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La Comédie humaine - Volume 01 - 41

Süzlärneñ gomumi sanı 4561
Unikal süzlärneñ gomumi sanı 1550
41.3 süzlär 2000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
53.3 süzlär 5000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
58.7 süzlär 8000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
Härber sızık iñ yış oçrıy torgan 1000 süzlärneñ protsentnı kürsätä.
  --Oui, mademoiselle Philomène, reprit l'abbé de Grancey. Vous êtes
  ambitieux. Si vous lui plaisiez, vous seriez tout ce qu'un ambitieux
  veut être: ministre. On est toujours ministre, quand à une fortune de
  cent mille livres de rentes on joint vos étonnantes capacités.
  --Monsieur l'abbé, dit vivement Albert, mademoiselle de Watteville
  aurait encore trois fois plus de fortune et m'adorerait, qu'il me serait
  impossible de l'épouser...
  --Vous seriez marié? fit l'abbé de Grancey.
  --Non pas à l'église, non pas à la mairie, dit Savarus, mais moralement.
  --C'est pire quand on y tient autant que vous paraissez y tenir,
  répondit l'abbé. Tout ce qui n'est pas fait, peut se défaire. N'asseyez
  pas plus votre fortune et vos plans sur un vouloir de femme, qu'un homme
  sage ne compte sur les souliers d'un mort pour se mettre en route.
  --Laissons mademoiselle de Watteville, dit gravement Albert, et
  convenons de nos faits. A cause de vous, que j'aime et respecte, je
  plaiderai, mais après les élections, pour monsieur de Watteville.
  Jusque-là, son affaire sera conduite par Girardet d'après mes avis.
  Voilà tout ce que je puis faire.
  --Mais il y a des questions qui ne peuvent se décider que d'après une
  inspection des localités, dit le vicaire général.
  --Girardet ira, répondit Savarus. Je ne veux pas me permettre, au milieu
  d'une ville que je connais très-bien, une démarche de nature à
  compromettre les immenses intérêts que cache mon élection.
  L'abbé de Grancey quitta Savarus en lui lançant un regard fin par lequel
  il semblait se rire de la politique compacte du jeune athlète, tout en
  admirant sa résolution.
  --Ah! j'aurai jeté mon père dans un procès! ah! j'aurai tant fait pour
  l'introduire ici! se disait Philomène du haut du kiosque en regardant
  l'avocat dans son cabinet, le lendemain de la conférence entre Albert et
  l'abbé de Grancey, dont le résultat lui fut dit par son père. J'aurai
  commis des péchés mortels, et tu ne viendrais pas dans le salon de
  l'hôtel de Rupt, et je n'entendrais pas ta voix si riche? Tu mets des
  conditions à ton concours quand les Watteville et les Rupt le
  demandent!... Eh! bien, Dieu le sait, je me contentais de ces petits
  bonheurs: te voir, t'entendre, aller aux Rouxey avec toi pour me les
  faire consacrer par ta présence. Je ne voulais pas davantage... Mais
  maintenant je serai ta femme!... Oui, oui, regarde _ses_ portraits,
  examine _ses_ salons, _sa_ chambre, les quatre faces de _sa_ villa, les
  points de vue de _ses_ jardins. Tu attends _sa_ statue! je _la_ rendrai
  de marbre elle-même pour toi!... Cette femme n'aime pas d'ailleurs. Les
  arts, les sciences, les lettres, le chant, la musique, lui ont pris la
  moitié de ses sens et de son intelligence. Elle est vieille d'ailleurs,
  elle a plus de trente ans, et mon Albert serait malheureux!
  --Qu'avez-vous donc à rester là, Philomène? lui dit sa mère en venant
  troubler les réflexions de sa fille. Monsieur de Soulas est au salon, et
  il remarquait votre attitude qui, certes, annonçait plus de pensées
  qu'on ne doit en avoir à votre âge.
  --Monsieur de Soulas est ennemi de la pensée? demanda-t-elle.
  --Vous pensiez donc? dit madame de Watteville.
  --Mais oui, maman.
