La tentation de saint Antoine - 02

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pour mieux l'éclairer. Comme l'eau qui ruisselle d'une vasque, il
s'en épanche à flots continus,--de manière à faire un monticule sur
le sable,--des diamants, des escarboucles et des saphirs mêlés à de
grandes pièces d'or, portant des effigies de rois.
Comment! comment! des staters, des cycles, des dariques, des
aryandiques! Alexandre, Démétrius, les Ptolémées, César! mais chacun
d'eux n'en avait pas autant! Rien d'impossible! plus de souffrance! et
ces rayons qui m'éblouissent! Ah! mon cœur déborde! comme c'est bon!
oui!... oui!... encore! jamais assez! J'aurais beau en jeter à la mer
continuellement, il m'en restera. Pourquoi en perdre? Je garderai tout;
sans le dire à personne; je me ferai creuser dans le roc une chambre
qui sera couverte à l'intérieur de lames de bronze--et je viendrai là,
pour sentir les piles d'or s'enfoncer sous mes talons; j'y plongerai
mes bras comme dans des sacs de grain. Je veux m'en frotter le visage,
me coucher dessus!
Il lâche la torche pour embrasser le tas et tombe par terre sur la
poitrine.
Il se relève. La place est entièrement vide.
Qu'ai-je fait?
Si j'étais mort pendant ce temps-là, c'était l'enfer! l'enfer
irrévocable!
Il tremble de tous ses membres.
Je suis donc maudit? Eh non! c'est ma faute! je me laisse prendre à
tous les pièges! On n'est pas plus imbécile et plus infâme. Je voudrais
me battre, ou plutôt m'arracher de mon corps! Il y a trop longtemps que
je me contiens! J'ai besoin de me venger, de frapper, de tuer! c'est
comme si j'avais dans l'âme un troupeau de bêtes féroces. Je voudrais,
à coups de hache, au milieu d'une foule... Ah! un poignard!...
Il se jette sur son couteau, qu'il aperçoit. Le couteau glisse de sa
main, et Antoine reste accoté contre le mur de sa cabane, la bouche
grande ouverte, immobile,--cataleptique.

Tout l'entourage a disparu.
Il se croit à Alexandrie sur le Paneum, montagne artificielle
qu'entoure un escalier en limaçon et dressée au centre de la ville.
En face de lui s'étend le lac Mareotis, à droite la mer, à gauche la
campagne,--et, immédiatement sous ses yeux, une confusion de toits
plats, traversée du sud au nord et de l'est à l'ouest par deux rues
qui s'entre-croisent et forment, dans toute leur longueur, une file
de portiques à chapiteaux corinthiens. Les maisons surplombant cette
double colonnade ont des fenêtres à vitres coloriées. Quelques-unes
portent extérieurement d'énormes cages en bois, où l'air du dehors
s'engouffre.
Des monuments d'architecture différente se tassent les uns près
des autres. Des pylônes égyptiens dominent des temples grecs. Des
obélisques apparaissent comme des lances entre des créneaux de
briques rouges. Au milieu des places, il y a des Hermès à oreilles
pointues et des Anubis à tête de chien. Antoine distingue des
mosaïques dans les cours, et aux poutrelles des plafonds des tapis
accrochés.
Il embrasse, d'un seul coup d'œil, les deux ports (le Grand Port et
l'Eunoste), ronds tous les deux comme deux cirques, et que sépare
un môle joignant Alexandrie à l'îlot escarpé sur lequel se lève la
tour du Phare, quadrangulaire, haute de cinq cents coudées et à neuf
étages,--avec un amas de charbons noirs fumant à son sommet.
De petits ports intérieurs découpent les ports principaux. Le môle,
à chaque bout, est terminé par un pont établi sur des colonnes de
marbre plantées dans la mer. Des voiles passent dessous; et de
lourdes gabares débordantes de marchandises, des barques thalamèges
à incrustations d'ivoire, des gondoles couvertes d'un tendelet, des
trirèmes et des birèmes, toutes sortes de bateaux, circulent ou
stationnent contre les quais.
