Nord contre sud - 09

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facilement, que les premiers arbres se groupaient à cinquante
yards au plus des palanques, qu'il était donc possible de s'en
approcher presque à couvert, et que les balles arriveraient avant
que les fusils n'eussent été aperçus.
Après avoir tenu conseil, James Burbank et ses amis jugèrent à
propos de mettre leur personnel à l'abri de la palissade. Là, ceux
des Noirs qui étaient armés, seraient moins exposés en faisant feu
par l'angle que les bouts pointus des palanques formaient à leur
partie supérieure. Puis, lorsque les assaillants essayeraient de
franchir le rio afin d'emporter l'enceinte de vive force, on
parviendrait peut-être à les repousser.
L'ordre fut exécuté. Les Noirs rentrèrent en dedans, et la poterne
allait être fermée, lorsque James Burbank, jetant un dernier coup
d'oeil au-dehors, aperçut un homme qui courait à toutes jambes,
comme s'il eût voulu se réfugier au milieu des défenseurs de
Castle-House.
Cet homme le voulait, et quelques coups de feu, tirés du bois
voisin, lui furent envoyés, sans l'atteindre. D'un bond il se
précipita, vers le ponceau, et se trouva bientôt en sûreté dans
l'enceinte, dont la porte aussitôt refermée, fut assujettie
solidement. «Qui êtes-vous? lui demanda James Burbank.
-- Un des employés de M. Harvey, votre correspondant à
Jacksonville, répondit-il.
-- C'est M. Harvey qui vous a dépêché à Castle-House pour une
communication?
-- Oui, et comme le fleuve était surveillé, je n'ai pu venir
directement par le Saint-John.
-- Et vous avez pu vous joindre à cette milice, à ces assaillants,
sans éveiller leurs soupçons?
-- Oui. Ils sont suivis de toute une troupe de pillards. Je me
suis mêlé à eux, et, dès que j'ai été à portée de m'enfuir, je
l'ai fait, au risque de quelques coups de fusils.
-- Bien, mon ami! Merci! -- Vous avez, sans doute, un mot d'Harvey
pour moi?
-- Oui, monsieur Burbank. Le voici!»
James Burbank prit le billet et le lut. M. Harvey lui disait qu'il
pouvait avoir toute confiance dans son messager, John Bruce, dont
le dévouement lui était assuré. Après l'avoir entendu, M. Burbank
verrait ce qu'il aurait à faire pour la sécurité de ses
compagnons.
En ce moment, une douzaine de coups de feu éclatèrent au-dehors.
Il n'y avait pas un instant à perdre.
«Que me fait savoir M. Harvey par votre entremise? demanda James
Burbank.
-- Ceci, d'abord, répondit John Bruce. C'est que la troupe armée,
qui a passé le fleuve pour se porter sur Camdless-Bay, compte de
quatorze à quinze cents hommes.
-- Je ne l'avais pas évaluée à moins. Après? Est-ce Texar qui
s'est mis à sa tête?
-- Il a été impossible à M. Harvey de le savoir, reprit John
Bruce. Ce qui est certain, c'est que Texar n'est plus à
Jacksonville depuis vingt-quatre heures!
-- Cela doit cacher quelque nouvelle machination de ce misérable,
dit James Burbank.
-- Oui, répondit John Bruce, c'est l'avis de M. Harvey.
D'ailleurs, Texar n'a pas besoin d'être là pour faire exécuter
l'ordre relatif à la dispersion des esclaves affranchis.
-- Les disperser... s'écria James Burbank, les disperser en
s'aidant de l'incendie et du pillage!...
-- Aussi, M. Harvey pense-t-il, puisqu'il en est temps encore, que
vous feriez bien de mettre votre famille en sûreté en lui faisant
quitter immédiatement Castle-House?
-- Castle-House est en état de résister, répondit James Burbank,
et nous ne le quitterons que si la situation devient intenable. --
Il n'y a rien de nouveau à Jacksonville?
-- Rien, monsieur Burbank.
-- Et les troupes fédérales n'ont encore fait aucun mouvement vers
la Floride?
-- Aucun depuis qu'elles ont occupé Fernandina et la baie de
Saint-Mary.
-- Ainsi, le but de votre mission?...
-- C'était d'abord de vous apprendre que la dispersion des
esclaves n'est qu'un prétexte, imaginé par Texar, pour dévaster la
plantation et s'emparer de votre personne!