  --Eh! bien, non, vous ne pensiez pas. Vous regardiez les fenêtres de cet
  avocat; occupation qui n'est ni convenable ni décente, et que monsieur
  de Soulas moins qu'un autre devait remarquer.
  --Eh! pourquoi? dit Philomène.
  --Mais dit la baronne, il est temps que vous sachiez nos intentions:
  Amédée vous trouve bien, et vous ne serez pas malheureuse d'être
  comtesse de Soulas.
  Pâle comme un lis, Philomène ne répondit rien à sa mère, tant la
  violence de ses sentiments contrariés la rendit stupide. Mais en
  présence de cet homme qu'elle haïssait profondément depuis un instant,
  elle trouva je ne sais quel sourire que trouvent les danseuses pour le
  public. Enfin elle put rire, elle eut la force de cacher sa fureur qui
  se calma, car elle résolut d'employer à ses desseins ce gros et niais
  jeune homme.
  --Monsieur Amédée, lui dit-elle pendant un moment où la baronne était en
  avant d'eux dans le jardin en affectant de laisser les jeunes gens
  seuls, vous ignoriez donc que monsieur Albert Savaron de Savarus est
  légitimiste?
  --Légitimiste?
  --Avant 1830, il était maître des requêtes au conseil d'état, attaché à
  la présidence du conseil des ministres, bien vu du Dauphin et de la
  Dauphine. Il eût été bien à vous de ne pas dire du mal de lui; mais il
  serait encore mieux d'aller aux Élections cette année, de le porter et
  d'empêcher ce pauvre monsieur de Chavoncourt de représenter la ville de
  Besançon.
  --Quel intérêt subit prenez-vous donc à ce Savaron?
  --Monsieur Albert de Savarus, fils naturel du comte de Savarus (oh!
  gardez-moi bien le secret sur cette indiscrétion), s'il est nommé
  député, sera notre avocat dans l'affaire des Rouxey. Les Rouxey, m'a dit
  mon père, seront ma propriété, j'y veux demeurer, c'est ravissant! Je
  serais au désespoir de voir cette magnifique création du grand
  Watteville détruite...
  --Diantre! se dit Amédée en sortant de l'hôtel de Rupt, cette fille
  n'est pas sotte.
  Monsieur de Chavoncourt est un royaliste qui appartient aux fameux
  Deux-Cent-Vingt-et-Un. Aussi, dès le lendemain de la révolution de
  juillet, prêcha-t-il la salutaire doctrine de la prestation du serment
  et de la lutte avec l'Ordre de choses à l'instar des _torys_ contre les
  _whigs_ en Angleterre. Cette doctrine ne fut pas accueillie par les
  Légitimistes qui, dans la défaite, eurent l'esprit de se diviser
  d'opinions et de s'en tenir à la force d'inertie et à la Providence. En
  butte à la défiance de son parti, monsieur de Chavoncourt parut aux gens
  du Juste-Milieu le plus excellent choix à faire; ils préférèrent le
  triomphe de ses opinions modérées à l'ovation d'un républicain qui
  réunissait les voix des exaltés et des patriotes. Monsieur de
  Chavoncourt, homme très-estimé dans Besançon, représentait une vieille
  famille parlementaire: sa fortune, d'environ quinze mille francs de
  rente, ne choquait personne, d'autant plus qu'il avait un fils et trois
  filles. Quinze mille francs de rente ne sont rien avec de pareilles
  charges. Or, lorsqu'en de semblables circonstances, un père de famille
  reste incorruptible, il est difficile que des électeurs ne l'estiment
  pas. Les électeurs se passionnent pour le beau idéal de la vertu
  parlementaire, tout autant qu'un parterre pour la peinture de sentiments
  généreux qu'il pratique très-peu. Madame de Chavoncourt, alors âgée de
  quarante ans, était une des belles femmes de Besançon. Pendant les
  sessions, elle vivait petitement dans un de ses domaines afin de
  retrouver par ses économies les dépenses que faisait à Paris monsieur de
  Chavoncourt. En hiver, elle recevait honorablement un jour par semaine,
  le mardi; mais en entendant très-bien son métier de maîtresse de maison.
