Werther - 08
comme tout mon être se flétrit! Pas un instant d'abondance de cœur,
pas une heure où viennent aux yeux des larmes délicieuses! rien, rien!
Je suis là comme devant un spectacle de marionnettes: je vois de petits
hommes et de petits chevaux passer et repasser devant moi, et je me
demande souvent si ce n'est point une illusion d'optique. Je suis acteur
aussi, je joue aussi mon rôle; ou plutôt on se joue de moi, on me fait
mouvoir comme un automate. Je saisis quelquefois mon voisin par sa main
de bois, et je recule en frissonnant.
Le soir, je me propose de jouir du lever du soleil, et le matin je reste
au lit. Pendant la journée je me promets d'admirer le clair de lune, et
je ne quitte pas la chambre. Je ne sais pas au juste pourquoi je me
couche, pourquoi je me lève.
Le levain qui faisait fermenter ma vie me manque; le charme qui me
tenait éveillé au milieu des nuits, et qui m'arrachait au sommeil le
matin, a disparu.
Je n'ai trouvé ici qu'une seule créature qui mérite le nom de femme,
mademoiselle de B.... Elle vous ressemble, Charlotte, si l'on peut vous
ressembler. Oh! dites-vous, il se mêle aussi de faire des compliments!
Cela n'est pas tout à fait faux. Depuis quelque temps je suis fort
aimable, parce que je ne puis être autre chose; je fais de l'esprit, et
les femmes disent que personne ne sait louer plus joliment que moi (ni
mentir, ajoutez-vous; car l'un ne va pas sans l'autre). Je voulais vous
parler de mademoiselle de B..... Elle a beaucoup d'âme, et cette âme
perce tout entière à travers ses yeux bleus. Son rang lui est à
charge; il ne contente aucun des désirs de son cœur. Elle aspire à se
voir hors du tumulte, et nous passons quelquefois des heures entières
à nous figurer un bonheur sans mélange, au milieu des scènes
champêtres, Charlotte toujours avec nous. Ah! combien de fois
n'est-elle pas obligée de vous rendre hommage! Elle le fait volontiers:
elle a tant de plaisir à entendre parler de vous! Elle vous aime.
Oh! si j'étais assis à vos pieds, dans votre petite chambre favorite,
tandis que les enfants sauteraient autour de nous! Quand vous trouveriez
qu'ils feraient trop de bruit, je les rassemblerais tranquilles auprès
de moi en leur contant quelque effrayant conte de ma mère l'Oie.
Le soleil se couche majestueusement derrière ces collines
resplendissantes de neige. La tempête s'est apaisée. Et moi... il faut
que je rentre dans ma cage. Adieu! Albert est-il auprès de vous? et
comment? Dieu me pardonne cette question.
8 février.
Voilà huit jours qu'il fait le temps le plus affreux, et je m'en
réjouis: car depuis que je suis ici il n'a pas fait un beau jour qu'un
importun ne soit venu me l'enlever ou me l'empoisonner. Au moins
puisqu'il pleut, vente, gèle et dégèle, il ne peut faire, me dis-je,
plus mauvais à la maison que dehors, ni meilleur aux champs qu'à la
ville; et je suis content. Si le soleil levant promet une belle
journée, je ne puis m'empêcher de m'écrier: Voilà donc encore une
faveur du ciel qu'ils peuvent s'enlever! Il n'est rien au monde qu'ils
ne s'ôtent à eux-mêmes; la plupart par imbécillité; mais, à les
entendre, dans les plus nobles intentions: santé, estime de soi-même,
joie, repos, ils se privent de tout, comme à plaisir. Je serais
quelquefois tenté de les prier à deux genoux d'avoir pitié
d'eux-mêmes, et de ne pas se déchirer les entrailles avec tant de
fureur.
17 février.
Je crains bien que l'ambassadeur et moi nous ne soyons pas longtemps
d'accord. Cet homme est complètement insupportable; sa manière de
travailler et de conduire les affaires est si ridicule, que je ne puis
m'empêcher de le contrarier et de faire souvent à ma tête; ce qui
naturellement n'a jamais l'avantage de lui agréer. Il s'en est plaint
dernièrement à la cour. Le ministre m'a fait une réprimande, douce à
la vérité, mais enfin c'était une réprimande; et j'étais sur le
point de demander mon congé, lorsque j'ai reçu une lettre
particulière de lui, une lettre devant laquelle je me suis mis à
genoux pour adorer le sens droit, ferme et élevé qui l'a dictée. Tout
en louant mes idées outrées d'activité, d'influence sur les autres,
de pénétration dans les affaires, qu'il traite de noble ardeur de
jeunesse, il tâche non de détruire cette ardeur, mais de la modérer
et de la réduire à ce point où elle peut être de mise et avoir de
bons effets. Aussi me voilà encouragé pour huit jours, et réconcilié
avec moi-même. Le repos de l'âme est une superbe chose, mon ami;
pourquoi faut-il que ce diamant soit aussi fragile qu'il est rare et
précieux?
20 février.
Que Dieu vous bénisse, mes amis, et vous donne tous les jours de
bonheur qu'il me retranche!
Je te rends grâce, Albert, de m'avoir trompé. J'attendais l'avis qui
devait m'apprendre le jour de votre mariage, et je m'étais promis de
détacher, ce même jour, avec solennité, la silhouette de Charlotte de
la muraille, et de l'enterrer parmi d'autres papiers. Vous voilà unis,
et son image est encore ici! Elle y restera! Et pourquoi non? La mienne
n'est-elle pas aussi chez vous? Ne suis-je pas aussi, sans te nuire,
dans le cœur de Charlotte? J'y tiens, oui, j'y tiens la seconde place,
et je veux, je dois la conserver. Oh! je serais furieux si elle pouvait
oublier... Albert, l'enfer est dans cette idée. Albert! adieu. Adieu,
ange du ciel; adieu, Charlotte!
15 mars.
J'ai essuyé une mortification qui me chassera d'ici. Je grince les
dents! Diable! c'est une chose faite; et c'est encore à vous que je
dois m'en prendre, à vous qui m'avez aiguillonné, poussé, tourmenté
pour me faire prendre un emploi qui ne me convenait pas et auquel je ne
convenais pas. Eh bien, voilà où j'en suis; soyez contents. Et afin
que tu ne dises pas encore que mes idées grossissent tout, je vais, mon
cher, t'exposer le fait avec toute la précision et la netteté d'un
chroniqueur.
Le comte de C... m'aime, me distingue; on le sait, je te l'ai dit cent
fois. Je dînais hier chez lui: c'était son jour de grande soirée; il
reçoit ce jour-là toute la haute noblesse du pays. Je n'avais
nullement pensé à cette soirée; surtout il ne m'était jamais venu
dans l'esprit que nous autres subalternes nous ne sommes pas là à
notre place. Fort bien. Après le diner nous passons au salon, le comte
et moi; nous causons. Le colonel de B... survient, se mêle de la
conversation, et insensiblement l'heure de la soirée arrive: Dieu sait
si je pense à rien. Alors entre très-haute et très-puissante dame de
S..., avec son noble époux, et leur oison de fille avec sa gorge plate
et son corps effilé et tiré au cordeau; ils passent auprès de moi
avec un air insolent et leur morgue de grands seigneurs. Comme je
déteste cordialement cette race, je voulais tirer ma révérence, et
j'attendais seulement que le comte fût délivré du babil dont on
l'accablait, lorsque mademoiselle de B... entra. Je sens toujours mon
cœur s'épanouir un peu quand je la vois: je demeurai, je me plaçai
derrière son fauteuil, et ce ne fut qu'au bout de quelque temps que je
m'aperçus qu'elle me parlait d'un ton moins ouvert que de coutume et
avec une sorte d'embarras. J'en fus surpris. «Est-elle aussi comme tout
ce monde-là? dis-je en moi-même. Que le diable l'emporte!» J'étais
piqué; je voulais me retirer, et cependant je restai encore; je ne
demandais qu'à la justifier; j'espérais un mot d'elle; et... ce que tu
voudras. Cependant le salon se remplit: c'est le baron de F..., couvert
de toute la garde-robe du temps du couronnement de François Ier; le
conseiller R..., annoncé ici sous le titre d'_excellence_, et
accompagné de sa sourde moitié; sans oublier le ridicule J...., qui
mêle dans tout son habillement le gothique à la mode la plus nouvelle.