Autour du Grand Port, c'est une suite ininterrompue de constructions
royales: le palais des Ptolémées, le Museum, le Posidium, le
Cesareum, le Timonium où se réfugia Marc-Antoine, le Soma qui
contient le tombeau d'Alexandre;--tandis qu'à l'autre extrémité de la
ville, après l'Eunoste, on aperçoit dans un faubourg des fabriques de
verre, de parfums et de papyrus.
Des vendeurs ambulants, des portefaix, des âniers, courent, se
heurtent. Çà et là, un prêtre d'Osiris avec une peau de panthère sur
l'épaule, un soldat romain à casque de bronze, beaucoup de nègres. Au
seuil des boutiques des femmes s'arrêtent, des artisans travaillent;
et le grincement des chars fait envoler des oiseaux qui mangent par
terre les détritus des boucheries et des restes de poisson.
Sur l'uniformité des maisons blanches, le dessin des rues jette comme
un réseau noir. Les marchés pleins d'herbes y font des bouquets
verts, les sécheries des teinturiers des plaques de couleurs, les
ornements d'or au fronton des temples des points lumineux,--tout cela
compris dans l'enceinte ovale des murs grisâtres, sous la voûte du
ciel bleu, près de la mer immobile.
Mais la foule s'arrête et regarde du côté de l'Occident, d'où
s'avancent d'énormes tourbillons de poussière.
Ce sont les moines de la Thébaïde, vêtus de peaux de chèvre, armés
de gourdins, et hurlant un cantique de guerre et de religion avec ce
refrain: «Où sont-ils? où sont-ils?»
Antoine comprend qu'ils viennent pour tuer les Ariens.
Tout à coup les rues se vident,--et l'on ne voit plus que des pieds
levés.
Les solitaires maintenant sont dans la ville. Leurs formidables
bâtons, garnis de clous, tournent comme des soleils d'acier. On
entend le fracas des choses brisées dans les maisons. Il y a des
intervalles de silence. Puis de grands cris s'élèvent.
D'un bout à l'autre des rues, c'est un remous continuel de peuple
effaré.
Plusieurs tiennent des piques. Quelquefois, deux groupes se
rencontrent, n'en font qu'un; et cette masse glisse sur les dalles,
se disjoint, s'abat. Mais toujours les hommes à longs cheveux
reparaissent.
Des filets de fumée s'échappent du coin des édifices. Les battants
des portes éclatent. Des pans de murs s'écroulent. Des architraves
tombent.
Antoine retrouve tous ses ennemis l'un après l'autre. Il en reconnaît
qu'il avait oubliés; avant de les tuer, il les outrage. Il éventre,
égorge, assomme, traîne les vieillards par la barbe, écrase les
enfants, frappe les blessés. Et on se venge du luxe; ceux qui ne
savent pas lire déchirent les livres; d'autres cassent, abîment les
statues, les peintures, les meubles, les coffrets, mille délicatesses
dont ils ignorent l'usage et qui, à cause de cela, les exaspèrent. De
temps à autre, ils s'arrêtent tout hors d'haleine, puis recommencent.
Les habitants, réfugiés dans les cours, gémissent. Les femmes lèvent
au ciel leurs yeux en pleurs et leurs bras nus. Pour fléchir les
solitaires, elles embrassent leurs genoux; ils les renversent; et le
sang jaillit jusqu'aux plafonds, retombe en nappes le long des murs,
ruisselle du tronc des cadavres décapités, emplit les aqueducs, fait
par terre de larges flaques rouges.
Antoine en a jusqu'aux jarrets. Il marche dedans; il en hume les
gouttelettes sur ses lèvres, et tressaille de joie à le sentir contre
ses membres, sous sa tunique de poils, qui en est trempée.
La nuit vient. L'immense clameur s'apaise.
Les solitaires ont disparu.
Tout à coup, sur les galeries extérieures bordant les neuf étages du
Phare, Antoine aperçoit de grosses lignes noires comme seraient des
corbeaux arrêtés. Il y court, et il se trouve au sommet.
Un grand miroir de cuivre, tourné vers la haute mer, reflète les
navires qui sont au large.
Antoine s'amuse à les regarder; et à mesure qu'il les regarde, leur
nombre augmente.

