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La Comédie humaine - Volume 01 - 37

Süzlärneñ gomumi sanı 4583
Unikal süzlärneñ gomumi sanı 1623
39.2 süzlär 2000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
52.2 süzlär 5000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
58.8 süzlär 8000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
Härber sızık iñ yış oçrıy torgan 1000 süzlärneñ protsentnı kürsätä.
  
  --Quand mon fils aura des enfants, disait la mère, il les voudra grands
  tout de suite.
  Cette belle ardeur, convenablement dirigée, servit à Rodolphe à faire de
  brillantes études, à devenir ce que les Anglais appellent un parfait
  gentilhomme. Sa mère était alors fière de lui, tout en craignant
  toujours quelque catastrophe, si jamais une passion s'emparait de ce
  coeur, à la fois si tendre et si sensible, si violent et si bon. Aussi
  cette prudente femme avait-elle encouragé l'amitié qui liait Léopold à
  Rodolphe et Rodolphe à Léopold, en voyant, dans le froid et dévoué
  notaire, un tuteur, un confident qui pourrait jusqu'à un certain point
  la remplacer auprès de Rodolphe, si par malheur elle venait à lui
  manquer. Encore belle à quarante-trois ans, la mère de Rodolphe avait
  inspiré la plus vive passion à Léopold. Cette circonstance rendait les
  deux jeunes gens encore plus intimes.
  Léopold, qui connaissait bien Rodolphe, ne fut donc pas surpris de le
  voir, à propos d'un regard jeté sur le haut d'une maison, s'arrêtant à
  un village et renonçant à l'excursion projetée au Saint-Gothard. Pendant
  qu'on leur préparait à déjeuner à l'auberge du Cygne, les deux amis
  firent le tour du village et arrivèrent dans la partie qui avoisinait la
  charmante maison neuve où, tout en flânant et causant avec les
  habitants, Rodolphe découvrit une maison de petits bourgeois disposés à
  le prendre en pension, selon l'usage assez général de la Suisse. On lui
  offrit une chambre ayant vue sur le lac, sur les montagnes, et d'où se
  découvrait la magnifique vue d'un de ces prodigieux détours qui
  recommandent le lac des Quatre-Cantons à l'admiration des touristes.
  Cette maison se trouvait séparée par un carrefour et par un petit port,
  de la maison neuve où Rodolphe avait entrevu le visage de sa belle
  inconnue.
  Pour cent francs par mois, Rodolphe n'eut à penser à aucune des choses
  nécessaires à la vie. Mais en considération des frais que les époux
  Stopfer se proposaient de faire, ils demandèrent le paiement du
  troisième mois d'avance. Pour peu que vous frottiez un Suisse, il
  reparaît un usurier. Après le déjeuner, Rodolphe s'installa sur-le-champ
  en déposant dans sa chambre ce qu'il avait emporté d'effets pour son
  excursion au Saint-Gothard, et il regarda passer Léopold qui, par esprit
  d'ordre, allait s'acquitter de l'excursion pour le comte de Rodolphe et
  pour le sien. Quand Rodolphe assis sur une roche tombée en avant du bord
  ne vit plus le bateau de Léopold, il examina, mais en dessous, la maison
  neuve en espérant apercevoir l'inconnue. Hélas! il rentra sans que la
  maison eût donné signe de vie. Au dîner que lui offrirent monsieur et
  madame Stopfer, anciens tonneliers à Neufchâtel, il les questionna sur
  les environs, et finit par apprendre tout ce qu'il voulait savoir sur
  l'inconnue, grâce au bavardage de ses hôtes qui vidèrent, sans se faire
  prier, le sac aux commérages.
