Werther - 09

sur-le-champ, et fit tant de bruit de l'affaire, que la fermière, quand
même elle l'eût voulu, n'eût point osé le reprendre. Actuellement
elle a un autre domestique. On dit qu'elle s'est brouillée avec son
frère, aussi au sujet de celui-ci; on regarde comme certain qu'elle
épousera ce nouveau venu. L'autre m'a dit qu'il était fermement
résolu à ne pas y survivre, et que cela ne se ferait pas de son
vivant.
Ce que je te raconte n'est ni exagéré ni embelli. Je puis dire qu'au
contraire je te l'ai conté faiblement, bien faiblement, et que je te
l'ai gâté avec notre langage de prudes.
Cet amour, cette fidélité, cette passion, n'est donc pas une fiction
de poète! elle vit, elle existe dans sa plus grande pureté chez ces
hommes que nous appelons grossiers, et qui nous paraissent si bruts, à
nous civilisés, et réduits à rien à force de poli. Lis cette
histoire avec dévotion, je t'en prie. Je suis calme aujourd'hui en te
l'écrivant. Tu vois, je ne fais pas jaillir l'encre, et je ne couvre
pas mon papier de taches comme de coutume. Lis, mon ami, et pense bien
que cela est aussi l'histoire de ton ami! Oui, voilà ce qui m'est
arrivé, voilà ce qui m'attend; et je ne suis pas à moitié si
courageux, pas à moitié si résolu que ce pauvre malheureux, avec
lequel je n'ose presque pas me comparer.


5 septembre.

Elle avait écrit un petit billet à son mari, qui est à la campagne,
où le retiennent quelques affaires, il commençait ainsi: «Mon ami,
mon tendre ami, reviens le plus tôt que tu pourras; je t'attends avec
impatience.» Une personne qui survint lui apprit que, par certaines
circonstances, le retour d'Albert serait un peu retardé. Le billet
resta là, et me tomba le soir entre les mains. Je le lis, et je souris:
elle me demande pourquoi. «Que l'imagination, m'écriai-je, est un
présent divin! J'ai pu me figurer un moment que ce billet m'était
adressé!» Elle ne répondit rien, parut mécontente, et je me tus.


6 septembre.

J'ai eu bien de la peine à me résoudre à quitter le simple frac bleu
que je portais lorsque je dansai pour la première fois avec Charlotte;
mais à la fin il était devenu par trop usé. Je m'en suis fait faire
un autre tout pareil au premier, collet et parements, avec un gilet et
des culottes de même étoffe et de même couleur que ceux que j'avais
ce jour-là.
Cela ne me dédommagera pas tout à fait. Je ne sais... je crois
pourtant qu'avec le temps celui-ci me deviendra aussi plus cher.


11 septembre.

Elle avait été absente quelques jours pour aller chercher Albert à la
campagne. Aujourd'hui j'entre dans sa chambre; elle vient au-devant de
moi, et je baisai sa main avec mille joies.
Un serin vole du miroir, et se perche sur son épaule. «Un nouvel
ami,» dit-elle. Et elle le prit sur sa main.
«Il est destiné à mes enfants: il est si joli! Regardez-le. Quand je
lui donne du pain, il bat des ailes et becquète si gentiment! Il me
baise aussi: voyez.
Lorsqu'elle présenta sa bouche au petit animal, il becqueta dans ses
douces lèvres, et il les pressait comme s'il avait pu sentir la
félicité dont il jouissait.
«Il faut aussi qu'il vous baise,» dit-elle. Et elle approcha l'oiseau
de ma bouche. Son petit bec passa des lèvres de Charlotte aux miennes,
et ses picotements furent comme un souffle précurseur, un avant-goût
de jouissance amoureuse.
--Son baiser, dis-je, n'est point tout à fait désintéressé. Il
cherche de la nourriture, et s'en va non satisfait d'une vide caresse.
--Il mange aussi dans ma bouche,» dit-elle. Et elle lui présenta un
peu de mie de pain avec ses lèvres, où je voyais sourire toutes les
joies innocentes, tous les plaisirs, toutes les ardeurs d'un amour
mutuel.
Je détournai le visage. Elle ne devrait pas faire cela; elle ne devrait
pas allumer mon imagination par ces images d'innocence et de félicité
célestes; elle ne devrait pas éveiller mon cœur de ce sommeil où
l'indifférence de la vie le berce quelquefois. Mais pourquoi ne le
ferait-elle pas? bille se lie tellement à moi; elle sait comment je
l'aime.