J'adresse la parole à quelques personnes de ma connaissance, que je
trouve fort laconiques. Je ne pensais et ne prenais garde qu'a
mademoiselle de B.... Je n'apercevais pas que les femmes se parlaient à
l'oreille au bout du salon, qu'il circulait quelque chose parmi les
hommes, que madame de S... s'entretenait avec le comte: mademoiselle de
B... m'a raconté tout cela depuis. Enfin le comte vint à moi et me
conduisit dans l'embrasure d'une fenêtre. «Vous connaissez, me
dit-il, notre bizarre étiquette. La société, à ce qu'il me semble,
ne vous voit point ici avec plaisir; je ne voudrais pas pour
tout...--Excellence, lui dis-je en l'interrompant, je vous demande mille
pardons; j'aurais dû y songer plus tôt; vous me pardonnerez cette
inconséquence. J'avais déjà pensé à me retirer; un mauvais génie
m'a retenu,» ajoutai-je en riant et en lui faisant ma révérence. Le
comte me serra la main avec une expression qui disait tout. Je saluai
l'illustre compagnie, sortis, montai en cabriolet, et me rendis à M...,
pour y voir de la montagne le soleil se coucher; et là je lus ce beau
chant d'Homère, où il raconte comme Ulysse fut hébergé par le digne
porcher. Tout cela était fort bien.
Je revins le soir pour souper. Il n'y avait encore à notre hôtel que
quelques personnes qui jouaient aux dés sur le coin de la table, après
avoir écarté un bout de la nappe. Je vis entrer l'honnête Adelin. Il
accrocha son chapeau en me regardant, vint à moi, et me dit tout bas:
«Tu as eu des désagréments?--Moi?--Le comte t'a fait entendre qu'il
fallait quitter son salon.--Au diable le salon! J'étais bien aise de
prendre l'air.--Fort bien, dit-il, tu as raison d'en rire. Je suis
seulement fâché que l'affaire soit connue partout.» Ce fut alors que
je me sentis piqué. Tous ceux qui venaient se mettre à table, et qui
me regardaient, me paraissaient au fait de mon aventure, et le sang me
bouillait.
Et maintenant que partout où je vais j'apprends que mes envieux
triomphent, en disant que pareille chose est due à tout fat qui, pour
quelques grains d'esprit, se croit permis de braver toutes les
bienséances, et autres sottises semblables... alors on se donnerait
volontiers d'un couteau dans le cœur. Qu'on dise ce qu'on voudra de la
fermeté; je voudrais voir celui qui peut souffrir que des gredins
glosent sur son compte, lorsqu'ils ont sur lui quelque prise. Quand
leurs propos sont sans nul fondement, ah! l'on peut alors ne pas s'en
mettre en peine.
16 mars.
Tout conspire contre moi. J'ai rencontré aujourd'hui mademoiselle de
B... à la promenade. Je n'ai pu m'empêcher de lui parler, et, dès que
nous nous sommes trouvés un peu écartés de la compagnie, de lui
témoigner combien j'étais sensible à la conduite extraordinaire
qu'elle avait tenue l'autre jour avec moi. «Werther! m'a-t-elle dit
avec chaleur, avez-vous pu, connaissant mon cœur, interpréter ainsi
mon trouble? Que n'ai-je pas souffert pour vous, depuis l'instant où
j'entrai dans le salon? Je prévis tout; cent fois j'eus la bouche
ouverte pour vous le dire. Je savais que les S... et les T...
quitteraient la place plutôt que de rester dans votre société; je
savais que le comte n'oserait pas se brouiller avec eux; et aujourd'hui
quel tapage!--Comment! mademoiselle?...» m'écriai-je; et je cherchais
à cacher mon trouble, car tout ce qu'Adelin m'avait dit avant-hier me
courait dans ce moment par les veines comme une eau bouillante. «Que
cela m'a déjà coûté!» ajouta cette douce créature, les larmes aux
yeux! Je n'étais plus maître de moi-même, et j'étais sur le point de
me jeter à ses pieds. «Expliquez-vous,» lui dis-je. Ses larmes
coulèrent sur ses joues; j'étais hors de moi. Elle les essuya sans
vouloir les cacher. «Ma tante! vous la connaissez, reprit-elle; elle
était présente, et elle a vu, ah! de quel œil elle a vu cette scène!
Werther, j'ai essuyé hier soir et ce matin un sermon sur ma liaison
avec vous, et il m'a fallu vous entendre ravaler, humilier, sans
pouvoir, sans oser vous défendre qu'à demi.»
Chaque mot qu'elle prononçait était un coup de poignard pour mon
cœur. Elle ne sentait pas quel acte de compassion c'eût été que de
me taire tout cela. Elle ajouta tout ce qu'on disait encore de mon
aventure, et quel triomphe ce serait pour les gens les plus dignes de
mépris; comme on chanterait partout que mon orgueil et ces dédains
pour les autres, qu'ils me reprochaient depuis longtemps, étaient enfin
punis.
Entendre tout cela de sa bouche, Wilhelm, prononcé d'une voix si
compatissante! J'étais atterré, et j'en ai encore la rage dans le
cœur. Je voudrais que quelqu'un s'avisât de me vexer, pour pouvoir lui
passer mon épée au travers du corps! Si je voyais du sang, je serais
plus tranquille. Ah! j'ai déjà cent fois saisi un couteau pour faire
cesser l'oppression de mon cœur. L'on parle d'une noble race de chevaux
qui, quand ils sont échauffés et surmenés, s'ouvrent eux-mêmes, par
instinct, une veine avec les dents pour se faciliter la respiration. Je
me trouve souvent dans le même cas: je voudrais m'ouvrir une veine qui
me procurât la liberté éternelle.
24 mars.
J'ai offert ma démission à la cour; j'espère qu'elle sera acceptée.
Vous me pardonnerez si je ne vous ai pas préalablement demandé votre
permission. Il fallait que je partisse, et je sais d'avance tout ce que
vous auriez pu dire pour me persuader de rester. Ainsi tâche de dorer
la pilule à ma mère. Je ne saurais me satisfaire moi-même: elle ne
doit donc pas murmurer, si je ne puis la contenter non plus. Cela doit
sans doute lui faire de la peine: voir son fils s'arrêter tout à coup
dans la carrière qui devait le mener au conseil privé et aux
ambassades; le voir revenir honteusement sur ses pas et remettre sa
monture à l'écurie! Faites tout ce que vous voudrez, combinez tous les
cas possibles où j'aurais dû rester: il suffit, je pars. Et afin que
vous sachiez où je vais, je vous dirai qu'il y a ici le prince de ***
qui se plaît à ma société; dès qu'il a entendu parler de mon
dessein, il m'a prié de l'accompagner dans ses terres et d'y passer le
printemps. J'aurai liberté entière, il me l'a promis; et comme nous
nous entendons jusqu'à un certain point, je veux courir la chance, et
je pars avec lui.
