Le tragedie, gl'inni sacri e le odi - 32

celles qui ont lieu dans la vie réelle, pour amener le développement
de ces caractères et de ces moeurs: je dis seulement que, comme tout
genre a son écueil particulier, celui du genre romanesque c’est le faux.
La pensée des hommes se manifeste plus ou moins clairement par leurs
actions et par leurs discours; mais, alors même que l’on part de cette
large et solide base, il est encore bien rare d’atteindre à la vérité
dans l’expression des sentimens humains. A côté d’une idée claire,
simple et vraie, il s’en présente cent qui sont obscures, forcées ou
fausses; et c’est la difficulté de dégager nettement la première de
celles-ci qui rend si petit le nombre des bons poëtes. Cependant les plus
médiocres eux-mêmes sont souvent sur la voie de la vérité: ils en ont
toujours quelques indices plus ou moins vagues; seulement ces indices
sont difficiles à suivre: mais que sera-ce si on les néglige, si on les
dédaigne? Or c’est la faute qu’ont commise la plupart des romanciers en
inventant les faits; et il en est arrivé ce qui devait en arriver, que
la vérité leur a échappé plus souvent qu’à ceux qui se sont tenus plus
près de la réalité; il en est arrivé qu’ils se sont mis peu en peine de
la vraisemblance, tant dans les faits qu’ils ont imaginés que dans les
caractères dont ils ont fait sortir ces faits; et qu’à force d’inventer
d’histoires, de situations neuves, de dangers inattendus, d’oppositions
singulières de passions et d’intérêts, ils ont fini par créer une nature
humaine qui ne ressemble en rien à celle qu’ils avaient sous les yeux,
ou, pour mieux dire, à celle qu’ils n’ont pas su voir. Et cela est si
bien arrivé que l’épithète de romanesque a été consacrée pour désigner
généralement, à propos de sentimens et de moeurs, ce genre particulier de
fausseté, ce ton factice, ces traits de convention qui distinguent les
personnages de roman.
Dire que ce goût romanesque a envahi le théâtre, et que même les plus
grands poëtes ne s’en sont pas toujours préservés, ce n’est pas hasarder
un jugement; c’est tout simplement répéter une plainte déjà ancienne,
et qui devient tous les jours plus générale, une plainte que la vérité
a arrachée aux admirateurs les plus sincères et les plus éclairés de
ces grands poëtes. Laissant de côté toutes les causes du mal qui sont
étrangères à la question actuelle, et qui d’ailleurs ont déjà été l’objet
de beaucoup de recherches ingénieuses et savantes, quoique détachées et
incomplètes, je me bornerai à hasarder quelques indications légères sur
la part que peut y avoir la règle des deux unités.
D’abord elle force l’artiste, comme vous dites, Monsieur, à devenir
créateur. J’ai déjà dit quelques mots de ce que me semble ce genre de
création; permettez-moi de revenir sur ce point important; je voudrais le
développer un peu plus.
Plus on considère, plus on étudie une action historique susceptible
d’être rendue dramatiquement, et plus on découvre de liaison entre
ses diverses parties, plus on aperçoit dans son ensemble une raison
simple et profonde. On y distingue enfin un caractère particulier, je
dirais presque individuel, quelque chose d’exclusif et de propre, qui
la constitue ce qu’elle est. On sent de plus en plus qu’il fallait de
telles moeurs, de telles institutions, de telles circonstances pour
amener un tel résultat, et de tels caractères pour produire de tels
actes; qu’il fallait que ces passions que nous voyons en jeu, et les
entreprises où nous les trouvons engagées, se succédassent dans l’ordre
et dans les limites qui nous sont donnés comme l’ordre et les limites de
ces mêmes entreprises.
D’où vient l’attrait que nous éprouvons à considérer une telle action?
pourquoi la trouvons-nous non seulement vraisemblable, mais intéressante?
c’est que nous en discernons les causes réelles; c’est que nous suivons,
du même pas, la marche de l’esprit humain et celle des événemens
particuliers présens à notre imagination. Nous découvrons, dans une serie
donnée de faits, une partie de notre nature et de notre destinée; nous
finissons par dire en nous-mêmes: Dans de telles circonstances, à l’aide
de tels moyens, avec de tels hommes, les choses devaient arriver ainsi.