15 septembre.

On se donnerait au diable, Wilhelm, quand on pense qu'il faut qu'il y
ait des hommes assez dépourvus d'âme et de sentiment pour ne pas
goûter le peu qui vaille quelque chose sur la terre. Tu connais ces
noyers sous lesquels je me suis assis avec Charlotte chez le bon pasteur
de Saint-***, ces beaux noyers qui m'apportaient toujours je ne sais
quel contentement d'âme. Comme ils rendaient la cour du presbytère
agréable et hospitalière! que leurs rameaux étaient frais et
magnifiques! et jusqu'au souvenir des honnêtes ministres qui les
avaient plantés il y a tant d'années! Le maître d'école nous a dit
bien souvent le nom de l'un d'eux, qu'il tenait de son grand-père. Ce
doit avoir été un galant homme, et sa mémoire m'était toujours
sacrée lorsque j'étais sous ces arbres. Oui, le maître d'école avait
hier les larmes aux yeux lorsque nous nous plaignions ensemble de ce
qu'ils avaient été abattus... Abattus... J'enrage, et je crois que je
tuerais le chien qui a donné le premier coup de hache... Moi, qui
serais homme à m'affliger sérieusement si, ayant deux arbres comme
cela dans ma cour, j'en voyais un mourir de vieillesse, faut-il que je
voie cela! Mon cher ami, il y a une chose qui console. Ce que c'est que
le sentiment chez les hommes! tout le village murmure, et j'espère que
la femme du pasteur verra à son beurre, à ses œufs, et aux autres
marques d'amitié, quelle blessure elle a faite aux habitants de
l'endroit. Car c'est elle, la femme du nouveau pasteur (notre vieillard
est aussi mort), une créature sèche, acariâtre et malingre, et qui a
bien raison de ne prendre aucun intérêt au monde, car personne n'en
prend à elle; une sotte qui veut se donner pour savante, qui se mêle
d'examiner les canons, qui travaille à la nouvelle réformation
critico-morale du christianisme, et à qui les rêveries de Lavater font
hausser les épaules, dont la santé est tout à fait ruinée, et qui
n'a, en conséquence, aucune joie sur la terre. Aussi il n'y avait
qu'une pareille créature qui pût faire abattre mes noyers. Vois-tu, je
n'en puis pas revenir! Imagine-toi un peu: les feuilles en tombant
salissent sa cour et la rendent humide; les arbres lui interceptent le
jour; et quand les noix sont mûres, les enfants y jettent des pierres
pour les abattre, et cela affecte ses nerfs et la trouble dans ses
profondes méditations, lorsqu'elle pèse et compare ensemble Kennikot,
Semler et Michaëlis! Lorsque je vis les gens du village, et surtout les
anciens, si mécontents, je leur dis: «Pourquoi l'avez-vous souffert?»
Ils me répondirent: «Quand le maire veut, ici, que faire?» Mais une
chose me fait plaisir: le maire et le ministre (car celui-ci pensait
bien aussi tirer quelque profil des lubies de sa femme, qui ne lui
rendent pas sa soupe plus grasse) convinrent de partager entre eux; et
ils allaient le faire, lorsque la chambre des domaines intervint, et
leur dit: «Doucement!» Elle avait de vieilles prétentions sur la
partie de la cour du presbytère où les arbres étaient, et elle les
vendit au plus offrant. Ils sont à bas! Oh! si j'étais prince! je
ferais à la femme du pasteur, au maire et à la chambre des
domaines...... Prince!....Ab! oui, si j'étais prince, que me feraient
les arbres de mon pays?


