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Contes Français - 11

Süzlärneñ gomumi sanı 4505
Unikal süzlärneñ gomumi sanı 1683
36.9 süzlär 2000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
49.8 süzlär 5000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
55.8 süzlär 8000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
Härber sızık iñ yış oçrıy torgan 1000 süzlärneñ protsentnı kürsätä.
  de soleil fit plaisir à tout le monde. M. Jean-Baptiste
  Godefroy, au contraire, eut un réveil assez maussade. Il
  avait assisté, la veille, chez le ministre de l'Agriculture, à
  [20]un dîner encombré de truffes, depuis le relevé du potage
  jusqu'à la salade, et son estomac de quarante-sept ans
  éprouvait la brûlante morsure du pyrosis. Aussi, à la façon
  dont M. Godefroy donna son premier coup de sonnette,
  Charles, le valet de chambre, tout en prenant de l'eau
  [25]chaude pour la barbe du patron, dit à la fille de cuisine:
  «Allons, bon!... Le «singe» est encore d'une humeur
  massacrante, ce matin... Ma pauvre Gertrude, nous
  allons avoir une sale journée.»
  Puis, marchant sur la pointe du pied, les yeux modestement
  [30]baissés, il entra dans la chambre à coucher, ouvrit
  les rideaux, alluma le feu et prépara tout ce qu'il fallait
  pour la toilette, avec les façons discrètes et, les gestes
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  respectueux d'un sacristain disposant les objets du culte
  sur l'autel, avant la messe de M. le curé...
  «Quel temps ce matin? demanda d'une voix brève M.
  Godefroy en boutonnant son veston de molleton gris sur
  [5]un abdomen un peu trop majestueux déjà.
  --Très froid, monsieur, répondit Charles. A six heures,
  le thermomètre marquait sept degrés au-dessous de zéro.
  Mais monsieur voit que le ciel s'est éclairci, et je crois que
  nous aurons une belle matinée.»
  [10]Tout en repassant son rasoir, M. Godefroy s'approcha
  de la fenêtre, écarta l'un des petits rideaux, vit le
  boulevard baigné de lumière et fit une légère grimace qui
  ressemblait à un sourire. Mon Dieu, oui! On a beau
  être plein de morgue et de tenue, et savoir parfaitement
  [15]qu'il est du plus mauvais genre de manifester quoi que ce
  soit devant les domestiques, l'apparition de ce gueusard
  de soleil, en plein mois de décembre, donne une sensation
  si agréable qu'il n'y a guère moyen de la dissimuler. M.
  Godefroy daigna donc sourire. Si quelqu'un lui avait dit
  [20]alors que cette satisfaction instinctive lui était commune
  avec l'apprenti typographe en bonnet de papier qui faisait
  une glissade sur le ruisseau gelé d'en face, M. Godefroy
  eût été profondément choqué. C'était ainsi pourtant; et,
  pendant une minute, cet homme écrasé d'affaires, ce gros
  [25]bonnet du monde politique et financier, fit cet enfantillage
  de regarder les passants et les voitures qui filaient joyeusement
  dans la brume dorée.
  Mais, rassurez-vous, cela ne dura qu'une minute.