-- Vous ne savez pas, répondit James Burbank en insistant, si
Texar est à la tête de ces malfaiteurs?
-- Non, monsieur Burbank. M. Harvey a vainement cherché à le
savoir. Moi-même, depuis que nous avons quitté Jacksonville, je
n'ai pu me renseigner à cet égard.
-- Est-ce que les hommes de la milice, qui se sont joints à cette
bande d'assaillants, sont nombreux?
-- Une centaine au plus, répondit John Bruce. Mais cette populace
qu'ils entraînent à leur suite est composée des pires malfaiteurs.
Texar les fait armer, et il est à craindre qu'ils ne se livrent à
tous les excès. Je vous le répète, monsieur Burbank, l'opinion de
M. Harvey est que vous feriez bien d'abandonner immédiatement
Castle-House. Aussi, m'a-t-il chargé de vous dire qu'il mettait
son cottage de Hampton-Red à votre disposition. Ce cottage est
situé à une dizaine de milles en amont, sur la rive droite du
fleuve. Là, on peut être en sûreté pendant quelques jours...
-- Oui... Je sais!...
-- Je pourrais secrètement y conduire votre famille et vous-même,
à la condition de quitter Castle-House à l'instant même, avant que
toute retraite fût devenue impossible...
-- Je remercie M. Harvey, et vous aussi, mon ami, dit James
Burbank. Nous n'en sommes pas encore là.
-- Comme vous voudrez, monsieur Burbank, répondit John Bruce. Je
n'en reste pas moins à votre disposition pour le cas où vous
auriez besoin de mes services.»
L'attaque qui commençait en ce moment nécessita toute l'attention
de James Burbank.
Une violente fusillade venait d'éclater soudain, sans que l'on pût
encore apercevoir les assaillants, qui se tenaient à l'abri des
premiers arbres. Les balles pleuvaient sur la palissade, sans lui
causer grand dommage, il est vrai. Malheureusement, James Burbank
et ses compagnons ne pouvaient que faiblement riposter, ayant à
peine une quarantaine de fusils à leur disposition. Cependant,
placés dans de meilleures conditions pour tirer, leurs coups
étaient plus assurés que ceux des miliciens, mis en tête de la
colonne. Aussi, un certain nombre d'entre eux furent-ils atteints
sur la lisière des bois.
Ce combat à distance dura une demi-heure environ, plutôt à
l'avantage du personnel de Camdless-Bay. Puis les assaillants se
ruèrent sur l'enceinte pour l'emporter d'assaut. Comme ils
voulaient l'attaquer sur plusieurs points à la fois, ils s'étaient
munis de planches et de madriers qu'ils avaient pris dans les
chantiers de la plantation, maintenant livrés aux flammes. En
vingt endroits, ces madriers, jetés en travers du rio, permirent
aux gens de l'Espagnol d'atteindre le pied des palanques, non sans
avoir éprouvé de sérieuses pertes en morts et en blessés. Et
alors, ils s'accrochèrent aux pieux, ils se hissèrent les uns sur
les autres, mais ils ne réussirent point à passer. Les Noirs,
exaspérés contre ces incendiaires, les repoussaient avec un grand
courage. Toutefois, il était manifeste que les défenseurs de
Camdless-Bay ne pouvaient se porter sur tous les points menacés
par un trop grand nombre d'ennemis. Jusqu'à la nuit tombante,
néanmoins, ils purent leur tenir tête, tout en n'ayant encore reçu
que des blessures peu graves. James Burbank et Walter Stannard,
bien qu'ils ne se fussent point épargnés, n'avaient pas même été
touchés. Seul, Edward Carrol, frappé d'une balle qui lui déchira
l'épaule, dut rentrer dans le hall de l'habitation, où
Mme Burbank, Alice et Zermah lui donnèrent tous leurs soins.
Cependant, la nuit allait venir en aide aux assaillants. À la
faveur des ténèbres, une cinquantaine des plus déterminés
s'approchèrent de la poterne et ils l'attaquèrent à coups de
hache. Elle résista. Sans doute, ils n'auraient pu l'enfoncer pour
pénétrer dans l'enceinte, si une brèche ne leur eût été ouverte
par un coup d'audace.
En effet, une partie des communs prit feu tout à coup, et les
flammes, dévorant ce bois très sec, rongèrent la partie des
palanques contre laquelle ils étaient appuyés. James Burbank se
précipita vers la partie incendiée de l'enceinte, sinon pour
l'éteindre, du moins pour la défendre...