10 octobre.

Quand je vois seulement ses yeux noirs, je suis content! Ce qui me
chagrine, c'est qu'Albert ne parait pas aussi heureux qu'il...
l'espérait... Si... Je ne fais pas souvent des réticences; mais ici je
ne puis m'exprimer autrement... et il me semble que c'est assez clair.


12 octobre.

Ossian a supplanté Homère dans mon cœur. Quel monde que celui où ses
chants sublimes me ravissent! Errer sur les bruyères tourmentées par
l'ouragan qui transporte sur des nuages flottants les esprits des
aïeux, à la pâle clarté de la lune; entendre dans la montagne les
gémissements des génies des cavernes, à moitié étouffés dans le
rugissement du torrent de la forêt, et les soupirs de la jeune fille
agonisante près des quatre pierres couvertes de mousse qui couvrent le
héros noblement mort qui fut son bien-aimé... Et quand alors je
rencontre le barde, blanchi par les années, qui sur les vastes
bruyères cherche les traces de ses pères, et ne trouve que les pierres
de leurs tombeaux, qui gémit et tourne ses yeux vers l'étoile du soir
se cachant dans la mer houleuse, et que le passé revit dans l'âme du
héros, comme lorsque cette étoile éclairait encore de son rayon
propice les périls des braves et que la lune prêtait sa lumière à
leur vaisseau revenant victorieux; que je lis sur son front sa profonde
douleur, et que je le vois, lui le dernier, lui resté seul sur la
terre, chanceler vers la tombe, et comme il puise encore de douloureux
plaisirs dans la présence des ombres immobiles de ses pères, et
regarde la terre froide et l'herbe épaisse que le vent couche, et
s'écrie: «Le voyageur viendra; il viendra celui qui me connut dans ma
beauté, et il dira: Où est le barde? Qu'est devenu le fils de Fingal?
Son pied foule ma tombe, et c'est en vain qu'il me demande sur la
terre...» Alors, ô mon ami! je serais homme à arracher l'épée de
quelque noble écuyer, à délivrer tout d'un coup mon prince du
tourment d'une vie qui n'est qu'une mort lente, et à envoyer mon âme
après ce demi-dieu mis en liberté.


19 octobre.

Hélas! ce vide, ce vide affreux que je sens dans mon sein!... je pense
souvent: si tu pouvais une fois, une seule fois, la presser contre ce
cœur, tout ce vide serait rempli.


26 octobre.

Oui, mon cher, je me confirme de plus en plus dans l'idée que c'est peu
de chose, bien peu de chose que l'existence d'une créature. Une amie de
Charlotte est venue la voir; je suis entré dans la chambre voisine;
j'ai voulu prendre un livre, et, ne pouvant pas lire, je me suis mis à
écrire. J'ai entendu qu'elles parlaient bas: elles se contaient l'une
à l'autre des choses assez indifférentes, des nouvelles de la ville;
comme celle-ci était mariée, celle-là malade, fort malade. «Elle a
une toux sèche, disait l'une, les joues creuses, et, à chaque instant,
il lui prend des faiblesses: je ne donnerais pas un sou de sa
vie.--Monsieur N... n'est pas en meilleur état, disait Charlotte.--Il
est enflé,» reprenait l'autre. Et mon imagination vive me plaçait
tout d'abord au pied du lit de ces malheureux; je voyais avec quelle
répugnance ils tournaient le dos à la vie, comme ils... Wilhelm, mes
petites femmes en parlaient comme on parle d'ordinaire de la mort d'un
étranger... Et quand je regarde autour de moi, que j'examine cette
chambre, et que je vois les habits de Charlotte, les papiers d'Albert,
et ces meubles avec lesquels je suis à présent si familiarisé, je me
dis à moi-même: «Vois ce que tu es dans cette maison! Tout pour tout.
Tes amis te considèrent, tu fais souvent leur joie, et il semble à ton
cœur qu'il ne pourrait exister sans eux. Cependant si tu partais, si tu
t'éloignais de ce cercle, sentiraient-ils le vide que ta perte
causerait dans leur destinée? et combien de temps?...» Ah! l'homme est
si passager, que là même où il a proprement la certitude de son
existence, là où il peut laisser la seule vraie impression de sa
présence dans la mémoire, dans l'âme de ses amis, il doit s'effacer
et disparaître; et cela sitôt!