  L'inconnue s'appelait Fanny Lovelace. Ce nom, qui se prononce
  _Loveless_, appartient à de vieilles familles anglaises; mais Richardson
  en a fait une création dont la célébrité nuit à toute autre. Miss
  Lovelace était venue s'établir sur le lac pour la santé de son père, à
  qui les médecins avaient ordonné l'air du canton de Lucerne. Ces deux
  Anglais, arrivés sans autre domestique qu'une petite fille de quatorze
  ans, très-attachée à miss Fanny, une petite muette qui la servait avec
  intelligence, s'étaient arrangés, avant l'hiver dernier, avec monsieur
  et madame Bergmann, anciens jardiniers en chef de Son Excellence le
  comte Borroméo à l'_isola Bella_ et à l'_isola Madre_, sur le lac
  Majeur. Ces Suisses, riches d'environ mille écus de rentes, louaient
  l'étage supérieur de leur maison aux Lovelace à raison de deux cents
  francs par an pour trois ans. Le vieux Lovelace, vieillard nonagénaire
  très-cassé, trop pauvre pour se permettre certaines dépenses, sortait
  rarement; sa fille travaillait pour le faire vivre en traduisant,
  disait-on, des livres anglais et faisant elle-même des livres. Aussi les
  Lovelace n'osaient-ils ni louer de bateaux pour se promener sur le lac,
  ni chevaux, ni guides pour visiter les environs. Un dénûment qui exige
  de pareilles privations excite d'autant plus la compassion des Suisses,
  qu'ils y perdent une occasion de gain. La cuisinière de la maison
  nourrissait ces trois Anglais à raison de cent francs par mois tout
  compris. Mais on croyait dans tout Gersau que les anciens jardiniers,
  malgré leurs prétentions à la bourgeoisie, se cachaient sous le nom de
  leur cuisinière pour réaliser les bénéfices de ce marché. Les Bergmann
  s'étaient créé d'admirables jardins et une serre magnifique autour de
  leur habitation. Les fleurs, les fruits, les raretés botaniques de cette
  habitation avaient déterminé la jeune miss à la choisir à son passage à
  Gersau. On donnait dix-neuf ans à miss Fanny qui, le dernier enfant de
  ce vieillard, devait être adulée par lui. Il n'y avait pas plus de deux
  mois, elle s'était procuré un piano à loyer, venu de Lucerne, car elle
  paraissait folle de musique.
  --Elle aime les fleurs et la musique, pensa Rodolphe, et elle est à
  marier? quel bonheur!
  Le lendemain, Rodolphe fit demander la permission de visiter les serres
  et les jardins qui commençaient à jouir d'une certaine célébrité. Cette
  permission ne fut pas immédiatement accordée. Ces anciens jardiniers
  demandèrent, chose étrange! à voir le passeport de Rodolphe qui l'envoya
  sur-le-champ. Le passeport ne lui fut renvoyé que le lendemain par la
  cuisinière, qui lui fit part du plaisir que ses maîtres auraient à lui
  montrer leur établissement. Rodolphe n'alla pas chez les Bergmann sans
  un certain tressaillement que connaissent seuls les gens à émotions
  vives, et qui déploient dans un moment autant de passion que certains
  hommes en dépensent pendant toute leur vie. Mis avec recherche pour
  plaire aux anciens jardiniers des îles Borromées, car il vit en eux les
  gardiens de son trésor, il parcourut les jardins en regardant de temps
  en temps la maison, mais avec prudence: les deux vieux propriétaires lui
  témoignaient une assez visible défiance. Mais son attention fut bientôt
  excitée par la petite Anglaise muette en qui sa sagacité, quoique jeune
  encore, lui fit reconnaître une fille de l'Afrique, ou tout au moins une
  Sicilienne. Cette petite fille avait le ton doré d'un cigare de la
  Havane, des yeux de feu, des paupières arméniennes à cils d'une longueur
  anti-britannique, des cheveux plus que noirs, et sous cette peau presque
  olivâtre des nerfs d'une force singulière, d'une vivacité fébrile. Elle
  jetait sur Rodolphe des regards inquisiteurs d'une effronterie
  incroyable, et suivait ses moindres mouvements.
  --A qui cette petite Moresque appartient-elle? dit-il à la respectable
  madame Bergmann.
  --Aux Anglais, répondit monsieur Bergmann.
  --Elle n'est toujours pas née en Angleterre!
  --Ils l'auront peut-être amenée des Indes, répondit madame Bergmann.