Alors, à la lueur des flammes, on put voir un homme bondir à
travers la fumée, se précipiter au-dehors, franchir le rio sur les
madriers entassés à sa surface.
C'était un des assaillants qui avait pu pénétrer dans le parc, du
côté du Saint-John, en se glissant à travers les roseaux de la
rive. Puis, sans avoir été vu, il s'était introduit dans une des
écuries. Là, au risque de périr dans les flammes, il avait mis le
feu à quelques bottes de paille pour détruire cette portion des
palanques.
Une brèche était donc ouverte. En vain, James Burbank et ses
compagnons essayèrent-ils de barrer le passage. Une masse
d'assaillants se précipita au travers, et le parc fut aussitôt
envahi par quelques centaines d'hommes.
Beaucoup tombèrent de part et d'autre, car on se battait corps à
corps. Les coups de feu éclataient en toutes directions. Bientôt
Castle-House fut entièrement cerné, tandis que les Noirs, accablés
par le nombre, rejetés hors du parc, étaient forcés de prendre la
fuite au milieu des bois de Camdless-Bay. Ils avaient lutté tant
qu'ils avaient pu, avec dévouement, avec courage; mais, à résister
plus longtemps dans ces conditions inégales, ils eussent été
massacrés jusqu'au dernier.
James Burbank, Walter Stannard, Perry, les sous-régisseurs, John
Bruce qui, lui aussi, s'était bravement battu, quelques Noirs
enfin, avaient dû chercher refuge derrière les murailles de
Castle-House.
Il était alors près de huit heures du soir. La nuit était sombre à
l'ouest. Vers le nord, le ciel s'éclairait encore du reflet des
incendies, allumés à la surface du domaine.
James Burbank et Walter Stannard rentrèrent précipitamment.
«Il vous faut fuir, dit James Burbank, fuir à l'instant! Soit que
ces bandits pénètrent ici de vive force, soit qu'ils attendent au
pied de Castle-House jusqu'à l'instant où nous serons obligés de
nous rendre, il y a péril à rester! L'embarcation est prête! Il
est temps de partir! Ma femme, Alice, je vous en supplie, suivez
Zermah avec Dy au Roc-des-Cèdres! Là, vous serez en sûreté: et, si
nous sommes forcés de fuir à notre tour, nous vous retrouverons,
nous vous rejoindrons...
-- Mon père, dit Miss Alice, venez avec nous... et vous aussi,
monsieur Burbank!...
-- Oui!... James, oui!... viens!... s'écria Mme Burbank.
-- Moi! répondit James Burbank. Abandonner Castle-House à ces
misérables. Jamais, tant que la résistance sera possible!... Nous
pouvons tenir contre eux longtemps encore!... Et, lorsque nous
vous saurons en sûreté, nous n'en serons que plus forts pour nous
défendre!
-- James!...
-- Il le faut!»
Des hurlements plus terribles retentirent. La porte retentissait
des coups que lui assénaient les assaillants, en attaquant la
façade principale de Castle-House, du côté du fleuve.
«Partez! s'écria James Burbank. La nuit est déjà obscure!... On ne
vous verra pas dans l'ombre! Partez!... Vous nous paralysez en
restant ici!... Pour Dieu, partez!»
Zermah avait pris les devants, tenant la petite Dy par la main.
Mme Burbank dut s'arracher aux bras de son mari, Alice à ceux de
son père. Toutes deux disparurent par l'escalier qui s'engageait
dans le sous-sol pour descendre au tunnel de la crique Marino.
«Et maintenant, mes amis, dit James Burbank, en s'adressant à
Perry, aux sous-régisseurs, aux quelques Noirs qui ne l'avaient
pas quitté, défendons-nous jusqu'à la mort!»
Tous, à sa suite, gravirent le grand escalier du hall et allèrent
se poster aux fenêtres du premier étage. De là, aux centaines de
coups de feu qui criblaient de balles la façade de Castle-House,
ils répondirent par des coups de fusil plus rares, mais plus sûrs,
puisqu'ils portaient dans la masse des assaillants. Il faudrait
donc que ceux-ci en arrivassent à forcer la porte principale, soit
par la hache soit par le feu. Cette fois, personne ne leur
ouvrirait une brèche pour les introduire dans l'habitation. Ce qui
avait été tenté au-dehors contre une palissade de bois ne pouvait
plus l'être au-dedans contre des murs de pierre.