27 octobre.

Je me déchirerais le sein, je me briserais le crâne, quand je vois
combien peu nous pouvons les uns pour les autres. Hélas! l'amour, la
joie, la chaleur, les délices que je ne porte pas au dedans de moi, un
autre ne me les donnera pas; et le cœur tout plein de délices, je ne
rendrai pas heureux cet autre, quand il est là froid et sans force
devant moi.


Le soir.

J'ai tant! et son idée dévore tout; j'ai tant! et sans elle tout
pour moi se réduit à rien.


30 octobre.

Si je n'ai pas été cent fois sur le point de lui sauter au cou!...
Dieu sait ce qu'il en coûte de voir tant de charmes passer et repasser
devant vous, sans que vous osiez y porter la main! Et cependant le
penchant naturel de l'humanité nous porte à prendre. Les enfants ne
tâchent-ils pas de saisir tout ce qu'ils aperçoivent? Et moi!...


5 novembre.

Dieu sait combien de fois je me mets au lit avec le désir et
quelquefois avec l'espérance de ne pas me réveiller; et le matin
j'ouvre les yeux, je revois le soleil, et je suis malheureux. Oh! que ne
puis-je être un maniaque! que ne puis-je m'en prendre au temps, à un
tiers, à une entreprise manquée! Alors l'insupportable fardeau de ma
peine ne porterait qu'à demi sur moi. Malheureux que je suis! je ne
sens que trop que toute la faute est à moi seul.
La faute! non. Je porte aujourd'hui cachée dans mon sein la source de
toutes les misères, comme j'y portais autrefois la source de toutes les
béatitudes. Ne suis-je pas le même homme qui nageait autrefois dans
une intarissable sensibilité, qui voyait naître un paradis à chaque
pas, et qui avait un cœur capable d'embrasser dans son amour un monde
entier? Mais maintenant ce cœur est mort, il n'en naît plus aucun
ravissement; mes yeux sont secs; et mes sens, que ne soulagent plus des
larmes rafraîchissantes, sont devenus secs aussi, et leur angoisse
sillonne mon front de rides. Combien je souffre! car j'ai perdu ce qui
faisait tous les délices de ma vie, cette force divine avec laquelle je
créais des mondes autour de moi. Elle est passée!... Lorsque de ma
fenêtre je regarde vers la colline lointaine, c'est en vain que je vois
au-dessus d'elle le soleil du matin pénétrer les brouillards, et luire
sur le fond paisible de la prairie, tandis que la douce rivière
s'avance vers moi, en serpentant, entre ses saules dépouillés de
feuilles: toute cette magnifique nature est pour moi froide, inanimée
comme une estampe coloriée; et de tout ce spectacle je ne peux verser
en moi et faire passer de ma tête dans mon cœur la moindre goutte d'un
sentiment bienheureux. L'homme tout entier est là debout, la face
devant Dieu, comme un puits tari, comme un seau desséché. Je me suis
souvent jeté à terre pour demander à Dieu des larmes, comme un
laboureur prie pour de la pluie, lorsqu'il voit sur sa tête un ciel
d'airain et la terre mourir de soif autour de lui.
Mais, hélas! je le sens, Dieu n'accorde point la pluie et le soleil à
nos prières importunes; et ces temps dont le souvenir me tourmente,
pourquoi étaient-ils si heureux, sinon parce que j'attendais son esprit
avec patience, e que je recevais avec un cœur reconnaissant les
délices qu'il versait sur moi?