  --On m'a dit que la jeune miss Lovelace aimait la musique, je serais
  enchanté si, pendant mon séjour sur ce lac auquel me condamne une
  ordonnance de médecin, elle voulait me permettre de faire de la musique
  avec elle...
  --Ils ne reçoivent et ne veulent voir personne, dit le vieux jardinier.
  Rodolphe se mordit les lèvres, et sortit sans avoir été invité à entrer
  dans la maison, ni avoir été conduit dans la partie du jardin qui se
  trouvait entre la façade et le bord du promontoire. De ce côté, la
  maison avait au-dessus du premier étage une galerie en bois couverte par
  le toit dont la saillie était excessive, comme celle des couvertures de
  chalet, et qui tournait sur les quatre côtés du bâtiment, à la mode
  suisse. Rodolphe avait beaucoup loué cette élégante disposition et vanté
  la vue de cette galerie, mais ce fut en vain. Quand il eut salué les
  Bergmann, il se trouva sot vis-à-vis de lui-même, comme tout homme
  d'esprit et d'imagination trompé par l'insuccès d'un plan à la réussite
  duquel il a cru.
  Le soir, il se promena naturellement en bateau sur le lac, autour de ce
  promontoire, il alla jusqu'à Brünnen, à Schwitz, et revint à la nuit
  tombante. De loin il aperçut la fenêtre ouverte et fortement éclairée,
  il put entendre les sons du piano et les accents d'une voix délicieuse.
  Aussi fit-il arrêter afin de s'abandonner au charme d'écouter un air
  italien divinement chanté. Quand le chant eut cessé, Rodolphe aborda,
  renvoya la barque et les deux bateliers. Au risque de se mouiller les
  pieds, il vint s'asseoir sous le banc de granit rongé par les eaux que
  couronnait une forte haie d'acacias épineux, et le long de laquelle
  s'étendait, dans le jardin Bergmann, une allée de jeunes tilleuls. Au
  bout d'une heure, il entendit parler et marcher au-dessus de sa tête,
  mais les mots qui parvinrent à son oreille étaient tous italiens et
  prononcés par deux voix de femmes, deux jeunes femmes. Il profita du
  moment où les deux interlocutrices se trouvaient à une extrémité pour se
  glisser à l'autre sans bruit. Après une demi-heure d'efforts, il
  atteignit au bout de l'allée et put, sans être aperçu ni entendu,
  prendre une position d'où il verrait les deux femmes sans être vu par
  elles quand elles viendraient à lui. Quel ne fut pas l'étonnement de
  Rodolphe en reconnaissant la petite muette pour une des deux femmes,
  elle parlait en italien avec miss Lovelace. Il était alors onze heures
  du soir. Le calme était si grand sur le lac et autour de l'habitation,
  que ces deux femmes devaient se croire en sûreté: dans tout Gersau il
  n'y avait que leurs yeux qui pussent être ouverts. Rodolphe pensa que le
  mutisme de la petite était une ruse nécessaire. A la manière dont se
  parlait l'italien, Rodolphe devina que c'était la langue maternelle de
  ces deux femmes, il en conclut que la qualité d'Anglais cachait une
  ruse.
  --C'est des Italiens réfugiés, se dit-il, des proscrits qui sans doute
  ont à craindre la police de l'Autriche ou de la Sardaigne. La jeune
  fille attend la nuit pour pouvoir se promener et causer en toute sûreté.
  Aussitôt il se coucha le long de la haie et rampa comme un serpent pour
  trouver un passage entre deux racines d'acacia. Au risque d'y laisser
  son habit ou de se faire de profondes blessures au dos, il traversa la
  haie quand la prétendue miss Fanny et sa prétendue muette furent à
  l'autre extrémité de l'allée; puis quand elles arrivèrent à vingt pas de
  lui sans le voir, car il se trouvait dans l'ombre de la haie alors
  fortement éclairée par la lueur de la lune, il se leva brusquement.
