Werther - 11

diné, il alla chez le bailli, qu'il ne trouva pas à la maison. Il se
promena dans le jardin d'un air pensif: il semblait qu'il voulut
rassembler en foule tous les souvenirs capables d'augmenter sa
tristesse.
Les enfants ne le laissèrent pas longtemps en repos. Ils coururent à
lui en sautant, et lui dirent que quand demain, et encore demain, et
puis encore un jour seraient venus, ils recevraient de Lolotte leur
présent de Noël; et, là-dessus, ils lui étalèrent toutes les
merveilles que leur imagination leur promettait. «Demain,
s'écria-t-il, et encore demain, et puis encore un jour!» Il les
embrassa tous tendrement, et allait les quitter, lorsque le plus jeune
voulut encore lui dire quelque chose à l'oreille. Il lui dit en
confidence que ses grands frères avaient écrit de beaux compliments du
jour de l'an; qu'ils étaient longs; qu'il y en avait un pour le papa,
un pour Albert et Charlotte, et un aussi pour M. Werther, et qu'on les
présenterait de grand matin, le jour de Noël.
Ces derniers mots l'accablèrent: il leur donna à tous quelque chose,
monta à cheval, les chargea de faire ses compliments, et partit les
larmes aux yeux.
Il revint chez lui vers les cinq heures, recommanda à la servante
d'avoir soin du feu, et de l'entretenir jusqu'à la nuit. Il dit au
domestique d'emballer ses livres et son linge, et d'arranger ses habits
dans sa malle. C'est alors vraisemblablement qu'il écrivit le
paragraphe qui suit de sa dernière lettre à Charlotte:

«Tu ne m'attends pas. Tu crois que j'obéirai, et que je ne te verrai
que la veille de Noël. Charlotte! aujourd'hui ou jamais. La veille de
Noël tu tiendras ce papier dans ta main, tu frémiras, et tu le
mouilleras de tes larmes. Je le veux, il le faut! Oh! que je suis
content d'avoir pris mon parti!»