Cependant, en se déniant du mieux possible, au milieu de
l'obscurité déjà profonde, une vingtaine d'hommes résolus
s'approchèrent du perron. La porte fut alors attaquée plus
violemment. Il fallait qu'elle fût solide pour résister aux coups
de haches et de pics. Cette tentative coûta la vie à plusieurs des
assaillants, car la disposition des meurtrières permettait de
croiser les feux sur ce point.
En même temps, une circonstance vint aggraver la situation. Les
munitions menaçaient de manquer. James Burbank, ses amis, ses
régisseurs, les Noirs qui avaient été armés de fusils, en avaient
consommé la plus grande part, depuis trois heures que durait cet
assaut. S'il fallait résister pendant quelque temps encore,
comment le pourrait-on, puisque les dernières cartouches allaient
être brûlées? Faudrait-il abandonner Castle-House à ces forcenés,
qui n'en laisseraient que des ruines?
Et pourtant, il n'y aurait que ce parti à prendre, si les
assaillants parvenaient à forcer la porte, qui s'ébranlait déjà.
James Burbank le sentait bien, mais il voulait attendre. Une
diversion ne pouvait-elle à chaque instant se produire?
Maintenant, il n'y avait plus à craindre ni pour Mme Burbank, ni
pour sa fille, ni pour Alice Stannard. Et des hommes se devaient à
eux-mêmes de lutter jusqu'au bout contre ce ramas de meurtriers,
d'incendiaires et de pillards.
«Nous avons encore des munitions pour une heure! s'écria James
Burbank. Épuisons-les, mes amis, et ne livrons pas notre Castle-
House!»
James Burbank n'avait pas achevé sa phrase, qu'une sourde
détonation retentit au loin.
«Un coup de canon!» s'écria-t-il.
Une autre détonation se fit entendre encore dans la direction de
l'ouest, de l'autre côté du fleuve.
«Un second coup! dit M. Stannard.
-- Écoutons!» répondit James Burbank.
Troisième détonation qu'une poussée du vent apporta plus
distinctement jusqu'à Castle-House.
«Est-ce un signal pour rappeler les assaillants sur la rive
droite? dit Walter Stannard.
-- Peut-être! répondit John Bruce. Il est possible qu'il y ait une
alerte là-bas.
-- Oui, et, si ces trois coups de canon n'ont pas été tirés de
Jacksonville... dit le régisseur.
-- C'est qu'ils ont été tirés des navires fédéraux! s'écria James
Burbank. La flottille aurait-elle enfin forcé l'entrée du Saint-
John et remonté le fleuve?»
En somme, il n'était pas impossible à ce que le commodore Dupont
fût devenu maître du fleuve, au moins dans la partie inférieure de
son cours.
Il n'en était rien. Ces trois coups de canon avaient été tirés de
la batterie de Jacksonville. Cela ne fut bientôt que trop évident,
car ils ne se renouvelèrent pas. Il n'y avait donc aucun
engagement entre les navires nordistes et les troupes confédérées,
soit sur le Saint-John, soit sur les plaines du comté de Duval.
Et, il n'y eut plus à douter que ce fut un signal de rappel,
adressé aux chefs du détachement de la milice, lorsque Perry, qui
s'était porté à l'une des meurtrières latérales, s'écria:
«Ils se retirent!... Ils se retirent!»
James Burbank et ses compagnons se dirigèrent aussitôt vers la
fenêtre du centre, qui fut entrouverte.
Les coups de hache ne retentissaient plus sur la porte. Les coups
de feu avaient cessé. On n'entrevoyait plus un seul des
assaillants. Si leurs cris, leurs derniers hurlements, passaient
encore dans l'air, ils s'éloignaient manifestement.
Ainsi donc, un incident quelconque avait obligé les autorités de
Jacksonville à rappeler toute cette troupe sur l'autre rive du
Saint-John. Sans doute, il avait été convenu que trois coups de
canon seraient tirés pour le cas où quelque mouvement de l'escadre
menacerait les positions des confédérés. Aussi les assaillants
avaient-ils brusquement suspendu leur dernier assaut. Maintenant,
à travers les champs dévastés du domaine, ils suivaient cette
route encore éclairée des lueurs de l'incendie, et, une heure plus
tard, ils repassaient le fleuve à l'endroit où les attendaient
leurs embarcations, deux milles au-dessous de Camdless-Bay.