8 novembre.

Elle m'a reproché mes excès, mais d'un ton si aimable! mes excès de
ce que, d'un verre de vin, je me laisse quelquefois entraîner
à boire la bouteille. «Évitez cela, me disait-elle; pensez à
Charlotte!--Penser! avez-vous besoin de me l'ordonner? Que je pense, que
je ne pense pas, vous êtes toujours présente à mon âme. J'étais
assis aujourd'hui à l'endroit même où vous descendîtes dernièrement
de voiture...» Elle s'est mise à parler d'autre chose, pour
m'empêcher de m'enfoncer trop avant dans cette matière. Je ne suis
plus mon maître, cher ami! Elle fait de moi tout ce qu'elle veut.


15 novembre.

Je te remercie, Wilhelm, du tendre intérêt que tu prends à moi, de la
bonne intention qui perce dans ton conseil; mais je te prie d'être
tranquille. Laisse-moi supporter toute la crise; malgré l'abattement
où je suis, j'ai encore assez de force pour aller jusqu'au bout. Je
respecte la religion, tu le sais; je sens que c'est un bâton pour celui
qui tombe de lassitude, un rafraîchissement pour celui que la soif
consume. Seulement... peut-elle, doit-elle être cela pour tous?
Considère ce vaste univers: tu vois des milliers d'hommes pour qui elle
ne l'a pas été; d'autres pour qui elle ne le sera jamais, soit qu'elle
leur ait été annoncée ou non. Faut-il donc qu'elle le soit pour moi?
Le fils de Dieu ne dit-il pas lui-même: Ceux que mon père m'a donnés
seront avec moi? Si donc je ne lui ai pas été donné, si le père veut
me réserver pour lui, comme mon cœur me le dit... De grâce, ne va pas
donner à cela une fausse interprétation, et voir une raillerie dans
ces mots innocents: c'est mon âme tout entière que j'expose devant
toi. Autrement j'eusse mieux aimé me taire: car je hais de perdre mes
paroles sur des matières que les autres entendent tout aussi peu que
moi. Qu'est-ce que la destinée de l'homme, sinon de fournir la
carrière de ses maux, et de boire sa coupe tout entière? Et si celle
coupe parut au Dieu du ciel trop amère lorsqu'il la porta sur ses
lèvres d'homme, irai-je faire le fort et feindre de la trouver douce et
agréable? et pourquoi aurais-je honte de l'avouer dans ce terrible
moment où tout mon être frémit entre l'existence et le néant, où le
passé luit comme un éclair sur le sombre abîme de l'avenir, où tout
ce qui m'environne s'écroule, où le monde périt avec moi? N'est-ce
pas la voix de la créature accablée, défaillante, s'abîmant sans
ressource au milieu des vains efforts qu'elle fait pour se soutenir, que
de s'écrier avec plainte: «Mon Dieu! mon Dieu! pourquoi m'avez-vous
abandonné?» Pourrais-je rougir de cette expression? pourrais-je
redouter le moment où elle m'échappera, comme si elle n'avait pas
échappé à celui qui replie les deux comme un voile?


21 novembre.

