Werther - 06
intérêt qu'elle prend à moi et à mon sort. Oui, je sens, et
là-dessus je puis m'en rapporter à mon cœur, je sens qu'elle... Oh!
l'oserai-je? oserai-je prononcer ce mot qui vaut le ciel?... Elle
m'aime!
Elle m'aime! combien je me deviens cher à moi-même! combien... j'ose
te le dire, à toi, tu m'entendras... combien je m'adore depuis qu'elle
m'aime!
Est-ce présomption, témérité, ou ai-je bien le sentiment de ma
situation?... Je ne connais pas l'homme que je craignais de rencontrer
dans le cœur de Charlotte; et pourtant, lorsqu'elle parle de son
prétendu avec tant de chaleur, avec tant d'affection, je suis comme
celui à qui l'on enlève ses titres et ses honneurs, et qui est forcé
de rendre son épée.
16 juillet.
Oh! quel feu court dans toutes mes veines lorsque par hasard mon doigt
touche le sien, lorsque nos pieds se rencontrent sous la table! Je me
retire comme du feu; mais une force secrète m'attire de nouveau; il me
prend un vertige; le trouble est dans tous mes sens. Ah! son innocence,
la pureté de son âme, ne lui permettent pas de concevoir combien les
plus légères familiarités me mettent à la torture! Lorsqu'en parlant
elle pose sa main sur la mienne, que dans la conversation elle se
rapproche de moi, que son haleine peut atteindre mes lèvres, alors je
crois que je vais m'anéantir, comme si j'étais frappé de la foudre.
Et, Wilhelm, si j'osais jamais... cette pureté du ciel, cette
confiance... Tu me comprends. Non, mon cœur n'est pas si corrompu! mais
faible! bien faible! et n'est-ce pas là de la corruption?
Elle est sacrée pour moi; tout désir se tait en sa présence. Je ne
sais ce que je suis quand je suis auprès d'elle: c'est comme si mon
âme se versait et coulait dans tous mes nerfs. Elle a un air qu'elle
joue sur le clavecin avec la suavité d'un ange, si simplement et avec
tant d'âme! C'est son air favori, et il me remet de toute peine, de
tout trouble, de toute idée sombre, dès qu'elle en joue seulement la
première note.
Aucun prodige de la puissance magique que les anciens attribuaient à la
musique ne me parait maintenant invraisemblable: ce simple chant a sur
moi tant de puissance! et comme elle sait me le faire entendre à
propos, dans des moments où je serais homme à me tirer une halle dans
la tête! Alors l'égarement et les ténèbres de mon âme se dissipent,
et je respire de nouveau plus librement.
18 juillet.
Wilhelm, qu'est-ce que le monde pour notre cœur sans l'amour? ce qu'une
lanterne magique est sans lumière: à peine y introduisez-vous le
flambeau, qu'aussitôt les images les plus variées se peignent sur la
muraille; et lors même que tout cela ne serait que fantômes, encore
ces fantômes font-ils notre bonheur quand nous nous tenons là,
éveillés, et que, comme des enfants, nous nous extasions sur ces
apparitions merveilleuses. Aujourd'hui je ne pouvais aller voir
Charlotte; j'étais emprisonné dans une société d'où il n'y avait
pas moyen de m'échapper. Que faire? J'envoyai chez elle mon domestique,
afin l'avoir au moins près de moi quelqu'un qui eut approché Telle
dans la journée. Avec quelle impatience j'attendais son retour! avec
quelle joie je le revis! Si j'avais osé, je me serais jeté à son cou,
et je l'aurais embrassé.
On prétend que la pierre de Bologne, exposée au soleil, se pénètre
de ses rayons, et éclaire quelque temps dans la nuit. Il en était
ainsi pour moi de ce jeune homme. L'idée que les yeux de Charlotte
s'étaient arrêtés sur ses traits, sur ses joues, sur les boutons et
le collet de son habit, me rendait tout cela si cher, si sacré! Je
n'aurais pas donné ce garçon pour mille écus! sa présence me faisait
tant de bien!... Dieu te préserve d'en rire, Wilhelm! Sont-ce là des
fantômes? est-ce une illusion que d'être heureux?
19 juillet.
Je la verrai! voilà mon premier mol lorsque je m'éveille, et qu'avec
sérénité je regarde le soleil levant; je la verrai! Et alors je n'ai
plus, pour toute la journée, aucun autre désir. Tout va là, tout
s'engouffre dans cette perspective.