  --Ne craignez rien, dit-il en français à l'Italienne, je ne suis pas un
  espion. Vous êtes des réfugiés, je l'ai deviné. Moi, je suis un Français
  qu'un seul de vos regards a cloué à Gersau.
  Rodolphe, atteint par la douleur que lui causa un instrument d'acier en
  lui déchirant le flanc, tomba terrassé.
  --_Nel lago con pietra_, dit la terrible muette.
  --Ah! _Gina_, s'écria l'Italienne.
  --Elle m'a manqué, dit Rodolphe en retirant de la plaie un stylet qui
  s'était heurté contre une fausse côte, mais, un peu plus haut, il
  allait au fond de mon coeur. J'ai eu tort, Francesca, dit-il en se
  souvenant du nom que la petite Gina avait plusieurs fois prononcé, je ne
  lui en veux pas, ne la grondez point: le bonheur de vous parler vaut
  bien un coup de stylet! seulement, montrez-moi le chemin, il faut que je
  regagne la maison Stopfer. Soyez tranquilles, je ne dirai rien.
  Francesca, revenue de son étonnement, aida Rodolphe à se relever, et dit
  quelques mots à Gina dont les yeux s'emplirent de larmes. Les deux
  femmes forcèrent Rodolphe à s'asseoir sur un banc, à quitter son habit,
  son gilet, sa cravate. Gina ouvrit la chemise et suça fortement la
  plaie. Francesca qui les avait quittés, revint avec un large morceau de
  taffetas d'Angleterre, et l'appliqua sur la blessure..
  --Vous pourrez aller ainsi jusqu'à votre maison, reprit-elle.
  Chacune d'elles s'empara d'un bras, et Rodolphe fut conduit à une petite
  porte dont la clef se trouvait dans la poche du tablier de Francesca.
  --Gina parle-t-elle français? dit Rodolphe à Francesca.
  --Non. Mais ne vous agitez pas, dit Francesca d'un petit ton
  d'impatience.
  --Laissez-moi vous voir, répondit Rodolphe avec attendrissement, car
  peut-être serai-je longtemps sans pouvoir venir...
  Il s'appuya sur un des poteaux de la petite porte et contempla la belle
  Italienne, qui se laissa regarder pendant un instant par le plus beau
  silence et par la plus belle nuit qui jamais ait éclairé ce lac, le roi
  des lacs suisses. Francesca était bien l'Italienne classique, et telle
  que l'imagination veut, fait ou rêve, si vous voulez, les Italiennes. Ce
  qui saisit tout d'abord Rodolphe, ce fut l'élégance et la grâce de la
  taille dont la vigueur se trahissait malgré son apparence frêle, tant
  elle était souple. Une pâleur d'ambre répandue sur la figure accusait un
  intérêt subit, mais qui n'effaçait pas la volupté de deux yeux humides
  et d'un noir velouté. Deux mains, les plus belles que jamais sculpteur
  grec ait attachées au bras poli d'une statue, tenaient le bras de
  Rodolphe: et leur blancheur tranchait sur le noir de l'habit.
  L'imprudent Français ne put qu'entrevoir la forme ovale un peu longue du
  visage dont la bouche attristée, entr'ouverte, laissait voir des dents
  éclatantes entre deux larges lèvres fraîches et colorées. La beauté des
  lignes de ce visage garantissait à Francesca la durée de cette
  splendeur; mais ce qui frappa le plus Rodolphe fut l'adorable
  laisser-aller, la franchise italienne de cette femme qui s'abandonnait
  entièrement à sa compassion.
  Francesca dit un mot à Gina, qui donna son bras à Rodolphe jusqu'à la
  maison Stopfer et se sauva comme une hirondelle quand elle eut sonné.
  --Ces patriotes n'y vont pas de main morte! se disait Rodolphe en
  sentant ses souffrances quand il se trouva seul dans son lit. _Nel
  lago!_ Gina m'aurait jeté dans le lac avec une pierre au cou!