La création imposée par la règle des deux unités consiste à déranger
tout cela, et à donner à l’effet principal que l’on a conservé et que
l’on représente une autre série de causes nécessairement différentes et
qui doivent néanmoins être également vraisemblables et intéressantes;
à déterminer par conjecture ce qui, dans le cours de la nature, a été
inutile, à faire mieux qu’elle enfin. Or comment a-t-on dû s’y prendre
pour atteindre cet inconcevable but?
Nous avons vu Corneille demander la permission de _faire aller les
événemens plus vite que la vraisemblance ne le permet_, c’est-à-dire plus
vite que dans la réalité. Or ces événemens que la tragédie représente
de quoi sont-ils le résultat? de la volonté de certains hommes, mus par
certaines passions. Il a donc fallu faire naître plus vite cette volonté
en exagérant les passions, en les dénaturant. Pour qu’un personnage
en vienne en vingt-quatre heures à une résolution decisive, il faut
absolument un autre degré de passion que celle contre laquelle il s’est
débattu pendant un mois. Ainsi cette gradation si intéressante par
laquelle l’âme atteint l’extremité, pour ainsi dire, de ses sentimens,
il a fallu y renoncer en partie; toute peinture de ces passions qui
prennent un peu de temps pour se manifester, il a fallu la négliger; ces
nuances de caractère qui ne se laissent apercevoir que par la succession
de circonstances toujours diverses et toujours liées, il a fallu les
supprimer ou les confondre. Il a été indispensable de recourir à des
passions excessives, à des passions assez fortes pour amener brusquement
les plus violens partis. Les poëtes tragiques ont été, en quelque sorte,
réduits à ne peindre que ce petit nombre de passions tranchées et
dominantes, qui figurent dans les classifications idéales des pédans de
morale. Toutes les anomalies de ces passions, leurs variétés infinies,
leurs combinaisons singulières qui, dans la réalité des choses humaines,
constituent les caractères individuels, se sont trouvées de force exclues
d’une scène où il s’agissait de frapper brusquement et à tout risque de
grands coups. Ce fond général de nature humaine, sur lequel se dessinent,
pour ainsi dire, les individus humains, on n’a eu ni le temps ni la place
de le déployer; et le théâtre s’est rempli de personnages fictifs, qui
y ont figuré comme types abstraits de certaines passions, plutôt que
comme des êtres passionnés. Ainsi l’on a eu des allégories de l’amour ou
de l’ambition, par exemple, plutôt que des amans ou des ambitieux. De
là cette exagération, ce ton convenu, cette uniformité des caractères
tragiques, qui constituent proprement le romanesque. Aussi arrive-t-il
souvent, lorsqu’on assiste aux représentations tragiques, et que l’on
compare ce qu’on y a sous les yeux, ce que l’on y entend, à ce que l’on
connaît des hommes et de l’homme, que l’on est tout surpris de voir une
autre générosité, une autre pitié, une autre politique, une autre colère
que celles dont on a l’idée ou l’expérience. On entend faire, et faire au
sérieux, des raisonnemens que, dans la vie réelle, on ne manquerait pas
de trouver fort étranges; et l’on voit de graves personnages se régler,
dans leurs déterminations, sur des maximes et sur des opinions qui n’ont
jamais passé par la tête de personne.
Que si, ne voulant pas accélérer les événemens connus, on préfère d’en
substituer quelques-uns de pure invention, surtout pour amener le
dénoûment, on reste à peu près dans les mêmes inconvéniens. En effet, dès
que l’on se propose de faire agir, en peu d’heures et dans un lieu très
resserré, des causes qui opèrent une révolution grande et complète dans
la situation ou dans l’âme des personnages, il faut de toute nécessité
donner à ces causes une force que n’auraient pas eue les causes réelles;
car, si elles l’avaient eue, on ne les aurait pas écartées pour en
inventer d’autres. Il faut de rudes chocs, de terribles passions, et des
déterminations bien précipitées, pour que la catastrophe d’une action
éclate vingt-quatre heures au plus tard après son commencement. Il est
impossible que des personnages à qui l’on prescrit tant de fougue et
d’impétuosité ne se trouvent pas entre eux dans des rapports outrés et
factices. Le cadre tragique étant de la même dimension pour tous les
sujets, il en est résulté que les objets qui s’y meuvent ont dû avoir
à peu près une même allure; de là l’uniformité, non seulement dans les
passions agissantes, mais dans la marche même de l’action, uniformité
telle, qu’on en est venu à compter et à mesurer le nombre de pas qu’elle
doit faire a chaque acte, et par lesquels elle doit se précipiter de
l’exposition au noeud, et du noeud à la catastrophe.