Cependant Charlotte se trouvait dans une situation bien triste. Son
dernier entretien avec Werther lui avait mieux fait sentir encore
combien il lui serait difficile de l'éloigner; elle comprenait mieux
qu'elle ne l'avait fait jusque-là tous les tourments qu'il aurait à
souffrir pour se séparer d'elle.
Elle avait dit, comme en passant, en présence de son mari, que Werther
ne reviendrait point avant la veille de Noël; et Albert était monté
à cheval pour aller chez un bailli du voisinage terminer une affaire
qui devait le retenir jusqu'au lendemain.
Elle était seule; aucun de ses frères n'était autour d'elle. Elle
s'abandonna tout entière à ses pensées qui erraient sur sa situation
présente et sur l'avenir. Elle se voyait liée pour la vie à un homme
dont elle connaissait l'amour et la fidélité, et qu'elle aimait de
toute son âme; à un homme dont le caractère paisible et solide
paraissait formé par le ciel pour assurer le bonheur d'une honnête
femme; elle sentait ce qu'un tel époux serait toujours pour elle et
pour sa famille. D'un autre côté, Werther lui était devenu si cher,
et dès le premier instant la sympathie entre eux s'était si bien
manifestée, leur longue liaison avait amené tant de rapports intimes,
que son cœur eu avait reçu des impressions ineffaçables. Elle était
accoutumée à partager avec lui tous ses sentiments et toutes ses
pensées; et son départ la menaçait de lui faire un vide qu'elle ne
pourrait plus remplir. Oh! si elle avait pu, dans cet instant, le
changer en un frère, combien elle eût été heureuse! s'il y avait eu
moyen de le marier à une de ses amies! si elle avait pu aussi espérer
de rétablir entièrement la bonne intelligence entre Albert et lui!
Elle passa en revue dans son esprit toutes ses amies: elle trouvait
toujours à chacune d'elles quelque défaut, et il n'y en eut aucune qui
lui parût digne.
Au milieu de toutes ces réflexions, elle finit par sentir
profondément, sans oser se l'avouer, que le désir secret de son âme
était de le garder pour elle-même, tout en se répétant qu'elle ne
pouvait, qu'elle ne devait pas le garder. Son âme, si pure, si belle,
et toujours si invulnérable à la tristesse, reçut en ce moment
l'empreinte do cette mélancolie qui n'entrevoit plus la perspective du
bonheur. Son cœur était oppressé, et un sombre nuage couvrait ses
yeux.
Il était six heures et demie lorsqu'elle entendit Werther monter
l'escalier; elle reconnut à l'instant ses pas et sa voix qui la
demandait. Comme son cœur battit vivement à son approche, et
peut-être pour la première fois! Elle aurait volontiers fait dire
qu'elle n'y était pas; et, quand il entra, elle lui cria avec une
espèce d'égarement passionné: «Vous ne m'avez pas tenu parole!--Je
n'ai rien promis, fut sa réponse.--Au moins auriez-vous dû avoir
égard à ma prière; je vous avais demandé cela pour notre
tranquillité commune.»
Elle ne savait que dire ni que faire, quand elle pensa à envoyer
inviter deux de ses amies, pour ne pas se trouver seule avec Werther. Il
déposa quelques livres qu'il avait apportés, et en demanda d'autres.
Tantôt elle souhaitait voir arriver ses amies, tantôt qu'elles ne
vinssent pas, lorsque la servante rentra, et lui dit qu'elles
s'excusaient toutes deux de ne pouvoir venir.
Elle voulait d'abord faire rester cette fille, avec son ouvrage, dans la
chambre voisine, et puis elle changea d'idée. Werther se promenait à
grands pas. Elle se mit à son clavecin, et commença un menuet; mais
ses doigts se refusaient. Elle se recueillit, et vint s'asseoir d'un air
tranquille auprès de Werther, qui avait pris sa place accoutumée sur
le canapé.
«N'avez-vous rien à lire?» dit-elle. Il n'avait rien. «Ici, dans mon
tiroir, continua-t-elle, est votre traduction de quelques chants
d'Ossian: je ne l'ai point encore lue, car j'espérais toujours vous
l'entendre lire vous-même, mais cela n'a jamais pu s'arranger.» Il
sourit, et alla chercher son cahier. En frisson le saisit en y portant
la main, et ses yeux se remplirent de larmes quand il l'ouvrit; il se
rassit, et lut:

«Étoile de la nuit naissante, te voilà qui étincelles à l'occident,
tu lèves ta brillante tête sur la nuée, tu l'avances majestueusement
le long de la colline. Que regardes-tu sur la bruyère? Les vents
orageux se sont apaisés; le murmure du torrent lointain se fait
entendre; les vagues viennent expirer au pied du rocher, et les insectes
du soir bourdonnent dans les airs. Que regardes-tu, belle lumière? Mais
tu souris et tu t'en vas joyeusement. Les ondes t'entourent, et baignent
ton aimable chevelure. Adieu, tranquille rayon. Et toi, parais, toi,
superbe; lumière de l'âme d'Ossian.
«Et elle parait dans tout son éclat. Je vois mes amis morts. Ils
s'assemblent à Lora, comme aux jours qui sont passés. Fingal vient,
comme une humide colonne de brouillard. Autour de lui sont ses héros;
voila les bardes! Ullin aux cheveux gris, majestueux Ryno, Alpin,
chantre aimable, et loi, plaintive Minona! comme vous êtes changés,
mes amis, depuis les jours de fête de Selma, alors que nous nous
disputions l'honneur du chant, comme les zéphyrs du printemps font,
l'un après l'autre, plier les hautes herbes sur la colline!
«Alors Minona s'avançait dans sa beauté, le regard baissé, les yeux
pleins de larmes; sa chevelure flottait, en résistant au vent vagabond
qui soufflait du haut de la colline. L'âme des guerriers devint sombre
quand sa douce voix s'éleva; car ils avaient vu souvent la tombe de
Salgar, ils avaient souvent vu la sombre demeure de la blanche Colma.
Colma était abandonnée sur la colline, seule avec sa voix mélodieuse;
Salgar avait promis de venir, mais la nuit se répandait autour d'elle.
Écoutez de Colma la voix, lorsqu'elle était seule sur la colline.