  Sourire à un rayon de soleil, c'est bon pour des gens
  [30]inoccupés, pas sérieux; c'est bon pour les femmes, les
  enfants, les poètes, la canaille. M. Godefroy avait d'autres
  chats à fouetter, et, précisément pour cette journée qui
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  commençait, son programme était très chargé. De huit
  heures et demie à dix heures, il avait rendez-vous, dans
  son cabinet, avec un certain nombre de messieurs très
  agités, tous habillés et rasés comme lui dès l'aurore et
  [5]comme lui sans fraîcheur d'âme, qui devaient venir lui
  parler de toutes sortes d'affaires, ayant tous le même but:
  gagner de l'argent. Après déjeuner,--et il ne fallait pas
  s'attarder aux petits verres,--M. Godefroy était obligé
  de sauter dans son coupé et de courir à la Bourse, pour y
  [10]échanger quelques paroles avec d'autres messieurs qui
  s'étaient aussi levés de bonne heure et qui n'avaient pas
  non plus de petite fleur bleue dans l'imagination; et cela
  toujours pour le même motif: gagner de l'argent. De là,
  sans perdre un instant, M. Godefroy, allait présider,
  [15]devant une table verte encombrée d'encriers siphoïdes,
  un nouveau groupe de compagnons dépourvus de tendresse
  et s'entretenir avec eux de divers moyens de gagner de
  l'argent. Après quoi, il devait paraître, comme député,
  dans trois ou quatre commissions et sous-commissions,
  [20]toujours avec tables vertes et encriers siphoïdes, où il
  rejoindrait d'autres personnages peu sentimentaux, tous
  incapables aussi, je vous prie de le croire, de négliger la
  moindre occasion de gagner de l'argent, mais qui avaient
  pourtant la bonté de sacrifier quelques précieuses heures
  [25]de l'après-midi pour assurer, par-dessus le marché, la
  gloire et le bonheur de la France.
  Après s'être vivement rasé, en épargnant toutefois le
  collier de barbe poivre et sel qui lui donnait un air de
  famille avec les Auvergnats et les singes de la grande
  [30]espèce, M. Godefroy revêtit un «complet» du matin, dont
  la coupe élégante et un peu jeunette prouvait que ce veuf
  cinglant vers la cinquantaine, n'avait pas absolument
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  renoncé à plaire. Puis il descendit dans son cabinet, où
  commença le défilé des hommes peu tendres et sans rêverie
  uniquement préoccupés d'augmenter leur bien-aimé
  capital. Ces messieurs parlèrent de plusieurs entreprises
  [5]en projet, également considérables, notamment d'une
  nouvelle ligne de chemin de fer à lancer à travers un désert
  sauvage, d'une usine monstre à fonder aux environs
  de Paris, et d'une mine de n'importe quoi à exploiter
  dans je ne sais plus quelle république de l'Amérique
  [10]du Sud. Bien entendu, on n'agita pas un seul instant
  la question de savoir si le futur railway aurait à transporter
  un grand nombre de voyageurs et une grande quantité
  de marchandises, si l'usine fabriquerait du sucre ou
  des bonnets de coton, si la mine produirait de l'or
  [15]vierge ou du cuivre de deuxième qualité. Non! Les
  dialogues de M. Godefroy et de ses visiteurs matinaux roulèrent
  exclusivement sur le bénéfice plus ou moins gros à
  réaliser, dans les huit jours qui suivraient l'émission, en
  spéculant sur les actions de ces diverses affaires, actions
  [20]très probablement destinées du reste, et dans un bref délai,
  à n'avoir plus d'autre valeur que le poids du papier et le
  mérite de la vignette.
  Ces conversations nourries de chiffres durèrent jusqu'à
  dix heures précises, et M. le directeur du Comptoir
  [25]général de crédit, qui était honnête homme pourtant, autant
  qu'on peut l'être dans les «affaires,» reconduisit jusque sur
  le palier, avec les plus grands égards, son dernier visiteur,
  vieux filou cousu d'or qui, par un hasard assez fréquent,
  jouissait de la considération générale, au lieu d'être logé à
  [30]Poissy ou à Gaillon aux frais de l'État pendant un laps de
  temps fixé par les tribunaux, et de s'y livrer à une besogne
  honorable et hygiénique telle que la confection des chaussons
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  de lisière ou de la brosserie à bon marché. Puis M. le
  directeur consigna sa porte impitoyablement--il fallait
  être à la Bourse à onze heures--et passa dans la salle à
  manger.
  [5]Elle était somptueuse. On aurait pu constituer le trésor
  d'une cathédrale avec les massives argenteries qui
  encombraient bahuts et dressoirs. Néanmoins, malgré
  l'absorption d'une dose copieuse de bicarbonate de soude,
  le pyrosis de M. Godefroy était à peine calmé, et le financier
  [10]ne s'était commandé qu'un déjeuner de dyspeptique.