Des génies du premier ordre ont travaillé dans ce système: admirons-les
doublement d’avoir su produire de si rares beautés au milieu de tant
d’entraves; mais nier les fautes nécessaires où le système les a
entraînés, ce n’est pas montrer un amour raisonné de l’art, ce n’est pas
s’intéresser à sa perfection, ce n’est pas même montrer pour ces beaux
génies un respect bien sincère: une admiration de ce genre a tout l’air
d’une admiration de courtisan.
Les faux événemens ont produit en partie les faux sentimens, et ceux-ci,
à force d’être répétés, ont fini par être réduits en maximes. C’est
ainsi que s’est formé ce code de morale théâtrale, opposé si souvent
au bon sens et a la morale véritable, contre lequel se sont élevés,
particulièrement en France, des écrits qui restent, et auxquels on a fait
des réponses oubliées.
Il ne faudrait pas, j’en conviens, trop insister sur l’influence que
ces fausses maximes, pompeusement étalées et mises en action dans la
tragédie, ont pu exercer sur l’opinion; mais l’on ne saurait non plus
nier qu’elles n’en aient eu quelqu’une; car enfin le plaisir que l’on
éprouve a entendre répéter ces maximes ne peut venir que de ce qu’on
les trouve vraies, et de ce que l’on peut y donner son assentiment. On
les adopte donc, et, lorsqu’ensuite il se presente, dans la vie réelle,
quelque incident auquel elles sont applicables, il est tout simple
que l’on se les rappelle. Ce serait peut-être une recherche curieuse
que celle des opinions que le théâtre a introduites dans la masse des
idées morales. Je n’ai garde de l’entreprendre ici; mais je ne veux pas
rejeter l’occasion de citer au moins un exemple de cette influence des
doctrines théâtrales; je veux parler de celle du suicide; elle est on ne
peut plus commune dans la tragédie, et la cause en est claire: on y met
ordinairement les hommes dans des rapports si forcés; on les fait entrer
dans des plans où il est si difficile que tous puissent s’arranger; on
leur donne une impulsion si violente vers un but exclusif, qu’il n’y a
pas moyen de supposer que ceux qui le manquent en prendront leur parti,
et trouveront encore dans la vie quelque chose qui leur plaise, quelque
intérêt digne de les occuper: ce sont des malencontreux dont le poëte se
débarrasse bien vite par un coup de poignard.
A force de pratique on a dû en venir a la théorie, et un poëte a donné la
formule morale du suicide dans ces deux vers célèbres:
Quand on a tout perdu, quand on n’a plus d’espoir,
La vie est un opprobre, et la mort un devoir.
Mais lorsqu’on sort du théâtre, et que l’on entre dans l’expérience et
dans l’histoire, dans l’histoire même des nations païennes, on voit que
les suicides n’y sont pas à beaucoup près aussi fréquens que sur la
scène, surtout dans les occasions où les poëtes tragiques y ont recours.
On voit des hommes qui ont subi les plus grands malheurs ne pas concevoir
l’idée du suicide, ou la repousser comme une faiblesse et comme un crime.
Certes l’époque où nous nous trouvons a été bien feconde en catastrophes
signalées, en grandes espérances trompées; voyous-nous que beaucoup de
suicides s’en soient suivis? non;[1053] et si la manie en est devenue
de nos jours plus commune, ce n’est pas parmi ceux qui ont joué un grand
rôle dans le monde, c’est plutôt dans la classe des joueurs malheureux,
et parmi les hommes qui n’ont ou croient n’avoir plus d’intérêt dans
la vie dès qu’ils ont perdu les biens les plus vulgaires: car les âmes
les plus capables de vastes projets sont d’ordinaire celles qui ont le
plus de force, le plus de résignation dans les revers. N’est-il donc
pas un peu surprenant de voir que l’on ait gardé ces maximes de suicide
précisément pour les grandes occasions et pour les grands personnages? et
n’est-ce pas à cette habitude théâtrale qu’il faut attribuer l’étonnement
que tant de personnes ont manifesté lorsqu’elles ont vu des hommes
qui ne se donnaient pas la mort après avoir essuyé de grands revers?