19 avril.
Je te remercie de tes deux lettres. Je n'y ai point fait de réponse,
parce que j'avais différé de t'envoyer celle-ci jusqu'à ce que
j'eusse obtenu mon congé de la cour, dans la crainte que ma mère ne
s'adressât au ministre et ne gênât mon projet. Mais c'est une affaire
faite; le congé est arrivé. Il est inutile de vous dire avec quelle
répugnance on a accepté cette démission, et tout ce que le ministre
m'a écrit: vous éclateriez en lamentations. Le prince héréditaire
m'a envoyé une gratification de vingt-cinq ducats, qu'il a accompagnée
d'un mot dont j'ai été touché jusqu'aux larmes: je n'ai donc pas
besoin de l'argent que je demandais à ma mère dans la dernière lettre
que je lui écrivis.
5 mai.
Je pars demain; et comme le lieu de ma naissance n'est éloigné de ma
route que de six milles, je veux le revoir et me rappeler ces anciens
jours qui se sont évanouis comme un songe. Je veux entrer par cette
porte par laquelle ma mère sortit avec moi en voiture, lorsque, après
la mort de mon père, elle quitta ce séjour chéri pour aller se
renfermer dans votre insupportable ville. Adieu, Wilhelm; tu auras des
nouvelles de mon voyage.
9 mai.
Jamais pèlerin n'a visité les saints lieux avec plus de piété que
moi les lieux qui m'ont vu naître, et n'a éprouvé plus de sentiments
inattendus. Près d'un grand tilleul qui se trouve à un quart de lieue
de la ville, je fis arrêter, descendis de voiture, et dis au postillon
d'aller en avant, pour cheminer moi-même à pied et goûter toute la
nouveauté, toute la vivacité de chaque réminiscence. Je m'arrêtai
là, sous ce tilleul, qui était, dans mon enfance, le but et le terme
de mes promenades. Quel changement! Alors, dans une heureuse ignorance,
je m'élançais plein de désirs dans ce monde inconnu, où j'espérais
pour mon cœur tant de vraies jouissances qui devaient le remplir au
comble. Maintenant je revenais de ce monde. Ô mon ami! que
d'espérances déçues! que de plans renversés! J'avais devant les yeux
cette chaîne de montagnes qu'enfant j'ai tant de fois contemplée avec
un œil d'envie: alors je restais là assis des heures entières; je me
transportais au loin en idée; toute mon âme se perdait dans ces
forêts, dans ces vallées, qui semblaient me sourire dans le lointain,
enveloppées de leur voile de vapeurs; et lorsqu'il fallait me retirer,
que j'avais de peine à m'arracher à tous mes points de vue! Je
m'approchai du bourg; je saluai les jardins et les petites maisons que
je reconnaissais: les nouvelles ne me plurent point; tous les
changements me faisaient mal. J'arrivai à la porte, et je me retrouvai
à l'instant tout entier. Mon ami, je n'entrerai dans aucun détail;
quelque charme qu'ait eu pour moi tout ce que je vis, je ne te ferais
qu'un récit monotone. J'avais résolu de prendre mon logement sur la
place, justement auprès de autre ancienne maison. En y allant, je
remarquai que l'école où une bonne vieille nous rassemblait dans notre
enfance avait été changée en une boutique d'épicier. Je me rappelai
l'inquiétude, les larmes, la mélancolie et les serrements de cœur que
j'avais essuyés dans ce trou. Je ne faisais pas un pas qui n'amenât un
souvenir. Non, je le répète, un pèlerin de la terre sainte trouve
moins d'endroits de religieuse mémoire, et son âme n'est peut-être
pas aussi remplie de saintes affections. Encore un exemple: Je descendis
la rivière jusqu'à une certaine métairie où j'allais aussi fort
souvent autrefois: c'est un petit endroit où nous autres enfants
faisions des ricochets à qui mieux mieux. Je me rappelle si bien comme
je m'arrêtais quelquefois à regarder couler l'eau; avec quelles
singulières conjectures j'en suivais le cours; les idées merveilleuses
que je me faisais des régions où elle parvenait; comme mon imagination
trouvait bientôt des limites, et pourtant ne pouvait s'arrêter, et se
sentait forcée d'aller plus loin, plus loin encore, jusqu'à ce
qu'enfin je me perdais dans la contemplation d'un éloignement infini.
Vois-tu, mon ami, nos bons aïeux n'en savaient pas plus long; ils
étaient bornés à ce sentiment enfantin, et il y avait pourtant bien
quelque grandiose dans leur crédulité naïve. Quand Ulysse parle de la
mer immense, de la terre infinie, cela n'est-il pas plus vrai, plus
proportionné à l'homme, plus mystérieux à la fois et plus sensible,
que quand un écolier se croit aujourd'hui un prodige de science parce
qu'il peut répéter qu'elle est ronde? La terre... il n'en fauta
l'homme que quelques mottes pour soutenir sa vie, et moins encore pour y
reposer ses restes.
Je suis actuellement à la maison de plaisance du prince. Encore peut-on
vivre avec cet homme-ci: il est vrai et simple; mais il est entouré de
personnages singuliers que je ne comprends pas. Ils n'ont pas l'air de
fripons, et n'ont pas non plus la mine d'honnêtes gens. Ils me font des
avances, et je n'ose me lier à eux. Ce qui me fâche aussi, c'est que
le prince parle souvent de choses qu'il ne sait que par ouï-dire ou
pour les avoir lues, et toujours dans le point de vue où on les lui a
présentées.
Une chose encore, c'est qu'il fait plus de cas de mon esprit et de mes
talents que de ce cœur dont seulement je fais vanité, et qui est seul
la source de tout, de toute force, de tout bonheur, et de toute misère.
Ah! ce que je sais, tout le monde peut le savoir; mais mon cœur n'est
qu'à moi.
25 mai.
J'avais quelque chose en tête dont je ne voulais vous parler qu'après
coup; mais, puisqu'il n'en sera rien, je puis vous le dire actuellement.
Je voulais aller à la guerre. Ce projet m'a tenu longtemps au cœur.
Ç'a été le principal motif qui m'a engagé à suivre ici le prince,
qui est général au service de Russie. Je lui ai découvert mon dessein
dans une promenade, il m'en a détourné; et il y aurait eu plus
d'entêtement que de caprice à moi de ne pas me rendre à ses raisons.
11 juin.
Dis ce que tu voudras, je ne puis demeurer ici plus longtemps. Que faire
ici? je m'ennuie. Le prince me regarde comme un égal. Fort bien; mais
je ne suis point à mon aise. Et, dans le fond, nous n'avons rien de
commun ensemble. C'est un homme d'esprit, mais d'un esprit tout à fait
ordinaire; sa conversation ne m'amuse pas plus que la lecture d'un livre
bien écrit. Je resterai encore huit jours, puis je recommencerai mes
courses vagabondes. Ce que j'ai fait de mieux ici, ça été de
dessiner. Le prince est amateur, et serait même un peu artiste, s'il
était moins engoué du jargon scientifique. Souvent je grince les dents
d'impatience et de colère, lorsque je m'échauffe à lui faire sentir
la nature et à l'élever à l'art, et qu'il croit faire merveille s'il
peut mal à propos fourrer dans la conversation quelque terme bien
technique.
16 juillet.
Oui, sans doute, je ne suis qu'un voyageur, un pèlerin sur la
terre! Êtes-vous donc plus?
18 juillet.