Ils sont tassés dans un golfe ayant la forme d'un croissant. Par
derrière, sur un promontoire, s'étale une ville neuve d'architecture
romaine, avec des coupoles de pierre, des toits coniques, des marbres
roses et bleus, et une profusion d'airain appliquée aux volutes des
chapiteaux, à la crête des maisons, aux angles des corniches. Un bois
de cyprès la domine. La couleur de la mer est plus verte, l'air plus
froid. Sur les montagnes à l'horizon, il y a de la neige.
Antoine cherche sa route, quand un homme l'aborde et lui dit: «Venez!
on vous attend!»
Il traverse un forum, entre dans une cour, se baisse sous une porte;
et il arrive devant la façade du palais, décoré par un groupe en cire
qui représente l'empereur Constantin terrassant un dragon. Une vasque
de porphyre porte à son milieu une conque en or pleine de pistaches.
Son guide lui dit qu'il peut en prendre. Il en prend.
Puis il est comme perdu dans une succession d'appartements.
On voit le long des murs en mosaïque, des généraux offrant à
l'Empereur sur le plat de la main des villes conquises. Et partout,
ce sont des colonnes de basalte, des grilles en filigrane d'argent,
des sièges d'ivoire, des tapisseries brodées de perles. La lumière
tombe des voûtes, Antoine continue à marcher. De tièdes exhalaisons
circulent; il entend quelquefois le claquement discret d'une sandale.
Postés dans les antichambres, des gardiens--qui ressemblent à des
automates--tiennent sur leurs épaules des bâtons de vermeil.
Enfin, il se trouve au bas d'une salle terminée au fond par des
rideaux d'hyacinthe. Ils s'écartent et découvrent l'Empereur, assis
sur un trône, en tunique violette et chaussé de brodequins rouges à
bandes noires.
Un diadème de perles contourne sa chevelure disposée en rouleaux
symétriques. Il a les paupières tombantes, le nez droit, la
physionomie lourde et sournoise. Aux coins du dais étendu sur sa tête
quatre colombes d'or sont posées, et au pied du trône deux lions
d'émail accroupis. Les colombes se mettent à chanter, les lions à
rugir, l'Empereur roule des yeux, Antoine s'avance; et tout de suite,
sans préambule, ils se racontent des événements. Dans les villes
d'Antioche, d'Éphèse et d'Alexandrie, on a saccagé les temples et
fait avec les statues des dieux, des pots et des marmites; l'Empereur
en rit beaucoup, Antoine lui reproche sa tolérance envers les
Novatiens. Mais l'Empereur s'emporte; Novatiens, Ariens, Meléciens,
tous l'ennuient. Cependant il admire l'épiscopat, car les chrétiens
relevant des évêques, qui dépendent de cinq ou six personnages, il
s'agit de gagner ceux-là pour avoir à soi tous les autres. Aussi
n'a-t-il pas manqué de leur fournir des sommes considérables. Mais il
déteste les pères du Concile de Nicée.--«Allons-les voir!» Antoine le
suit.
Et ils se trouvent, de plain-pied, sur une terrasse.
Elle domine un hippodrome, rempli de monde et que surmontent des
portiques, où le reste de la foule se promène. Au centre du champ de
course s'étend une plate-forme étroite, portant sur sa longueur un
petit temple de Mercure, la statue de Constantin, trois serpents de
bronze entrelacés, à un bout de gros œufs en bois, et à l'autre sept
dauphins la queue en l'air.
Derrière le pavillon impérial, les préfets des chambres, les comtes
des domestiques et les patrices s'échelonnent jusqu'au premier étage
d'une église, dont toutes les fenêtres sont garnies de femmes. A
droite est la tribune de la faction bleue, à gauche celle de la
verte, en dessous un piquet de soldats, et, au niveau de l'arène un
rang d'arcs corinthiens, formant l'entrée des loges.
Les courses vont commencer, les chevaux s'alignent. De hauts
panaches, plantés entre leurs oreilles, se balancent au vent comme
des arbres; et ils secouent, dans leurs bonds, des chars en forme de
coquille, conduits par des cochers revêtus d'une sorte de cuirasse
multicolore, avec des manches étroites du poignet et larges du bras,
les jambes nues, toute la barbe, les cheveux rasés sur le front à la
mode des Huns.
Antoine est d'abord assourdi par le clapotement des voix. Du haut en
bas, il n'aperçoit que des visages fardés, des vêtements bigarrés,
des plaques d'orfèvrerie; et le sable de l'arène, tout blanc, brille
comme un miroir.