Accoutumées à voir les personnages tragiques déçus mettre fin à leur
vie en débitant quelques pompeux alexandrins ou quelques endécasyllabes
harmonieux, serait-il étrange qu’elles se fussent attendues à voir les
grands personnages du monde réel en faire autant dans les cas semblables?
Certes il faut plaindre les insensés qui, désespérant de la providence,
concentrent tellement leurs affections dans une seule chose, que perdre
cette chose ce soit avoir tout perdu, ce soit n’avoir plus rien à faire
dans cette vie de perfectionnement et d’épreuve! Mais transformer cet
égarement en magnanimité, en faire une espèce d’obligation, un point
d’honneur, c’est jeter de déplorables maximes sur le théâtre, sans se
demander si elles n’iront jamais au-delà, si elles ne tendront pas à
corrompre la morale des peuples.
On a beaucoup reproché aux poëtes dramatiques de l’école française, sans
en excepter ceux du premier ordre, d’avoir donné, dans leurs tragédies,
une trop grande part a l’amour; surtout d’avoir fréquemment subordonné
à une intrigue amoureuse des événemens de la plus haute importance, et
où il est bien constaté que l’amour ne fut jamais pour rien. Je ne veux
pas décider ici si ces reproches sont fondés ou non; mais je ne puis
me défendre d’observer que, parmi les causes qui ont concouru à rendre
l’amour si dominant sur le théâtre français, on n’a jamais compté la
règle des deux unités. Elle a dû cependant y être pour quelque chose.
Cette règle, en effet, a forcé le poëte à se restreindre à un nombre
plus limité de moyens dramatiques, et parmi ceux qui lui restaient, il
était naturel qu’il s’arrêtât de préférence à ceux que lui fournissait
la passion de l’amour, cette passion étant de toutes la plus féconde en
incidens brusques, rapides, et partant plus susceptibles d’être renfermés
dans le cadre étroit de la règle.
Pour produire une révolution dans une tragédie fondée sur l’amour, pour
faire passer un personnage de la joie à la douleur, d’une résolution à
la résolution contraire, il suffit des incidens en eux-mêmes les plus
petits et les plus détachés de la chaîne générale des événemens. Ici
vraiment les faits occupent la moindre place possible en durée comme
en espace. La découverte d’un rival est bientôt faite; un dédain, un
sourire, quelques mots qui donnent l’espérance ou qui la détruisent sont
bientôt échappés, bientôt entendus, et ont bientôt produit leur effet. Il
est difficile, par exemple, de trouver une tragédie où l’action marche
avec plus de rapidité et de suite, précipitée par les oscillations et les
obstacles même qui semblent devoir l’arrêter, que celle d’_Andromaque_.
Racine n’a point eu de difficulté à faire entrer une telle action dans le
cadre resserré du système qu’il avait adopté, parce que tout, dans cette
action, dépend d’une pensée d’Andromaque et de la résolution qu’elle
va prendre. Mais les grandes actions historiques ont une origine, des
impulsions, des tendances, des obstacles bien différens et bien autrement
compliqués; elles ne se laissent donc pas si aisément réduire, dans
l’imitation, à des conditions qu’elles n’ont pas eues dans la réalité.
Cette part capitale donnée à l’amour dans la tragédie ne pouvait pas
être sans influence sur sa tendance morale: on ne pouvait pas se borner
à sacrifier au développement de cette passion tous les autres incidens
dramatiques, il fallait encore lui subordonner tous les autres sentimens
humains, et plus rigoureusement les plus importans et les plus nobles.