  Au milieu de ce luxe de table, devant ce décor qui célébrait
  la bombance, et sous l'oeil impassible d'un maître
  d'hôtel à deux cents louis de gage, qui s'en faisait deux
  fois autant par la vertu de l'anse du panier, M. Godefroy
  [15]ne mangea donc, d'un air assez piteux, que deux oeufs à
  la coque et la noix d'une côtelette; et encore, l'un des oeufs
  sentait la paille. L'homme plein d'or chipotait son
  dessert,--oh! presque rien, un peu de roquefort, à peine pour
  deux ou trois sous, je vous assure,--lorsqu'une porte
  [20]s'ouvrit, et soudain, gracieux et mignon, bien qu'un peu
  chétif dans son costume de velours bleu et trop pâlot sous
  son énorme feutre à plume blanche, le fils de M. le directeur,
  le jeune Raoul, âgé de quatre ans, entra dans la
  salle à manger, conduit par son Allemande.
  [25]Cette apparition se produisait chaque jour, à onze
  heures moins le quart exactement, lorsque le coupé, attelé
  pour la Bourse, attendait devant le perron, et que
  l'alezan brûlé, vendu à M. Godefroy, par les soins de son
  cocher, mille francs de plus qu'il ne valait, grattait, d'un
  [30]sabot impatient, le dallage de la cour. L'illustre brasseur
  d'argent s'occupait de son fils de dix heures quarante-cinq
  à onze heures. Pas plus, pas moins, il n'avait qu'un
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  quart d'heure, juste, à consacrer au sentiment paternel.
  Non qu'il n'aimât pas son fils, grand dieu! Il l'adorait,
  à sa façon. Mais, que voulez-vous, les affaires!...
  A quarante-deux ans, plus que mûr et passablement
  [5]fripé, il s'était cru très amoureux, par pur snobisme, de
  la fille d'un de ses camarades de cercle, le marquis de
  Neufontaine, vieux chat teint, joueur comme les cartes, qui,
  sans la compassion vaniteuse de M. Godefroy, eût été
  plus d'une fois affiché au club. Ce gentilhomme effondré,
  [10]mais toujours très chic, et qui venait encore de «lancer»
  ne casquette pour bains de mer, fut trop heureux de devenir
  le beau-père d'un homme qui payerait ses dettes, et
  livra sans scrupule au banquier fatigué une ingénue de
  dix-sept ans, d'une beauté suave et frêle, sortant d'un
  [15]couvent de province, et n'ayant pour dot que son trousseau
  de pensionnaire et qu'un trésor de préjugés aristocratiques
  et d'illusions romanesques. M. Godefroy, fils
  d'un avoué grippe-sou des Andelys, était resté «peuple»
  même fort vulgaire, malgré son fabuleux avancement dans
  [20]la hiérarchie sociale. Il blessa tout de suite sa jeune
  femme dans toutes ses délicatesses; et les choses allaient
  mal tourner, quand la pauvre enfant fut emportée, à sa
  première couche. Presque élégiaque lorsqu'il parlait de sa
  défunte épouse, avec laquelle il eût sans doute divorcé si
  [25]elle avait vécu six mois de plus, M. Godefroy aimait son
  petit Raoul pour plusieurs raisons: d'abord à titre de fils
  unique, puis comme produit rare et distingué d'un Godefroy
  et d'une Neufontaine, enfin et surtout par le respect
  qu'inspirait à cet homme d'argent l'héritier d'une fortune
  [30]de plusieurs millions. Le bébé fit donc ses premières
  dents sur un hochet d'or et fut élevé comme un Dauphin.
  Seulement, son père, accablé de besogne, débordé
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  d'occupations, ne pouvait lui consacrer que quinze minutes
  par jour,--comme aujourd'hui, au moment du
  roquefort,--et l'abandonnait aux domestiques.
  «Bonjour, Raoul.
  [5]--Bonzou, p'pa,»
  Et M. le directeur du Comptoir général de crédit, ayant
  jeté sa serviette, installa sur sa cuisse gauche le jeune
  Raoul, prit dans sa grosse patte la petite main de l'enfant
  et la baisa plusieurs fois, oubliant, ma parole d'honneur!