L'Empereur l'entretient. Il lui confie des choses importantes,
secrètes, lui avoue l'assassinat de son fils Crispus, lui demande
même des conseils pour sa santé.
Cependant Antoine remarque des esclaves au fond des loges. Ce sont
les pères du Concile de Nicée, en haillons, abjects. Le martyr
Paphnuce brosse la crinière d'un cheval, Théophile lave les jambes
d'un autre. Jean peint les sabots d'un troisième, Alexandre ramasse
du crottin dans une corbeille.
Antoine passe au milieu d'eux. Ils font la haie, le prient
d'intercéder, lui baisent les mains. La foule entière les hue; et
il jouit de leur dégradation, démesurément. Le voilà devenu un
des grands de la cour, confident de l'Empereur, premier ministre!
Constantin lui pose son diadème sur le front. Antoine le garde,
trouvant cet honneur tout simple.

Et bientôt se découvre sous les ténèbres une salle immense, éclairée
par des candélabres d'or.
Des colonnes, à demi perdues dans l'ombre tant elles sont hautes,
vont s'alignant à la file en dehors des tables qui se prolongent
jusqu'à l'horizon,--où apparaissent dans une vapeur lumineuse des
superpositions d'escaliers, des suites d'arcades, des colosses, des
tours, et par derrière une vague bordure de palais que dépassent des
cèdres, faisant des masses plus noires sur l'obscurité.
Les convives, couronnés de violettes, s'appuient du coude contre des
lits très bas. Le long de ces deux rangs des amphores qu'on incline
versent du vin;--et tout au fond, seul, coiffé de la tiare et couvert
d'escarboucles, mange et boit le roi Nabuchodonosor.
A sa droite et à sa gauche, deux théories de prêtres en bonnets
pointus balancent des encensoirs. Par terre, sous lui, rampent les
rois captifs, sans pieds ni mains, auxquels il jette des os à ronger;
plus bas se tiennent ses frères, avec un bandeau sur les yeux,--étant
tous aveugles.
Une plainte continue monte du fond des ergastules. Les sons doux et
lents d'un orgue hydraulique alternent avec les chœurs de voix;
et on sent qu'il y a tout autour de la salle une ville démesurée, un
océan d'hommes dont les flots battent les murs.
Les esclaves courent portant des plats. Des femmes circulent
offrant à boire, les corbeilles crient sous le poids des pains; et
un dromadaire, chargé d'outres percées, passe et revient, laissant
couler de la verveine pour rafraîchir les dalles.
Des belluaires amènent des lions. Des danseuses, les cheveux pris
dans des filets, tournent sur les mains en crachant du feu par
les narines; des bateleurs nègres jonglent, des enfants nus se
lancent des pelotes de neige, qui s'écrasent en tombant contre les
claires argenteries. La clameur est si formidable qu'on dirait une
tempête, et un nuage flotte sur le festin, tant il y a de viandes et
d'haleines. Quelquefois une flammèche des grands flambeaux, arrachée
par le vent, traverse la nuit comme une étoile qui file.
Le Roi essuie avec son bras les parfums de son visage. Il mange dans
les vases sacrés, puis les brise; et il énumère intérieurement ses
flottes, ses armées, ses peuples. Tout à l'heure, par caprice, il
brûlera son palais avec ses convives. Il compte rebâtir la tour de
Babel et détrôner Dieu.
Antoine lit, de loin, sur son front, toutes ses pensées. Elles le
pénètrent,--et il devient Nabuchodonosor.
Aussitôt il est repu de débordements et d'exterminations; et l'envie
le prend de se rouler dans la bassesse. D'ailleurs, la dégradation de
ce qui épouvante les hommes est un outrage fait à leur esprit, une
manière encore de les stupéfier; et comme rien n'est plus vil qu'une
bête brute, Antoine se met à quatre pattes sur la table et beugle
comme un taureau.
Il sent une douleur à la main,--un caillou, par hasard, l'a
blessé,--et il se retrouve devant sa cabane.
L'enceinte des roches est vide. Les étoiles rayonnent. Tout se tait.
Une fois de plus je me suis trompé! Pourquoi ces choses? Elles viennent
des soulèvements de la chair. Ah! misérable!