Où je prétends aller? je te le dirai en confidence. Je suis forcé de
passer encore quinze jours ici. Je me suis dit que je voulais ensuite
aller visiter les mines de ***; mais, dans le fond, il n'en est rien: je
ne veux que me rapprocher de Charlotte, et voilà tout. Je ris de mon
propre cœur... et je fais toutes ses volontés.
29 juillet.
Non, c'est bien, tout est pour le mieux! Moi, son époux! Ô Dieu qui
m'as donné le jour, si lu m'avais préparé cette félicité, toute ma
vie n'eût été qu'une continuelle adoration! Je ne veux point plaider
contre ta volonté. Pardonne-moi ces larmes, pardonne-moi mes souhaits
inutiles... Elle ma femme! Si j'avais serré dans mes bras la plus douce
créature qui soit sous le ciel!... Un frisson court partout mon corps,
Wilhelm, lorsque Albert embrasse sa taille si svelte.
Et cependant, le dirai-je? Pourquoi ne le dirai-je pas? Wilhelm, elle
eût été plus heureuse avec moi qu'avec lui! Oh! ce n'est point là
l'homme capable de remplir tous les vœux de ce cœur. Un certain
défaut de sensibilité, un défaut... prends-le comme tu voudras; son
cœur ne bat pas sympathiquement à la lecture d'un livre chéri, où
mon cœur et celui de Charlotte se rencontrent si bien, et dans mille
autres circonstances, quand il nous arrive de dire notre sentiment sur
une action. Il est vrai qu'il l'aime de toute son âme: et que ne
mérite pas un pareil amour!...
Un importun m'a interrompu. Mes larmes sont séchées; me voilà
distrait. Adieu, cher ami.
4 août.
Je ne suis pas le seul à plaindre. Tous les hommes sont frustrés dans
leurs espérances, trompés dans leur attente. J'ai été voir ma bonne
femme des tilleuls. Son aîné accourut au-devant de moi; un cri de joie
qu'il poussa attira la mère, qui me parut fort abattue. Ses premiers
mots furent: «Mon bon monsieur! hélas! mon Jean est mort.» C'était
le plus jeune de ses enfants. Je gardais le silence. «Mon homme,
dit-elle, est revenu de la Suisse, et il n'a rien rapporté; et sans
quelques bonnes âmes, il aurait été obligé de mendier: la fièvre
l'avait pris en chemin.» Je ne pus rien lui dire; je donnai quelque
chose au petit. Elle me pria d'accepter quelques pommes; je le fis, et
je quittai ce lieu de triste souvenir.
21 août.
En un tour de main tout change avec moi. Souvent un doux rayon de la vie
veut bien se lever de nouveau et m'éclairer d'une demi-clarté, hélas!
seulement pour un moment. Quand je me perds aussi dans des rêves, je ne
puis me défendre de cette pensée: Quoi! si Albert mourait! tu
deviendrais... oui, elle deviendrait... Alors je poursuis ce fantôme
jusqu'à ce qu'il me conduise à des abîmes sur le bord desquels je
m'arrête et recule en tremblant.
Si je sors de la ville, et que je me retrouve sur cette route que je
parcourus en voilure la première fois que j'allai prendre Charlotte
pour la conduire au bal, quel changement! Tout, tout a disparu. Il ne me
reste plus rien de ce monde qui a passé; pas un battement de cœur du
sentiment que j'éprouvais alors. Je suis comme un esprit qui, revenant
dans le château qu'il bâtit autrefois lorsqu'il était un puissant
prince, qu'il décora de tous les dons de la magnificence, et qu'il
laissa en mourant à un fils plein d'espérance, le trouverait brûlé
et démoli.
3 septembre.
Quelquefois je ne puis comprendre comment un autre peut l'aimer, ose
l'aimer, quand je l'aime si uniquement, si profondément, si pleinement;
quand je ne connais rien, ne sais rien, n'ai rien qu'elle.
4 septembre.
Oui, c'est bien ainsi: de même que la nature s'incline vers l'automne,
l'automne commence en moi et autour de moi. Mes feuilles jaunissent, et
déjà les feuilles des arbres voisins sont tombées. Ne t'ai-je pas une
fois parlé d'un jeune valet de ferme que je vis quand je vins ici la
première fois? J'ai demandé de ses nouvelles à Wahlheim. On me dit
qu'il avait été chassé de la maison où il était, et personne ne
voulut m'en apprendre davantage. Hier je le rencontrai par hasard sur la
route d'un autre village. Je lui parlai, et il me conta son histoire,
dont je fus touché à un point que tu comprendras aisément lorsque je
te l'aurai répétée. Mais à quoi bon? Pourquoi ne pas garder pour moi
seul ce qui m'afflige et me rend malheureux? pourquoi t'affliger aussi?
pourquoi le donner toujours l'occasion de me plaindre ou de me gronder?
Qui sait? cela tient peut-être aussi à ma destinée.
Le jeune homme ne répondit d'abord à mes questions qu'avec une sombre
tristesse, dans laquelle je crus même démêler une certaine honte;
mais bientôt plus expansif, comme si tout à coup il nous eût reconnus
tous les deux, il m'avoua sa faute et son malheur. Que ne puis-je, mon
ami, te rapporter chacune de ses paroles! Il avoua, il raconta même
avec une sorte de plaisir, et comme en jouissant de ses souvenirs, que
sa passion pour la fermière avait augmenté de jour en jour; qu'à la
fin il ne savait plus ce qu'il faisait; qu'il ne savait plus, selon son
expression, où donner de la tête. Il ne pouvait plus ni manger, ni
boire, ni dormir; il étouffait; il faisait ce qu'il ne fallait pas
faire; ce qu'on lui ordonnait, il l'oubliait: il semblait possédé par
quelque démon. Un jour, enfin, qu'elle était montée dans un grenier,
il l'avait suivie, ou plutôt il y avait été attiré après elle.
Comme elle ne se rendait pas à ses prières, il voulut s'emparer d'elle
de force. Il ne conçoit pas comment il en est venu là; il prend Dieu
à témoin que ses vues ont toujours été honorables, et qu'il n'a
jamais souhaité rien plus ardemment que de l'épouser et de passer sa
vie avec elle. Après avoir longtemps parlé, il hésita, et s'arrêta
comme quelqu'un à qui il reste encore quelque chose à dire et qui
n'ose le faire. Enfin il m'avoua avec timidité les petites
familiarités qu'elle lui permettait quelquefois, les légères faveurs
qu'elle lui accordait; et, en disant cela, il s'interrompait, et
répétait avec les plus vives protestations que ce n'était pas pour la
décrier, qu'il l'aimait et l'estimait comme auparavant; que pareille
chose ne serait jamais venue à sa bouche, et qu'il ne m'en parlait que
pour me convaincre qu'il n'avait pas été tout à fait un furieux et un
insensé. Et ici, mon cher, je recommence mon ancienne chanson, mon
éternel refrain. Si je pouvais te représenter ce jeune homme tel qu'il
me parut, tel que je l'ai encore devant les yeux! Si je pouvais tout te
dire exactement, pour te faire sentir combien je m'intéresse à son
sort, combien je dois m'y intéresser! Mais cela suffit. Comme tu
connais aussi mon sort, comme tu me connais aussi, tu ne dois que trop
bien savoir ce qui m'attire vers tous les malheureux, et surtout vers
celui-ci.
En relisant ma lettre, je m'aperçois que j'ai oublié de te raconter la
fin de l'histoire: elle est facile à deviner. La fermière se
défendit; son frère survint. Depuis longtemps il haïssait le jeune
homme, et l'aurait voulu hors de la maison, parce qu'il craignait qu'un
nouveau mariage ne privât ses enfants d'un héritage assez
considérable, sa sœur n'ayant pas d'enfants. Ce frère le chassa
pas une heure où viennent aux yeux des larmes délicieuses! rien, rien!
