Opúsculos por Alexandre Herculano - Tomo 02 - 08

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illuminations splendides, et l'on s'habilla de drap national
horriblement grossier et passablement cher. Ce fut un feu croisé de
banquets, de processions, de fusées, de discours, d'arcs-de-triomphe, de
revues, de _Te Deum_, d'élections, d'articles de journaux, et de coups
de canon. Chaque jour amenait sa fête nouvelle; on en raffolait. C’était
une pluie battante d'hymnes, de sonnets, de chansons, de drames, de
coupes d'habits, de formes de souliers libéraux. Les loges maçoniques se
multipliaient: des sots y allaient en foule verser leur argent en
l'honneur du _Suprême Architecte de l'Univers_, et les habiles y
allaient aussi manger pieusement le susdit argent, toujours en l'honneur
du susdit _Architecte_. C'ètait à en crever de plaisir et
d'enthousiasme. Les cortès s'assemblèrent. On fit une constitution à peu
près republicaine, mais parfaitement inapplicable au pays. On répéta,
mot pour mot, traduits en portugais, ou peu s'en fallait, les discours
les plus saillants du _Choix des Rapports_, ou les pages les plus
excentriques de Rousseau et de Bentham; ce que l'on faisait avec la
probité littéraire la plus scrupuleuse à l'ègard des idées, en
n'omettant que le nom des auteurs. Le peuple était ébahi de se trouver
si grand, si libre, si riche en droit théorique, car pour ce qui était
de la réalité, c'est-à-dire les faits palpables, matériels de la vie
économique, ils étaient restés, à bien peu de chose prés, les mêmes.
Cela dura deux bonnes années. Tandis que les libéraux babillaient,
l'absolutisme, qui s'était tû, pensait; et quoique, comme chacun sait,
il ne soit point un très-fort penseur, il raisonna juste, car il en
avait bésoin.
La révolution, prise dans son ensemble, n'offrait qu'un côté sérieux.
C'était ce qui avait quelque rapport avec ses causes les plus efficaces,
ce qui était la conséquence de ces causes; l'affirmation de son idée
negative. Il _n_'y avait plus d'anglais dans l'armée, _ni_, d'une
manière ostensible, dans le gouvernement; le roi _n_'était plus au
Brésil. L'inquisition, vieille mégère aux dents ébréchées, aux ongles
brisés, qui ne faisait plus peur, quand on la tua, qu'à quelque
femmelette assez sotte pour se croire sorcière, ou à quelque moine
lascif assez fou pour afficher publiquement ses vices, avait cessé
d'exister, c'est vrai; mais l'absolutisme pouvait, sans gêne, se passer
de ses services. En laissant les anglais en Angleterre, le roi à Ajuda
ou à Bemposta, et l'inquisition à la voirie, la réaction n'avait à
rencontrer sur sa route aucune idée morale assez grande pour lui offrir
un obstacle de quelque poids, aucuns intérêts matériels nouveaux créés,
pour le peuple et parmi le peuple, qu'il fallût heurter. Quant à ces
intérets, la révolution n'avait songé qu'aux draps, et les draps étaient
chose morte. Nos amis d'Angleterre nous avaient fourni du drap
_national_ meilleur et à plus bas prix. Le patriotisme _de re vestiaria_
avait déjà déserté pour le camp anglais. Il ne restait rien à combattre
que les criailleries des beaux parleurs. Mais la réaction, en fermant
les cortès et en mettant à leur place la censure et la police, en aurait
aisêment raison.
Voilà ce qu'on pensait et ce qui était d'un bon sens admirable.
Aussitôt que l'absolutisme trouva le fruit mur, il le détacha de l'arbre
presque sans secousse. L'armée, qui avait fait la révolution, la défit.
D'un coup de pied, l'on envoya la constitution rouler à la voirie où
gîsait l'inquisition. Elles y restèrent paisiblement toutes les deux,
côte à côte, dormant le sommeil du juste.