Je n’ignore pas que le poëte tragique écarte avec soin ce qui n’est
pas relatif à l’intérêt qu’il se propose d’exciter, et en cela il fait
très bien; mais je crois que tous les intérêts qu’il introduit dans son
plan il doit les développer, et que si des élémens d’un intérêt plus
sérieux et plus élevé que celui qu’il aspire particulièrement à produire
tiennent tellement à son sujet qu’il n’ait pu les écarter tout à fait,
il est obligé de leur donner, dans l’imitation, cette prééminence qu’ils
doivent avoir dans le coeur et dans la raison du spectateur. Or c’est
ce que le système tragique, où l’amour domine, n’a pas toujours permis:
il a, si je ne me trompe, forcé quelquefois de grands poëtes à rejeter
dans l’ombre ce qu’il y avait dans leurs sujets de plus pathétique et
d’incontestablement principal; il est quelquefois arrivé à ces poëtes,
après avoir touché par hasard, et comme à la dérobée, les cordes du
coeur humain les plus graves et les plus morales, d’être obligés de
les abandonner bien vite, pour ne pas courir le risque de compromettre
l’effet des émotions amoureuses, auquel tendait principalement leur plan.
Avec l’admiration profonde que doit avoir pour Racine tout homme
qui n’est pas dépourvu de sentiment poétique, et avec l’extrême
circonspection qu’un étranger doit porter dans ses jugemens sur un
écrivain proclamé classique par deux siècles éclairés, j’oserai vous
soumettre quelques réflexions sur la manière dont ce grand poëte a
traité le sujet d’_Andromaque_. Malgré l’art admirable et les nuances
délicates de coloris avec lesquels est peinte la passion de Pyrrhus,
d’Hermione et d’Oreste, je suis persuadé que, pour tout spectateur doué,
je ne dirai pas d’une sensibilité exquise, mais d’un degré ordinaire
d’humanité, l’intérêt principal se porte sur Astyanax. Il s’agit, en
effet, de savoir si un enfant sera ou ne sera pas livré à ceux qui le
demandent pour le faire mourir; et je crois que toutes les fois que l’on
jettera une telle incertitude dans l’âme de spectateurs qui porteront
au théâtre des dispositions naturelles et non faussées par des théories
arbitraires, le sentiment qu’elle excitera en eux prendra décidément le
dessus parmi tous les autres, et laissera moins de prise aux agitations
et aux souffrances de ces héros et de ces héroïnes qui s’aiment tous à
contre-temps. Cependant ce pauvre Astyanax, ce malheureux fils d’Hector,
ne paraît jamais dans la pièce que comme un accessoire, comme un moyen.
On voit bien qu’il faut, pour que les affaires des amoureux se brouillent
ou s’arrangent, que le sort de l’enfant soit décidé; mais ce n’est que
relativement à l’intrigue amoureuse qu’ il est question de lui, excepté
lorsque c’est Andromaque qui en parle. Ainsi Oreste ne désire pas, il est
vrai, d’obtenir Astyanax pour le livrer à ses bourreaux; mais c’est parce
qu’il entre dans le plan de son amour que Pyrrhus le lui refuse:
Je viens voir si l’on peut arracher de ses bras
Cet enfant dont la vie alarme tant d’états:
Heureux si je pouvais, dans l’ardeur qui me presse,
Au lieu d’Astyanax lui ravir ma princesse!
Ainsi encore, lorsque Pyrrhus refuse l’innocente victime, c’est bien la
pitié qu’il donne pour motif de son refus; mais le spectateur ne s’y
méprend pas: il voit clairement que le vrai motif de Pyrrhus est de ne
pas blesser à jamais le cœur d’Andromaque, et de ménager une chance
favorable à son amour. Cela est si vrai que, lorsqu’Andromaque rejette
ses vœux, il lui déclare qu’il va livrer Astyanax; et l’on voit alors,
d’un côté, une femme à genoux qui s’écrie: N’égorgez pas mon enfant; et,
de l’autre, un amant qui dit et redit à cette femme que son enfant sera
livré pour la punir de son indifférence pour lui Pyrrhus. Le sentiment
le plus simple, le plus vif, le plus commun de la nature, Pyrrhus ne le
suppose pas; il ne lui vient jamais a l’esprit qu’Andromaque puisse aimer
son fils indépendamment de l’amour ou de la haine qu’elle peut avoir pour
un homme qui la recherche.
Non, vous me haïssez, et, dans le fond de l’âme,
Vous craignez de devoir quelque chose à ma flamme.
Ce fils, ce même fils, objet de tant de soins,
Si je l’avais sauvé, vous l’en aimeriez moins.