Elle ne voit pas, elle ne sent pas qu'elle prépare le poison qui nous
fera périr tous les deux; et moi j'avale avec délices la coupe où
elle me présente la mort! Que veut dire cet air de bonté avec lequel
elle me regarde souvent (souvent, non, mais quelquefois)? cette
complaisance avec laquelle elle reçoit une impression produite par un
sentiment dont je ne suis pas le maître? cette compassion pour mes
souffrances, qui se peint sur son front?
Comme je me retirais hier, elle me tendit la main, et me dit: «Adieu,
cher Werther!» Cher Werther! C'est la première fois qu'elle m'ait
donné le nom de _cher_, et la joie que j'en ressentis a pénétré
jusqu'à la moelle de mes os. Je me le répétai cent fois. Et le soir,
lorsque je voulus me mettre au lit, en habillant avec moi-même de
toutes sortes de choses, je me dis tout à coup: «Bonne nuit, cher
Werther!» et je ne pus ensuite m'empêcher de rire de moi-même.


22 novembre.

Je ne puis pas prier Dieu en disant: «Conserve-la-moi!» Et cependant
elle me parait souvent être à moi. Je ne puis pas lui demander:
«Donne-la-moi!» car elle est à un autre... Je joue et plaisante avec
mes peines. Si je me laissais aller, je ferais toute une litanie
d'antithèses.


24 novembre.

Elle sent ce que je souffre. Aujourd'hui son regard m'a pénétré
jusqu'au fond du cœur. Je l'ai trouvée seule. Je ne disais rien, et
elle me regardait fixement. Je ne voyais plus cette beauté séduisante,
ces éclairs d'esprit qui entourent son front: un regard plus puissant
agissait sur moi; un regard plein du plus tendre intérêt, de la plus
douce pitié. Pourquoi n'ai-je pas osé me jeter à ses pieds? pourquoi
n'ai-je pas osé m'élancer à son cou, et lui répondre par mille
baisers? Elle a eu recours à son clavecin, et s'est mise en même temps
à chanter d'une voix si douce! Jamais ses lèvres ne m'ont paru si
charmantes: c'était comme si elles s'ouvraient, languissantes, pour
absorber en elles ces doux sons qui jaillissaient de l'instrument, et
que seulement l'écho céleste de sa bouche résonnât. Ah! si je
pouvais te dire cela comme je le sentais! Je n'ai pu y tenir plus
longtemps. J'ai baissé la tête, et j'ai dit avec serment: «Jamais je
ne me hasarderai à vous imprimer un baiser, ô lèvres sur lesquelles
voltigent les esprits du ciel!...» Et cependant... je veux... Ah!
vois-tu, c'est comme un mur de séparation qui s'est élevé devant mon
âme... Cette félicité, cette pureté du ciel... détruite... et puis
expier son crime... Son crime!


26 novembre.

Quelquefois je me dis: «Ta destinée n'est qu'à toi: tu peux estimer
tous les autres heureux; jamais mortel ne fut tourmenté comme toi.» Et
puis je lis quelque ancien poète; et c'est comme si je lisais dans mon
propre cœur. J'ai tant à souffrir! Quoi! il y a donc eu déjà avant
moi des hommes aussi malheureux!


30 novembre.