Le roi se trouva maître absolu du pays. Permettez-moi que je vous parle
un peu de ce bon Jean VI, qui étail, peut-être, le plus brave homme de
son royaume. Quoiqu'il fût très laid, nos vieux libéraux, avec quelques
grains de bon sens, en auraient fait l'un des plus beaux types de roi
constitutionnel qui fût jamais. Philosophe et théologien à sa manière,
les questions tant soit peu creuses et mystiques du droit divin et de la
souveraineté populaire ne semblent lui avoir donné done beacoup de
souci. Il n'était pas même en très-bonne odeur de sainteté auprès des
véritables amis du trône et de l'autel. On l'accusait de pencher du côté
des francs-maçons, ce qui peut faire honneur à sa bonté, mais pas du
tout à son intelligence. Il aimait ses aimait presqu'autant que ses
bonnes pièces d'or, qu'il encaissait avec une tendresse vraiment
paternelle; presqu'autant que ses moines franciscains à la voix de
Stentor, avec lesquels il psalmodiait, à Mafra, des _Oremus_. Les
libéraux lui avaient ponctuellement payé je ne sais combien de millions
de francs de sa dotation royale, et le chant des moines avait retenti,
sans interruption, sous les voûtes du couvent-palais de Mafra, Il ne
pouvait raisonablement pas garder rancune à de si honnêtes gens. Du
reste, ces démocrates de 1820, empesés, raides, à la cravate blanche, à
l'habit noir, aux manières respectueuses et posées, prenant énormement
de tabac, cuirassés de droit romain, et ne parlant des rois-jadis qu'en
faisant claquer devant leurs noms la formule sacrémentelle le _seigneur
roi un tel_, ne pouvaient inspirer moulte crainte à Jean VI, qui avait
toute cette finesse proverbiale des campagnards de la banlieue de
Lisbonne, où il était né. Après la chûte de la constitution, quelques
bonnes âmes voulaient, à toute force, qu'il tâtât un peu de la tyrannie;
mais ce n'était pas un mêts de son goût; il préférait les poules grasses
que ses compères, les campagnards de la banlieue, lui vendaient le plus
cher possible, et que, bien assaisonnées, sa majesté se plaîsait à
dépecer, sans couteau ni fourchette, de ses royales mains. C'était sa
cruauté à lui! On insista, croyant que, parcequ'il portait un chapeau
troué et rapiécé comme Luiz XI, il devait porter aussi un coeur de
tyran. Le roi riait dans sa barbe de cette étrange bévue. S'il portait
ce chapeau, c'est qu'il ne voulait pas en acheter un autre, car un
chapeau n'est pas chose qu'on achète avec des mots. Il le portait aussi
pour une autre raison, tout juste et absolument contraire aux désirs de
ces bons messieurs les tyranneaux. De sa vie, il n'avait eu qu'une seule
fois l'envie de faire le Néron. Ce fut à propôs d'un superbe manteau de
drap bleu tout neuf, qui lui avait coûté une douzaine au moins de belles
et bonnes pièces d'or, et qu'on lui vola dans son carrosse, un jour
qu'il s'était rendu à l'églisse patriarchale, pour entendre beugler des
antiennes à je ne sais plus quel _basso_ célèbre venu, tout exprès, dans
ses états, pour chanter, moyennant un prix fabuleux, le nom du Seigneur.
Sa colère lui avait fait mal; les idées de vengeance et de sang qui lui
avaient trotté par la cervelle, en se trouvant volé, le remplissaient
d'horreur. Or, s'il achetait un chapeau neuf, ne pourrait-on pas le lui
voler aussi, et ne pourrait-il pas lui, la colère l'emportant, envoyer,
à propos d'un chapeau volé, quelque pauvre diable au gibet? C'est là ce
qui lui faisait passer outre le chapitre des chapeaux neufs.
L'histoire du roi Jean VI finit comme finissent toutes les biographies:
par la mort. Les libéraux en furent désolés. Je n'étais alors qu'un
enfant; mais je garde encore bien vif le souvenir de cet événement. Mon
père, libéral de vieille roche, ma mère, mon aîeule, toute la famille
pleurait à chaudes larmes: je pleurais aussi, car j'etais né un peu
poète et j'avais l'instinct de l'harmonie. Il est vrai que je n'y
comprenais rien, car pour moi ces mots--«Le roi est mort!»--signifiaient
tout bonnement que je ne verrais plus un gros et laid vieillard, à
l'oeil terne, aux joues basanées et flasques, au dos voûté, aux jambes
enflées, enfoncé dans un carrosse et suivi d'un escadron de cavalerie.
Si donc je pleurais, c'était pour l'ensemble; car, pour parler
franchement, ne pouvant apprecier le moral du roi, son physique me
faisait horriblement peur.