  Le jeune Chavoncourt, âgé de vingt-deux ans, et un autre jeune
  gentilhomme, nommé monsieur de Vauchelles, pas plus riche qu'Amédée, et
  de plus son camarade de collége, étaient excessivement liés. Ils se
  promenaient ensemble à Granvelle, ils faisaient quelques parties de
  chasse ensemble; ils étaient si connus pour être inséparables qu'on les
  invitait à la campagne ensemble. Philomène, également liée avec les
  petites Chavoncourt, savait que ces trois jeunes gens n'avaient point
  de secrets les uns pour les autres. Elle se dit que si monsieur de
  Soulas commettait une indiscrétion, ce serait avec ses deux amis
  intimes. Or, monsieur de Vauchelles avait son plan fait pour son mariage
  comme Amédée pour le sien: il voulait épouser Victoire, l'aînée des
  petites Chavoncourt, à laquelle une vieille tante devait assurer un
  domaine de sept mille francs de rente et cent mille francs d'argent au
  contrat. Victoire était la filleule et la prédilection de cette tante.
  Évidemment alors le jeune Chavoncourt et Vauchelles avertiraient
  monsieur de Chavoncourt du péril que les prétentions d'Albert allaient
  lui faire courir. Mais ce ne fut pas assez pour Philomène, elle écrivit
  de la main gauche au préfet du département une lettre anonyme signée _un
  ami de Louis-Philippe_, où elle le prévenait de la candidature tenue
  secrète de monsieur Albert de Savarus, en lui faisant apercevoir le
  dangereux concours qu'un orateur royaliste prêterait à Berryer, et lui
  dévoilant la profondeur de la conduite tenue par l'avocat depuis deux
  ans à Besançon. Le préfet était un homme habile, ennemi personnel du
  parti royaliste, et dévoué par conviction au gouvernement de juillet,
  enfin un de ces hommes qui font dire, rue de Grenelle, au Ministère de
  l'Intérieur:--Nous avons un bon préfet à Besançon. Ce préfet lut la
  lettre, et, selon la recommandation, il la brûla.
  Philomène voulait faire manquer l'élection d'Albert pour le conserver
  pendant cinq autres années à Besançon.
  Les Élections furent alors une lutte entre les partis, et pour en
  triompher, le Ministère choisit son terrain en choisissant le moment de
  la lutte. Ainsi les Élections ne devaient avoir lieu qu'à trois mois de
  là. Quand un homme attend toute sa vie d'une élection, le temps qui
  s'écoule entre l'ordonnance de convocation des colléges électoraux et le
  jour fixé pour leurs opérations, est un temps pendant lequel la vie
  ordinaire est suspendue. Aussi Philomène comprit-elle combien de
  latitude lui laissaient pendant ces trois mois les préoccupations
  d'Albert. Elle obtint de Mariette, à qui, comme elle l'avoua plus tard,
  elle promit de la prendre ainsi que Jérôme à son service, de lui
  remettre les lettres qu'Albert enverrait en Italie et les lettres qui
  viendraient pour lui de ce pays. Et tout en machinant ces plans, cette
  étonnante fille faisait des pantoufles à son père de l'air le plus naïf
  du monde. Elle redoubla même de candeur et d'innocence en comprenant à
  quoi pouvait servir son air d'innocence et de candeur.
  --Philomène devient charmante, disait la baronne de Watteville.