Bientôt les cris se furent éteints dans l'éloignement. Aux
bruyantes détonations succéda un silence absolu. C'était comme un
silence de mort sur la plantation.
Il était alors neuf heures et demie du soir. James Burbank et ses
compagnons redescendirent au rez-de-chaussée dans le hall. Là se
trouvait Edward Carrol, étendu sur un divan, légèrement blessé,
plutôt affaibli par la perte de son sang.
On lui apprit ce qui s'était passé à la suite du signal envoyé de
Jacksonville. Castle-House, en ce moment, du moins, n'avait plus
rien à craindre de la bande de Texar.
«Oui, sans doute, dit James Burbank, mais force est restée à la
violence, à l'arbitraire! Ce misérable a voulu disperser mes Noirs
affranchis, et ils sont dispersés! Il a voulu dévaster la
plantation par vengeance, et il n'y reste plus que des ruines!
-- James, dit Walter Stannard, il pouvait nous arriver de plus
grands malheurs encore. Aucun de nous n'a succombé en défendant
Castle-House. Votre femme, votre fille, la mienne, auraient pu
tomber entre les mains de ces malfaiteurs, et elles sont en
sûreté.
-- Vous avez raison, Stannard, et Dieu en soit loué! Ce qui a été
fait par ordre de Texar ne restera pas impuni, et je saurai faire
justice du sang versé!...
-- Peut-être, dit alors Edward Carrol, est-il regrettable que
madame Burbank, Alice, Dy et Zermah aient quitté Castle-House! Je
sais bien que nous étions très menacés alors!... Cependant,
j'aimerais mieux à présent les savoir ici!...
-- Avant le jour, j'irai les rejoindre, répondit James Burbank.
Elles doivent être dans une inquiétude mortelle, et il faut les
rassurer. Je verrai alors s'il y a lieu de les ramener à Camdless-
Bay ou de les laisser pendant quelques jours au Roc-des-Cèdres!
-- Oui, répondit M. Stannard, il ne faut rien précipiter. Tout
n'est peut-être pas fini... et, tant que Jacksonville sera sous la
domination de Texar, nous aurons lieu de craindre...
-- C'est pourquoi j'agirai prudemment, répondit James Burbank. --
Perry, vous veillerez à ce qu'une embarcation soit prête un peu
avant le jour. Il me suffira d'un homme pour remonter...»
Un cri douloureux, un appel désespéré, interrompit soudain James
Burbank.
Ce cri venait de la partie du parc dont les pelouses s'étendaient
devant l'habitation. Il fut bientôt suivi de ces mots:
«Mon père!... Mon père!...
-- La voix de ma fille! s'écria M. Stannard.
-- Ah! quelque nouveau malheur!...» répondit James Burbank. Et
tous, ouvrant la porte, se précipitèrent au-dehors.
Miss Alice se tenait là, à quelques pas, près de Mme Burbank, qui
était étendue sur le sol.
Dy ni Zermah ne se trouvaient avec elles.
«Mon enfant?...» s'écria James Burbank.
À sa voix, Mme Burbank se releva. Elle ne pouvait parler... Elle
tendit le bras vers le fleuve.
«Enlevées!... Enlevées!...
-- Oui!... par Texar!...» répondit Alice.
Puis elle s affaissa près de Mme Burbank.

XII
Les six jours qui suivent
Lorsque Mme Burbank et Miss Alice s'étaient engagées dans le
tunnel qui conduit à la petite crique Marino sur la rive du Saint-
John, Zermah les précédait. Celle-ci tenait la petite fille d'une
main, de l'autre, elle portait une lanterne, dont la faible lueur
éclairait leur marche. Arrivée à l'extrémité du tunnel, Zermah
avait prié Mme Burbank de l'attendre. Elle voulait s'assurer que
l'embarcation et les deux Noirs, qui devaient la conduire au Roc-
des-Cèdres, se trouvaient à leur poste. Après avoir ouvert la
porte qui fermait l'extrémité du tunnel, elle s'était avancée vers
le fleuve.
Depuis une minute -- rien qu'une minute -- Mme Burbank et Miss
Alice guettaient le retour de Zermah, lorsque la jeune fille
remarqua que la petite Dy n'était plus là.
«Dy?... Dy?...» cria Mme Burbank, au risque de trahir sa présence
en cet endroit.