Il s'élance dans sa cabane, y prend un paquet de cordes, terminé par
des ongles métalliques, se dénude jusqu'à la ceinture, et levant la
tête vers le ciel:
Accepte ma pénitence, ô mon Dieu! ne la dédaigne pas pour sa faiblesse.
Rends-la aiguë, prolongée, excessive! Il est temps! à l'œuvre!
Il s'applique un cinglon vigoureux.
Aïe!... Non! non! pas de pitié!
Il recommence.
Oh! oh! oh! chaque coup me déchire la peau, me tranche les membres.
Cela me brûle horriblement!
Eh! ce n'est pas terrible! on s'y fait. Il me semble même...
Antoine s'arrête.
Va donc, lâche! va donc! Bien! bien! sur les bras, dans le dos, sur la
poitrine, contre le ventre, partout! Sifflez, lanières, mordez-moi,
arrachez-moi! Je voudrais que les gouttes de mon sang jaillissent
jusqu'aux étoiles, fissent craquer mes os, découvrir mes nerfs! Des
tenailles, des chevalets, du plomb fondu! Les martyrs en ont subi bien
d'autres! n'est-ce pas, Ammonaria?
L'ombre des cornes du Diable reparaît.
J'aurais pu être attaché à la colonne près de la tienne, face à face,
sous tes yeux, répondant à tes cris par mes soupirs! et nos douleurs se
seraient confondues, nos âmes se seraient mêlées.
Il se flagelle avec furie.
Tiens, tiens! pour toi! encore!... Mais voilà qu'un chatouillement me
parcourt. Quel supplice! quelles délices! ce sont comme des baisers. Ma
moelle se fond! je meurs!
Et il voit en face de lui trois cavaliers montés sur des onagres,
vêtus de robes vertes, tenant des lis à la main et se ressemblant
tous de figure.
Antoine se retourne, et il voit trois autres cavaliers semblables,
sur de pareils onagres, dans la même attitude.
Il recule. Alors les onagres, tous à la fois, font un pas et frottent
leur museau contre lui, en essayant de mordre son vêtement. Des voix
crient: «Par ici, par ici, c'est là!» Et des étendards paraissent
entre les fentes de la montagne avec des têtes de chameau en licol de
soie rouge, des mulets chargés de bagages, et des femmes couvertes de
voiles jaunes, montées à califourchon sur des chevaux pies.
Les bêtes haletantes se couchent, les esclaves se précipitent sur les
ballots, on déroule des tapis bariolés, on étale par terre des choses
qui brillent.
Un éléphant blanc, caparaçonné d'un filet d'or, accourt, en secouant
le bouquet de plumes d'autruche attaché à son frontal.
Sur son dos, parmi des coussins de laine bleue, jambes croisées,
paupières à demi closes et se balançant la tête, il y a une femme si
splendidement vêtue qu'elle envoie des rayons autour d'elle. La foule
se prosterne, l'éléphant ploie les genoux, et
LA REINE DE SABA
se laissant glisser le long de son épaule, descend sur les tapis et
s'avance vers saint Antoine.
Sa robe en brocart d'or, divisée régulièrement par des falbalas de
perles, de jais et de saphirs, lui serre la taille dans un corsage
étroit, rehaussé d'applications de couleur, qui représentent les
douze signes du Zodiaque. Elle a des patins très hauts, dont l'un
est noir et semé d'étoiles d'argent, avec un croissant de lune,--et
l'autre, qui est blanc, est couvert de gouttelettes d'or avec un
soleil au milieu.
Ses larges manches, garnies d'émeraudes et de plumes d'oiseau,
laissent voir à nu son petit bras rond, orné au poignet d'un bracelet
d'ébène, et ses mains chargées de bagues se terminent par des
ongles si pointus que le bout de ses doigts ressemble presque à des
aiguilles.
Une chaîne d'or plate, lui passant sous le menton, monte le long de
ses joues, s'enroule en spirale autour de sa coiffure, poudrée de
poudre bleue; puis, redescendant, lui effleure les épaules et vient
s'attacher sur sa poitrine à un scorpion de diamant, qui allonge
la langue entre ses seins. Deux grosses perles blondes tirent ses
oreilles. Le bord de ses paupières est peint en noir. Elle a sur la
pommette gauche une tache brune naturelle; et elle respire en ouvrant
la bouche, comme si son corset la gênait.