  Deux mois avant les élections, une réunion eut lieu chez monsieur
  Boucher le père, composée de l'entrepreneur qui comptait sur les travaux
  du pont et des eaux d'Arcier, du beau-père de monsieur Boucher, de
  monsieur Granet, cet homme influent à qui Savarus avait rendu service et
  qui devait le proposer comme candidat, de l'avoué Girardet, de
  l'imprimeur de la Revue de l'Est et du président du tribunal de
  commerce. Enfin cette réunion compta vingt-sept de ces personnes
  appelées dans les provinces _les gros bonnets_. Chacune d'elles
  représentait en moyenne six voix; mais en les recensant, elles furent
  portées à dix, car on commence toujours par s'exagérer à soi-même son
  influence. Parmi ces vingt-sept personnes, le préfet en avait une à lui,
  quelque faux-frère qui secrètement attendait une faveur du Ministère
  pour les siens ou pour lui-même. Dans cette première réunion, on convint
  de choisir l'avocat Savaron pour candidat, avec un enthousiasme que
  personne n'aurait pu espérer à Besançon. En attendant chez lui qu'Alfred
  Boucher vînt le chercher, Albert causait avec l'abbé de Grancey qui
  s'intéressait à cette immense ambition. Albert avait reconnu l'énorme
  capacité politique du prêtre, et le prêtre ému par les prières de ce
  jeune homme, avait bien voulu lui servir de guide et de conseil dans
  cette lutte suprême. Le Chapitre n'aimait pas monsieur de Chavoncourt:
  car le beau-frère de sa femme, président du tribunal, avait fait perdre
  le fameux procès en première instance.
  --Vous êtes trahi, mon cher enfant, lui disait le fin et respectable
  abbé de cette voix douce et calme que se font les vieux prêtres.
  --Trahi!... s'écria l'amoureux atteint au coeur.
  --Et par qui, je n'en sais rien, répliqua le prêtre. La Préfecture est
  au fait de vos plans et lit dans votre jeu. Je ne puis vous donner en ce
  moment aucun conseil. De semblables affaires veulent être étudiées.
  Quant à ce soir, dans cette réunion, allez au-devant des coups qu'on va
  vous porter. Dites toute votre vie antérieure, vous atténuerez ainsi
  l'effet que cette découverte produirait sur les Bisontins.
  --Oh! je m'y suis attendu, dit Savarus d'une voix altérée.
  --Vous n'avez pas voulu profiter de mon conseil, vous avez eu l'occasion
  de vous produire à l'hôtel de Rupt, vous ne savez pas ce que vous y
  auriez gagné...
  --Quoi?
  --L'unanimité des royalistes, un accord momentané pour aller aux
  Élections... Enfin, plus de cent voix! En y joignant ce que nous
  appelons entre nous les _voix ecclésiastiques_ vous n'étiez pas encore
  nommé; mais vous étiez maître de l'élection par le ballottage. Dans ce
  cas, on parlemente, on arrive...
  En entrant, Alfred Boucher, qui plein d'enthousiasme annonça le voeu de
  la réunion préparatoire, trouva le vicaire-général et l'avocat froids,
  calmes et graves.
  --Adieu, monsieur l'abbé, dit Albert, nous causerons plus à fond de
  votre affaire après les Élections.
  Et l'avocat prit le bras d'Alfred, après avoir serré significativement
  la main de monsieur de Grancey. Le prêtre regarda cet ambitieux, dont
  alors le visage eut cet air sublime que doivent avoir les généraux en
  entendant le premier coup de canon de la bataille. Il leva les yeux au
  ciel et sortit en se disant:--Quel beau prêtre il ferait!
  L'éloquence n'est pas au barreau. Rarement l'avocat y déploie les forces
  réelles de l'âme, autrement il y périrait en quelques années.
  L'éloquence est rarement dans la Chaire aujourd'hui; mais elle est dans
  certaines séances de la Chambre des Députés où l'ambitieux joue le tout
  pour le tout, où piqué de milles flèches il éclate à un moment donné.
  Mais elle est encore bien certainement chez certains êtres privilégiés
  dans le quart d'heure fatal où leurs prétentions vont échouer ou
  réussir, et où ils sont forcés de parler. Aussi dans cette réunion,
  Albert Savarus, en sentant la nécessité de se faire des séides,
  développa-t-il toutes les facultés de son âme et les ressources de son
  esprit. Il entra bien dans le salon, sans gaucherie ni arrogance, sans
  faiblesse, sans lâcheté, gravement, et se vit sans surprise au milieu de
  trente et quelques personnes. Déjà le bruit de la réunion et sa décision
  avaient amené quelques moutons dociles à la clochette. Avant d'écouter
  monsieur Boucher qui voulait lui lâcher un _speech_ à propos de la
  résolution du Comité-Boucher, Albert réclama le silence en faisant un
  signe et serrant la main à monsieur Boucher, comme pour le prévenir d'un
  danger subitement advenu.