Le vieux dicton français _Le roi est mort, vive le roi!_ a, quoiqu'on
dise, un sens profond. C'est que la monarchie, élément et symbole de
l'unité sociale, ne peut pas plus avoir une solution de continuité dans
la succession des temps, que s'éparpiller, dans sa vie d'actualité, aux
mains de deux ou trois individus. La royauté, mon cher républicain, n'a
pas de fissures. Les empereurs ne s'y glissent pas comme des chenilles:
il faut qu'ils ouvrent une trouée bien large, en face de tout le monde
et à beaux coups de canon, ce qui n'est pas facile, attendu que les
vieilles royautés ont la peau et les os assez durs. C'est ce qu'on a
compris à Lisbonne en 1825, mieux qu'à Paris en 1848: je vous en demande
bien pardon.
Tout le monde cria donc:--«Le roi est mort, vive le roi!»--et tout le
monde aussi tomba d'accord que le roi était D. Pedro, le fils aîné de
Jean VI. Cela, du moins, semblait clair. Pour les uns D. Pedro
signifiait l'espoir du gouvernement absolu, pour les autres le retour
aux institutions libérales. Il fallait bien que quelqu'un se trompât. On
envoya au Brésil une députation chargée de porter au prince la vieille
couronne portugaise et les serments d'allégeance de son peuple. D.
Pedro, en acceptant la couronne, dérouta les espérances de ceux qui
avaient compté sur lui ou, du moins, sur son indifférence supposée
touchant les affaires du Portugal, pour étayer, en son nom, l'édifice
vermoulu du passé. Il octroya une charte à ses nouveaux sujets, charte
qui avait sur la constitution démocratique de 1822 la supériorité
incontestable d'être possible; puis il abdiqua la couronne en faveur de
sa fille la reine D. Maria.
En suite de ces actes là D. Pedro devint, comme de raison, de roi on ne
peut plus légitime, furieusement illégitime.
Je ne sais si ce que je vais vous dire est un fait en France; chez nous,
c'est la règle. Dans tous procès, il est d'usage que les parties fassent
parvenir au juge chacune son factum extra-judiciaire, où elles exposent
leur droit, et où l'on déclare avoir pleine et entière confiance dans
les lumières, l'impartialité, la justice et les autres _incontestables_
vertus du magistrat. La cause jugée, il faut bien que l'un des deux
plaideurs reste sur le carreau. Alors, le moins dont le vaincu accuse le
ci-devant intègre et savant personnage, c'est d'être un voleur ou un
ignorant. Je trouve cela, sinon très philosophique, du moins très
humain. En octroyant la charte, D. Pedro devint ex-légitime au même
titre que le juge devient ex-intègre et ex-savant.
Ce fut un fait qui porta ses fruits.
La charte fut donc proclamée en Portugal. Les vieux libéraux reprirent
leur cravate blanche, leur habit noir, leur tabatière, sans oublier de
remettre également sous le bras leur digeste, leur _Choix de Rapports_,
leur Rousseau et leur Bentham. Les illuminations, les fusées, les
arcs-de-triomphe, les journaux, les hymnes, les revues militaires, les
franc-maçons, les banquets, les discours patriotiques tombèrent, comme
une rosée bienfaisante, sur le sol aride de la patrie. Même, se j'en
garde bon souvenir, le drap _national_, fabriqué ou non en Angleterre,
grimpa en pantalons jusques aux hanches de ces messieurs. Le drame
allégorique alla son train sur les théâtres, et l'ode patriotique
remplaça le vieux sonnet; car on avait fait des progrès en littérature.
Les deux chambres, qui avaient pris la place des cortès, s'ouvrirent. On
parla, on déclama, on fit des rapports et d'autres choses qui avaient la
prétention de ressembler à des lois. On se garda bien, cependant, de
toucher à la vieille machine sociale. Tous les abus, toutes les
institutions poudreuses, vermoulues, branlantes, qui servaient, tant
bien que mal, de béquilles à la monarchie pure dans sa lourde marche
gouvernementale, restèrent sur pied. L'absolutisme, qui, sous le
soufflet de D. Pedro, était tombé à la renverse, se releva, secoua les
basques de son habit de velours, rajusta sa perruque, se tâta le pouls,
et trouva qu'en bonne conscience il y avait loin de cette rechûte
constitutionnelle à une apoplexie foudroyante. Il dérogea une fois
encore à ses habitudes de non-penseur, et se mit à se creuser la tête
comme le premier manant venu. La réflexion est la mère du bon conseil.