Elle secoue, tout en marchant, un parasol vert à manche d'ivoire,
entouré de sonnettes vermeilles;--et douze négrillons crépus portent
la longue queue de sa robe, dont un singe tient l'extrémité qu'il
soulève de temps à autre.
Elle dit:
Ah! bel ermite! bel ermite! mon cœur défaille!
A force de piétiner d'impatience, il m'est venu des calus au talon, et
j'ai cassé un de mes ongles! J'envoyais des bergers qui restaient sur
les montagnes la main étendue devant les yeux, et des chasseurs qui
criaient ton nom dans les bois, et des espions qui parcouraient toutes
les routes en disant à chaque passant: «L'avez-vous vu?»
La nuit, je pleurais, le visage tourné vers la muraille. Mes larmes,
à la longue, ont fait deux petits trous dans la mosaïque, comme des
flaques d'eau de mer dans les rochers, car je t'aime! Oh! oui! beaucoup!
Elle lui prend la barbe.
Ris donc, bel ermite! ris donc! Je suis très gaie, tu verras! Je
pince de la lyre, je danse comme une abeille, et je sais une foule
d'histoires à raconter toutes plus divertissantes les unes que les
autres.
Tu n'imagines pas la longue route que nous avons faite. Voilà les
onagres des courriers verts qui sont morts de fatigue!
Les onagres sont étendus par terre, sans mouvement.
Depuis trois grandes lunes, ils ont couru d'un train égal, avec un
caillou dans les dents pour couper le vent, la queue toujours droite,
le jarret toujours plié, et galopant toujours. On n'en retrouvera pas
de pareils! Ils me venaient de mon grand-père maternel, l'empereur
Saharil, fils d'Iakhschab, fils d'Iaarab, fils de Kastan. Ah! s'ils
vivaient encore, nous les attellerions à une litière pour nous en
retourner vite à la maison! Mais... comment!... à quoi songes-tu?
Elle l'examine.
Ah! quand tu seras mon mari, je t'habillerai, je te parfumerai, je
t'épilerai.
Antoine reste immobile, plus raide qu'un pieu, pâle comme un mort.
Tu as l'air triste; est-ce de quitter ta cabane? Moi, j'ai tout quitté
pour toi,--jusqu'au roi Salomon, qui a cependant beaucoup de sagesse,
vingt mille chariots de guerre et une belle barbe! Je t'ai apporté mes
cadeaux de noces. Choisis.
Elle se promène entre les rangées d'esclaves et les marchandises.
Voici du baume de Génézareth, de l'encens du cap Gardefan, du ladanon,
du cinnamome, et du silphium, bon à mettre dans les sauces. Il y a
là dedans des broderies d'Assur, des ivoires du Gange, de la pourpre
d'Élisa; et cette boîte de neige contient une outre de chalibon, vin
réservé pour les rois d'Assyrie,--et qui se boit pur dans une corne de
licorne. Voilà des colliers, des agrafes, des filets, des parasols, de
la poudre d'or de Baasa, du cassiteros de Tartessus, du bois bleu de
Pandio, des fourrures blanches d'Issedonie, des escarboucles de l'île
Palæsimonde, et des cure-dents faits avec les poils du tachas,--animal
perdu qui se trouve sous la terre. Ces coussins sont d'Émath, et ces
franges à manteau de Palmyre. Sur ce tapis de Babylone, il y a... mais
viens donc! Viens donc!
Elle tire saint Antoine par la manche. Il résiste. Elle continue:
Ce tissu mince, qui craque sous les doigts avec un bruit d'étincelles,
est la fameuse toile jaune apportée par les marchands de la Bactriane.
Il leur faut quarante-trois interprètes dans leur voyage. Je t'en ferai
faire des robes, que tu mettras à la maison.
Poussez les crochets de l'étui en sycomore, et donnez-moi la cassette
d'ivoire qui est au garrot de mon éléphant!
On retire d'une boîte quelque chose de rond couvert d'un voile, et
l'on apporte un petit coffret chargé de ciselures.