Je suis là comme devant un spectacle de marionnettes: je vois de petits
hommes et de petits chevaux passer et repasser devant moi, et je me
demande souvent si ce n'est point une illusion d'optique. Je suis acteur
aussi, je joue aussi mon rôle; ou plutôt on se joue de moi, on me fait
mouvoir comme un automate. Je saisis quelquefois mon voisin par sa main
de bois, et je recule en frissonnant.
Le soir, je me propose de jouir du lever du soleil, et le matin je reste
au lit. Pendant la journée je me promets d'admirer le clair de lune, et
je ne quitte pas la chambre. Je ne sais pas au juste pourquoi je me
couche, pourquoi je me lève.
Le levain qui faisait fermenter ma vie me manque; le charme qui me
tenait éveillé au milieu des nuits, et qui m'arrachait au sommeil le
matin, a disparu.
Je n'ai trouvé ici qu'une seule créature qui mérite le nom de femme,
mademoiselle de B.... Elle vous ressemble, Charlotte, si l'on peut vous
ressembler. Oh! dites-vous, il se mêle aussi de faire des compliments!
Cela n'est pas tout à fait faux. Depuis quelque temps je suis fort
aimable, parce que je ne puis être autre chose; je fais de l'esprit, et
les femmes disent que personne ne sait louer plus joliment que moi (ni
mentir, ajoutez-vous; car l'un ne va pas sans l'autre). Je voulais vous
parler de mademoiselle de B..... Elle a beaucoup d'âme, et cette âme
perce tout entière à travers ses yeux bleus. Son rang lui est à
charge; il ne contente aucun des désirs de son cœur. Elle aspire à se
voir hors du tumulte, et nous passons quelquefois des heures entières
à nous figurer un bonheur sans mélange, au milieu des scènes
champêtres, Charlotte toujours avec nous. Ah! combien de fois
n'est-elle pas obligée de vous rendre hommage! Elle le fait volontiers:
elle a tant de plaisir à entendre parler de vous! Elle vous aime.
Oh! si j'étais assis à vos pieds, dans votre petite chambre favorite,
tandis que les enfants sauteraient autour de nous! Quand vous trouveriez
qu'ils feraient trop de bruit, je les rassemblerais tranquilles auprès
de moi en leur contant quelque effrayant conte de ma mère l'Oie.
Le soleil se couche majestueusement derrière ces collines
resplendissantes de neige. La tempête s'est apaisée. Et moi... il faut
que je rentre dans ma cage. Adieu! Albert est-il auprès de vous? et
comment? Dieu me pardonne cette question.
8 février.
Voilà huit jours qu'il fait le temps le plus affreux, et je m'en
réjouis: car depuis que je suis ici il n'a pas fait un beau jour qu'un
importun ne soit venu me l'enlever ou me l'empoisonner. Au moins
puisqu'il pleut, vente, gèle et dégèle, il ne peut faire, me dis-je,
plus mauvais à la maison que dehors, ni meilleur aux champs qu'à la
ville; et je suis content. Si le soleil levant promet une belle
journée, je ne puis m'empêcher de m'écrier: Voilà donc encore une
faveur du ciel qu'ils peuvent s'enlever! Il n'est rien au monde qu'ils
ne s'ôtent à eux-mêmes; la plupart par imbécillité; mais, à les
entendre, dans les plus nobles intentions: santé, estime de soi-même,
joie, repos, ils se privent de tout, comme à plaisir. Je serais
quelquefois tenté de les prier à deux genoux d'avoir pitié
d'eux-mêmes, et de ne pas se déchirer les entrailles avec tant de
fureur.
17 février.
Je crains bien que l'ambassadeur et moi nous ne soyons pas longtemps
d'accord. Cet homme est complètement insupportable; sa manière de
travailler et de conduire les affaires est si ridicule, que je ne puis
m'empêcher de le contrarier et de faire souvent à ma tête; ce qui
naturellement n'a jamais l'avantage de lui agréer. Il s'en est plaint
dernièrement à la cour. Le ministre m'a fait une réprimande, douce à
la vérité, mais enfin c'était une réprimande; et j'étais sur le
point de demander mon congé, lorsque j'ai reçu une lettre
particulière de lui, une lettre devant laquelle je me suis mis à
genoux pour adorer le sens droit, ferme et élevé qui l'a dictée. Tout
en louant mes idées outrées d'activité, d'influence sur les autres,
de pénétration dans les affaires, qu'il traite de noble ardeur de
jeunesse, il tâche non de détruire cette ardeur, mais de la modérer
et de la réduire à ce point où elle peut être de mise et avoir de
bons effets. Aussi me voilà encouragé pour huit jours, et réconcilié
avec moi-même. Le repos de l'âme est une superbe chose, mon ami;
pourquoi faut-il que ce diamant soit aussi fragile qu'il est rare et
précieux?
20 février.
Que Dieu vous bénisse, mes amis, et vous donne tous les jours de
bonheur qu'il me retranche!
Je te rends grâce, Albert, de m'avoir trompé. J'attendais l'avis qui
devait m'apprendre le jour de votre mariage, et je m'étais promis de
détacher, ce même jour, avec solennité, la silhouette de Charlotte de
la muraille, et de l'enterrer parmi d'autres papiers. Vous voilà unis,
et son image est encore ici! Elle y restera! Et pourquoi non? La mienne
n'est-elle pas aussi chez vous? Ne suis-je pas aussi, sans te nuire,
dans le cœur de Charlotte? J'y tiens, oui, j'y tiens la seconde place,
et je veux, je dois la conserver. Oh! je serais furieux si elle pouvait
oublier... Albert, l'enfer est dans cette idée. Albert! adieu. Adieu,
ange du ciel; adieu, Charlotte!
15 mars.
J'ai essuyé une mortification qui me chassera d'ici. Je grince les
dents! Diable! c'est une chose faite; et c'est encore à vous que je
dois m'en prendre, à vous qui m'avez aiguillonné, poussé, tourmenté
pour me faire prendre un emploi qui ne me convenait pas et auquel je ne
convenais pas. Eh bien, voilà où j'en suis; soyez contents. Et afin
que tu ne dises pas encore que mes idées grossissent tout, je vais, mon
cher, t'exposer le fait avec toute la précision et la netteté d'un
chroniqueur.
Le comte de C... m'aime, me distingue; on le sait, je te l'ai dit cent
fois. Je dînais hier chez lui: c'était son jour de grande soirée; il
reçoit ce jour-là toute la haute noblesse du pays. Je n'avais
nullement pensé à cette soirée; surtout il ne m'était jamais venu
dans l'esprit que nous autres subalternes nous ne sommes pas là à
notre place. Fort bien. Après le diner nous passons au salon, le comte
et moi; nous causons. Le colonel de B... survient, se mêle de la
conversation, et insensiblement l'heure de la soirée arrive: Dieu sait
si je pense à rien. Alors entre très-haute et très-puissante dame de
S..., avec son noble époux, et leur oison de fille avec sa gorge plate
et son corps effilé et tiré au cordeau; ils passent auprès de moi
avec un air insolent et leur morgue de grands seigneurs. Comme je
déteste cordialement cette race, je voulais tirer ma révérence, et
j'attendais seulement que le comte fût délivré du babil dont on
l'accablait, lorsque mademoiselle de B... entra. Je sens toujours mon
cœur s'épanouir un peu quand je la vois: je demeurai, je me plaçai
derrière son fauteuil, et ce ne fut qu'au bout de quelque temps que je
m'aperçus qu'elle me parlait d'un ton moins ouvert que de coutume et
avec une sorte d'embarras. J'en fus surpris. «Est-elle aussi comme tout
ce monde-là? dis-je en moi-même. Que le diable l'emporte!» J'étais
piqué; je voulais me retirer, et cependant je restai encore; je ne
demandais qu'à la justifier; j'espérais un mot d'elle; et... ce que tu
voudras. Cependant le salon se remplit: c'est le baron de F..., couvert
de toute la garde-robe du temps du couronnement de François Ier; le
conseiller R..., annoncé ici sous le titre d'_excellence_, et
accompagné de sa sourde moitié; sans oublier le ridicule J...., qui
mêle dans tout son habillement le gothique à la mode la plus nouvelle.