Non, jamais, jamais je ne pourrai revenir à moi. Partout où je vais,
je rencontre quelque apparition qui me met hors de moi-même.
Aujourd'hui, ô destin, ô humanité!
Je vais sur les bords de l'eau à l'heure du dîner; je n'avais aucune
envie de manger. Tout était désert; un vent d'ouest, froid et humide,
soufflait de la montagne, et des nuages grisâtres couvraient la
vallée. J'ai aperçu de loin un homme vêtu d'un mauvais habit vert,
qui marchait courbé entre les rochers, et paraissait chercher des
simples. Je me suis approché de lui, et le bruit que j'ai fait en
arrivant l'ayant fait se retourner, j'ai vu une physionomie tout à fait
intéressante, couverte d'une tristesse profonde, mais qui n'annonçait
rien d'ailleurs qu'une âme honnête. Ses cheveux étaient relevés en
deux boucles avec des épingles, et ceux de derrière formaient une
tresse fort épaisse qui lui descendait sur le dos. Comme son
habillement indiquait un homme du commun, j'ai cru qu'il ne prendrait
pas mal que je fisse attention à ce qu'il faisait; et, en conséquence,
je lui ai demandé ce qu'il cherchait. «Je cherche des fleurs, a-t-il
répondu avec un profond soupir, et je n'en trouve point.--Aussi
n'est-ce pas la saison, lui ai-je dit en riant.--Il y a tant de fleurs!
a-t-il reparti en descendant vers moi. Il y a dans mon jardin des roses
et deux espèces de chèvre-feuille, dont l'une m'a été donnée par
mon père. Elles poussent ordinairement aussi vite que la mauvaise
herbe, et voilà déjà deux jours que j'en cherche sans en pouvoir
trouver. Et même ici, dehors, il y a toujours des fleurs, des jaunes,
des bleues, des rouges, et la centaurée aussi est une jolie petite
fleur: je n'en puis trouver aucune.» J'ai remarqué en lui un certain
air hagard; et, prenant un détour, je lui ai demandé ce qu'il voulait
faire de ces fleurs. Un sourire singulier et convulsif a contracté les
traits de sa figure. «Si vous voulez ne point me trahir, a-t-il dit en
appuyant un doigt sur sa bouche, je vous dirai que j'ai promis un
bouquet à ma belle.--C'est fort bien.--Ah! elle a bien d'autres choses!
Elle est riche!--Et pourtant elle fait grand cas de votre bouquet?--Oh!
elle a des joyaux et une couronne!--Comment l'appelez-vous donc?--Si les
états généraux voulaient me payer, je serais un autre homme! Oui, il
fut un temps où j'étais si content! Aujourd'hui c'en est fait pour
moi, je suis...» Un regard humide qu'il a lancé vers le ciel a tout
exprimé. «Vous étiez donc heureux?--Ah! je voudrais bien l'être
encore de même! J'étais content, gai et gaillard comme le poisson dans
l'eau.--Henri! a crié une vieille femme sur le chemin, Henri, où es-tu
fourré? Nous t'avons cherché partout. Viens dîner.--Est-ce là votre
fils? lui ai-je demandé en m'approchant d'elle.--Oui, c'est mon pauvre
fils! a-t-elle répondu. Dieu m'a donné une croix lourde.--Combien y
a-t-il qu'il est dans cet état?--Il n'y a que six mois qu'il est ainsi
tranquille. Je rends grâce à Dieu que cela n'ait pas été plus loin.
Auparavant il a été dans une frénésie qui a duré une année
entière; et pour lors il était à la chaîne dans l'hôpital des fous.
À présent il ne fait rien à personne; seulement il est toujours
occupé de rois et d'empereurs. C'était un homme doux et tranquille,
qui m'aidait à vivre, et qui avait une fort belle écriture. Tout d'un
coup il devint rêveur, tomba malade d'une fièvre chaude, de là dans
le délire, et maintenant il est dans l'état où vous le voyez. S'il
fallait raconter, monsieur...» J'interrompis ce flux de paroles en lui
demandant quel était ce temps dont il faisait si grand récit, et où
il se trouvait si heureux et si content. «Le pauvre insensé,
m'a-t-elle dit avec un sourire de pitié, veut parler du temps où il
était hors de lui: il ne cesse d'en faire l'éloge. C'est le temps
qu'il a passé à l'hôpital, et où il n'avait aucune connaissance de