Après deux années d'hymnes et de discours, on ne peut plus libéraux, les
institutions représenlatives s'en allèrent de nouveau, chassées, cette
fois, un peu plus rudement, car le libéralisme voulut se défendre et il
fut battu à plate couture. Comme dans les _Templiers_ de Raynouard:
......les chants avaient cessé;
car le bon roi Jean VI dormait dans son cercueil.
Il y eut des larmes mèlées de sang.
Je ne vous rappellarai pas ce qui se passa en Portugal pendant quatre
années: l'Europe en a retenti. Ce fut admirable selon les uns; ce fut
repoussant selon les autres. Chacun a ses gouts. Quelques libéraux
persécutés, traqués comme des bêtes fauves, allèrent se cramponner sur
un rocher au milieu de l'océan. D'autres cherchèrent un asile en France,
en Angleterre et en Belgique. Ils oublièrent un peu les sonnets et les
odes; ils devinrent moins éloquents et plus taciturnes. L'air de l'exil
est bon à quelque chose; ça retrempe les nerfs. D'ailleurs, pendant dix
ans, la mort et la vieillesse avaient éclairci les rangs des démocrates
de 1820. Déjà la cravate noire empiétait scandaleusement sur la cravate
blanche. La génération nouvelle surgissait grave et pensive, au milieu
de ces bonnes gens à la face rebondie, à l'enthousiasme ronflant,
graneis admirateurs de la fausse liberté romaine, lents, ventrus,
solennels, comme un ancien abbé de Alcobaça ou de Clairvaux. On attaqua
les constitutionnels dans leur île: ils se défendirent bravement et
repoussèrent l'assaut. Après cela, ils tâchèrent d'organiser une petite
armée. L'émigration ne cessait pas. Des hommes hardis et dévoués
allaient, à travers des périls innombrables, et luttant avec des
difficultés presqu'insurmontables, se réunir à eux et grossir les rangs
de cette armée naissante. En dépit de la vigilance du gouvernement de
Lisbonne, les constitutionnels qui étaient restés en Portugal envoyaient
à Terceira des secours et surtout des promesses. Dès lors, on songea à
agrandir l'asile que la liberté avait trouvé au milieu des mers et où,
de prime abord, on avait pensé qu'elle trouverait sa tombe. On emporta
de vive force quelques unes des autres îles des Açores. On y trouva des
ressources en hommes et en argent. La lutte devenait sérieuse. Ce fut au
milieu de ces événements que D. Pedro, par des causes biens connues,
revient en Europe et prit en main la direction des affaires de la reine
sa fille. Ce fut alors, aussi, qu'en organisant un ministère, le duc de
Bragance jeta les yeux sur Mousinho et l'appela dans son conseil.

II
Si vous, mon cher F..., eussiez connu Mousinho da Silveira, vous
l'auriez pris au premier abord pour un homme vulgaire. Il n'y avait,
dans sa figure, dans son regard, rien qui dénonçat ce génie audacieux et
bouillant, cette ame aux pensées mâles et énergiques, allant droit au
but comme la balle à la cible. Ces pensées brisaient les obstacles,
semaient la douleur à droite et à gauche, troublaient le bonheur de
maintes familles, voire même de classes entières; mais elles étaient
toujours rèformatrices, fècondes, pleines d'avenir. Je n'ai connu
personnellement Mousinho que quelques années après son ministère aux
Açores et à Porto. A cette epoque, simple soldat à l'armée de D. Pedro,
passablement ignorant, et dépassant à peine l'âge de vingt ans, je ne me
souciais guère des ministres de l'ex-empereur, ni de leurs ordonnances
révolutionnaires. Pour moi, comme pour mes camarades, il n'y avait parmi
tous ces gens qui nous menaient qu'un personnage pour lequel nous
eussions une admiration sans bornes. C'était ce duc de Bragance, ce
prince qui, en tombant du trône, s'était relevé héros; c'était ce fils
de Jean VI le roi débonnaire, que le jour du combat nous voyions au
milieu des balles qui pleuvaient, donnant des ordres avec sa voix
vibrante, ou pointant un canon comme le plus habile artilleur; car, je