J'adresse la parole à quelques personnes de ma connaissance, que je
trouve fort laconiques. Je ne pensais et ne prenais garde qu'a
mademoiselle de B.... Je n'apercevais pas que les femmes se parlaient à
l'oreille au bout du salon, qu'il circulait quelque chose parmi les
hommes, que madame de S... s'entretenait avec le comte: mademoiselle de
B... m'a raconté tout cela depuis. Enfin le comte vint à moi et me
conduisit dans l'embrasure d'une fenêtre. «Vous connaissez, me
dit-il, notre bizarre étiquette. La société, à ce qu'il me semble,
ne vous voit point ici avec plaisir; je ne voudrais pas pour
tout...--Excellence, lui dis-je en l'interrompant, je vous demande mille
pardons; j'aurais dû y songer plus tôt; vous me pardonnerez cette
inconséquence. J'avais déjà pensé à me retirer; un mauvais génie
m'a retenu,» ajoutai-je en riant et en lui faisant ma révérence. Le
comte me serra la main avec une expression qui disait tout. Je saluai
l'illustre compagnie, sortis, montai en cabriolet, et me rendis à M...,
pour y voir de la montagne le soleil se coucher; et là je lus ce beau
chant d'Homère, où il raconte comme Ulysse fut hébergé par le digne
porcher. Tout cela était fort bien.
Je revins le soir pour souper. Il n'y avait encore à notre hôtel que
quelques personnes qui jouaient aux dés sur le coin de la table, après
avoir écarté un bout de la nappe. Je vis entrer l'honnête Adelin. Il
accrocha son chapeau en me regardant, vint à moi, et me dit tout bas:
«Tu as eu des désagréments?--Moi?--Le comte t'a fait entendre qu'il
fallait quitter son salon.--Au diable le salon! J'étais bien aise de
prendre l'air.--Fort bien, dit-il, tu as raison d'en rire. Je suis
seulement fâché que l'affaire soit connue partout.» Ce fut alors que
je me sentis piqué. Tous ceux qui venaient se mettre à table, et qui
me regardaient, me paraissaient au fait de mon aventure, et le sang me
bouillait.
Et maintenant que partout où je vais j'apprends que mes envieux
triomphent, en disant que pareille chose est due à tout fat qui, pour
quelques grains d'esprit, se croit permis de braver toutes les
bienséances, et autres sottises semblables... alors on se donnerait
volontiers d'un couteau dans le cœur. Qu'on dise ce qu'on voudra de la
fermeté; je voudrais voir celui qui peut souffrir que des gredins
glosent sur son compte, lorsqu'ils ont sur lui quelque prise. Quand
leurs propos sont sans nul fondement, ah! l'on peut alors ne pas s'en
mettre en peine.
16 mars.
Tout conspire contre moi. J'ai rencontré aujourd'hui mademoiselle de
B... à la promenade. Je n'ai pu m'empêcher de lui parler, et, dès que
nous nous sommes trouvés un peu écartés de la compagnie, de lui
témoigner combien j'étais sensible à la conduite extraordinaire
qu'elle avait tenue l'autre jour avec moi. «Werther! m'a-t-elle dit
avec chaleur, avez-vous pu, connaissant mon cœur, interpréter ainsi
mon trouble? Que n'ai-je pas souffert pour vous, depuis l'instant où
j'entrai dans le salon? Je prévis tout; cent fois j'eus la bouche
ouverte pour vous le dire. Je savais que les S... et les T...
quitteraient la place plutôt que de rester dans votre société; je
savais que le comte n'oserait pas se brouiller avec eux; et aujourd'hui
quel tapage!--Comment! mademoiselle?...» m'écriai-je; et je cherchais
à cacher mon trouble, car tout ce qu'Adelin m'avait dit avant-hier me
courait dans ce moment par les veines comme une eau bouillante. «Que
cela m'a déjà coûté!» ajouta cette douce créature, les larmes aux
yeux! Je n'étais plus maître de moi-même, et j'étais sur le point de
me jeter à ses pieds. «Expliquez-vous,» lui dis-je. Ses larmes
coulèrent sur ses joues; j'étais hors de moi. Elle les essuya sans
vouloir les cacher. «Ma tante! vous la connaissez, reprit-elle; elle
était présente, et elle a vu, ah! de quel œil elle a vu cette scène!
Werther, j'ai essuyé hier soir et ce matin un sermon sur ma liaison
avec vous, et il m'a fallu vous entendre ravaler, humilier, sans
pouvoir, sans oser vous défendre qu'à demi.»
Chaque mot qu'elle prononçait était un coup de poignard pour mon
cœur. Elle ne sentait pas quel acte de compassion c'eût été que de
me taire tout cela. Elle ajouta tout ce qu'on disait encore de mon
aventure, et quel triomphe ce serait pour les gens les plus dignes de
mépris; comme on chanterait partout que mon orgueil et ces dédains
pour les autres, qu'ils me reprochaient depuis longtemps, étaient enfin
punis.
Entendre tout cela de sa bouche, Wilhelm, prononcé d'une voix si
compatissante! J'étais atterré, et j'en ai encore la rage dans le
cœur. Je voudrais que quelqu'un s'avisât de me vexer, pour pouvoir lui
passer mon épée au travers du corps! Si je voyais du sang, je serais
plus tranquille. Ah! j'ai déjà cent fois saisi un couteau pour faire
cesser l'oppression de mon cœur. L'on parle d'une noble race de chevaux
qui, quand ils sont échauffés et surmenés, s'ouvrent eux-mêmes, par
instinct, une veine avec les dents pour se faciliter la respiration. Je
me trouve souvent dans le même cas: je voudrais m'ouvrir une veine qui
me procurât la liberté éternelle.
24 mars.
J'ai offert ma démission à la cour; j'espère qu'elle sera acceptée.
Vous me pardonnerez si je ne vous ai pas préalablement demandé votre
permission. Il fallait que je partisse, et je sais d'avance tout ce que
vous auriez pu dire pour me persuader de rester. Ainsi tâche de dorer
la pilule à ma mère. Je ne saurais me satisfaire moi-même: elle ne
doit donc pas murmurer, si je ne puis la contenter non plus. Cela doit
sans doute lui faire de la peine: voir son fils s'arrêter tout à coup
dans la carrière qui devait le mener au conseil privé et aux
ambassades; le voir revenir honteusement sur ses pas et remettre sa
monture à l'écurie! Faites tout ce que vous voudrez, combinez tous les
cas possibles où j'aurais dû rester: il suffit, je pars. Et afin que
vous sachiez où je vais, je vous dirai qu'il y a ici le prince de ***
qui se plaît à ma société; dès qu'il a entendu parler de mon
dessein, il m'a prié de l'accompagner dans ses terres et d'y passer le
printemps. J'aurai liberté entière, il me l'a promis; et comme nous
nous entendons jusqu'à un certain point, je veux courir la chance, et
je pars avec lui.