  --Mon jeune ami, Alfred Boucher vient de m'annoncer l'honneur qui m'est
  fait. Mais avant que cette décision devienne définitive, dit l'avocat,
  je crois devoir vous expliquer quel est votre candidat, afin de vous
  laisser libres encore de reprendre vos paroles si mes déclarations
  troublaient vos consciences.
  Cet exorde eut pour effet de faire régner un profond silence. Quelques
  hommes trouvèrent ce mouvement fort noble.
  Albert expliqua sa vie antérieure en disant son vrai nom, ses oeuvres
  sous la Restauration, en se faisant un homme nouveau depuis son arrivée
  à Besançon, en prenant des engagements pour l'avenir. Cette
  improvisation tint, dit-on, tous les auditeurs haletants. Ces hommes à
  intérêts si divers furent subjugués par l'admirable éloquence sortie
  bouillante du coeur et de l'âme de cet ambitieux. L'admiration empêcha
  toute réflexion. On ne comprit qu'une seule chose, la chose qu'Albert
  voulait jeter dans ces têtes.
  Ne valait-il pas mieux pour une ville avoir un de ces hommes destinés à
  gouverner la société toute entière, qu'une machine à voter? Un homme
  d'état apporte tout un pouvoir, le député médiocre mais incorruptible
  n'est qu'une conscience. Quelle gloire pour la Provence d'avoir deviné
  Mirabeau, d'avoir envoyé depuis 1830 le seul homme d'État qu'ait produit
  la révolution de Juillet!
  Soumis à la pression de cette éloquence, tous les auditeurs la crurent
  de force à devenir un magnifique instrument politique dans leur
  représentant. Ils virent tous Savarus le ministre dans Albert Savaron.
  En devinant les secrets calculs de ses auditeurs, l'habile candidat leur
  fit entendre qu'ils acquéraient, eux les premiers, le droit de se servir
  de son influence.
  Cette profession de foi, cette déclaration d'ambitieux, ce récit de sa
  vie et de son caractère fut, au dire du seul homme capable de juger
  Savarus et qui depuis est devenu l'une des capacités de Besançon, un
  chef-d'oeuvre d'adresse, de sentiment, de chaleur, d'intérêt et de
  séduction. Ce tourbillon enveloppa les électeurs. Jamais homme n'eut un
  pareil triomphe. Mais malheureusement la Parole, espèce d'arme à bout
  portant, n'a qu'un effet immédiat. La Réflexion tue la Parole quand la
  Parole n'a pas triomphé de la Réflexion. Si l'on eût voté, certes le nom
  d'Albert sortait de l'urne! A l'instant même il était vainqueur. Mais il
  lui fallait vaincre ainsi tous les jours pendant deux mois. Albert
  sortit palpitant. Applaudi par des Bisontins, il avait obtenu le grand
  résultat de tuer par avance les méchants propos auxquels donneraient
  lieu ses antécédents. Le commerce de Besançon fit de l'avocat Savaron de
  Savarus son candidat. L'enthousiasme d'Alfred Boucher, contagieux
  d'abord, devait à la longue devenir maladroit.