[Footnote 12: C'est l'usage en Allemagne d'enfermer, la veille de Noël,
un arbre chargé de petits cierges et de bonbons, dans une fausse
armoire qu'on ouvre a l'instant où l'on s'y attend le moins, pour
donner aux enfants le plaisir de la surprise.]


COLMA.

«Il fait nuit. Je suis seule, égarée sur l'orageuse colline. Le vent
souille dans les montagnes. Le torrent roule avec fracas des rochers.
Aucune cabane ne me défend de la pluie, ne me défend sur l'orageuse
colline.
«Ô lune! sors de tes nuages! paraissez, étoiles de la nuit! Que
quelque rayon me conduise à l'endroit où mon amour repose des fatigues
de la chasse; son arc détendu à côté de lui, ses chiens haletants
autour de lui! Faut-il, faut-il que je sois assise ici seule sur le roc
au-dessus du torrent! Le torrent est gonflé et l'ouragan mugit. Je
n'entends pas la voix de mon amant.
«Pourquoi tarde mon Salgar? a-t-il oublié sa promesse? Voilà bien le
rocher et l'arbre, et voici le bruyant torrent. Salgar, tu m'avais
promis d'être ici à l'approche de la nuit. Hélas! où s'est égaré
mon Salgar? Avec toi je voulais fuir, abandonner père et frère, les
orgueilleux! Depuis longtemps nos familles sont ennemies, mais nous ne
sommes point ennemis, ô Salgar!
«Tais-toi un instant, ô vent! silence un instant, ô torrent! que ma
voix résonne à travers la vallée, que mon voyageur m'entende! Salgar,
c'est moi qui appelle. Voici l'arbre et le rocher. Salgar, mon ami, je
suis ici, pourquoi ne viens-tu pas?
«Ah! la lune parait, les flots brillent dans la vallée, les rochers
blanchissent; je vois au loin... Mais je ne le vois pas sur la cime; ses
chiens devant lui n'annoncent pas son arrivée. Faut-il que je sois
seule ici!
«Mais qui sont ceux qui là-bas sont couchés sur la bruyère?... Mon
amant, mon frère!...Parlez, ô mes amis! Ils se taisent. Que mon âme
est tourmentée!... Ah! ils sont morts; leurs glaives sont rougis du
combat. Ô mon frère, mon frère, pourquoi as-tu tué mon Salgar? Ô
mon Salgar, pourquoi as-tu tué mon frère? Vous m'étiez tous les deux
si chers! Oh! tu étais beau entre mille sur la colline; il était
terrible dans le combat. Répondez-moi, écoutez ma voix, mes
bien-aimés! Mais, hélas! ils sont muets, muets pour toujours; leur
sein est froid comme la terre.
«Oh! du haut du rocher de la colline, du haut de la cime de l'orageuse
montagne, parlez, esprits des morts! parlez, je ne frémirai point. Où
êtes-vous allés reposer? dans quelle caverne des montagnes dois-je
vous trouver? Je n'entends aucune faible voix; le vent ne m'apporte
point la réponse des morts.
«Je suis assise dans ma douleur; j'attends le matin dans les larmes.
Creusez le tombeau, vous, les amis des morts; mais ne la fermez pas
jusqu'à ce que je vienne. Ma vie disparaît comme un songe. Pourrais-je
rester en arrière! Ici je veux demeurer avec mes amis, auprès du
torrent qui sort du rocher. Lorsqu'il fait nuit sur la colline, et que
le vent arrive en roulant par-dessus la bruyère, mon esprit doit se
tenir sous le vent et plaindre la mort de mes amis. Le chasseur
m'entendra de sa cabane de feuillage, craindra ma voix et l'aimera; car
elle sera douce, ma voix, en pleurant mes amis: ils m'étaient tous les
deux si chers!