  [10]la hausse de vingt-cinq centimes sur le trois pour cent, les
  tables couleur de pâturage et les encriers volumineux devant
  lesquels il devait traiter tout à l'heure de si grosses
  questions d'intérêt, et même son vote de l'après-midi pour
  ou contre le ministère, selon qu'il obtiendrait ou non, en
  [15]faveur de son bourg-pourri, une place de sous-préfet,
  deux de percepteur, trois de garde champêtre, quatre
  bureaux de tabac, plus une pension pour le cousin issu de
  germain d'une victime du Deux Décembre.
  «P'pa, et le p'tit Noël... y mettra-ti' tet' chose dans
  [20]mon soulier?» demanda tout à coup Raoul, dans son
  _sabir_ enfantin.
  Le père, après un: «Oui, si tu as été sage,» fort surprenant
  chez ce député libre penseur, qui, à la Chambre,
  appuyait d'un énergique: «Très bien!» toutes les propositions
  [25]anticléricales, prit note, dans le meilleur coin de
  sa mémoire, qu'il aurait à acheter des joujoux. Puis,
  s'adressant à la gouvernante:
  «Vous êtes toujours contente de Raoul, mademoiselle
  Bertha?»
  [30]L'Allemande, qui se faisait passer pour Autrichienne,
  cela va sans dire, mais qui était, en réalité, la fille d'un
  pasteur poméranien affligé de quatorze enfants, devint rouge
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  comme une tomate sous ses cheveux blond albinos, comme
  si la question toute simple qu'on lui adressait eût été de
  la pire indécence, et, après avoir donné cette preuve de
  respect intimidé, répondit par un petit rire imbécile, qui
  [5]parut satisfaire pleinement la curiosité de M. Godefroy
  sur la conduite de son fils.
  «Il fait beau aujourd'hui, reprit le financier, mais froid.
  Si vous menez Raoul au parc Monceau, mademoiselle,
  vous aurez soin, n'est-ce pas? de le bien couvrir.»
  [10]La «fraulein», par un second accès de rire idiot, ayant
  rassuré M. Godefroy sur ce point essentiel, il embrassa
  une dernière fois le bébé, se leva de table--onze heures
  sonnaient au cartel--et s'élança vers le vestibule, où
  Charles, le valet de chambre, lui enfila sa pelisse et referma
  [15]sur lui la portière du coupé. Après quoi, ce serviteur fidèle
  courut immédiatement au petit café de la rue de Miromesnil,
  où il avait rendez-vous avec le groom de la baronne
  d'en face, pour une partie de billard, en trente liés, avec
  défense de «queuter», bien entendu.
  II
  [20]Grâce au bai brun,--payé mille francs de trop, à la
  suite d'un déjeuner d'escargots offert par le maquignon
  au cocher de M. Godefroy,--grâce à cet animal d'un
  prix excessif mais qui filait bien tout de même, M. le
  directeur du Comptoir général de crédit put accomplir, sans
  [25]aucun retard, sa tournée d'affaires. Il parut à la Bourse,
  siégea devant plusieurs encriers monumentaux, et même,
  vers cinq heures moins le quart, il rassura la France et
  l'Europe inquiète des bruits de crise, en votant pour le
  ministère; car il avait obtenu les faveurs sollicitées, y compris
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  la pension pour celui de ses électeurs dont l'oncle, à la
  mode de Bretagne, avait été révoqué d'un emploi de
  surnuméraire non rétribué, à l'époque du coup d'État.
  Attendri sans doute par la satisfaction d'avoir contribué
  [5]à cet acte de justice tardive, M. Godefroy se souvint
  alors de ce que lui avait dit Raoul au sujet des présents du
  petit Noël, et jeta à son cocher l'adresse d'un grand marchand
  de jouets. Là, il acheta et fit transporter dans sa
  voiture un cheval fantastique en bois creux monté sur
  [10]roulettes, avec une manivelle dans chaque oreille; une
  boite de soldats de plomb aussi semblables les uns aux
  autres que les grenadiers de ce régiment russe, du temps
  de Paul 1er, qui tous avaient les cheveux noirs et le nez
  retroussé; vingt autres joujoux éclatants et magnifiques.