  Le préfet, épouvanté de ce succès, se mit à compter le nombre des voix
  ministérielles, et sut se ménager une entrevue secrète avec monsieur de
  Chavoncourt, afin de se coaliser dans l'intérêt commun. Chaque jour, et
  sans qu'Albert pût savoir comment, les voix du Comité-Boucher
  diminuèrent. Un mois avant les Élections, Albert se voyait à peine
  soixante voix. Rien ne résistait au lent travail de la Préfecture. Trois
  ou quatre hommes habiles disaient aux clients de Savarus: «Le député
  plaidera-t-il et gagnera-t-il vos affaires? vous donnera-t-il ses
  conseils, fera-t-il vos traités, vos transactions? Vous l'aurez pour
  esclave encore pour cinq ans, si au lieu de l'envoyer à la Chambre, vous
  lui donnez seulement l'espérance d'y aller dans cinq ans.» Ce calcul fut
  d'autant plus nuisible à Savarus, que déjà quelques femmes de négociants
  l'avaient fait. Les intéressés à l'affaire du pont et ceux des eaux
  d'Arcier ne résistèrent pas à une conférence avec un adroit ministériel,
  qui leur prouva que la protection pour eux était à la Préfecture et non
  pas chez un ambitieux. Chaque jour fut une défaite pour Albert, quoique
  chaque jour fût une bataille dirigée par lui, mais jouée par ses
  lieutenants, une bataille de mots, de discours, de démarches. Il n'osait
  aller chez le vicaire-général, et le vicaire-général ne se montrait pas.
  Albert se levait et se couchait avec la fièvre et le cerveau tout en
  feu.
  Enfin arriva le jour de la première lutte, ce qu'on appelle une réunion
  préparatoire, où les voix se comptent, où les candidats jugent leurs
  chances, et où les gens habiles peuvent prévoir la chute ou le succès.
  C'est une scène de _hustings_ honnête, sans populace, mais terrible: les
  émotions, pour ne pas avoir d'expression physique comme en Angleterre,
  n'en sont pas moins profondes. Les Anglais font les choses à coups de
  poings, en France elles se font à coups de phrases. Nos voisins ont une
  bataille, les Français jouent leur sort par de froides combinaisons
  élaborées avec calme. Cet acte politique se passe à l'inverse du
  caractère des deux nations. Le parti radical eut son candidat, monsieur
  de Chavoncourt se présenta, puis vint Albert qui fut accusé par les
  radicaux et par le Comité-Chavoncourt d'être un homme de la Droite sans
  transaction, un double de Berryer. Le Ministère avait son candidat, un
  homme sacrifié qui servait à masser les votes ministériels purs. Les
  voix ainsi divisées n'arrivèrent à aucun résultat. Le candidat
  républicain eut vingt voix, le Ministère en réunit cinquante, Albert en
  compta soixante-dix, monsieur de Chavoncourt en obtint soixante-sept.
  Mais la perfide Préfecture avait fait voter pour Albert trente de ses
  voix les plus dévouées, afin d'abuser son antagoniste. Les voix de
  monsieur de Chavoncourt, réunies aux quatre-vingts voix réelles de la
  préfecture, devenaient maîtresses de l'élection pour peu que le préfet
  sût détacher quelques voix du parti radical. Cent soixante voix
  manquaient, les voix de monsieur de Grancey, et les voix légitimistes.
  Une réunion préparatoire est aux Élections ce qu'est au Théâtre une
  répétition générale, ce qu'il y a de plus trompeur au monde. Albert
  Savarus revint chez lui, faisant bonne contenance, mais mourant. Il
  avait eu l'esprit, le génie, ou le bonheur de conquérir dans ces quinze
  derniers jours deux hommes dévoués, le beau-père de Girardet et un vieux
  négociant très-fin chez qui l'envoya monsieur de Grancey. Ces deux
  braves gens, devenus ses espions, semblaient être les plus ardents
  ennemis de Savarus dans les camps opposés. Sur la fin de la séance
  préparatoire, ils apprirent à Savarus par l'intermédiaire de monsieur
  Boucher que trente voix inconnues faisaient contre lui, dans son parti,
  le métier qu'ils faisaient pour son compte chez les autres? Un criminel
  qui marche au supplice ne souffre pas ce qu'Albert souffrit en revenant
  chez lui de la salle où son sort s'était joué. L'amoureux au désespoir
  ne voulut être accompagné de personne. Il marcha seul par les rues,
  entre onze heures et minuit.