«C'était là ton chant! ô Minona! douce fille de Thormann. Nos larmes
coulèrent pour Colma, et notre âme devint sombre.
«Ullin parut avec la harpe, et nous donna le chant d'Alpin. La voix
d'Alpin était douce, l'âme de Ryno était un rayon de feu; mais tous
deux déjà habitaient l'étroite maison des morts, et leur voix était
morte à Selma. Un jour Ullin, revenant de la chasse, avant que les deux
héros fussent tombés, les entendit chanter tour à tour sur la
colline. Leurs chants étaient doux, mais tristes. Ils plaignaient la
mort de Morar, le premier des héros. L'âme de Morar était comme
l'âme de Fingal, son glaive comme le glaive d'Oscar. Mais il tomba, et
son père gémit, et sa sœur pleura, et Minona pleura, Minona, la sœur
du valeureux Morar. Devant les accords d'Ullin, Minona se retira, comme
la lune à l'ouest, qui prévoit l'orage, cache sa belle tête dans un
nuage. Je pinçai la harpe avec Ullin pour le chant des plaintes.


RYNO.

«Le vent et la pluie sont apaisés, le zénith est serein, les nuages
se dissipent; le soleil, en fuyant, éclaire la colline de ses derniers
rayons; la rivière coule toute rouge de la montagne dans la vallée.
Doux est ton murmure, ô rivière! mais plus douce est la voix d'Alpin,
quand il fait entendre un chant funèbre. Sa tête est courbée par
l'âge, et son œil creux est rouge de pleurs. Alpin, excellent
chanteur, pourquoi, seul sur la silencieuse colline, gémis-tu comme un
coup de vent dans la forêt, comme une vague sur un rivage lointain?»


ALPIN.

«Mes pleurs, Ryno, sont pour la mort; ma voix est aux habitants de la
tombe. Jeune homme, tu es svelte sur la colline, beau parmi les fils des
bruyères; mais tu tomberas comme Morar, et sur ton tombeau l'affligé
viendra s'asseoir. Les collines t'oublieront. Ton arc est là, attaché
à la muraille, détendu.
«Tu étais svelte, ô Morar, comme un chevreuil sur la colline,
terrible comme le météore qui brille la nuit au ciel. Ton courroux
était un orage; ton glaive dans le combat était comme l'éclair sur la
bruyère; ta voix, semblable au torrent de la forêt après la pluie, au
tonnerre roulant sur les collines lointaines. Beaucoup tombaient devant
ton bras, la flamme de ta colère les consumait. Mais quand tu revenais
de la guerre, ta voix était paisible, ton visage semblable au soleil
après l'orage, à la lune dans la nuit silencieuse, ton sein calme
comme le lac quand le bruit du vent est apaisé.
«Étroite est maintenant ta demeure, obscur ton tombeau: avec trois pas
je mesure ta tombe. Ô toi qui étais si grand! quatre pierres couvertes
de mousse sont ton seul monument: un arbre effeuillé, l'herbe haute que
le vent couche, indiquent à l'œil du chasseur le tombeau du puissant
Morar. Tu n'as pas de mère pour te pleurer, pas d'amante qui verse des
larmes sur toi. Elle est morte, celle qui te donna le jour; elle est
tombée, la fille de Morglan.
«Quel est ce vieillard appuyé sur son bâton? qui est-il, cet homme
dont la tête est blanche et dont les yeux sont rougis par les larmes?
C'est ton père, ô Morar! le père d'aucun autre fils. Il entendit
souvent parler de ta vaillance, des ennemis tombés sous tes coups; il
entendit la gloire de Morar! Ah! pourquoi a-t-il entendu sa chute?
Pleure, père de Morar, pleure! mais ton fils ne t'entend pas. Le
sommeil des morts est profond; leur oreiller de poussière est creusé
bas. Il n'entendra plus jamais ta voix, il ne se réveillera plus à ta
voix. Oh! quand fait-il jour au tombeau, pour dire à celui qui dort:
«Réveille-toi!»
«Adieu, le plus généreux des hommes! adieu, guerrier fameux! Jamais
plus le champ de bataille ne te verra; jamais plus la sombre forêt ne
brillera de l'éclat de ton acier. Tu n'as laissé aucun fils, mais les
chants conserveront ton nom; les temps futurs entendront parler de toi,
ils connaîtront Morar!
«Les guerriers s'affligèrent; mais Armin surtout poussa de douloureux
soupirs. Ce chant lui rappelait aussi à lui la mort d'un fils, et le
ramenait aux jours de sa jeunesse. Carmor était près du héros,
Carmor, le prince de Galmal. «Pourquoi ces sanglots? dit-il; est-ce ici
qu'il faut pleurer? la musique et les chants ne sont-ils pas pour fondre
l'âme et la ranimer? Le léger nuage de brouillard qui s'élève du lac
tombe sur la vallée et humecte les fleurs; et à l'instant le soleil
revient dans sa force, dissipe le brouillard, et les fleurs
reverdissent. Pourquoi es-tu si triste, ô Armin! toi qui règnes sur
Gorma, qu'environnent les flots?»