Observera-t-on que Pyrrhus, lorsqu’il a une fois résolu d’abandonner
Astyanax aux bourreaux qui le réclament, montre quelques regrets sur le
sort de cet enfant? oui; mais c’est à cause d’Andromaque: il voit la
douleur et les larmes où la perte d’un fils adoré va plonger la femme
qu’il aime; voilà ce qui le préoccupe, et non la lâcheté dont il se rend
coupable en accédant à un acte inhumain de politique. Mais quoi! l’amour
le fascine au point qu’il va jusqu’à douter un moment si, après avoir
perdu son fils, Andromaque ne sera pas un peu piquée de voir celui qui
l’a livré devenir l’époux d’une autre femme:
Crois-tu, si je l’épouse,
Qu’Andromaque en son cœur n’en sera pas jalouse?
Enfin rien ne fait mieux sentir que la mort d’Astyanax n’est rien
dans la pièce que la manière dont Phœnix en est affecté. Il n’est pas
amoureux celui-là; il n’a point d’intérêt personnel à cette persécution
d’un enfant par la Grèce entière; et il y aurait calomnie à le traiter
de méchant homme. Il ne manque même pas de ce genre de bonté, pour
ainsi dire toute philosophique, que l’on ne rencontre guère que dans
les confidens vertueux de tragédie, et qui ne laisse pas d’avoir sa
singularité. En effet, ces personnages se mêlent de tout, et n’agissent
jamais dans des vues personnelles: ils tiennent de près à l’action
tragique, mais ils n’y tiennent par aucun motif qui leur soit propre;
ils ont fait leur affaires et leurs passions des affaires et des
passions d’autrui. Parfaitement désintéressés, et cependant pleins de
zèle, inaccessibles à la corruption, à la tentation même, ce sont des
courtisans d’une espèce nouvelle, qui s’oublient, qui ne sont rien dans
le monde et n’y veulent rien être: ce sont de purs esprits, qui semblent
n’avoir pris momentanément un corps que pour faire aller une tragédie.
Aussi n’est-il pas rare de les voir montrer la plus haute sagesse au
milieu des passions les plus folles, et un sang-froid admirable dans les
plus horribles dangers. Et c’est peut-être ce calme imperturbable, ce
désintéressement absolu, qui ont donné à quelques critiques l’idée un peu
bizarre de comparer les confidens de la tragédie française aux chœurs des
Grecs.
Mais revenons à Phœnix. Eh bien! Phœnix, louant Pyrrhus du parti qu’il
a pris enfin de livrer Astyanax, n’a pas l’air de soupçonner qu’il y
ait dans ce parti rien de lâche et de barbare. Il y a un moment où l’on
pourrait espérer qu’il va laisser percer quelque scrupule là-dessus; on
écoute, et c’est pour l’entendre dire:
Qui, je bénis, seigneur, l’heureuse cruauté
Qui vous rend....
Et Dieu sait ce qu’il allait ajouter si Pyrrhus ne lui eût coupé un peu
brusquement la parole sur un exorde si expressif!
Je n’ai rien dit d’Hermione; mais qu’y a-t-il à en dire sous le rapport
que je considère? Ivre du bonheur de voir Pyrrhus rendu à son amour,
peut-il lui venir dans l’idée que la mort d’un enfant troyen va être
le gage de ce bonheur? Cependant elle est bien obligée d’y songer un
instant, lorsqu’Andromaque vient, en suppliante, la conjurer de fléchir
Pyrrhus; mais du reste elle se dispense de se rendre à la prière de cette
mère désolée, sous le prétexte d’un _devoir austère_, et se contente de
dire:
S’il faut fléchir Pyrrhus, que le peut que vous?
Vos yeux assez long-temps ont regné sur son âme.
Faites-le prononcer, j’y souscrirai, madame.
c’est-à-dire je n’insisterai pas pour que votre fils soit égorgé.
