Werther - 12
cœur. Était-ce le feu des embrassements de Werther qu'elle sentait
dans son sein? Était-ce indignation de sa témérité? Était-ce une
fâcheuse comparaison de son état actuel avec ces jours d'innocence, de
calme, et de confiance entière en elle-même? Comment se
présenterait-elle à son mari? Comment lui avouer une scène qu'elle
pouvait si bien avouer, et que pourtant elle n'osait pas s'avouer à
elle-même? Ils s'ôtaient si longtemps contraints l'un et l'autre sur
ce point! serait-elle la première à rompre le silence, et
précisément au moment où elle aurait à faire à son époux une
communication si inattendue? Elle craignait déjà que la seule nouvelle
de la visite de Werther ne produisit sur lui une fâcheuse impression:
que serait-ce s'il en apprenait le fatal résultat? Pouvait-elle
espérer que son mari verrait cette scène dans son vrai jour, et la
jugerait sans prévention? et pouvait-elle désirer qu'il lût dans son
âme? D'un autre coté, pouvait-elle dissimuler avec un homme devant
lequel elle avait toujours été franche et transparente comme le
cristal, à qui elle n'avait jamais caché et ne voulait jamais cacher
aucune de ses affections? Toutes ces réflexions l'accablèrent de
soucis et la jetèrent dans un cruel embarras. Et toujours ses pensées
revenaient à Werther, qui était perdu pour elle, qu'elle ne pouvait
abandonner, qu'il fallait pourtant qu'elle abandonnât, et à qui, en la
perdant, il ne restait plus rien.
Quoique l'agitation de son esprit ne lui permit pas de s'en rendre
compte, elle sentait confusément combien pesait alors sur elle la
mésintelligence qui existait entre Albert et Werther. Des hommes si
bons, si raisonnables, avaient commencé, pour de secrètes différences
de sentiments, à se renfermer tous deux dans un mutuel silence, chacun
pensant à son droit et au tort de l'autre; et l'aigreur s'était
tellement accrue peu à peu, qu'il devenait impossible, au moment
critique, de défaire le nœud d'où tout dépendait. Si une heureuse
confiance les eût rapprochés plus tôt, si l'amitié et l'indulgence
se fussent ranimées et eussent ouvert leurs cœurs à de doux
épanchements, peut-être notre malheureux ami eût-il encore été
sauvé.
Une circonstance particulière augmentait sa perplexité. Werther, comme
on le voit par ses lettres, n'avait jamais fait mystère de son désir
de quitter ce monde. Albert l'avait souvent combattu; et il en avait
été aussi quelquefois question entre Charlotte et son mari. Celui-ci,
par suite de son invincible aversion pour le suicide, manifestait assez
fréquemment, avec une espèce d'acrimonie tout à fait étrangère à
son caractère, qu'il croyait fort peu à une pareille résolution; il
se permettait même des railleries à ce sujet, et il avait communiqué
en partie son incrédulité à Charlotte. Cette réflexion la
tranquillisait pendant quelques instants, lorsque son esprit lui
présentait de sinistres images; mais, d'un autre côté, elle
l'empêchait défaire part à son mari des inquiétudes qui la
tourmentaient.
Albert arriva. Charlotte alla au-devant de lui avec un empressement
mêlé d'embarras. Il n'était pas de bonne humeur: il n'avait pu
terminer ses affaires; il avait trouvé, dans le bailli qu'il était
allé voir, un homme intraitable et minutieux. Les mauvais chemins
avaient encore achevé de le contrarier.
Il demanda s'il n'était rien arrivé; elle se hâta de répondre que
Werther était venu la veille au soir. Il s'informa s'il y avait des
lettres: elle lui dit qu'elle avait porté quelques lettres et paquets
dans sa chambre. Il y passa, et Charlotte resta seule. La présence de
l'homme qu'elle aimait et estimait avait fait une heureuse diversion sur
son cœur. Le souvenir de sa générosité, de son amour, de sa bonté,
avait ramené le calme dans son âme. Elle senti! un secret désir de le
suivre: elle prit son ouvrage, et l'alla trouver dans son appartement,
comme elle faisait souvent. Il était occupé à décacheter et à
parcourir ses lettres. Quelques-unes semblaient contenir des choses peu
agréables. Charlotte lui adressa quelques questions; il y répondit
brièvement, et se mit à écrire à son bureau.