ARMIN.

«Oui, je suis triste, et j'ai bien des raisons de l'être. Carmor, tu
n'as point perdu de fils! tu n'as point perdu de fille éclatante de
beauté! Le brave Colgar vit, et Amira aussi, la plus belle des femmes.
Les branches de ta race fleurissent, ô Carmor; mais Armin est le
dernier de sa souche! Ton lit est noir, ô Daura! sombre est ton sommeil
dans le tombeau! Quand te réveilleras-tu, avec tes chants, avec ta voix
mélodieuse? Levez-vous, vents de l'automne! souillez, souillez sur
l'obscure bruyère! Veuillez, torrents de la forêt! Hurlez, ouragans,
à la cime des chênes! Voyage à travers des nuages déchirés, ô
lune! montre et cache alternativement ton pâle visage! rappelle-moi la
nuit terrible où mes enfants périrent, où Arindal le fort tomba, où
s'éteignit Daura la chérie!
«Daura, ma fille, tu étais belle, belle comme la lune sur les collines
de Fura, blanche comme la neige tombée, douce comme le souille du
matin. Arindal, ton arc était fort, ton javelot rapide dans les airs,
ton regard comme la nue qui presse les flots, ton bouclier comme un
nuage de feu dans l'orage.
«Armar, fameux dans les combats, vint, rechercha l'amour de Daura, et
fut bientôt aimé. Leurs amis étaient joyeux et pleins d'espérance.
«Érath, fils d'Odgall, frémissait de rage, car son frère avait été
tué par Armar. Il vint déguisé en batelier. Sa barque était belle
sur les vagues; il avait les cheveux blanchis par l'âge, et son visage
était grave et tranquille. «Ô la plus belle des filles! dit-il,
aimable fille d'Armin, là-bas sur le rocher, non loin du rivage, Armar
attend sa Daura. Je viens, toi son amour, pour t'y conduire sur les
flots roulants.»
«Elle y alla, elle appela Armar. La voix du rocher seule lui répondit.
«Armar, mon ami, mon amant, pourquoi me tourmentes-tu ainsi?
Écoute-moi donc, fils d'Arnath! écoute-moi. C'est Daura qui
t'appelle.»
«Érath, le traître, fuyait en riant vers la terre. Elle élevait sa
voix, elle appelait son père et son frère: «Arindal! Armin! aucun de
vous ne viendra-t-il donc sauver sa Daura?»
«Sa voix traversa la mer; Arindal, mon fils, descendit de la colline,
couvert du butin de sa chasse, ses flèches retentissant à son côté,
son arc à la main, et cinq dogues noirs autour de lui. Il aperçut
l'imprudent Érath sur le rivage, le saisit, et l'enchaîna, entourant
fortement ses bras et repliant étroitement les liens autour de ses
hanches. Erath, ainsi enchaîné, remplissait les airs de ses
gémissements.
«Arindal pousse la barque au large, et s'élance vers Daura. Tout à
coup Armar survient furieux; il décoche une flèche; le trait siffla et
tomba dans ton cœur, ô Arindal, mon fils! Ô mon fils! tu péris du
coup destiné à Érath. La barque atteignit le rocher, et en même
temps Arindal tomba et expira. Le sang de ton frère coulait à tes
pieds, ô Daura! quelle fut ta douleur!
«La barque fut brisée, les flots l'engloutirent. Armar se précipite
dans la mer pour sauver sa Daura ou mourir. Soudain un coup de vent
tombe de la colline sur les flots; Armar est submergé et ne reparaît
plus.
«J'ai entendu les plaintes de ma tille se désolant sur le rocher battu
des vagues: ses cris étaient aigus, et revenaient sans cesse; et son
père ne pouvait rien pour elle! Toute la nuit je restai sur le rivage;
je la voyais aux faibles rayons de la lune; toute la nuit j'entendis ses
cris; le vent souillait et la pluie tombait par torrents. Sa voix devint
faible avant que le matin parût, et finit par s'évanouir comme le
souille du soir dans l'herbe des rochers. Épuisée par la douleur, elle
mourut, et laissa Armin seul. Ma force dans la guerre est passée, mon
orgueil de père est tombé.
«Lorsque les orages descendent de la montagne, lorsque le vent du nord
soulève les flots, je m'assieds sur le rivage retentissant, et je
regarde le terrible rocher. Souvent, quand la lune commence à renaître
dans le ciel, j'aperçois dans le clair-obscur les esprits de mes
enfants marchant ensemble dans une triste concorde.»