  Au jour, il envoya chercher à Lucerne le meilleur chirurgien; et quand
  il fut venu, il lui recommanda le plus profond secret en lui faisant
  entendre que l'honneur l'exigeait. Léopold revint de son excursion le
  jour où son ami quittait le lit. Rodolphe lui fit un conte et le chargea
  d'aller à Lucerne chercher les bagages et leurs lettres. Léopold apporta
  la plus funeste, la plus horrible nouvelle: la mère de Rodolphe était
  morte. Pendant que les deux amis allaient de Bâle à Lucerne, la fatale
  lettre, écrite par le père de Léopold, y était arrivée le jour de leur
  départ pour Fuelen. Malgré les précautions que prit Léopold, Rodolphe
  fut saisi par une fièvre nerveuse. Dès que le futur notaire vit son ami
  hors de danger, il partit pour la France muni d'une procuration.
  Rodolphe put ainsi rester à Gersau, le seul lieu du monde où sa douleur
  pouvait se calmer. La situation du jeune Français, son désespoir et les
  circonstances qui rendaient cette perte plus affreuse pour lui que pour
  tout autre, furent connues et attirèrent sur lui la compassion et
  l'intérêt de tout Gersau. Chaque matin la fausse muette vint voir le
  Français afin de donner des nouvelles à sa maîtresse.
  Quand Rodolphe put sortir, il alla chez les Bergmann remercier miss
  Fanny Lovelace et son père de l'intérêt qu'ils lui avaient témoigné.
  Pour la première fois depuis son établissement chez les Bergmann, le
  vieil Italien laissa pénétrer un étranger dans son appartement où
  Rodolphe fut reçu avec une cordialité due et à ses malheurs et à sa
  qualité de Français qui excluait toute défiance. Francesca se montra si
  belle aux lumières pendant la première soirée, qu'elle fit entrer un
  rayon dans ce coeur abattu. Ses sourires jetèrent les roses de
  l'espérance sur ce deuil. Elle chanta, non point des airs gais, mais de
  graves et sublimes mélodies appropriées à l'état du coeur de Rodolphe
  qui remarqua ce soin touchant. Vers huit heures, le vieillard laissa ces
  deux jeunes gens seuls sans aucune apparence de crainte, et se retira
  chez lui. Quand Francesca fut fatiguée de chanter, elle amena Rodolphe
  sous la galerie extérieure, d'où se découvrait le sublime spectacle du
  lac, et lui fit signe de s'asseoir près d'elle sur un banc de bois
  rustique.
  --Y a-t-il de l'indiscrétion à vous demander votre âge, _cara_
  Francesca? fit Rodolphe.
  --Dix-neuf ans, répondit-elle, mais passés.
  --Si quelque chose au monde pouvait atténuer ma douleur, ce serait,
  reprit-il, l'espoir de vous obtenir de votre père, en quelque situation
  de fortune que vous soyez, belle comme vous êtes, vous me paraissez plus
  riche que ne le serait la fille d'un prince. Aussi tremblé-je en vous
  faisant l'aveu des sentiments que vous m'avez inspirés; mais ils sont
  profonds, ils sont éternels.
  --_Zitto!_ fit Francesca en mettant un des doigts de sa main droite sur
  ses lèvres. N'allez pas plus loin: je ne suis pas libre, je suis mariée,
  depuis trois ans...
  Un profond silence régna pendant quelques instants entre eux. Quand
  l'Italienne, effrayée de la pose de Rodolphe, s'approcha de lui, elle le
  trouva tout à fait évanoui.
  --_Povero!_ se dit-elle, moi qui le trouvais froid.
  Elle alla chercher des sels, et ranima Rodolphe en les lui faisant
  respirer.
  --Mariée! dit Rodolphe en regardant Francesca. Ses larmes coulèrent
  alors en abondance.
  --Enfant, dit-elle, il y a de l'espoir. Mon mari a...
  --Quatre-vingts ans?... dit Rodolphe.
  --Non, répondit elle en souriant, soixante-cinq. Il s'est fait un masque
  de vieillard pour déjouer la police.