  A une heure du matin, Albert, que depuis trois jours le sommeil ne
  visitait plus, était assis dans sa bibliothèque, sur un fauteuil à la
  Voltaire, la tête pâle comme s'il allait expirer, les mains pendantes,
  dans une pose d'abandon digne de la Magdeleine. Des larmes roulaient
  entre ses longs cils, de ces larmes qui mouillent les yeux et qui ne
  roulent pas sur les joues: la pensée les boit, le feu de l'âme les
  dévore! Seul, il pouvait pleurer. Il aperçut alors sous le kiosque une
  forme blanche qui lui rappela Francesca.
  --Et voici trois mois que je n'ai reçu de lettre d'_elle_! Que
  devient-elle? je suis resté deux mois sans lui rien écrire, mais je l'ai
  prévenue. Est-elle malade? O mon amour! ô ma vie! sauras-tu jamais ce
  que j'ai souffert? Quelle fatale organisation est la mienne! Ai-je un
  anévrisme? se demanda-t-il en sentant son coeur qui battait si
  violemment que les pulsations retentissaient dans le silence comme si de
  légers grains de sable eussent frappé sur une grosse caisse.
  En ce moment trois coups discrets retentirent à la porte d'Albert, il
  alla promptement ouvrir, et faillit se trouver mal de joie en voyant au
  vicaire-général un air gai, l'air du triomphe. Il saisit l'abbé de
  Grancey, sans lui dire un mot, le tint dans ses bras, le serra, laissant
  aller sa tête sur l'épaule de ce vieillard. Et il redevint enfant, il
  pleura comme il avait pleuré quand il sut que Francesca Soderini était
  mariée. Il ne laissa voir sa faiblesse qu'à ce prêtre sur le visage de
  qui brillaient les lueurs d'une espérance. Le prêtre avait été sublime,
  et aussi fin que sublime.
  --Pardon, cher abbé, mais vous êtes venu dans un de ces moments suprêmes
  où l'homme disparaît, car ne me croyez pas un ambitieux vulgaire.
  --Oui, je le sais, reprit l'abbé, vous avez écrit l'AMBITIEUX PAR AMOUR!
  Hé! mon enfant, c'est un désespoir d'amour qui m'a fait prêtre en 1786,
  à vingt-deux ans. En 1788, j'étais curé. Je sais la vie. J'ai déjà
  refusé trois évêchés, je veux mourir à Besançon.
  --Venez _la_ voir? s'écria Savarus en prenant la bougie et menant l'abbé
  dans le cabinet magnifique où se trouvait le portrait de la duchesse
  d'Argaiolo qu'il éclaira.
  --C'est une de ces femmes qui sont faites pour régner! dit le vicaire en
  comprenant ce qu'Albert lui témoignait d'affection par cette muette
  confidence. Mais il y a bien de la fierté sur ce front, il est
  implacable, elle ne pardonnerait pas une injure! C'est un archange
  Michel, l'ange des exécutions, l'ange inflexible... Tout ou rien! est la
  devise de ces caractères angéliques. Il y a je ne sais quoi de
  divinement sauvage dans cette tête!...
  --Vous l'avez bien devinée, s'écria Savarus. Mais, mon cher abbé, voici
  plus de douze ans qu'elle règne sur ma vie, et je n'ai pas une pensée à
  me reprocher.....
  --Ah! si vous en aviez autant fait pour Dieu?... dit naïvement l'abbé.
  Parlons de vos affaires. Voici dix jours que je travaille pour vous. Si
  vous êtes un vrai politique, vous suivrez mes conseils cette fois-ci.
  Vous n'en seriez pas où vous en êtes, si vous étiez allé quand je vous
  le disais à l'hôtel de Rupt; mais vous irez demain, je vous y présente
  le soir. La terre des Rouxey est menacée, il faut plaider dans deux
  jours. L'Élection ne se fera pas avant trois jours. On aura soin de ne
  pas avoir fini de constituer le bureau le premier jour; nous aurons
  plusieurs scrutins, et vous arriverez par un ballottage...
  --Et comment?...