Ils étaient restés ainsi ensemble pendant une heure, et Charlotte
s'attristait de plus en plus. Elle sentait combien il lui serait
difficile de découvrir à son mari ce qui pesait sur son cœur, fût-il
même de la meilleure humeur possible. Elle tomba dans une mélancolie
d'autant plus pénible, qu'elle cherchait à la cacher et à dévorer
ses larmes.
L'apparition du domestique de Werther augmenta encore le tourment de
Charlotte. Il remit le petit billet à Albert, qui se retourna
froidement vers sa femme, et lui dit: «Donne-lui les pistolets. Je lui
souhaite un bon voyage,» ajouta-t-il en s'adressant au domestique. Ce
fut un coup de foudre pour Charlotte. Elle tâcha de se lever, les
jambes lui manquèrent; elle ne savait ce qui se passait en elle. Enfin
elle avança lentement vers la muraille, prit d'une main tremblante les
pistolets, en essuya la poussière. Elle hésitait, et aurait tardé
longtemps encore à les donner, si Albert ne l'y avait forcée par un
regard interrogatif. Elle remit donc les funestes armes au jeune homme,
sans pouvoir prononcer un seul mot. Quand il fut sorti de la maison,
elle prit son ouvrage, et se retira dans sa chambre, livrée à une
inexprimable agitation. Son cœur lui présageait tout ce qu'il y a de
plus sinistre. Tantôt elle voulait aller se jeter aux pieds de son
mari, lui révéler tout, la scène de la veille, sa faute et ses
pressentiments; tantôt elle ne voyait plus à quoi aboutirait une
pareille démarche; elle ne pouvait pas espérer du moins qu'elle
persuaderait à son mari de se rendre chez Werther. Le couvert était
mis; une amie, qui n'était venue que pour demander quelque chose,
voulait s'en retourner... on la retint; elle rendit la conversation
supportable pendant le repas; on se contraignit, on parla, on conta, on
s'oublia.
Le domestique arriva, avec les pistolets, chez Werther, qui les lui prit
avec transport, lorsqu'il apprit que c'était Charlotte qui les avait
donnés. Il se fit apporter du pain et du vin, dit au domestique d'aller
dîner, et se remit à écrire:
«Ils ont passé par tes mains, tu en as essuyé la poussière; je les
baise mille fois; tu les a touchés. Ange du ciel, tu favorises ma
résolution! Toi-même, Charlotte, tu me présentes cette arme, toi des
mains de qui je désirais recevoir la mort. Ah! et je la reçois en
effet de toi! Oh! comme j'ai questionné mon domestique! Tu tremblais en
les lui remettant; tu n'as point dit adieu! Hélas! hélas! point
d'adieu! M'aurais-tu fermé ton cœur, à cause de ce moment même qui
m'a uni à toi pour l'éternité? Charlotte, des siècles de siècles
n'effaceront pas cette impression, et, je le sens, tu ne saurais haïr
celui qui brûle ainsi pour toi!»
Après diner, il ordonna au domestique d'achever de tout emballer; il
déchira beaucoup de papiers, sortit, et acquitta encore quelques
petites dettes. Il revint à la maison, et, malgré la pluie, il
repartit presque aussitôt; il se rendit hors de la ville, au jardin du
comte; il se promena longtemps dans les environs; à la nuit tombante,
il rentra et écrivit:
«Wilhelm, j'ai vu pour la dernière fois les champs, les forêts et le
ciel. Adieu aussi, toi, chère et bonne mère! pardonne-moi! Console-la,
mon ami! Que Dieu vous comble de ses bénédictions! Toutes mes affaires
sont en ordre. Adieu! nous nous reverrons, et plus heureux!»