  --Chère, dit Rodolphe, encore quelques émotions de ce genre et je
  mourrais... Après vingt années de connaissance seulement, vous saurez
  quelle est la force et la puissance de mon coeur, de quelle nature sont
  ses aspirations vers le bonheur. Cette plante ne monte pas avec plus de
  vivacité pour s'épanouir aux rayons du soleil, dit-il en montrant un
  jasmin de Virginie qui enveloppait la balustrade, que je ne me suis
  attaché depuis un mois à vous. Je vous aime d'un amour unique. Cet amour
  sera le principe secret de ma vie, et j'en mourrai peut-être!
  --Oh! Français, Français! fit-elle en commentant son exclamation par une
  petite moue d'incrédulité.
  --Ne faudra-t-il pas vous attendre, vous recevoir des mains du Temps?
  reprit-il avec gravité. Mais, sachez-le: si vous êtes sincère dans la
  parole qui vient de vous échapper, je vous attendrai fidèlement sans
  laisser aucun autre sentiment croître dans mon coeur.
  Elle le regarda sournoisement.
  --Rien, dit-il, pas même une fantaisie. J'ai ma fortune à faire, il vous
  en faut une splendide, la nature vous a créée princesse....
  A ce mot, Francesca ne put retenir un faible sourire qui donna
  l'expression la plus ravissante à son visage, quelque chose de fin comme
  ce que le grand Léonard a si bien peint dans la _Joconde_. Ce sourire
  fit faire une pause à Rodolphe.
  --.... Oui, reprit-il, vous devez souffrir du dénûment auquel vous
  réduit l'exil. Ah! si vous voulez me rendre heureux entre tous les
  hommes, et sanctifier mon amour, vous me traiterez en ami. Ne dois-je
  pas être votre ami aussi? Ma pauvre mère m'a laissé soixante mille
  francs d'économie, prenez-en la moitié?
  Francesca le regarda fixement. Ce regard perçant alla jusqu'au fond de
  l'âme de Rodolphe.
  --Nous n'avons besoin de rien, mes travaux suffisent à notre luxe,
  répondit-elle d'une voix grave.
  --Puis-je souffrir qu'une Francesca travaille? s'écria-t-il. Un jour
  vous reviendrez dans votre pays, et vous y retrouverez ce que vous y
  avez laissé... De nouveau la jeune Italienne regarda Rodolphe... Et vous
  me rendrez ce que vous aurez daigné m'emprunter, ajouta-t-il avec un
  regard plein de délicatesse.
  --Laissons ce sujet de conversation, dit-elle avec une incomparable
  noblesse de geste, de regard et d'attitude. Faites une brillante
  fortune, soyez un des hommes remarquables de votre pays, je le veux.
  L'illustration est un pont-volant qui peut servir à franchir un abîme.
  Soyez ambitieux, il le faut. Je vous crois de hautes et de puissantes
  facultés; mais servez-vous-en plus pour le bonheur de l'humanité que
  pour me mériter: vous en serez plus grand à mes yeux.
  Dans cette conversation qui dura deux heures, Rodolphe découvrit en
  Francesca l'enthousiasme des idées libérales et ce culte de la liberté
  qui avait fait la triple révolution de Naples, du Piémont et d'Espagne.
  En sortant, il fut conduit jusqu'à la porte par Gina, la fausse muette.
  A onze heures, personne ne rôdait dans ce village, aucune indiscrétion
  n'était à craindre, Rodolphe attira Gina dans un coin, et lui demanda
  tout bas en mauvais italien:--Qui sont tes maîtres, mon enfant? dis-le
  moi, je te donnerai cette pièce d'or toute neuve.
  --Monsieur, répondit l'enfant en prenant la pièce, monsieur est le
  fameux libraire Lamporani de Milan, l'un des chefs de la révolution, et
  le conspirateur que l'Autriche désire le plus tenir au Spielberg.
  --La femme d'un libraire!... Eh! tant mieux, pensa-t-il, nous sommes de
  plain-pied.
  --De quelle famille est-elle? reprit-il, car elle a l'air d'une reine.
  --Toutes les Italiennes sont ainsi, répondit fièrement Gina. Le nom de
  son père est Colonna.