lui-même.» Cela a fait sur moi l'effet d'un coup de tonnerre. Je lui
ai mis une pièce d'argent dans la main, et je me suis éloigné d'elle
à grands pas.
«Où tu étais heureux! me suis-je écrié en marchant précipitamment
vers la ville, où tu étais content comme un poisson dans l'eau! Dieu
du ciel! as-tu donc ordonné la destinée des hommes de telle sorte
qu'ils ne soient heureux qu'avant d'arriver à l'âge de la raison, ou
après qu'ils l'ont perdue! Pauvre misérable! Et pourtant je porte
envie à ta folie, à ce désastre de tes sens, dans lequel tu te
consumes. Tu sors plein d'espérances pour cueillir des fleurs à ta
reine... au milieu de l'hiver... et tu t'affliges de n'en point trouver,
et tu ne conçois pas pourquoi tu n'en trouves point. Et moi... et moi,
je sors sans espérances, sans aucun but, et je rentre au logis comme
j'en suis sorti... Tu te figures quel homme tu serais si les états
généraux voulaient te payer; heureuse créature, qui peut attribuer la
privation de ton bonheur à un obstacle terrestre! Tu ne sens pas, tu ne
sens pas que c'est dans le trouble de ton cœur, dans ton cerveau
détraqué, que gît ta misère, dont tous les rois de la terre ne
sauraient le délivrer!»
Puisse-t-il mourir dans le désespoir, celui qui se rit du malade qui,
pour aller chercher des eaux minérales éloignées, fait un long voyage
qui augmentera sa maladie et rendra la fin de sa vie plus douloureuse!
celui qui insulte à ce cœur oppressé qui, pour se délivrer de ses
remords, pour calmer son trouble et ses souffrances, fait un pèlerinage
au saint sépulcre: chaque pas qu'il fait sur la terre durcie, par des
routes non frayées, et qui déchire ses pieds, est une goutte de baume
sur sa plaie; et à chaque jour de marche il se couche le cœur soulagé
d'une partie du fardeau qui l'accable... Et vous osez appeler cela
rêveries, vous autres bavards, mollement assis sur des coussins!
Rêveries!... Ô Dieu! tu vois mes larmes... Fallait-il, après avoir
formé l'homme si pauvre, lui donner des frères qui le pillent encore
dans sa pauvreté, et lui dérobent ce peu de confiance qu'il a en toi:
car la confiance en une racine salutaire, dans les pleurs de la vigne,
qu'est-ce, sinon la confiance en toi qui a mis dans tout ce qui nous
environne la guérison et le soulagement dont nous avons besoin à toute
heure? Ô père que je ne connais pas, père qui remplissais autrefois
toute mon âme, et qui as depuis détourné ta face de dessus moi,
appelle-moi vers toi! ne te tais pas plus longtemps; ton silence
n'arrêtera pas mon âme altérée... Et un homme, un père, pourrait-il
s'irriter de voir son fils, qu'il n'attendait pas, lui sauter au cou en
s'écriant: «Me voici revenu, mon père; ne vous fâchez point si
j'interromps un voyage que je devais supporter plus longtemps pour vous
obéir. Le monde est le même partout; partout peine et travail,
récompense et plaisirs: mais que me fait tout cela? Je ne suis bien
qu'où vous êtes; je veux souffrir et jouir en votre présence...» Et
toi, père céleste et miséricordieux, pourrais-tu repousser ton fils?


1er décembre.

Wilhelm! cet homme dont je t'ai parlé, cet heureux infortuné, était
commis chez le père de Charlotte, et une malheureuse passion qu'il
conçut pour elle, qu'il nourrit en secret, qu'il lui découvrit enfin,
et qui le fit renvoyer de sa place, l'a rendu fou. Sens, si tu peux,
sens, par ces mots pleins de sécheresse, combien cette histoire m'a
bouleversé, lorsque Albert me l'a contée aussi froidement que tu la
liras peut-être!


4 décembre.

Je te supplie... Vois-tu, c'est fait de moi... Je ne saurais supporter
tout cela plus longtemps. Aujourd'hui j'étais assis près d'elle...
J'étais assis; elle jouait différents airs sur son clavecin, avec
toute l'expression! tout, tout!... que dirai-je? Sa petite sœur
habillait sa poupée sur mon genou. Les larmes me sont venues aux yeux.