous avez tracé une haie infranchissable autour de ma fille, et
  que je pourrai mettre un baiser plein d'espérances sur le front pur de
  l'ange qui me reste. Bettina-Caroline, si vous avez su sauver sa faute,
  aura de la fortune. Après avoir fait la guerre et le commerce, nous
  allons faire de l'agriculture, et tu seras notre intendant. Cela te
  va-t-il? Ainsi, mon vieil ami, te voilà le maître de ta conduite avec
  ma famille, de dire ou de taire mes succès. Je m'en fie à ta prudence;
  tu diras ce que tu jugeras convenable. En quatre ans, il peut être
  survenu tant de changements dans les caractères. Je te laisse être le
  juge, tant je crains la tendresse de ma femme pour ses filles. Adieu,
  mon vieux Dumay. Dis à mes filles et à ma femme que je n'ai jamais
  manqué de les embrasser de cœur tous les jours, soir et matin. Le
  second mandat, également personnel, de quarante mille francs, est pour
  mes filles et ma femme, en attendant.
   »Ton patron et ami,
   »CHARLES MIGNON.»
  
  --Ton père arrive, dit madame Mignon à sa fille.
  --A quoi vois-tu cela, maman? demanda Modeste.
  --Il n'y a que cette nouvelle à nous apporter qui puisse faire courir
  Dumay.
  Modeste, plongée dans ses réflexions, n'avait ni vu ni entendu Dumay.
  --Victoire! s'écria le lieutenant dès la porte. Madame, le colonel n'a
  jamais été malade, et il revient... il revient sur _le Mignon_, un beau
  bâtiment à lui, qui doit valoir avec sa cargaison dont il me parle,
  huit à neuf cent mille francs; mais il vous recommande la plus profonde
  discrétion, il a le cœur creusé bien avant par l'accident de notre
  chère petite défunte.
  --Il y a fait la place d'une tombe, dit madame Mignon.
  --Et il attribue ce malheur, ce qui me semble probable, à la cupidité
  que les grandes fortunes excitent chez les jeunes gens... Mon pauvre
  colonel croit retrouver la brebis égarée au milieu de nous... Soyons
  heureux entre nous, ne disons rien à personne, pas même à Latournelle,
  si c'est possible.--Mademoiselle, dit-il à l'oreille de Modeste,
  écrivez à monsieur votre père une lettre sur la perte que la famille a
  faite et sur les suites affreuses que cet événement a eues, afin de le
  préparer au terrible spectacle qu'il aura; je me charge de lui faire
  tenir cette lettre avant son arrivée au Havre, car il est forcé de
  passer par Paris; écrivez-lui longuement, vous avez du temps à vous,
  j'emporterai la lettre lundi, lundi j'irai sans doute à Paris...
  Modeste eut peur que Canalis et Dumay ne se rencontrassent, elle voulut
  monter pour écrire et remettre le rendez-vous.
  --Mademoiselle, dites-moi, reprit Dumay de la manière la plus humble
  en barrant le passage à Modeste, que votre père retrouve sa fille sans
  autre sentiment au cœur que celui qu'elle avait à son départ pour lui,
  pour madame votre mère.
  --Je me suis juré à moi-même, à ma sœur et à ma mère, d'être la
  consolation, le bonheur et la gloire de mon père, et--ce--sera!
  répliqua Modeste en jetant un regard fier et dédaigneux à Dumay. Ne
  troublez pas la joie que j'ai de savoir bientôt mon père au milieu
  de nous par des soupçons injurieux. On ne peut pas empêcher le cœur
  d'une jeune fille de battre, vous ne voulez pas que je sois une momie?
  dit-elle. Ma personne est à ma famille, mon cœur est à moi. Si j'aime,
  mon père et ma mère le sauront. Êtes-vous content, monsieur?
  --Merci, mademoiselle, répondit Dumay, vous m'avez rendu la vie; mais
  vous auriez toujours bien pu me dire _Dumay_, même en me donnant un
  soufflet!
  --Jure-moi, dit la mère, que tu n'as échangé ni parole ni regard avec
  aucun jeune homme...
  --Je puis le jurer, ma mère, dit Modeste en souriant et regardant Dumay
  qui l'examinait et souriait comme une jeune fille qui fait une malice.
  --Elle serait donc bien fausse, s'écria Dumay quand Modeste rentra dans
  la maison.
  --Ma fille Modeste peut avoir des défauts, répondit la mère, mais elle
  est incapable de mentir.
  --Eh bien! soyons donc tranquilles, reprit le lieutenant, et pensons
  que le malheur a soldé son compte avec nous.
  --Dieu le veuille! répliqua madame Mignon. Vous _le_ verrez, Dumay;
  moi, je ne pourrai que l'entendre... Il y a bien de la mélancolie dans
  mon bonheur!
  En ce moment, Modeste, quoique heureuse du retour de son père, était
  affligée comme Perrette en voyant ses œufs cassés. Elle avait espéré
  plus de fortune que n'en annonçait Dumay. Devenue ambitieuse pour
  son poëte, elle souhaitait au moins la moitié des six millions dont
  elle avait parlé dans sa seconde lettre. En proie à sa double joie et
  contrariée par le petit chagrin que lui causait sa pauvreté relative,
  elle se mit à son piano, ce confident de tant de jeunes filles, qui lui
  disent leurs colères, leurs désirs, en les exprimant par les nuances
  de leur jeu. Dumay causait avec sa femme en se promenant sous les
  fenêtres, il lui confiait le secret de leur fortune et l'interrogeait
  sur ses désirs, sur ses souhaits, sur ses intentions. Madame Dumay
  n'avait, comme son mari, d'autre famille que la famille Mignon. Les
  deux époux décidèrent de vivre en Provence, si le comte de la Bastie
  allait en Provence, et de léguer leur fortune à celui des enfants de
  Modeste qui en aurait besoin.