  [15]Puis, en rentrant chez lui, doucement bercé sur les
  coussins de son coupé bien suspendu, l'homme riche, qui après
  tout, avait des entrailles de père, se mit à penser à son
  fils avec orgueil.
  L'enfant grandirait, recevrait l'éducation d'un prince,
  [20]en serait un, parbleu! puisque, grâce aux conquêtes de
  89, il n'y avait plus d'aristocratie que celle de l'argent, et
  que Raoul aurait, un jour, vingt, vingt-cinq, qui sait?
  trente millions de capital. Si son père, petit provincial,
  fils d'un méchant noircisseur de papier timbré; son père,
  [25]qui avait dîné à vingt sous jadis au Quartier Latin, et se
  rendait bien compte chaque soir, en mettant sa cravate
  blanche, qu'il avait l'air d'un marié du samedi; si ce père,
  malgré sa tache originelle, avait pu accumuler une énorme
  fortune, devenir fraction de roi sous la République parlementaire
  [30]et obtenir en mariage une demoiselle dont un ancêtre
  était mort à Marignan, à quoi donc ne pouvait pas
  prétendre Raoul, dès l'enfance beau comme un gentilhomme.
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  Raoul au sang affiné par l'atavisme maternel, Raoul de
  qui l'intelligence serait cultivée comme une fleur rare, qui
  apprenait déjà les langues étrangères dès le berceau, qui,
  l'an prochain, aurait le derrière sur une selle de poney,
  [5]Raoul, qui serait un jour autorisé à joindre à son nom
  celui de sa mère, et s'appellerait ainsi Godefroy de
  Neufontaine, Godefroy devenant le prénom, et quel prénom!
  royal, moyenâgeux, sentant à plein nez la croisade?...
  Avec des millions, quel avenir! quelle carrière!... Et le
  [10]démocrate--il y en a plus d'un comme celui-ci, n'en
  doutez pas!--imaginait naïvement la monarchie restaurée,--en
  France, tout arrive,--voyait son Raoul,
  non! son Godefroy de Neufontaine marié au Faubourg,
  bien vu au château, puis, qui sait? tout près du trône,
  [15]avec une clef de chambellan dans le dos et un blason tout
  battant neuf sur son argenterie et sur les panneaux de son
  carrosse!... O sottise, sottise! Ainsi rêvait le parvenu
  gorgé d'or, dans sa voiture qu'encombraient tous ces joujoux
  achetés pour la Noël,--sans se rappeler, hélas! que
  [20]c'était, ce soir-là, la fête d'un très pauvre petit enfant, fils
  d'un couple vagabond, né dans une étable, où l'on avait
  logé ses parents par charité.
  Mais le cocher a crié: «Port' siou p'ait!» On rentre à
  l'hôtel; et, franchissant les degrés du perron, M. Godefroy
  [25]se dit qu'il n'a que le temps de faire sa toilette du soir,
  lorsque, dans le vestibule, il voit tous ses domestiques, en
  cercle devant lui, l'air consterné, et, dans un coin, affalée
  sur une banquette, l'Allemande, qui pousse un cri en l'apercevant,
  et cache aussitôt dans ses deux mains son
  [30]visage bouffi de larmes. M. Godefroy a le pressentiment
  d'un malheur.
  «Qu'est-ce que cela veut dire? Qu'y a-t-il?»
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  Charles, le valet de chambre,--un drôle de la pire espèce,
  pourtant,--regarde son maître avec des yeux pleins
  de pitié, et bégayant et troublé: «Monsieur Raoul!...
  --Mon fils?...
  [5]--Perdu, monsieur!... Cette stupide Allemande!...
  Perdu depuis quatre heures de l'après-midi!...»
  Le père recule de deux pas en chancelant, comme un
  soldat frappé d'une balle; et l'Allemand se jette à ses
  pieds, hurlant d'une voix de folle: «Pardon!... Pardon!»
  [10]et les laquais parlent tous à la fois.