  Enhardi par l'humble condition de Francesca, Rodolphe fit mettre un
  tendelet à sa barque et des coussins à l'arrière. Quand ce changement
  fut opéré, l'amoureux vint proposer à Francesca de se promener sur le
  lac. L'Italienne accepta, sans doute pour jouer son rôle de jeune miss
  aux yeux du village; mais elle emmena Gina. Les moindres actions de
  Francesca Colonna trahissaient une éducation supérieure et le plus haut
  rang social. A la manière dont s'assit l'Italienne au bout de la barque,
  Rodolphe se sentit en quelque sorte séparé d'elle; et devant
  l'expression d'une vraie fierté de noble, sa familiarité préméditée
  tomba. Par un regard, Francesca se fit princesse avec tous les
  priviléges dont elle eût joui au Moyen-Age. Elle semblait avoir deviné
  les secrètes pensées de ce vassal qui avait l'audace de se constituer
  son protecteur. Déjà, dans l'ameublement du salon où Francesca l'avait
  reçu, dans sa toilette et dans les petites choses qui lui servaient,
  Rodolphe avait reconnu les indices d'une nature élevée et d'une haute
  fortune. Toutes ces observations lui revinrent à la fois dans la
  mémoire, et il devint rêveur après avoir été pour ainsi dire refoulé par
  la dignité de Francesca. Gina, cette confidente à peine adolescente,
  semblait elle-même avoir un masque railleur en regardant Rodolphe en
  dessous ou de côté. Ce visible désaccord entre la condition de
  l'Italienne et ses manières fut une nouvelle énigme pour Rodolphe, qui
  soupçonna quelqu'autre ruse semblable au faux mutisme de Gina.
  --Où voulez-vous aller? _signora Lamporani_, dit-il.
  --Vers Lucerne, répondit en français Francesca.
  --Bon! pensa Rodolphe, elle n'est pas étonnée de m'entendre lui
  dire son nom, elle avait sans doute prévu ma demande à Gina, la
  rusée!--Qu'avez-vous contre moi? dit-il en venant enfin s'asseoir près
  d'elle et lui demandant par un geste une main que Francesca retira. Vous
  êtes froide et cérémonieuse; en style de conversation, nous dirions
  _cassante_.
  --C'est vrai, répliqua-t-elle en souriant. J'ai tort. Ce n'est pas bien.
  C'est bourgeois. Vous diriez en français ce n'est pas artiste. Il vaut
  mieux s'expliquer que de garder contre un ami des pensées hostiles ou
  froides, et vous m'avez prouvé déjà votre amitié. Peut-être suis-je allé
  trop loin avec vous. Vous avez dû me prendre pour une femme
  très-ordinaire... Rodolphe multiplia des signes de dénégation.--... Oui,
  dit cette femme de libraire en continuant sans tenir compte de la
  pantomime qu'elle voyait bien d'ailleurs. Je m'en suis aperçue, et
  naturellement je reviens sur moi-même. Eh! bien je terminerai tout par
  quelques paroles d'une profonde vérité. Sachez-le bien, Rodolphe: je
  sens en moi la force d'étouffer un sentiment qui ne serait pas en
  harmonie avec les idées ou la prescience que j'ai du véritable amour. Je
  puis aimer comme nous savons aimer en Italie; mais je connais mes
  devoirs: aucune ivresse ne peut me les faire oublier. Mariée sans mon
  consentement à ce pauvre vieillard, je pourrais user de la liberté qu'il
  me laisse avec tant de générosité; mais trois ans de mariage équivalent
  à une acceptation de la loi conjugale. Aussi la plus violente passion ne
  me ferait-elle pas émettre, même involontairement, le désir de me
  trouver libre. Émilio connaît mon caractère. Il sait que, hors mon coeur
  qui m'appartient et que je puis livrer, je ne me permettrais pas de
  laisser prendre ma main. Voilà pourquoi je viens de vous la refuser. Je
  veux être aimée, attendue avec fidélité, noblesse, ardeur, en ne pouvant
  accorder qu'une tendresse infinie dont l'expression ne dépassera point
  l'enceinte du coeur, le terrain permis. Toutes ces choses bien
  comprises.... oh! reprit-elle avec un geste de jeune fille, je vais
  redevenir coquette, rieuse, folle, comme un enfant qui ne connaît pas le
  danger de la familiarité.