«Je t'ai mal payé de ton amitié, Albert; mais tu me le pardonnes.
J'ai troublé la paix de ta maison, j'ai porté la méfiance entre vous.
Adieu! je vais y mettre fin. Oh! puisse ma mort vous rendre heureux!
Albert! Albert! rends cet ange heureux! et qu'ainsi la bénédiction de
Dieu repose sur toi!»
Il fit encore le soir plusieurs recherches dans ses papiers; il en
déchira beaucoup, qu'il jeta au feu. Il cacheta plusieurs paquets
adressés à Wilhelm; ils contenaient quelques courtes dissertations et
des pensées détachées, que j'ai vues en partie. Vers dix heures, il
fit mettre beaucoup de bois au feu; et, après s'être fait apporter une
bouteille de vin, il envoya coucher son domestique, dont la chambre,
ainsi que celle des gens de la maison, était sur le derrière, fort
éloignée de la sienne. Lé domestique se coucha tout habillé, pour
être prêt de grand matin: car son maître lui avait dit que les
chevaux de poste seraient à la porte avant six heures.
Après onze heures.
«Tout est si calme autour de moi, et mon âme est si paisible! Je te
remercie, ô mon Dieu, de m'avoir accordé cette chaleur, cette force,
à ces derniers instants!
«Je m'approche de la fenêtre, ma chère, et à travers les nuages
orageux je distingue encore quelques étoiles éparses dans ce ciel
éternel. Non, vous ne tomberez point! L'Éternel vous porte dans son
sein, comme il n'y porte aussi. Je vois les étoiles de l'Ourse, la plus
chérie des constellations. La nuit, quand je sortais de chez toi,
Charlotte, elle était en face de moi. Avec quelle ivresse je l'ai
souvent contemplée! Combien de fois, les mains élevées vers elle, je
l'ai prise à témoin, comme un signe, comme un monument sacré de la
félicité que je goûtais alors, et même... Ô Charlotte! qu'est-ce
qui ne me rappelle pas ton souvenir? Ne suis-je pas environné de toi?
et n'ai-je pas, comme un enfant, dérobé avidement mille bagatelles que
tu avais sanctifiées en les touchant?
«Ô silhouette chérie! je te la lègue, Charlotte, et je le prie de
l'honorer. J'y ai imprimé mille milliers de baisers; je l'ai mille fois
saluée lorsque je sortais de ma chambre, ou que j'y rentrais.
«J'ai prié ton père, par un petit billet, de protéger mon corps. Au
fond du cimetière sont deux tilleuls, vers le coin qui donne sur la
campagne: c'est là que je désire reposer. Il peut faire cela, il le
fera pour son ami. Demande-le-lui aussi. Je ne voudrais pas exiger de
pieux chrétiens que le corps d'un pauvre malheureux reposât auprès de
leurs corps. Ah! je voudrais que vous m'enterrassiez auprès d'un chemin
ou dans une vallée solitaire; que le prêtre et le lévite, en passant
près de ma tombe, levassent les mains au ciel en se félicitant, mais
que le samaritain y versât une larme!
«Donne, Charlotte! Je prends d'une main ferme la coupe froide et
terrible où je vais puiser l'ivresse de la mort! Tu me la présentes,
et je n'hésite pas. Ainsi donc sont accomplis tous les désirs de ma
vie! voilà donc où aboutissaient toutes mes espérances! toutes!
toutes! à venir frapper avec cet engourdissement à la porte d'airain
de la vie!
«Ah! si j'avais eu le bonheur de mourir pour toi, Charlotte, de me
dévouer pour toi! Je voudrais mourir joyeusement, si je pouvais te
rendre le repos, les délices de ta vie. Mais, hélas! il ne fut donné
qu'à quelques hommes privilégiés de verser leur sang pour les leurs,
et d'allumer par leur mort, au sein de ceux qu'ils aimaient, une vie
nouvelle et centuplée.