  «Bertha n'était pas allée au parc Monceau... C'est
  là-bas, sur les fortifications, qu'elle a laissé se perdre le
  petit... On a cherché partout M. le directeur; on est allé
  au Comptoir, à la Chambre; il venait de partir...
  [15]Figurez-vous que l'Allemande rejoignait tous les jours son
  amoureux, au delà du rempart, près de la porte d'Asnières
  ...Quelle horreur!... Un quartier plein de bohémiens,
  de saltimbanques! Qui sait si l'on n'a pas volé
  l'enfant?... Ah! le commissaire était déjà prévenu... Mais
  [20]conçoit-on cela? Cette sainte-nitouche!... Des rendez-vous
  avec un amant, un homme de son pays!... Un espion
  prussien, pour sûr!...»
  Son fils! Perdu! M. Godefroy entend l'orage de l'apoplexie
  gronder dans ses oreilles. Il bondit sur l'Allemande,
  [25]l'empoigne par le bras, la secoue avec fureur.
  «Où l'avez-vous perdu de vue, misérable?... Dites la
  vérité, ou je vous écrase!... Où çà? Où çà?...»
  Mais la malheureuse fille ne sait que pleurer et crier
  grâce. Voyons, du calme!... Son fils! son fils à lui, perdu,
  [30]volé? Ce n'est pas possible! On va le lui retrouver, le
  lui rendre tout de suite. Il peut jeter l'or à poignées,
  mettre toute la police en l'air. Ah! pas un instant à perdre,
  Page 188
  «Charles, qu'on ne dételle pas... Vous autres, gardez-moi
  cette coquine... Je vais à la Préfecture.»
  Et M. Godefroy, le coeur battant à se rompre, les cheveux
  soulevés d'épouvante, s'élance de nouveau dans
  [5]son coupé, qui repart d'un trot enragé. Quelle ironie!
  La voiture est pleine de jouets étincelants, où chaque bec
  de gaz, chaque boutique illuminée, allume au passage cent
  paillettes de feu. C'est aujourd'hui, la fête des enfants, ne
  l'oublions pas, la fête du nouveau-né divin, que sont venus
  [10]adorer les mages et les bergers conduits par une étoile.
  «Mon Raoul!... mon fils!... Où est mon fils?...»
  se répète le père crispé par l'angoisse en déchirant ses
  ongles au cuir des coussins. A quoi lui servent maintenant
  ses titres, ses honneurs, ses millions, à l'homme
  [15]riche, au gros personnage? Il n'a plus qu'une idée, fixée
  comme un clou de feu, là, entre ses deux sourcils, dans
  son cerveau douloureux et brûlant: «Mon enfant, où est
  mon enfant?...»
  Voici la Préfecture de police. Mais il n'y a plus
  [20]personne; les bureaux sont désertés depuis longtemps.
  «Je suis M. Godefroy, député de l'Eure... Mon fils est
  perdu dans Paris; un enfant de quatre ans... Je veux
  absolument voir M. le préfet.»
  Et un louis dans la main du concierge.
  [25]Le bonhomme, un vétéran à moustaches grises, moins
  pour la pièce d'or que par compassion pour ce pauvre
  père, le conduit aux appartements privés du préfet, l'aide
  à forcer les consignes. Enfin, M. Godefroy est introduit
  devant l'homme en qui repose à présent toute son espérance,
  [30]un beau fonctionnaire, en tenue de soirée,--il allait
  sortir,--l'air réservé, un peu prétentieux, le monocle à
  l'oeil.
  Page 189
  M. Godefroy, les jambes cassées par l'émotion, tombe
  dans un fauteuil, fond en larmes, et raconte son malheur,
  en phrases bredouillées, coupées de sanglots.
  Le préfet--il est père de famille, lui aussi,--a le coeur
  [5]tout remué; mais, par profession, il dissimule son accès de
  sensibilité, se donne de l'importance.
  «Et vous dites, monsieur le député, que l'enfant a dû
  se perdre vers quatre heures?
  --Oui, monsieur le préfet.