vous le jure, mon cher républicain, cet ex-roi de Portugal, cet
ex-empereur du Brésil, ce petit-fils de tant de rois savait se battre
pour la liberté beaucoup mieux que bon nombre de libéraux et de
démocrates de notre connaissance. Or Mousinho ne se battait pas, lui;
c'était un _pékin_, qui barbouillait du papier, qui griffonnait des
rapports et des décrets; sourd, gauche, très-peu soigné dans sa mise,
n'ayant jamais senti l'odeur de la poudre, ni degusté le rack, et par
dessus le marché un peu fou, à ce qu'on disait. Il est vrai qu'au
bivouac et sous la tente dressée avec des branches de chêne et de
marronnier recouvertes de paille, durant les longues veillées d'un hiver
rigoureux, nous autres les soldats nous nous oubliions quelquefois au
point de parler politique. Alors un vieux docteur de régiment en capote
grise, à la barbe touffue, aux moustaches retroussées, se levait,
fourrait la main gauche dans sa ceinture de cuir, tirait de sa poche la
_Chronica_ (journal officiel), et, en secouant par saccades sa giberne
luisante, il lisait à haute voix quelque nouveau décret de démolilion
sociale accroché à un de ces rapports, caustiques et sérieux à la fois,
pleins de fautes de grammaire, mais toujours graves dans leur but et
donnant toujours à penser. Il y avait de vieux soudards, qui dérogeaient
jusqu'au point d'épeler quelque Premier-Porto, où l'on rappelait, en
style diablement faux et embrouillé, les lois dictatoriales déjà
promulguées pour détruire l'ancienne organisation politique du royaume,
en les mettant au rang de nos plus puissans moyens de triomphe. En
écoutant ces fadaises, nous haussions les épaules de pitié, et nous
regardions le bout de nos fusils, en frappant de la main sur nos
gibernes. Ces décrets, ces rapports et ces longs articles nous
inspiraient un souverain mépris. Une charge à la baïonnette, ou une
bonne douzaine de volées de balles étaient, à notre avis, des moyens
infiniment plus éfficaces que tout ce fatras de lois ridicules, faites
pour un pays où nous ne possédions que trois ou quatre lieues carrées,
et qu'il fallait conquérir sur des soldats aussi fanatiques dans leurs
croyances que nous l'étions dans les nôtres. Et cependant c'était le
rapport barbare de la loi; c'étaient même, helas! les bavardages du
journaliste qui avaient raison. En effet, faites vous l'idée la plus
exagérée que vous pourrez, du courage, du dévouement, de la discipline,
de l'enthousiasme de ce petit corps d'armée dont le duc de Bragance
était l'ame: sans un fort ébranlement moral du pays en sa faveur, elle
eut pu accomplir les plus hauts faits d'armes, qu'elle n'aurait abouti
qu'à se faire tailler en pièces. Si ce n'est en Chine, il ne sera jamais
possible qu'une armée de moins de huit mille hommes fasse la conquête
d'un royaume défendu par quatre vingt mille. Et quels soldats, bon Dieu,
étaient ceux de l'armée royaliste! Nous qui les avons _vus de près_,
nous savons ce qu'ils valaient. Leurs chefs, leurs officiers n'égalaient
point les notres; tant s'en faut; mais les soldats nous surpassaient
peut-être. Cependant ils se laissèrent battre presque toujours: et ces
forces, disciplinées, superbement équipées, fanatisées par les prêtres
et les moines, qui payaient de leur personne, et que j'ai vus moi-même
deux ou trois fois, au milieu de la fusillade, les habits retroussés, le
crucifix à la main, les haranguant et leur montrant la victoire ou le
ciel au about de leurs efforts; ces forces s'amincissaient,
s'éparpilaient, disparaissaient pendant que les nôtres grossissaient,
s'élevant à la fin de la guerre civile jusqu'à soixante mille hommes. Ce
fait, qui frappait les esprits, a donné carrière à des explications de
tout genre. En général, les royalistes n'y ont vu que des trahisons; les