«Je veux être enterré dans ces habits; Charlotte, tu les as touchés,
sanctifiés: j'ai demandé aussi cette faveur à ton père. Mon âme
plane sur le cercueil. Que l'on ne fouille pas mes poches. Ce nœud
rose, que tu portais sur ton sein quand je te vis la première fois au
milieu de tes enfants (oh! embrasse-les mille fois, et raconte-leur
l'histoire de leur malheureux ami; chers enfants, je les vois, ils se
pressent autour de moi: ah! comme je m'attachai à toi dès le premier
instant! non, je ne pouvais plus le laisser)... ce nœud sera enterré
avec moi; tu m'en fis présent à l'anniversaire de ma naissance! Comme
je dévorais tout cela! Hélas! je ne pensais guère que cette route me
conduirait ici!... Sois calme, je t'en prie; sois calme.
«Ils sont chargés... Minuit sonne, ainsi soit-il donc! Charlotte!
Charlotte! adieu! adieu!»
Un voisin vit la lumière de l'amorce, et entendit l'explosion; mais
comme tout resta tranquille, il ne s'en mit pas plus en peine.
Le lendemain, sur les six heures, le domestique entra dans la chambre
avec de la lumière. Il trouve son maître étendu par terre; il voit le
pistolet, le sang; il l'appelle, il le soulève; point de réponse.
Seulement, il râlait encore. Il court chez le médecin, chez Albert.
Charlotte entend sonner; un tremblement agite tous ses membres; elle
éveille son mari; ils se lèvent. Le domestique, en pleurant et en
sanglotant, leur annonce la triste nouvelle; Charlotte tombe évanouie
aux pieds d'Albert.
Lorsque le médecin arriva, il trouva le malheureux à terre, dans un
état désespéré; le pouls battait encore, mais tous les membres
étaient paralysés. Il s'était tiré le coup au-dessus de l'œil
droit; la cervelle avait sauté. Pour ne rien négliger, on le saigna au
bras; le sang coula; il respirait encore.
Au sang que l'on voyait sur le dossier de sa chaise, on pouvait juger
qu'il s'était tiré le coup assis devant son secrétaire, qu'il était
tombé ensuite, et que, dans ses convulsions, il avait roulé autour du
fauteuil. Il était étendu près de la fenêtre, sur le dos, sans
mouvement. Il était entièrement habillé et botté; en habit bleu, en
gilet jaune.
La maison, le voisinage, et bientôt toute la ville, furent dans
l'agitation. Albert arriva. On avait couché Werther sur le lit, le
front bandé. Sou visage portait l'empreinte de la mort; il ne remuait
aucun membre; ses poumons râlaient encore d'une manière effrayante,
tantôt plus faiblement, tantôt plus fort; on n'attendait que son
dernier soupir.
Il n'avait bu qu'un seul verre de vin. _Emilia Galotti_ était ouverte
sur son bureau.
La consternation d'Albert, le désespoir de Charlotte, ne sauraient
s'exprimer.
Le vieux bailli accourut ému et troublé; il embrassa le mourant, en
l'arrosant de larmes. Les plus âgés de ses fils arrivèrent bientôt
après lui, à pied; ils tombèrent à côté du lit, en proie à la
plus violente douleur, et baisèrent les mains et le visage de leur ami;
l'ainé, celui qu'il avait toujours aimé le plus, s'était collé à
ses lèvres, et y resta jusqu'à ce qu'il fût expiré; on l'en détacha
par force. Il mourut à midi. La présence du bailli et les mesures
qu'il prit prévinrent un attroupement. Il le fit enterrer de nuit, vers
les onze heures, dans l'endroit qu'il s'était choisi. Le vieillard et
ses fils suivirent le convoi. Albert n'en avait pas la force. On
craignit pour la vie de Charlotte. Des journaliers le portèrent; aucun
ecclésiastique ne l'accompagna.