  Cette déclaration si nette, si franche fut faite d'un ton, d'un accent
  et accompagnée de regards qui lui donnèrent la plus grande profondeur de
  vérité.
  --Une princesse Colonna n'aurait pas mieux parlé, dit Rodolphe en
  souriant.
  --Est-ce, répliqua-t-elle avec un air de hauteur, un reproche sur
  l'humilité de ma naissance? Faut-il un blason à votre amour? A Milan,
  les plus beaux noms: Sforza, Canova, Visconti, Trivulzio, Ursini sont
  écrits au-dessus des boutiques, il y a des Archinto apothicaires; mais
  croyez que, malgré ma condition de boutiquière, j'ai les sentiments
  d'une duchesse.
  --Un reproche? non, madame, j'ai voulu vous faire un éloge.
  --Par une comparaison?... dit elle avec finesse.
  --Ah! sachez-le, reprit-il, afin de ne plus me tourmenter si mes paroles
  peignaient mal mes sentiments, mon amour est absolu, il comporte une
  obéissance et un respect infinis.
  Elle inclina la tête en femme satisfaite et dit:--Monsieur accepte alors
  le traité?
  --Oui, dit-il. Je comprends que, dans une puissante et riche
  organisation de femme, la faculté d'aimer ne saurait se perdre, et que,
  par délicatesse, vous vouliez la restreindre. Ah! Francesca, une
  tendresse partagée, à mon âge et avec une femme aussi sublime, aussi
  royalement belle que vous l'êtes, mais c'est voir tous mes désirs
  comblés. Vous aimer comme vous voulez être aimée, n'est-ce pas pour un
  jeune homme se préserver de toutes les folies mauvaises? n'est-ce pas
  employer ses forces dans une noble passion de laquelle on peut être fier
  plus tard, et qui ne donne que de beaux souvenirs?..... Si vous saviez
  de quelles couleurs, de quelle poésie vous venez de revêtir la chaîne du
  Pilate, le Rhigi, et ce magnifique bassin.....
  --Je veux le savoir, dit-elle.
  --Hé! bien, cette heure rayonnera sur toute ma vie, comme un diamant au
  front d'une reine.
  Pour toute réponse, Francesca posa sa main sur celle de Rodolphe.
  --Oh! chère, à jamais chère, dites, vous n'avez jamais aimé?
  --Jamais!
  --Et vous me permettez de vous aimer noblement, en attendant tout du
  ciel?
  Elle inclina doucement la tête. Deux grosses larmes roulèrent sur les
  joues de Rodolphe.
  --Hé! bien, qu'avez-vous? dit-elle en quittant son rôle d'impératrice.
  --Je n'ai plus ma mère pour lui dire combien je suis heureux, elle a
  quitté cette terre sans voir ce qui eût adouci son agonie....
  --Quoi? fit-elle.
  --Sa tendresse remplacée par une tendresse égale.
  --_Povero mio_, s'écria l'Italienne attendrie. C'est, croyez-moi,
  reprit-elle après une pause, une bien douce chose et un bien grand
  élément de fidélité pour une femme que de se savoir tout sur la terre
  pour celui qu'elle aime, de le voir seul, sans famille, sans rien dans
  le coeur que son amour, enfin de l'avoir bien tout entier.
  Quand deux amants se sont entendus ainsi, le coeur éprouve une
  délicieuse quiétude, une sublime tranquillité. La certitude est la base
  que veulent les sentiments humains, car elle ne manque jamais au
  sentiment religieux: l'homme est toujours certain d'être payé de retour
  par Dieu. L'amour ne se croit en sûreté que par cette similitude avec
  l'amour divin. Aussi faut-il les avoir pleinement éprouvées pour
  
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Çirattagı - La Comédie humaine - Volume 01 - 38