  --En gagnant le procès des Rouxey, vous aurez quatre-vingts voix
  légitimistes, ajoutez-les aux trente voix dont je dispose, nous
  arrivons à cent dix. Or, comme il vous en restera vingt du
  Comité-Boucher, vous en posséderez en tout cent trente.
  --Hé! bien, dit Albert, il en faut soixante-quinze de plus.....
  --Oui, dit le prêtre, car tout le reste est au Ministère. Mais, mon
  enfant, vous avez à vous deux cents voix, et la Préfecture n'en a que
  cent quatre-vingts.
  --J'ai deux cents voix?... dit Albert qui demeura stupide d'étonnement
  après s'être dressé sur ses pieds comme poussé par un ressort.
  --Vous avez les voix de monsieur de Chavoncourt, reprit l'abbé.
  --Et comment? dit Albert.
  --Vous épousez mademoiselle Sidonie de Chavoncourt.
  --Jamais!
  --Vous épousez mademoiselle Sidonie de Chavoncourt, répéta froidement le
  prêtre.
  --Mais voyez? elle est implacable, dit Albert en montrant Francesca.
  --Vous épousez mademoiselle Chavoncourt, répéta froidement le prêtre
  pour la troisième fois.
  Cette fois Albert comprit. Le vicaire-général ne voulait pas tremper
  dans le plan qui souriait enfin à ce politique au désespoir. Une parole
  de plus eût compromis la dignité, l'honnêteté du prêtre.
  --Vous trouverez demain à l'hôtel de Rupt madame de Chavoncourt et sa
  seconde fille, vous la remercierez de ce qu'elle doit faire pour vous,
  vous lui direz que votre reconnaissance est sans bornes; enfin vous lui
  appartenez corps et âme, votre avenir est désormais celui de sa famille,
  vous êtes désintéressé, vous avez une si grande confiance en vous que
  vous regardez une nomination de député comme une dot suffisante. Vous
  aurez un combat avec madame de Chavoncourt, elle voudra votre parole.
  Cette soirée, mon fils, est tout votre avenir. Mais, sachez-le, je ne
  suis pour rien là-dedans. Moi, je ne suis coupable que des voix
  légitimistes, je vous ai conquis madame de Watteville, et c'est toute
  l'aristocratie de Besançon. Amédée de Soulas et Vauchelles, qui voteront
  pour vous, ont entraîné la jeunesse, madame de Watteville vous aura les
  vieillards. Quant à mes voix, elles sont infaillibles.
  --Qui donc a tourné madame de Chavoncourt? demanda Savarus.
  --Ne me questionnez pas, répondit l'abbé. Monsieur de Chavoncourt, qui a
  trois filles à marier, est incapable d'augmenter sa fortune. Si
  Vauchelles épouse la première sans dot, à cause de la vieille tante qui
  finance au contrat, que faire des deux autres? Sidonie a seize ans, et
  vous avez des trésors dans votre ambition. Quelqu'un a dit à madame de
  Chavoncourt qu'il valait mieux marier sa fille que d'envoyer son mari
  manger de l'argent à Paris. Ce quelqu'un mène madame de Chavoncourt, et
  madame de Chavoncourt mène son mari.
  --Assez, cher abbé! Je comprends. Une fois nommé député, j'ai la fortune
  de quelqu'un à faire, et en la faisant splendide je serai dégagé de ma
  parole. Vous avez en moi un fils, un homme qui vous devra son bonheur.
  Mon Dieu! qu'ai-je fait pour mériter une si véritable amitié?
  --Vous avez fait triompher le Chapitre, dit en souriant le
  vicaire-général. Maintenant gardez le secret du tombeau sur tout ceci?
  Nous ne sommes rien, nous ne faisons rien. Si l'on nous savait nous
  mêlant d'élections, nous serions mangés tout crus par les puritains de
  la Gauche qui font pis, et blâmés par quelques-uns des nôtres. Madame de
  Chavoncourt ne se doute pas de ma participation dans tout ceci. Je ne me
  suis fié qu'à madame de Watteville sur qui nous pouvons compter comme
  sur nous-mêmes.
  
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Çirattagı - La Comédie humaine - Volume 01 - 42