FIN
dans son sein? Était-ce indignation de sa témérité? Était-ce une
fâcheuse comparaison de son état actuel avec ces jours d'innocence, de
calme, et de confiance entière en elle-même? Comment se
présenterait-elle à son mari? Comment lui avouer une scène qu'elle
pouvait si bien avouer, et que pourtant elle n'osait pas s'avouer à
elle-même? Ils s'ôtaient si longtemps contraints l'un et l'autre sur
ce point! serait-elle la première à rompre le silence, et
précisément au moment où elle aurait à faire à son époux une
communication si inattendue? Elle craignait déjà que la seule nouvelle
de la visite de Werther ne produisit sur lui une fâcheuse impression:
que serait-ce s'il en apprenait le fatal résultat? Pouvait-elle
espérer que son mari verrait cette scène dans son vrai jour, et la
jugerait sans prévention? et pouvait-elle désirer qu'il lût dans son
âme? D'un autre coté, pouvait-elle dissimuler avec un homme devant
lequel elle avait toujours été franche et transparente comme le
cristal, à qui elle n'avait jamais caché et ne voulait jamais cacher
aucune de ses affections? Toutes ces réflexions l'accablèrent de
soucis et la jetèrent dans un cruel embarras. Et toujours ses pensées
revenaient à Werther, qui était perdu pour elle, qu'elle ne pouvait
abandonner, qu'il fallait pourtant qu'elle abandonnât, et à qui, en la
perdant, il ne restait plus rien.
Quoique l'agitation de son esprit ne lui permit pas de s'en rendre
compte, elle sentait confusément combien pesait alors sur elle la
mésintelligence qui existait entre Albert et Werther. Des hommes si
bons, si raisonnables, avaient commencé, pour de secrètes différences
de sentiments, à se renfermer tous deux dans un mutuel silence, chacun
pensant à son droit et au tort de l'autre; et l'aigreur s'était
tellement accrue peu à peu, qu'il devenait impossible, au moment
critique, de défaire le nœud d'où tout dépendait. Si une heureuse
confiance les eût rapprochés plus tôt, si l'amitié et l'indulgence
se fussent ranimées et eussent ouvert leurs cœurs à de doux
épanchements, peut-être notre malheureux ami eût-il encore été
sauvé.
Une circonstance particulière augmentait sa perplexité. Werther, comme
on le voit par ses lettres, n'avait jamais fait mystère de son désir
de quitter ce monde. Albert l'avait souvent combattu; et il en avait
été aussi quelquefois question entre Charlotte et son mari. Celui-ci,
par suite de son invincible aversion pour le suicide, manifestait assez
fréquemment, avec une espèce d'acrimonie tout à fait étrangère à
son caractère, qu'il croyait fort peu à une pareille résolution; il
se permettait même des railleries à ce sujet, et il avait communiqué
en partie son incrédulité à Charlotte. Cette réflexion la
tranquillisait pendant quelques instants, lorsque son esprit lui
présentait de sinistres images; mais, d'un autre côté, elle
l'empêchait défaire part à son mari des inquiétudes qui la
tourmentaient.
Albert arriva. Charlotte alla au-devant de lui avec un empressement
mêlé d'embarras. Il n'était pas de bonne humeur: il n'avait pu
terminer ses affaires; il avait trouvé, dans le bailli qu'il était
allé voir, un homme intraitable et minutieux. Les mauvais chemins
avaient encore achevé de le contrarier.
Il demanda s'il n'était rien arrivé; elle se hâta de répondre que
Werther était venu la veille au soir. Il s'informa s'il y avait des
lettres: elle lui dit qu'elle avait porté quelques lettres et paquets
dans sa chambre. Il y passa, et Charlotte resta seule. La présence de
l'homme qu'elle aimait et estimait avait fait une heureuse diversion sur
son cœur. Le souvenir de sa générosité, de son amour, de sa bonté,
avait ramené le calme dans son âme. Elle senti! un secret désir de le
suivre: elle prit son ouvrage, et l'alla trouver dans son appartement,
comme elle faisait souvent. Il était occupé à décacheter et à
parcourir ses lettres. Quelques-unes semblaient contenir des choses peu
agréables. Charlotte lui adressa quelques questions; il y répondit
brièvement, et se mit à écrire à son bureau.