  [10]--A la nuit tombante... Diable!... Et il n'est pas
  avancé pour son âge; il parle mal, ignore son adresse, ne
  sait pas prononcer son nom de famille?
  --Oui!... Hélas! Oui!...
  --Du côté de la porte d'Asnières?... Quartier suspect
  [15]...Mais remettez-vous... Nous avons par là un commissaire
  de police très intelligent... Je vais téléphoner.»
  L'infortuné père reste seul pendant cinq minutes. Quelle
  atroce migraine! quels battements de coeur fous! Puis
  brusquement, le préfet reparaît, le sourire aux lèvres, un
  [20]contentement dans le regard: «Retrouvé!»
  Oh! le cri de joie furieuse de M. Godefroy! Comme il
  se jette sur les mains du préfet, les serre à les broyer!
  «Et il faut convenir, monsieur le député, que nous
  avons de la chance... Un petit blond, n'est-ce pas? un
  [25]peu pâle?... Costume de velours bleu?... Chapeau de
  feutre à plume blanche?...
  --Oui, parfaitement... C'est lui! c'est mon petit
  Raoul!
  --Eh bien, il est chez un pauvre diable qui loge de ce
  [30]côté-là; et qui est venu tout à l'heure faire sa déclaration
  au commissariat... Voici l'adresse par écrit: Pierron, rue
  des Cailloux, à Levallois-Perret. Avec une bonne voiture,
  Page 190
  vous pourrez revoir votre fils avant une heure. Par
  exemple, ajoute le fonctionnaire, vous n'allez pas retrouver
  votre enfant dans un milieu bien aristocratique,
  dans la «haute,» comme disent nos agents. L'homme
  [5]qui l'a recueilli est tout simplement un marchand des
  quatre saisons... Mais qu'importe! n'est-ce pas?...
  Ah, oui, qu'importe! M. Godefroy remercie le préfet
  avec effusion, descend l'escalier quatre à quatre, remonte
  en coupé, et, dans ce moment, je vous en réponds, si le
  [10]marchand des quatre saisons était là, il lui sauterait au
  cou. Oui, M. Godefroy, directeur du Comptoir général de
  crédit, député, officier de la Légion d'honneur, etc., etc.,
  accolerait ce plébéien! Mais, dites-moi donc, est-ce que,
  par hasard, il y aurait autre chose, dans ce richard, que
  [15]la frénésie de l'or et des vanités? A partir de cette minute,
  il reconnaît seulement à quel point il aime son enfant.
  Fouette, cocher! Celui que tu emportes, dans un coupé,
  par cette froide nuit de Noël, ne songe plus à entasser
  pour son fils millions sur millions, à le faire éduquer comme
  [20]un Fils de France, à le lancer dans le monde; et pas de
  danger, désormais, qu'on le laisse aux mains des mercenaires!
  A l'avenir, M. Godefroy sera capable de négliger
  ses propres affaires et celles de la France--qui ne s'en
  portera pas plus mal--pour s'occuper un peu plus sérieusement
  [25]de son petit Raoul. Il fera venir des Andelys la
  soeur de son père, la vieille tante restée à moitié paysanne,
  dont il avait la sottise de rougir. Elle scandalisera la
  valetaille par son accent normand et ses bonnets de
  linge. Mais elle veillera sur son petit-neveu, la bonne
  [30]femme. Fouette, fouette, cocher! Ce patron, toujours si
  pressé, que tu as conduit à tant de rendez-vous intéressés,
  à tant de réunions de gens cupides, est, ce soir, encore
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  plus impatient d'arriver, et il a un autre souci que de
  gagner de l'argent. C'est la première fois de sa vie qu'il
  va embrasser son enfant pour de bon. Fouette donc,
  cocher! Plus vite! Plus vite!