  --Écoutez Modeste! leur dit madame Mignon, il n'y a qu'une fille
  amoureuse qui puisse composer de pareilles mélodies sans connaître la
  musique...
  Les maisons peuvent brûler, les fortunes sombrer, les pères revenir de
  voyage, les empires crouler, le choléra ravager la cité, l'amour d'une
  jeune fille poursuit son vol, comme la nature sa marche, comme cet
  effroyable acide que la chimie a découvert, et qui peut trouer le globe
  si rien ne l'absorbe au centre.
  Voici la romance que sa situation avait inspirée à Modeste sur les
  stances qu'il faut citer, quoiqu'elles soient imprimées au deuxième
  volume de l'édition dont parlait Dauriat, car pour y adapter sa
  musique, la jeune artiste en avait brisé les césures par quelques
  modifications qui pourraient étonner les admirateurs de la correction,
  souvent trop savante de ce poëte.
  CHANT D'UNE JEUNE FILLE.
   Mon cœur, lève-toi! Déjà l'alouette
   Secoue en chantant son aile au soleil.
   Ne dors plus, mon cœur, car la violette
   Élève à Dieu l'encens de son réveil.
   Chaque fleur vivante et bien reposée,
   Ouvrant tour à tour les yeux pour se voir,
   A dans son calice un peu de rosée,
   Perle d'un jour qui lui sert de miroir.
   On sent dans l'air pur que l'ange des roses
   A passé la nuit à bénir les fleurs!
   On voit que pour lui toutes sont écloses,
   Il vient d'en haut raviver leurs couleurs.
   Ainsi lève-toi, puisque l'alouette
   Secoue en chantant son aile au soleil;
   Rien ne dort plus, mon cœur! la violette
   Élève à Dieu l'encens de son réveil.
  Et voici, puisque les progrès de la Typographie le permettent, la
  musique de Modeste, à laquelle une expression délicieuse communiquait
  ce charme admiré dans les grands chanteurs, et qu'aucune typographie,
  fût-elle hiéroglyphique ou phonétique, ne pourra jamais rendre.
  [Illustration: Musique]
  --C'est joli, dit madame Dumay, Modeste est musicienne, voilà
  tout...
  --Elle a le diable au corps, s'écria le caissier à qui le soupçon de la
  mère entra dans le cœur et donna le frisson.
  --Elle aime, répéta madame Mignon.
  En réussissant, par le témoignage irrécusable de cette mélodie, à faire
  partager sa certitude sur l'amour caché de Modeste, madame Mignon
  troubla la joie que le retour et les succès de son patron causaient au
  caissier. Le pauvre Breton descendit au Havre y reprendre sa besogne
  chez Gobenheim; puis, avant de revenir dîner, il passa chez les
  Latournelle y exprimer ses craintes et leur demander de nouveau aide et
  secours.
  --Oui, mon cher ami, dit Dumay sur le pas de la porte en quittant le
  notaire, je suis du même avis que madame: _elle_ aime, c'est sûr, et le
  diable sait le reste! Me voilà déshonoré.
  --Ne vous désolez pas, Dumay, répondit le petit notaire, nous serons
  bien, à nous tous, aussi forts que cette petite personne, et, dans un
  temps donné, toute fille amoureuse commet une imprudence qui la trahit;
  mais, nous en causerons ce soir.
  Ainsi toutes les personnes dévouées à la famille Mignon furent en proie
  aux mêmes inquiétudes qui les poignaient la veille avant l'expérience
  que le vieux soldat avait cru être décisive. L'inutilité de tant
  d'efforts piqua si bien la conscience de Dumay qu'il ne voulut pas
  aller chercher sa fortune à Paris avant d'avoir deviné le mot de cette
  énigme. Ces cœurs, pour qui les sentiments étaient plus précieux que
  les intérêts, concevaient tous en ce moment que, sans la parfaite
  innocence de sa fille, le colonel pouvait mourir de chagrin en trouvant
  Bettina morte et sa femme aveugle. Le désespoir du pauvre Dumay fit une
  telle impression sur les Latournelle qu'ils en oublièrent le départ
  d'Exupère que, dans la matinée, ils avaient embarqué pour Paris.
  Pendant les moments du dîner où ils furent tous les trois seuls,
  monsieur, madame Latournelle et Butscha retournèrent les termes de ce
  problème sous toutes les faces, en parcourant toutes les suppositions
  possibles.
  --Si Modeste aimait quelqu'un du Havre, elle aurait tremblé hier, dit
  madame Latournelle, son amant est donc ailleurs.
  --Elle a juré, dit le notaire, ce matin, à sa mère et devant Dumay,
  qu'elle n'avait échangé ni regard, ni parole avec âme qui vive...
  --Elle aimerait donc à ma manière? dit Butscha.
  --Et comment donc aimes-tu, mon pauvre garçon? demanda madame
  Latournelle.
  --Madame, répondit le petit bossu, j'aime à moi tout seul, à distance,
  à peu près comme d'ici aux étoiles...
  --Et comment fais-tu, grosse bête? dit madame Latournelle en souriant.
  --Ah! madame, répondit Butscha, ce que vous croyez une bosse, est
  l'étui de mes ailes.
  --Voilà donc l'explication de ton cachet! s'écria le notaire.
  Le cachet du clerc était une étoile sous laquelle se lisaient ces mots:
  _Fulgens, sequar_ (brillante, je te suivrai), la devise de la maison de
  Chastillonest.
  --Une belle créature peut avoir autant de défiance que la plus laide,
  
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Çirattagı - La Comédie humaine - Volume 04 - 18