Ils étaient restés ainsi ensemble pendant une heure, et Charlotte
s'attristait de plus en plus. Elle sentait combien il lui serait
difficile de découvrir à son mari ce qui pesait sur son cœur, fût-il
même de la meilleure humeur possible. Elle tomba dans une mélancolie
d'autant plus pénible, qu'elle cherchait à la cacher et à dévorer
ses larmes.
L'apparition du domestique de Werther augmenta encore le tourment de
Charlotte. Il remit le petit billet à Albert, qui se retourna
froidement vers sa femme, et lui dit: «Donne-lui les pistolets. Je lui
souhaite un bon voyage,» ajouta-t-il en s'adressant au domestique. Ce
fut un coup de foudre pour Charlotte. Elle tâcha de se lever, les
jambes lui manquèrent; elle ne savait ce qui se passait en elle. Enfin
elle avança lentement vers la muraille, prit d'une main tremblante les
pistolets, en essuya la poussière. Elle hésitait, et aurait tardé
longtemps encore à les donner, si Albert ne l'y avait forcée par un
regard interrogatif. Elle remit donc les funestes armes au jeune homme,
sans pouvoir prononcer un seul mot. Quand il fut sorti de la maison,
elle prit son ouvrage, et se retira dans sa chambre, livrée à une
inexprimable agitation. Son cœur lui présageait tout ce qu'il y a de
plus sinistre. Tantôt elle voulait aller se jeter aux pieds de son
mari, lui révéler tout, la scène de la veille, sa faute et ses
pressentiments; tantôt elle ne voyait plus à quoi aboutirait une
pareille démarche; elle ne pouvait pas espérer du moins qu'elle
persuaderait à son mari de se rendre chez Werther. Le couvert était
mis; une amie, qui n'était venue que pour demander quelque chose,
voulait s'en retourner... on la retint; elle rendit la conversation
supportable pendant le repas; on se contraignit, on parla, on conta, on
s'oublia.
Le domestique arriva, avec les pistolets, chez Werther, qui les lui prit
avec transport, lorsqu'il apprit que c'était Charlotte qui les avait
donnés. Il se fit apporter du pain et du vin, dit au domestique d'aller
dîner, et se remit à écrire:
«Ils ont passé par tes mains, tu en as essuyé la poussière; je les
baise mille fois; tu les a touchés. Ange du ciel, tu favorises ma
résolution! Toi-même, Charlotte, tu me présentes cette arme, toi des
mains de qui je désirais recevoir la mort. Ah! et je la reçois en
effet de toi! Oh! comme j'ai questionné mon domestique! Tu tremblais en
les lui remettant; tu n'as point dit adieu! Hélas! hélas! point
d'adieu! M'aurais-tu fermé ton cœur, à cause de ce moment même qui
m'a uni à toi pour l'éternité? Charlotte, des siècles de siècles
n'effaceront pas cette impression, et, je le sens, tu ne saurais haïr
celui qui brûle ainsi pour toi!»
Après diner, il ordonna au domestique d'achever de tout emballer; il
déchira beaucoup de papiers, sortit, et acquitta encore quelques
petites dettes. Il revint à la maison, et, malgré la pluie, il
repartit presque aussitôt; il se rendit hors de la ville, au jardin du
comte; il se promena longtemps dans les environs; à la nuit tombante,
il rentra et écrivit:
«Wilhelm, j'ai vu pour la dernière fois les champs, les forêts et le
ciel. Adieu aussi, toi, chère et bonne mère! pardonne-moi! Console-la,
mon ami! Que Dieu vous comble de ses bénédictions! Toutes mes affaires
sont en ordre. Adieu! nous nous reverrons, et plus heureux!»