  [5]Cependant, par la nuit froide et claire, le coupé rapide
  a de nouveau traversé Paris, dévoré l'interminable boulevard
  Malesherbes; et, le rempart franchi, après les maisons
  monumentales et les élégants hôtels, tout de suite voici
  la solitude sinistre, les ruelles sombres de la banlieue. On
  [10]s'arrête, et M. Godefroy, à la clarté des lanternes éclatantes
  de sa voiture, voit une basse et sordide baraque de
  plâtras, un bouge. C'est bien le numéro, c'est là que loge
  ce Pierron. Aussitôt la porte s'ouvre, et un homme parait,
  un grand gaillard, une tête bien française, à moustaches
  [15]rousses. C'est un manchot, et la manche gauche de son
  tricot de laine est pliée en deux sous l'aisselle. Il regarde
  l'élégant coupé, le bourgeois en belle pelisse, et dit
  gaiement:
  «Alors, monsieur, c'est vous qui êtes le papa?... Ayez
  [20]pas peur... Il n'est rien arrivé au gosse.»
  Et, s'effaçant pour permettre au visiteur d'entrer, il
  ajoute, en mettant un doigt sur sa bouche: «Chut! il fait
  dodo.»
  III
  Un bouge, en vérité! A la lueur d'une petite lampe à
  [25]pétrole qui éclaire très mal et qui sent très mauvais, M.
  Godefroy distingue une commode à laquelle manque un
  tiroir, quelques chaises éclopées, une table ronde où flânent
  un litre à moitié vide, trois verres, du veau froid dans
  une assiette, et, sur le plâtre nu de la muraille, deux
  [30]chromos: l'Exposition de 89 à vol d'oiseau, avec la tour
  Page 192
  Eiffel en bleu de perruquier, et le portrait du général
  Boulanger, jeune et joli comme un sous-lieutenant. Excusez
  cette dernière faiblesse chez l'habitant de ce pauvre
  logis: elle a été partagée par presque toute la France.
  [5]Mais le manchot a pris la lampe et, marchant sur la
  pointe du pied, éclaire un coin de chambre, où; sur un lit
  assez propre, deux petits garçons sont profondément endormis.
  Dans le plus jeune des enfants, que l'autre enveloppe
  d'un bras protecteur et serre contre son épaule,
  [10]M. Godefroy reconnaît son fils.
  «Les deux mômes mouraient de sommeil, dit Pierron,
  en essayant d'adoucir sa voix rude. Comme je ne savais
  pas quand on viendrait réclamer le petit aristo, je leur
  ai donné mon «pieu,» et, dès qu'ils ont tapé de l'oeil, j'ai
  [15]été faire ma déclaration au commissaire... D'ordinaire,
  Zidore a son petit lit dans la soupente; mais je me suis dit:
  Ils seront mieux là. Je veillerai, voilà tout. Je serai
  plus tôt levé demain, pour aller aux Halles.»
  Mais M. Godefroy écoute à peine. Dans un trouble
  [20]tout nouveau pour lui, il considère les deux enfants
  endormis. Ils sont dans un méchant lit de fer, sur une
  couverture grise de caserne ou d'hôpital. Pourtant quel
  groupe touchant et gracieux! Et comme Raoul, qui a
  gardé son joli costume de velours, et qui reste blotti avec
  [25]une confiance peureuse dans les bras de son camarade en
  blouse, semble faible et délicat! Le père, un instant privé
  de son fils, envie presque le teint brun et l'énergique visage
  du petit faubourien.
  «C'est votre fils? demande-t-il au manchot.
  [30]--Non, monsieur, répond l'homme. Je suis garçon et
  je ne me marierai sans doute pas, rapport à mon accident
  ...oh! bête comme tout! un camion qui m'a passé sur le
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  bras... Mais voilà. Il y a deux ans, une voisine, une
  pauvre fille plantée là par un coquin avec un enfant sur
  les bras, est morte à la peine. Elle travaillait dans les
  couronnes de perles, pour les cimetières. On n'y gagne
  [5]pas sa vie, à ce métier-là. Elle a élevé son petit jusqu'à
  l'âge de cinq ans, et puis, ç'a été pour elle, à son tour,
  que les voisines ont acheté des couronnes. Alors je me
  suis chargé du gosse. Oh! je n'ai pas eu grand mérite, et
  j'ai été bien vite récompensé. A sept ans, c'est déjà un
  [10]petit homme, et il se rend utile. Le dimanche et le jeudi,
  
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