L'enfant ne répondit pas. Habituée à toujours suivre Zermah, elle
l'avait accompagnée en dehors du tunnel, du côté de la crique,
sans que sa mère s'en fût aperçue.
Soudain, des gémissements se firent entendre. Pressentant quelque
nouveau danger, ne songeant même pas à se demander s'il ne les
menaçait pas elles-mêmes, Mme Burbank et Miss Alice s'élancèrent
au-dehors, coururent vers la rive du fleuve, et n'arrivèrent sur
la berge que pour voir une embarcation s'éloigner dans l'ombre.
«À moi... À moi!... C'est Texar!... criait Zermah.
-- Texar!... Texar!...» s'écria Miss Alice à son tour.
Et, de la main, elle montrait l'Espagnol, éclairé par le reflet
des incendies de Camdless-Bay, debout à l'arrière de
l'embarcation, laquelle ne tarda pas à disparaître.
Puis tout se tut.
Les deux Noirs, égorgés, gisaient sur le sol.
Alors Mme Burbank, affolée, suivie d'Alice qui n'avait pu la
retenir, se précipita vers la rive, appelant sa petite fille.
Aucun cri ne répondit aux siens. L'embarcation était devenue
invisible, soit que l'ombre la dérobât aux regards, soit qu'elle
traversât le fleuve pour accoster en quelque point de la rive
gauche.
Cette recherche se poursuivit inutilement pendant une heure.
Enfin, Mme Burbank, à bout de force, tomba sur la berge. Miss
Alice, déployant alors une énergie extraordinaire, parvint à
relever la malheureuse mère, à la soutenir, presque à la porter.
Au loin, dans la direction de Castle-House, éclataient les
détonations des armes à feu, et parfois les effroyables hurlements
de la bande assiégeante. Il fallait revenir de ce côté, pourtant!
Il fallait essayer de rentrer dans l'habitation par le tunnel, de
s'en faire ouvrir la porte qui communiquait avec l'escalier du
sous-sol. Une fois là, Miss Alice parviendrait-elle à se faire
entendre?
La jeune fille entraîna Mme Burbank, qui n'avait plus conscience
de ce qu'elle faisait. En revenant le long de la rive, il fallut
vingt fois s'arrêter. Toutes deux pouvaient à chaque instant
tomber dans une de ces bandes qui dévastaient la plantation. Peut-
être eût-il mieux valu attendre le jour? Mais, sur cette berge,
comment donner à Mme Burbank les soins qu'exigeait son état? Aussi
Miss Alice résolut-elle, coûte que coûte, de regagner Castle-
House. Toutefois, comme de suivre les courbes du fleuve allongeait
son chemin, elle pensa qu'il valait mieux aller plus directement à
travers les prairies, en se guidant sur la lueur des baraccons en
flammes. C'est ce qu'elle fit, et c'est ainsi qu'elle arriva aux
abords de l'habitation.
Là, Mme Burbank resta sans mouvement, près de Miss Alice, qui ne
pouvait plus se soutenir elle-même.
À ce moment, le détachement de la milice, suivie de la horde des
pillards, après avoir abandonné l'assaut, était loin déjà de
l'enceinte. On n'entendait plus aucun cri, ni à l'extérieur, ni à
l'intérieur. Miss Alice put croire que les assaillants, après
s'être emparés de Castle-House, l'avaient quitté, sans y avoir
laissé un seul de ses défenseurs. Alors elle éprouva une suprême
angoisse, et tomba à son tour épuisée, pendant qu'un dernier
gémissement lui échappait, un dernier appel. Il avait été entendu.
James Burbank et ses amis s'étaient jetés au-dehors. Maintenant,
ils savaient tout ce qui s'était passé à la crique Marino.
Qu'importait que ces bandits se fussent éloignés d'eux?
Qu'importait qu'ils n'eussent plus à craindre de se voir entre
leurs mains? Un effroyable malheur venait de les frapper. La
petite Dy était au pouvoir de Texar!
Voilà ce que Miss Alice raconta en phrases entrecoupées de
sanglots. Voilà ce qu'entendit Mme Burbank, revenue à elle, et
noyée dans ses larmes. Voilà ce qu'apprirent James Burbank,
Stannard, Carrol, Perry, et leurs quelques compagnons. Cette
pauvre enfant enlevée, entraînée on ne savait où, entre les mains
du plus cruel ennemi de son père!... Que pouvait-il y avoir au
delà, et était-il possible que l'avenir réservât de plus grandes
douleurs à cette famille?