Veux-tu le bouclier de Dgian-ben-Dgian, celui qui a bâti les Pyramides?
le voilà! Il est composé de sept peaux de dragon mises l'une sur
l'autre, jointes par des vis de diamant, et qui ont été tannées dans
de la bile de parricide. Il représente, d'un côté, toutes les guerres
qui ont eu lieu depuis l'invention des armes, et, de l'autre, toutes
les guerres qui auront lieu jusqu'à la fin du monde. La foudre rebondit
dessus, comme une balle de liège. Je vais le passer à ton bras, et tu
le porteras à la chasse.
Mais si tu savais ce que j'ai dans ma petite boîte! Retourne-la, tâche
de l'ouvrir! Personne n'y parviendrait. Embrasse-moi, je te le dirai.
Elle prend saint Antoine par les deux joues; il la repousse à bras
tendus.
C'était une nuit que le roi Salomon perdait la tête. Enfin nous
conclûmes un marché. Il se leva, et sortant à pas de loup...
Elle fait une pirouette.
Ah! ah! bel ermite! tu ne le sauras pas! tu ne le sauras pas!
Elle secoue son parasol, dont toutes les clochettes tintent.
Et j'ai bien d'autres choses encore, va! J'ai des trésors enfermés
dans des galeries où l'on se perd comme dans un bois. J'ai des palais
d'été en treillage de roseaux, et des palais d'hiver en marbre noir. Au
milieu de lacs grands comme des mers, j'ai des îles rondes comme des
pièces d'argent, toutes couvertes de nacre, et dont les rivages font de
la musique, au battement des flots tièdes qui se roulent sur le sable.
Les esclaves de mes cuisines prennent des oiseaux dans mes volières et
pêchent le poisson dans mes viviers. J'ai des graveurs continuellement
assis pour creuser mon portrait sur des pierres dures, des fondeurs
haletants qui coulent mes statues, des parfumeurs qui mêlent le suc des
plantes à des vinaigres et battent des pâtes. J'ai des couturières qui
me coupent des étoffes, des orfèvres qui me travaillent des bijoux,
des coiffeuses qui sont à me chercher des coiffures, et des peintres
attentifs, versant sur mes lambris des résines bouillantes, qu'ils
refroidissent avec des éventails. J'ai des suivantes de quoi faire un
harem, des eunuques de quoi faire une armée. J'ai des armées, j'ai des
peuples! J'ai dans mon vestibule une garde de nains portant sur le dos
des trompes d'ivoire.
Antoine soupire.
J'ai des attelages de gazelles, des quadriges d'éléphants, des couples
de chameaux par centaines, et des cavales à crinière si longue que
leurs pieds y entrent quand elles galopent, et des troupeaux à cornes
si larges que l'on abat les bois devant eux quand ils pâturent. J'ai
des girafes qui se promènent dans mes jardins, et qui avancent leur
tête sur le bord de mon toit quand je prends l'air après dîner.
Assise dans une coquille et traînée par les dauphins, je me promène
dans les grottes, écoutant tomber l'eau des stalactites. Je vais au
pays des diamants, où les magiciens mes amis me laissent choisir les
plus beaux; puis je remonte sur la terre, et je rentre chez moi.
Elle pousse un sifflement aigu;--et un grand oiseau, qui descend du
ciel, vient s'abattre sur le sommet de sa chevelure, dont il fait
tomber la poudre bleue.
Son plumage, de couleur orange, semble composé d'écailles
métalliques. Sa petite tête, garnie d'une huppe d'argent, représente
un visage humain. Il a quatre ailes, des pattes de vautour, et une
immense queue de paon, qu'il étale en rond derrière lui.
Il saisit dans son bec le parasol de la Reine, chancelle un peu avant
de prendre son aplomb, puis hérisse toutes ses plumes et demeure
immobile.
Merci, beau Simorg-anka! toi qui m'as appris où se cachait l'amoureux!
Merci! merci! messager de mon cœur!
Il vole comme le désir. Il fait le tour du monde dans sa journée. Le
soir, il revient; il se pose au pied de ma couche; il me raconte ce
qu'il a vu, les mers qui ont passé sous lui avec les poissons et les
navires, les grands déserts vides qu'il a contemplés du haut des cieux,
et toutes les moissons qui se courbaient dans la campagne, et les
plantes qui poussaient sur le mur des villes abandonnées.
Elle tord ses bras langoureusement.
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