Il sera vrai, si l’on veut, que d’abominables préjugés, de fausses
institutions, des passions effrénées, aient porté un homme, quelques
hommes, tout un peuple, au degré de férocité que supposeraient de
telles mœurs: j’admettrai que cette férocité puisse se trouver combinée
avec l’amour le plus tendre et le plus raffiné; j’irai plus loin, s’il
le faut, je croirai qu’il n’est pas impossible que ce soit cet amour
lui-même qui ait engendré un oubli si complet des sentimens les plus
universels de l’humanité. Ce qui m’étonne, ce que je voudrais savoir et
n’ose presque demander, c’est comment il arrive que là où l’on représente
de telles mœurs, cet oubli même de l’humanité et de la nature ne soit
pas, pour le spectateur, la partie dominante et la plus terrible du
spectacle? J’ai peine à comprendre comment, en présence de phénomènes
moraux aussi étranges, aussi monstrueux que ceux dont il s’agit, l’on
peut se prendre d’un intérêt sérieux pour des incertitudes et des
querelles d’amour? comment la curiosité ne se porte pas plutôt à démêler,
dans le cœur et dans l’esprit de ces étonnans personnages offerts à sa
contemplation, les sentimens et les idées qui en ont fait des exceptions
à la nature humaine? Que si ces sentimens, ces idées ont été ceux d’un
peuple et d’une époque, il n’en est que plus important d’en observer tous
les indices, de savoir comment ils se produisent, et d’apprécier ce qui
en résulte. J’ai surtout de la peine, je le répète, à concevoir que, dans
le choc des passions de Pyrrhus, d’Oreste et d’Hermione, Astyanax ne soit
pas l’objet essentiel de l’anxiété du spectateur; que celui-ci puisse
être frappé des soupirs et des fureurs des trois amans, par un motif plus
pressant que celui de savoir si le malheureux enfant leur sera ou non
sacrifié!
Mais peut-être, dans le système dramatique où l’amour domine, est-on
obligé de considérer tout le reste comme accessoire; et Racine, à ce
qu’il paraît, en a ainsi jugé, puisque la tragédie d’_Andromaque_ se
termine sans que le sort d’Astyanax soit décidé. Il est, pour le moment,
en sûreté avec sa mère: le peuple les a pris tous les deux sous sa
protection; mais le projet conçu par la Grèce entière d’immoler le fils
d’Hector subsiste; la vie de cet enfant est toujours en danger; car ses
ennemis sont toujours les plus forts, et les motifs qu’ils ont pu avoir
de l’immoler sont plutôt renforcés qu’affaiblis, depuis que sa mère
semble avoir trouvé un parti dans le Grèce même. L’observation que je
fais ici relativement à _Andromaque_ trouverait son application dans une
foule d’autres tragédies dont l’intérêt roule de même sur l’amour, et où
il est tellement principal, qu’une fois les personnages amoureux contens
ou morts, il ne reste plus dans l’action aucun sujet d’incertitude ou de
curiosité; où tout ce qui n’est pas l’amour se rapporte encore a l’amour,
et n’excite d’attention que comme moyen offert ou comme obstacle oppose
aux flammes des amans. Il y a, par exemple, dans _Andromaque_ même
l’énoncé d’un fait qui, si on allait le scruter de trop près, pourrait
bien produire une impression fort contraire au sentiment que le poëte
veut inspirer pour la veuve d’Hector. Il s’agit de ce qu’Oreste dit, dès
la première scène, à propos d’Astyanax:
J’apprends que, pour ravir son enfance au supplice,
Andromaque trompa l’ingénieux Ulysse:
Tandis qu’un autre enfant, arraché de ses bras,
Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.
Si le spectateur, dis-je, prenait cela au sérieux, et voulait régler
ses sentimens pour Andromaque sur ce que le poëte raconte d’elle, il y
a beaucoup d’apparence que la pitié pour cette héroïne serait un peu
affaiblie par le souvenir d’une action si cruelle: car enfin ce n’est
ni à Andromaque ni à Astyanax, c’est à une mère et à un enfant que
le spectateur s’intéresse; et, s’il se rencontre une mère qui ait pu
livrer l’enfant d’une autre à la mort, on n’éprouvera jamais pour elle
une sympathie entière et pure lorsqu’elle sera en danger de voir périr
le sien. Je crois que, pour prendre un intérêt complet aux malheurs
d’un personnage quelconque, le spectateur a besoin de lui trouver des
sentimens d’humanité. Un être humain qui pour connaître la pitié aurait
attendu d’en avoir besoin, qui l’invoquerait sans l’avoir jamais sentie,