«Je t'ai mal payé de ton amitié, Albert; mais tu me le pardonnes.
J'ai troublé la paix de ta maison, j'ai porté la méfiance entre vous.
Adieu! je vais y mettre fin. Oh! puisse ma mort vous rendre heureux!
Albert! Albert! rends cet ange heureux! et qu'ainsi la bénédiction de
Dieu repose sur toi!»
Il fit encore le soir plusieurs recherches dans ses papiers; il en
déchira beaucoup, qu'il jeta au feu. Il cacheta plusieurs paquets
adressés à Wilhelm; ils contenaient quelques courtes dissertations et
des pensées détachées, que j'ai vues en partie. Vers dix heures, il
fit mettre beaucoup de bois au feu; et, après s'être fait apporter une
bouteille de vin, il envoya coucher son domestique, dont la chambre,
ainsi que celle des gens de la maison, était sur le derrière, fort
éloignée de la sienne. Lé domestique se coucha tout habillé, pour
être prêt de grand matin: car son maître lui avait dit que les
chevaux de poste seraient à la porte avant six heures.
Après onze heures.
«Tout est si calme autour de moi, et mon âme est si paisible! Je te
remercie, ô mon Dieu, de m'avoir accordé cette chaleur, cette force,
à ces derniers instants!
«Je m'approche de la fenêtre, ma chère, et à travers les nuages
orageux je distingue encore quelques étoiles éparses dans ce ciel
éternel. Non, vous ne tomberez point! L'Éternel vous porte dans son
sein, comme il n'y porte aussi. Je vois les étoiles de l'Ourse, la plus
chérie des constellations. La nuit, quand je sortais de chez toi,
Charlotte, elle était en face de moi. Avec quelle ivresse je l'ai
souvent contemplée! Combien de fois, les mains élevées vers elle, je
l'ai prise à témoin, comme un signe, comme un monument sacré de la
félicité que je goûtais alors, et même... Ô Charlotte! qu'est-ce
qui ne me rappelle pas ton souvenir? Ne suis-je pas environné de toi?
et n'ai-je pas, comme un enfant, dérobé avidement mille bagatelles que
tu avais sanctifiées en les touchant?
«Ô silhouette chérie! je te la lègue, Charlotte, et je le prie de
l'honorer. J'y ai imprimé mille milliers de baisers; je l'ai mille fois
saluée lorsque je sortais de ma chambre, ou que j'y rentrais.
«J'ai prié ton père, par un petit billet, de protéger mon corps. Au
fond du cimetière sont deux tilleuls, vers le coin qui donne sur la
campagne: c'est là que je désire reposer. Il peut faire cela, il le
fera pour son ami. Demande-le-lui aussi. Je ne voudrais pas exiger de
pieux chrétiens que le corps d'un pauvre malheureux reposât auprès de
leurs corps. Ah! je voudrais que vous m'enterrassiez auprès d'un chemin
ou dans une vallée solitaire; que le prêtre et le lévite, en passant
près de ma tombe, levassent les mains au ciel en se félicitant, mais
que le samaritain y versât une larme!
«Donne, Charlotte! Je prends d'une main ferme la coupe froide et
terrible où je vais puiser l'ivresse de la mort! Tu me la présentes,
et je n'hésite pas. Ainsi donc sont accomplis tous les désirs de ma
vie! voilà donc où aboutissaient toutes mes espérances! toutes!
toutes! à venir frapper avec cet engourdissement à la porte d'airain
de la vie!
«Ah! si j'avais eu le bonheur de mourir pour toi, Charlotte, de me
dévouer pour toi! Je voudrais mourir joyeusement, si je pouvais te
rendre le repos, les délices de ta vie. Mais, hélas! il ne fut donné
qu'à quelques hommes privilégiés de verser leur sang pour les leurs,
et d'allumer par leur mort, au sein de ceux qu'ils aimaient, une vie
nouvelle et centuplée.