19 avril.
Je te remercie de tes deux lettres. Je n'y ai point fait de réponse,
parce que j'avais différé de t'envoyer celle-ci jusqu'à ce que
j'eusse obtenu mon congé de la cour, dans la crainte que ma mère ne
s'adressât au ministre et ne gênât mon projet. Mais c'est une affaire
faite; le congé est arrivé. Il est inutile de vous dire avec quelle
répugnance on a accepté cette démission, et tout ce que le ministre
m'a écrit: vous éclateriez en lamentations. Le prince héréditaire
m'a envoyé une gratification de vingt-cinq ducats, qu'il a accompagnée
d'un mot dont j'ai été touché jusqu'aux larmes: je n'ai donc pas
besoin de l'argent que je demandais à ma mère dans la dernière lettre
que je lui écrivis.
5 mai.
Je pars demain; et comme le lieu de ma naissance n'est éloigné de ma
route que de six milles, je veux le revoir et me rappeler ces anciens
jours qui se sont évanouis comme un songe. Je veux entrer par cette
porte par laquelle ma mère sortit avec moi en voiture, lorsque, après
la mort de mon père, elle quitta ce séjour chéri pour aller se
renfermer dans votre insupportable ville. Adieu, Wilhelm; tu auras des
nouvelles de mon voyage.
9 mai.
Jamais pèlerin n'a visité les saints lieux avec plus de piété que
moi les lieux qui m'ont vu naître, et n'a éprouvé plus de sentiments
inattendus. Près d'un grand tilleul qui se trouve à un quart de lieue
de la ville, je fis arrêter, descendis de voiture, et dis au postillon
d'aller en avant, pour cheminer moi-même à pied et goûter toute la
nouveauté, toute la vivacité de chaque réminiscence. Je m'arrêtai
là, sous ce tilleul, qui était, dans mon enfance, le but et le terme
de mes promenades. Quel changement! Alors, dans une heureuse ignorance,
je m'élançais plein de désirs dans ce monde inconnu, où j'espérais
pour mon cœur tant de vraies jouissances qui devaient le remplir au
comble. Maintenant je revenais de ce monde. Ô mon ami! que
d'espérances déçues! que de plans renversés! J'avais devant les yeux
cette chaîne de montagnes qu'enfant j'ai tant de fois contemplée avec
un œil d'envie: alors je restais là assis des heures entières; je me
transportais au loin en idée; toute mon âme se perdait dans ces
forêts, dans ces vallées, qui semblaient me sourire dans le lointain,
enveloppées de leur voile de vapeurs; et lorsqu'il fallait me retirer,
que j'avais de peine à m'arracher à tous mes points de vue! Je
m'approchai du bourg; je saluai les jardins et les petites maisons que
je reconnaissais: les nouvelles ne me plurent point; tous les
changements me faisaient mal. J'arrivai à la porte, et je me retrouvai
à l'instant tout entier. Mon ami, je n'entrerai dans aucun détail;
quelque charme qu'ait eu pour moi tout ce que je vis, je ne te ferais
qu'un récit monotone. J'avais résolu de prendre mon logement sur la
place, justement auprès de autre ancienne maison. En y allant, je
remarquai que l'école où une bonne vieille nous rassemblait dans notre
enfance avait été changée en une boutique d'épicier. Je me rappelai
l'inquiétude, les larmes, la mélancolie et les serrements de cœur que
j'avais essuyés dans ce trou. Je ne faisais pas un pas qui n'amenât un
souvenir. Non, je le répète, un pèlerin de la terre sainte trouve
moins d'endroits de religieuse mémoire, et son âme n'est peut-être
pas aussi remplie de saintes affections. Encore un exemple: Je descendis
la rivière jusqu'à une certaine métairie où j'allais aussi fort
souvent autrefois: c'est un petit endroit où nous autres enfants
faisions des ricochets à qui mieux mieux. Je me rappelle si bien comme
je m'arrêtais quelquefois à regarder couler l'eau; avec quelles
singulières conjectures j'en suivais le cours; les idées merveilleuses
que je me faisais des régions où elle parvenait; comme mon imagination
trouvait bientôt des limites, et pourtant ne pouvait s'arrêter, et se
sentait forcée d'aller plus loin, plus loin encore, jusqu'à ce
qu'enfin je me perdais dans la contemplation d'un éloignement infini.
Vois-tu, mon ami, nos bons aïeux n'en savaient pas plus long; ils
étaient bornés à ce sentiment enfantin, et il y avait pourtant bien
quelque grandiose dans leur crédulité naïve. Quand Ulysse parle de la
mer immense, de la terre infinie, cela n'est-il pas plus vrai, plus
proportionné à l'homme, plus mystérieux à la fois et plus sensible,
que quand un écolier se croit aujourd'hui un prodige de science parce
qu'il peut répéter qu'elle est ronde? La terre... il n'en fauta
l'homme que quelques mottes pour soutenir sa vie, et moins encore pour y
reposer ses restes.
Je suis actuellement à la maison de plaisance du prince. Encore peut-on
vivre avec cet homme-ci: il est vrai et simple; mais il est entouré de
personnages singuliers que je ne comprends pas. Ils n'ont pas l'air de
fripons, et n'ont pas non plus la mine d'honnêtes gens. Ils me font des
avances, et je n'ose me lier à eux. Ce qui me fâche aussi, c'est que
le prince parle souvent de choses qu'il ne sait que par ouï-dire ou
pour les avoir lues, et toujours dans le point de vue où on les lui a
présentées.
Une chose encore, c'est qu'il fait plus de cas de mon esprit et de mes
talents que de ce cœur dont seulement je fais vanité, et qui est seul
la source de tout, de toute force, de tout bonheur, et de toute misère.
Ah! ce que je sais, tout le monde peut le savoir; mais mon cœur n'est
qu'à moi.
25 mai.
J'avais quelque chose en tête dont je ne voulais vous parler qu'après
coup; mais, puisqu'il n'en sera rien, je puis vous le dire actuellement.
Je voulais aller à la guerre. Ce projet m'a tenu longtemps au cœur.
Ç'a été le principal motif qui m'a engagé à suivre ici le prince,
qui est général au service de Russie. Je lui ai découvert mon dessein
dans une promenade, il m'en a détourné; et il y aurait eu plus
d'entêtement que de caprice à moi de ne pas me rendre à ses raisons.
11 juin.
Dis ce que tu voudras, je ne puis demeurer ici plus longtemps. Que faire
ici? je m'ennuie. Le prince me regarde comme un égal. Fort bien; mais
je ne suis point à mon aise. Et, dans le fond, nous n'avons rien de
commun ensemble. C'est un homme d'esprit, mais d'un esprit tout à fait
ordinaire; sa conversation ne m'amuse pas plus que la lecture d'un livre
bien écrit. Je resterai encore huit jours, puis je recommencerai mes
courses vagabondes. Ce que j'ai fait de mieux ici, ça été de
dessiner. Le prince est amateur, et serait même un peu artiste, s'il
était moins engoué du jargon scientifique. Souvent je grince les dents
d'impatience et de colère, lorsque je m'échauffe à lui faire sentir
la nature et à l'élever à l'art, et qu'il croit faire merveille s'il
peut mal à propos fourrer dans la conversation quelque terme bien
technique.
16 juillet.
Oui, sans doute, je ne suis qu'un voyageur, un pèlerin sur la
terre! Êtes-vous donc plus?
18 juillet.
Où je prétends aller? je te le dirai en confidence. Je suis forcé de
passer encore quinze jours ici. Je me suis dit que je voulais ensuite
aller visiter les mines de ***; mais, dans le fond, il n'en est rien: je
ne veux que me rapprocher de Charlotte, et voilà tout. Je ris de mon
propre cœur... et je fais toutes ses volontés.