Un torrent de larmes qui coula des yeux de Charlotte, et qui soulagea
son cœur oppressé, interrompit la lecture de Werther. Il jeta le
manuscrit, lui prit une main, et versa les pleurs les plus amers.
Charlotte était appuyée sur l'autre main, et cachait son visage dans
son mouchoir. Leur agitation à l'un et à l'autre était terrible: ils
sentaient leur propre infortune dans la destinée des héros d'Ossian;
ils la sentaient ensemble, et leurs larmes se confondaient. Les lèvres
et les yeux de Werther se collèrent sur le bras de Charlotte, et le
brûlaient. Elle frémit, et voulut s'éloigner; mais la douleur et la
compassion la tenaient enchaînée, comme si une masse de plomb eût
pesé sur elle. Elle chercha, en suffoquant, à se remettre, et en
sanglotant elle le pria de continuer; elle le priait d'une voix
céleste. Werther tremblait, son sein voulait s'ouvrir; il ramassa ses
chants, cl lut d'une voix entrecoupée:
«Pourquoi m'éveilles-tu, souffle du printemps? tu me caresses et dis:
«Je suis chargé de la rosée du ciel.» Mais le temps de ma
flétrissure est proche; proche est l'orage qui abattra mes feuilles.
Demain viendra le voyageur, viendra celui qui m'a vu dans ma beauté;
son œil me cherchera autour de lui, il me cherchera, et ne me trouvera
point.»