Tous furent accablés de ce dernier coup. Après que Mme Burbank eut
été transportée dans sa chambre et déposée sur son lit, Miss Alice
était restée près d'elle.
En bas, dans le hall, James Burbank et ses amis cherchaient à se
concerter sur ce qu'il y aurait à faire pour retrouver Dy, pour
l'arracher avec Zermah aux mains de Texar. Oui, sans doute, la
dévouée métisse essayerait de défendre l'enfant jusqu'à la mort!
Mais, prisonnière d'un misérable animé d'une haine personnelle,
n'allait-elle pas payer de sa vie les dénonciations qu'elle avait
portées contre lui?
Alors, James Burbank s'accusait d'avoir obligé sa femme à quitter
Castle-House, de lui avoir préparé un moyen d'évasion qui avait
tourné si mal. Était-ce donc le hasard seul auquel il fallait
attribuer la présence de Texar à la crique Marino? Non,
évidemment. Texar, d'une façon ou d'une autre, connaissait
l'existence du tunnel. Il s'était dit que les défenseurs de
Camdless-Bay tenteraient peut-être de s'échapper par là,
lorsqu'ils ne pourraient plus tenir dans l'habitation. Et, après
avoir conduit sa troupe sur la rive droite du fleuve, après en
avoir forcé les palissades de l'enceinte, après avoir obligé James
Burbank et les siens à se réfugier derrière les murs de Castle-
House, nul doute qu'il ne fût venu se poster avec quelques-uns de
ses complices près de la crique Marino. Là, il avait inopinément
surpris les deux Noirs qui gardaient l'embarcation, il avait fait
égorger ces malheureux dont les cris ne purent être entendus au
milieu du tumulte des assaillants. Puis l'Espagnol avait attendu
que Zermah se montrât, et la petite Dy un peu après elle. Les
voyant seules, il dut penser que ni Mme Burbank ni son mari, ni
ses amis, ne s'étaient encore décidés à fuir Castle-House. Donc,
il fallait se contenter de cette proie, et il avait enlevé
l'enfant et la métisse pour les conduire en quelque retraite
inconnue où il serait impossible de les retrouver!
Et de quel coup plus terrible le misérable aurait-il pu frapper la
famille Burbank? Ce père, cette mère, les eût-il fait souffrir
davantage, s'il leur eût arraché le coeur!
Ce fut une horrible nuit que passèrent les survivants de Camdless-
Bay. Ne devaient-ils pas craindre, en outre, que les assaillants
songeassent, à revenir, plus nombreux ou mieux armés, afin
d'obliger les derniers défenseurs de Castle-House à se rendre?
Cela n'arriva pas, heureusement. Le jour reparut sans que James
Burbank et ses compagnons eussent été mis en alerte par une
nouvelle attaque.
Combien il aurait été utile, cependant, de savoir à quel propos
ces trois coups de canon avaient été tirés la veille, et pourquoi
les assaillants s'étaient repliés, alors qu'un dernier effort --
un effort d'une heure à peine -- leur eût livré l'habitation!
Devait-on croire que ce rappel était motivé par quelque
démonstration des fédéraux qui aurait eu lieu à l'embouchure du
Saint-John? Les navires du commodore Dupont étaient-ils maîtres de
Jacksonville? Rien n'eût été plus désirable dans l'intérêt de
James Burbank et des siens. Ils auraient pu commencer en toute
sécurité les plus actives recherches pour retrouver Dy et Zermah,
s'attaquer directement à Texar, si l'Espagnol n'avait pas battu en
retraite avec ses partisans, le poursuivre comme le promoteur des
dévastations de Camdless-Bay, et surtout comme l'auteur du double
rapt de la métisse et de l'enfant.
Cette fois, il n'y aurait pas d'alibi possible et de la nature de
celui que l'Espagnol avait invoqué au début de cette histoire,
quand il avait comparu, devant le magistrat de Saint-Augustine. Si
Texar n'était pas à la tête de cette bande de malfaiteurs qui
avait envahi Camdless-Bay -- ce que le messager de M. Harvey
n'avait pu dire à James Burbank -- le dernier cri de Zermah
n'avait-il pas clairement révélé quelle part directe il avait
prise au rapt. Et d'ailleurs, Miss Alice ne l'avait-elle pas
reconnu au moment où son embarcation s'éloignait?
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