29 juillet.
Non, c'est bien, tout est pour le mieux! Moi, son époux! Ô Dieu qui
m'as donné le jour, si lu m'avais préparé cette félicité, toute ma
vie n'eût été qu'une continuelle adoration! Je ne veux point plaider
contre ta volonté. Pardonne-moi ces larmes, pardonne-moi mes souhaits
inutiles... Elle ma femme! Si j'avais serré dans mes bras la plus douce
créature qui soit sous le ciel!... Un frisson court partout mon corps,
Wilhelm, lorsque Albert embrasse sa taille si svelte.
Et cependant, le dirai-je? Pourquoi ne le dirai-je pas? Wilhelm, elle
eût été plus heureuse avec moi qu'avec lui! Oh! ce n'est point là
l'homme capable de remplir tous les vœux de ce cœur. Un certain
défaut de sensibilité, un défaut... prends-le comme tu voudras; son
cœur ne bat pas sympathiquement à la lecture d'un livre chéri, où
mon cœur et celui de Charlotte se rencontrent si bien, et dans mille
autres circonstances, quand il nous arrive de dire notre sentiment sur
une action. Il est vrai qu'il l'aime de toute son âme: et que ne
mérite pas un pareil amour!...
Un importun m'a interrompu. Mes larmes sont séchées; me voilà
distrait. Adieu, cher ami.
4 août.
Je ne suis pas le seul à plaindre. Tous les hommes sont frustrés dans
leurs espérances, trompés dans leur attente. J'ai été voir ma bonne
femme des tilleuls. Son aîné accourut au-devant de moi; un cri de joie
qu'il poussa attira la mère, qui me parut fort abattue. Ses premiers
mots furent: «Mon bon monsieur! hélas! mon Jean est mort.» C'était
le plus jeune de ses enfants. Je gardais le silence. «Mon homme,
dit-elle, est revenu de la Suisse, et il n'a rien rapporté; et sans
quelques bonnes âmes, il aurait été obligé de mendier: la fièvre
l'avait pris en chemin.» Je ne pus rien lui dire; je donnai quelque
chose au petit. Elle me pria d'accepter quelques pommes; je le fis, et
je quittai ce lieu de triste souvenir.
21 août.
En un tour de main tout change avec moi. Souvent un doux rayon de la vie
veut bien se lever de nouveau et m'éclairer d'une demi-clarté, hélas!
seulement pour un moment. Quand je me perds aussi dans des rêves, je ne
puis me défendre de cette pensée: Quoi! si Albert mourait! tu
deviendrais... oui, elle deviendrait... Alors je poursuis ce fantôme
jusqu'à ce qu'il me conduise à des abîmes sur le bord desquels je
m'arrête et recule en tremblant.
Si je sors de la ville, et que je me retrouve sur cette route que je
parcourus en voilure la première fois que j'allai prendre Charlotte
pour la conduire au bal, quel changement! Tout, tout a disparu. Il ne me
reste plus rien de ce monde qui a passé; pas un battement de cœur du
sentiment que j'éprouvais alors. Je suis comme un esprit qui, revenant
dans le château qu'il bâtit autrefois lorsqu'il était un puissant
prince, qu'il décora de tous les dons de la magnificence, et qu'il
laissa en mourant à un fils plein d'espérance, le trouverait brûlé
et démoli.
3 septembre.
Quelquefois je ne puis comprendre comment un autre peut l'aimer, ose
l'aimer, quand je l'aime si uniquement, si profondément, si pleinement;
quand je ne connais rien, ne sais rien, n'ai rien qu'elle.
4 septembre.
Oui, c'est bien ainsi: de même que la nature s'incline vers l'automne,
l'automne commence en moi et autour de moi. Mes feuilles jaunissent, et
déjà les feuilles des arbres voisins sont tombées. Ne t'ai-je pas une
fois parlé d'un jeune valet de ferme que je vis quand je vins ici la
première fois? J'ai demandé de ses nouvelles à Wahlheim. On me dit
qu'il avait été chassé de la maison où il était, et personne ne
voulut m'en apprendre davantage. Hier je le rencontrai par hasard sur la
route d'un autre village. Je lui parlai, et il me conta son histoire,
dont je fus touché à un point que tu comprendras aisément lorsque je
te l'aurai répétée. Mais à quoi bon? Pourquoi ne pas garder pour moi
seul ce qui m'afflige et me rend malheureux? pourquoi t'affliger aussi?
pourquoi le donner toujours l'occasion de me plaindre ou de me gronder?
Qui sait? cela tient peut-être aussi à ma destinée.
Le jeune homme ne répondit d'abord à mes questions qu'avec une sombre
tristesse, dans laquelle je crus même démêler une certaine honte;
mais bientôt plus expansif, comme si tout à coup il nous eût reconnus
tous les deux, il m'avoua sa faute et son malheur. Que ne puis-je, mon
ami, te rapporter chacune de ses paroles! Il avoua, il raconta même
avec une sorte de plaisir, et comme en jouissant de ses souvenirs, que
sa passion pour la fermière avait augmenté de jour en jour; qu'à la
fin il ne savait plus ce qu'il faisait; qu'il ne savait plus, selon son
expression, où donner de la tête. Il ne pouvait plus ni manger, ni
boire, ni dormir; il étouffait; il faisait ce qu'il ne fallait pas
faire; ce qu'on lui ordonnait, il l'oubliait: il semblait possédé par
quelque démon. Un jour, enfin, qu'elle était montée dans un grenier,
il l'avait suivie, ou plutôt il y avait été attiré après elle.
Comme elle ne se rendait pas à ses prières, il voulut s'emparer d'elle
de force. Il ne conçoit pas comment il en est venu là; il prend Dieu
à témoin que ses vues ont toujours été honorables, et qu'il n'a
jamais souhaité rien plus ardemment que de l'épouser et de passer sa
vie avec elle. Après avoir longtemps parlé, il hésita, et s'arrêta
comme quelqu'un à qui il reste encore quelque chose à dire et qui
n'ose le faire. Enfin il m'avoua avec timidité les petites
familiarités qu'elle lui permettait quelquefois, les légères faveurs
qu'elle lui accordait; et, en disant cela, il s'interrompait, et
répétait avec les plus vives protestations que ce n'était pas pour la
décrier, qu'il l'aimait et l'estimait comme auparavant; que pareille
chose ne serait jamais venue à sa bouche, et qu'il ne m'en parlait que
pour me convaincre qu'il n'avait pas été tout à fait un furieux et un
insensé. Et ici, mon cher, je recommence mon ancienne chanson, mon
éternel refrain. Si je pouvais te représenter ce jeune homme tel qu'il
me parut, tel que je l'ai encore devant les yeux! Si je pouvais tout te
dire exactement, pour te faire sentir combien je m'intéresse à son
sort, combien je dois m'y intéresser! Mais cela suffit. Comme tu
connais aussi mon sort, comme tu me connais aussi, tu ne dois que trop
bien savoir ce qui m'attire vers tous les malheureux, et surtout vers
celui-ci.
En relisant ma lettre, je m'aperçois que j'ai oublié de te raconter la
fin de l'histoire: elle est facile à deviner. La fermière se
défendit; son frère survint. Depuis longtemps il haïssait le jeune
homme, et l'aurait voulu hors de la maison, parce qu'il craignait qu'un
nouveau mariage ne privât ses enfants d'un héritage assez
considérable, sa sœur n'ayant pas d'enfants. Ce frère le chassa