Toute la force de ces paroles tomba sur l'infortuné. Il en fut
accablé. Il se jeta aux pieds de Charlotte dans le dernier désespoir;
il lui prit les mains, qu'il pressa contre ses yeux, contre son front.
Il sembla à Charlotte qu'elle sentait passer dans son âme un
pressentiment du projet affreux qu'il avait formé. Ses sens se
troublèrent; elle lui serra les mains, les pressa contre son sein; elle
se pencha vers lui avec attendrissement, et leurs joues brûlantes se
touchèrent. L'univers s'anéantit pour eux. Il la prit dans ses bras,
la serra contre son cœur, et couvrit ses lèvres tremblantes et
balbutiantes de baisers furieux. «Werther! dit-elle d'une voix
étouffée et en se détournant, Werther!» Et d'une main faible elle
tâchait de l'écarter de son sein. «Werther!» s'écria-t-elle enfin,
du ton le plus imposant et le plus noble. Il ne put y tenir. Il la
laissa aller de ses bras, et se jeta à terre devant elle comme un
forcené. Elle s'arracha de lui, et, toute troublée, tremblante entre
l'amour et la colère, elle lui dit: «Voilà la dernière fois,
Werther! vous ne me verrez plus.» Et puis, jetant sur le malheureux un
regard plein d'amour, elle courut dans la chambre voisine, et s'y
renferma. Werther lui tendit les bras et n'osa pas la retenir. Il était
par terre, la tête appuyée sur le canapé, et il demeura plus d'une
demi-heure dans cette position, jusqu'à ce qu'un bruit qu'il entendit
le rappela à lui-même: c'était la servante qui venait mettre le
couvert. Il allait et venait dans la chambre; et lorsqu'il se vit de
nouveau seul, il s'approcha de la porte du cabinet, et dit à voix
basse: «Charlotte! Charlotte! seulement encore un mot, un adieu.» Elle
garda le silence. Il attendit, il pria, puis attendit encore; enfin il
s'arracha de cette porte en s'écriant: «Adieu, Charlotte! adieu pour
jamais!»
Il se rendit à la porte de la ville. Les gardes, qui étaient
accoutumés à le voir, le laissèrent passer sans lui rien dire. Il
tombait de la neige fondue. Il ne rentra que vers les onze heures.
Lorsqu'il revint à la maison, son domestique remarqua qu'il n'avait
point de chapeau; il n'osa l'en faire apercevoir. Il le déshabilla:
tout était mouillé. On a trouvé ensuite son chapeau sur un rocher qui
se détache de la montagne et plonge sur la vallée. On ne conçoit pas
comment il a pu, par une nuit obscure et pluvieuse, y monter sans se
précipiter.
«Il se coucha et dormit longtemps. Le lendemain matin, son domestique
le trouva à écrire, quand son maître l'appela pour lui apporter son
café. Il ajoutait le passage suivant de sa lettre à Charlotte:

«C'est donc pour la dernière fois, pour la dernière fois que j'ouvre
les yeux! Hélas! ils ne verront plus le soleil; des nuages et un sombre
brouillard le cachent pour toute la journée. Oui, prends le deuil, ô
nature! ton fils, ton ami, ton bien-aimé, s'approche de sa fin.
Charlotte, c'est un sentiment qui n'a point de pareil, et qui ne peut
guère se comparer qu'au sentiment confus d'un songe, que de se dire: Ce
matin est le dernier! Le dernier, Charlotte! je n'ai aucune idée de ce
mot; le dernier! Ne suis-je pas là dans toute ma force? et demain,
couché, étendu sans vie sur la terre! Mourir! qu'est-ce que cela
signifie? Vois-tu, nous rêvons quand nous parlons de la mort. J'ai vu
mourir plusieurs personnes; mais l'homme est si borné, qu'il n'a aucune
idée du commencement et de la fin de son existence. Actuellement encore
à moi, à toi! à toi! ma chère; et un moment de plus... séparés...
désunis... peut-être pour toujours! Non, Charlotte, non... Comment
puis-je être anéanti? Nous sommes, oui... S'anéantir! qu'est-ce que
cela signifie? C'est encore un mot, un son vide que mon cœur ne
comprend pas... Mort, Charlotte! enseveli dans un coin de la terre
froide, si étroit, si obscur! J'eus une amie qui fut tout pour ma
jeunesse privée d'appui et de consolations. Elle mourut, je suivis le
convoi, et me tins auprès de la fosse. J'entendis descendre le
cercueil, j'entendis le frottement des cordes qu'on lâchait et qu'on
retirait ensuite; et puis la première pelletée de terre tomba, et le
coffre funèbre rendit un bruit sourd, puis plus sourd, et plus sourd
encore, jusqu'à ce qu'enfin il se trouva entièrement couvert! Je
tombai auprès de la fosse, saisi, agité, oppressé, les entrailles
déchirées. Mais je ne savais rien sur mon origine, sur mon avenir.
Mourir! tombeau! Je n'entends point ces mots!
«Oh! pardonne-moi! pardonne-moi! Hier!... c'aurait dû être le dernier
moment de ma vie. Ô ange! ce fut pour la première fois, oui, pour la
première fois, que ce sentiment d'une joie sans bornes pénétra tout
entier, et sans aucun mélange de doute, dans mon âme: Elle m'aime!
elle m'aime! Il brûle encore sur mes lèvres le feu sacré qui coula
par torrents des tiennes; ces ardentes délices sont encore dans mon
cœur. Pardonne-moi! pardonne-moi!
«Ah! je le savais bien que tu m'aimais! Tes premiers regards, ces
regards pleins d'âme, ton premier serrement de main, me l'apprirent; et
cependant, lorsque je t'avais quittée, ou que je voyais Albert à tes
côtés, je retombais dans mes doutes rongeurs.
«Te souvient-il de ces fleurs que tu m'envoyas le jour de cette
ennuyeuse réunion, où tu ne pus me dire un seul mot, ni me tendre la
main? Je restai la moitié de la nuit à genoux devant ces fleurs, et
elles furent pour moi le sceau de ton amour. Mais, hélas! ces
impressions s'effaçaient, comme insensiblement s'efface dans le cœur
du chrétien le sentiment de la grâce de son Dieu, qui lui a été
donné avec une profusion céleste dans de saintes images, sous des
symboles visibles.
«Tout cela est périssable; mais l'éternité même ne pourra point
détruire la vie brûlante dont je jouis hier sur tes lèvres et que je
sens en moi! Elle m'aime! ce bras l'a pressée! ces lèvres ont tremblé
sur ses lèvres! cette bouche a balbutié sur la sienne! Elle est à
moi! Tu es à moi! oui, Charlotte, pour jamais!
«Qu'importe qu'Albert soit ton époux? Époux!... Ce titre serait donc
seulement pour ce monde... Et pour ce monde aussi je commets un péché
en t'aimant, en désirant de t'arracher, si je pouvais, de ses bras dans
les miens? Péché! soit. Eh bien! je m'en punis. Je l'ai savouré, ce
péché, dans toutes ses délices célestes; j'ai aspiré le baume de la
vie et versé la force dans mon cœur. De ce moment tu es à moi, à
moi, ô Charlotte! Je pars devant. Je vais rejoindre mon père, ton
père; je me plaindrai à lui; il me consolera jusqu'à ton arrivée;
alors je vole à ta rencontre, je te saisis, et demeure uni à toi en
présence de l'Éternel, dans des embrassements qui ne finiront jamais.
«Je ne rêve point, je ne suis point dans le délire! Près du tombeau,
je vois plus clair. Nous serons, nous nous reverrons! Nous verrons ta
mère. Je la verrai, je la trouverai. Ah! j'épancherai devant elle mon
cœur tout entier. Ta mère! ta parfaite image.»

Vers les onze heures, Werther demanda à son domestique si Albert
n'était pas de retour. Le domestique répondit que oui, qu'il avait vu
passer son cheval. Alors Werther lui donna un petit billet non cacheté,
qui contenait ces mots:
«Voudriez-vous bien me prêter vos pistolets pour un voyage que je me
propose de faire? Adieu.»

La pauvre Charlotte avait peu dormi la nuit précédente. Ce qu'elle
avait craint était devenu certain, et ses appréhensions s'étaient
réalisées d'une manière qu'elle n'avait pu ni prévoir ni craindre.
Son sang si pur, et qui coulait avec tant de douceur, était maintenant
dans un trouble fiévreux, et mille sentiments déchiraient son noble