libéraux que la grandeur de leurs exploits, que leur activité et leur
courage. Pour chacun des événemens partiels dont se compose l'Iliade de
cette époque sanglante, on trouva des motifs, bons ou mauvais, tout
juste suffisans pour satisfaire le court raisonnement des
petits-esprits. C'était une brigade, un régiment, une compagnie
s'ébranlant ou ne s'ébranlant pas à propos; c'était un courier arrivant
ou n'arrivant pas en tems et lieu; c'était un général, un colonel, un
capitaine imprudent ou peureux. Au dessus de tous ces motifs ou d'autres
semblables planait la trahison des chefs: la trahison expliquait tout en
dernier ressort. J'aime autant croire que le triomphe definitif des
libéraux a eu des causes plus hautes et plus générales. Parmi ces causes
les lois de Mousinho furent vraiment les plus éfficaces, car ces lois
touchaient aux plus graves questions sociales. On abolit la dîme
ecclesiastique et les droits seigneuriaux: par là la propriété rurale et
les travail agricole, la petite industrie et le petit-commerce se
trouvaient libérés des deux tiers des impôts dont ils étaient grévés, et
dont à peine un mince lambeau revenait au fisc. On sépara les fonctions
judiciares des fonctions administratives. On organise les tribunaux de
justice en harmonie avec la charte. On adopta le systême administratif
français, ce qui fut, disons-le en passant, une erreur pratique, et un
contre-sens politique. Les emplois publics devinrent personnels et
non-transmissibles par hérédité. La deuxième et troisième lignes de
l'armée furent abolies. On laissa à tout le monde de droit d'enseigner
ce qu'un chacun savait, sous certaines restrictions raisonnables, mais
sans les entraves qu'en France, même après la révolution de juillet, on
n'a jamais osé briser. On entama la vieille et anti-économique
institution des majorats par la suppression de tous ceux dont le revenu
ne dépassait pas la somme de mille francs. Les corporations de
main-morte furent attaquées par la sécularisation d'un certain nombre de
couvens, et dans le rapport de l'ordonnance que l'on rendit à ce sujet,
l'on jeta des bases rationnelles pour la suppression totale, et
cependant graduelle, des établissemens de ce genre et des autres corps
ecclésiatiques non compris dans la véritable hiérarchie de l'église.
Cette suppression, il est vrai, fut réalisée depuis avec une
imprévoyance et une brutalité inouies, et, ce que pis est, inutiles.
L'impôt sur ventes et achats (_sisas_) fut limité aux transactions sur
des biens fonds: encore dans ce cas fut-il réduit de moitié, et même de
plus dans certaines hypothèses, car les _sisas_ étaient assez variables
en vertu du droit coutumier. On détruisit, enfin, quelques monopoles,
tels que ceux de la fabrication de savon, de la vente à l'étranger du
vin de Porto, etc. Ainsi le cabinet dont Mousinho était l'âme menait de
front la révolution politique et la révolution économique. En effet,
presque toutes les lois dictatoriales du duc de Bragance tenaient d'un
côté à la première, et de l'autre à seconde. Elles n'avaient pas autant
le caractère d'une édification nouvelle, que celui d'une effrayante
démolition. Mais la démolition, vu l'état du pays, était bien plus
importante que l'organisation. Il faudrait avoir connu à fond la vieille
masure où la nation s'abritait, pour savoir apprécier combien il y avait
de force et d'audace, et surtout de bon sens, dans ce travail
gigantesque de dèblai. Il fallait arracher la gorge du peuple aux
griffes de l'absolutisme qui l'étreignaient. Pour y arriver, le plus sur
et le plus certain était de les couper, et chacune des ordonnances du
duc de Bragance était un terrible coup de hache. Si elles pouvaient une
fois devenir lois du pays, les anciennes institutions tombaient aussitôt
pour ne plus se relever.
Croyez vouz que le peuple ne comprit pas cela?