«Je veux être enterré dans ces habits; Charlotte, tu les as touchés,
sanctifiés: j'ai demandé aussi cette faveur à ton père. Mon âme
plane sur le cercueil. Que l'on ne fouille pas mes poches. Ce nœud
rose, que tu portais sur ton sein quand je te vis la première fois au
milieu de tes enfants (oh! embrasse-les mille fois, et raconte-leur
l'histoire de leur malheureux ami; chers enfants, je les vois, ils se
pressent autour de moi: ah! comme je m'attachai à toi dès le premier
instant! non, je ne pouvais plus le laisser)... ce nœud sera enterré
avec moi; tu m'en fis présent à l'anniversaire de ma naissance! Comme
je dévorais tout cela! Hélas! je ne pensais guère que cette route me
conduirait ici!... Sois calme, je t'en prie; sois calme.
«Ils sont chargés... Minuit sonne, ainsi soit-il donc! Charlotte!
Charlotte! adieu! adieu!»
Un voisin vit la lumière de l'amorce, et entendit l'explosion; mais
comme tout resta tranquille, il ne s'en mit pas plus en peine.
Le lendemain, sur les six heures, le domestique entra dans la chambre
avec de la lumière. Il trouve son maître étendu par terre; il voit le
pistolet, le sang; il l'appelle, il le soulève; point de réponse.
Seulement, il râlait encore. Il court chez le médecin, chez Albert.
Charlotte entend sonner; un tremblement agite tous ses membres; elle
éveille son mari; ils se lèvent. Le domestique, en pleurant et en
sanglotant, leur annonce la triste nouvelle; Charlotte tombe évanouie
aux pieds d'Albert.
Lorsque le médecin arriva, il trouva le malheureux à terre, dans un
état désespéré; le pouls battait encore, mais tous les membres
étaient paralysés. Il s'était tiré le coup au-dessus de l'œil
droit; la cervelle avait sauté. Pour ne rien négliger, on le saigna au
bras; le sang coula; il respirait encore.
Au sang que l'on voyait sur le dossier de sa chaise, on pouvait juger
qu'il s'était tiré le coup assis devant son secrétaire, qu'il était
tombé ensuite, et que, dans ses convulsions, il avait roulé autour du
fauteuil. Il était étendu près de la fenêtre, sur le dos, sans
mouvement. Il était entièrement habillé et botté; en habit bleu, en
gilet jaune.
La maison, le voisinage, et bientôt toute la ville, furent dans
l'agitation. Albert arriva. On avait couché Werther sur le lit, le
front bandé. Sou visage portait l'empreinte de la mort; il ne remuait
aucun membre; ses poumons râlaient encore d'une manière effrayante,
tantôt plus faiblement, tantôt plus fort; on n'attendait que son
dernier soupir.
Il n'avait bu qu'un seul verre de vin. _Emilia Galotti_ était ouverte
sur son bureau.
La consternation d'Albert, le désespoir de Charlotte, ne sauraient
s'exprimer.
Le vieux bailli accourut ému et troublé; il embrassa le mourant, en
l'arrosant de larmes. Les plus âgés de ses fils arrivèrent bientôt
après lui, à pied; ils tombèrent à côté du lit, en proie à la
plus violente douleur, et baisèrent les mains et le visage de leur ami;
l'ainé, celui qu'il avait toujours aimé le plus, s'était collé à
ses lèvres, et y resta jusqu'à ce qu'il fût expiré; on l'en détacha
par force. Il mourut à midi. La présence du bailli et les mesures
qu'il prit prévinrent un attroupement. Il le fit enterrer de nuit, vers
les onze heures, dans l'endroit qu'il s'était choisi. Le vieillard et
ses fils suivirent le convoi. Albert n'en avait pas la force. On
craignit pour la vie de Charlotte. Des journaliers le portèrent; aucun
ecclésiastique ne l'accompagna.
FIN