Quand je dis le peuple je n'entends pas parler de la populace, qui ne
réfléchissait point; qui n'avait presque pas d'intêrêts matériels ou
moraux attachés aux mesures du cabinet Mousinho; qui journellement était
prêchée, excitée, fanatisée par des prêtres et par des moines. Cette
partie de la nation était alors ce qu'elle aujourd'hui, ce qu'elle sera
demain. Elle aimait à mendier aux portes des couvens et des abbayes, et
à s'enrôler parmi la valetaille des _donatarios da corôa_, des
_commendadores_, des _capitães-móres_, de tous ceux qui vivaient du
produit des vieilles taxes, que les institutions et les lois rendaient
légales, mais que la justice, la raison, et l'humanité rendaient
illégitimes. Non, ce n'est pas de ces gens-là que je vous parle: j'en
laisse le soin aux démocrates. Pour moi, le peuple est quelque chose de
grave, d'intelligent, de laborieux; ce sont ceux qui possèdent et qui
travaillent, depuis l'humble métayer, ou le laboureur de son propre
champ, jusqu'au grand propriétaire; depuis le colporteur et le
boutiquier jusqu'au marchand en gros; depuis l'homme de métier jusqu'au
fabricant. C'étaient ceux-ci que les lois de Mousinho regardaient de
plus près; c'était à eux qu'elles s'adressaient. Toutes les mesures du
parti royaliste pour empêcher l'effet moral de ces ordonnances sur
l'esprit des gens qu'elles favorisaient, étaient inutiles: les libéraux
les faisaient circuler partout: on les lisaint; on les commentait; on
comparait leurs résultats nécessaires avec les lourdes charges qui
écrasaient les classes laborieuses, et qui empêchaient tout progrès
matériel: car, pour vous donner une idée de l'état de notre agriculture
et de notre industrie il y a vingt ans, il suffira de vous dire que ce
pays, qui maintenant exporte des céréales, des pommes de terre, de
l'huile, de la viande, n'avait pas de quoi manger pendant deux ou trois
mois de l'année, et se trouvait obligé d'acheter des subsistances à prix
d'or; il vous suffira de savoir que dans ce pays, où voyez pulluler tant
d'industries, surtout de petites industries, on ne tissait pas une pouce
de cotonnade, et qu'on vendait le liège de nos chênes aux anglais, qui
nous le renvoyaient faconné en bouchons. Ces faits résument et
représentent notre histoire agricole et industrielle pendant les trente
premières années du dix-neuvième siècle.
Les doctrines proclamées et dévelopées dans les rapports et sanctionnées
dans les ordonnances du cabinet Mousinho, la religion du bien-être
matériel, du progrès économique, étaient le seul moyen que le parti
liberal eut à opposer à l'habile emploi que le parti contraire faisait
de l'ignorance et de la crédulité de la populace. On avait mis les
intérêts du gouvernement absolu sous la sauvegarde des croyances
religieuses; on avait accroché le salut des ames au bout de la lance de
l'étendard bleu et rouge: Mousinho mit le salut du corps des gens
taillables et corvéables sous la bannière bleue et blanche. Les deux
partis usaient de leur droit, mais avec des résultats divers. L'avantage
apparent restait du côté rouge et bleu; l'avantage réel restait du côté
bleu et blanc. Tout le monde assure qu'on aime son ame plus que son
corps, et tout le monde ment ou se trompe. Peu de gens en tombant
malades appellent le confesseur avant le médecin. Cette observation très
simple et d'une exactitude admirable, comme presque toutes les vérités
fécondes, faisait le fond de la politique de Mousinho. Voilà, ce me
semble, ce que explique, non pas absolument, je le sais, mais en grande
partie, ce manque d'énergie et d'ensemble, ces découragemens profonds
après des excès d'enthousiasme, ces tiraillemens et ces hésitations qui
travaillaient le parti royaliste, et qui l'on perdu. L'idée progressive
et l'espérance d'un meilleur avenir se trouvaient face à face avec
l'idée de l'immobilité dans la gêne et avec le malaise général. Il y
avait à l'armée absolutiste tant d'individus qui gagnaient à être
battus, qu'il eut été vraiment étonnant que beaucoup d'entre eux
n'eussent pas cherché de leur mieux à se faire battre. C'était la
trahison, mais non celle des chefs: c'était la trahison des miliciens,
des volontaires, voire même des _capitães de ordenanças_, marmottant
tous bas, et dans un autre sens, le refrain de Béranger--«vivent nos
amis; nos amis les ennemis»--après avoir crié à tue-tête--«vive la
religion; vive le rói.»--Il fallait bien que l'idée progressive
triomphât, car c'était la loi historique. Cependant comme ceci est un
fait qu'on ne mesure pas à l'aune; qui n'est ni blanc ni rouge; qu'on ne
touche pas du doigt, presque personne n'y croyait alors, vu qu'il n'est
pas donné à tout le monde, nommément à ceux qui admettent comme des
oracles les plus grosses sottises, de croire à ces choses là.
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