20 juillet.
Votre idée de me faire partir avec l'ambassadeur de *** ne sera pas
encore la mienne. Je n'aime pas la dépendance, et de plus tout le monde
sait que cet homme est des plus difficiles à vivre. Ma mère, dis-tu,
voudrait me voir une occupation: cela m'a fait rire. Ne suis-je donc pas
occupé à présent? Et, au fond, n'est-ce pas la même chose que je
compte des pois ou des lentilles? Tout dans cette vie aboutit à des
niaiseries; et celui qui, pour plaire aux autres, sans besoin et sans
goût, se tue à travailler pour de l'argent, pour des honneurs, ou pour
tout ce qu'il vous plaira, est à coup sur un imbécile.
24 juillet.
Puisque tu tiens tant à ce que je ne néglige pas le dessin, je ferais
peut-être mieux de me taire sur ce point, que de t'avouer que depuis
longtemps je m'en suis bien peu occupé.
Jamais je ne fus plus heureux, jamais ma sensibilité pour la nature,
jusqu'au caillou, jusqu'au brin d'herbe, ne fut plus pleine et plus
vive; et cependant... je ne sais comment m'exprimer... mon imagination
est devenue si faible, tout nage et vacille tellement devant mon âme,
que je ne puis saisir un contour; mais je me figure que, si j'avais de
l'argile ou de la cire, je réussirais mieux. Si cela dure, je prendrai
de l'argile et je la pétrirai, dussé-je ne faire que des boulettes.
J'ai commencé déjà trois fois le portrait de Charlotte, et trois fois
je me suis fait honte; cela me chagrine d'autant plus, qu'il y a peu de
temps je réussissais fort bien à saisir la ressemblance. Je me suis
donc borné à prendre sa silhouette, et il faudra bien que je m'en
contente.
26 juillet.
Oui, chère Charlotte, je m'acquitterai de tout. Seulement donnez-moi
plus souvent des commissions; donnez-m'en bien souvent. Je vous prie
d'une chose: plus de sable sur les billets que vous m'écrivez!
Aujourd'hui je portai vivement votre lettre à mes lèvres, et le sable
craqua sous mes dents.
26 juillet.
Je me suis déjà proposé bien des fois de ne pas la voir si souvent.
Mais le moyen de tenir cette résolution? Chaque jour je succombe à la
tentation. Tous les soirs je me dis avec un serment: «Demain tu ne la
verras pas;» et lorsque le matin arrive, je trouve quelque raison
invincible de la voir; et avant que je m'en aperçoive, je suis auprès
d'elle. Tantôt elle m'a dit le soir: «Vous viendrez demain, n'est-ce
pas?» Qui pourrait ne pas y aller? Tantôt elle m'a donné une
commission, et je trouve qu'il est plus convenable de lui porter
moi-même la réponse. Ou bien la journée est si belle! je vais à
Wahlheim, et quand j'y suis... il n'y a plus qu'une demi-lieue jusque
chez elle! je suis trop près de son atmosphère...... Son voisinage
m'attire.... et m'y voilà encore! Ma grand'mère nous faisait un conte
d'une montagne d'aimant: les vaisseaux qui s'en approchaient trop
perdaient tout à coup leurs ferrements; les clous volaient à la
montagne, et les malheureux matelots s'abîmaient entre les planches qui
croulaient sous leurs pieds.
30 juillet.
Albert est arrivé, et moi je vais partir. Fût-il le meilleur, le plus
généreux des hommes, et lors même que je serais disposé à
reconnaître sa supériorité sur moi à tous égards, il me serait
insupportable de le voir posséder sous mes yeux tant de perfections!...
Posséder!..... Il suffit, mon ami; le prétendu est arrivé! C'est un
homme honnête et bon, qui mérite qu'on l'aime. Heureusement je
n'étais pas présent à sa réception; j'aurais eu le cœur trop
déchiré. Il est si bon, qu'il n'a pas encore embrassé une seule fois
Charlotte en ma présence. Que Dieu l'en récompense! bien que le
respect qu'il témoigne à cette jeune femme me force à l'aimer. Il
semble me voir avec plaisir, et je soupçonne que c'est l'ouvrage de
Charlotte, plutôt que l'effet de son propre mouvement: car là-dessus
les femmes sont très-adroites, et elles ont raison; quand elles peuvent
entretenir deux adorateurs en bonne intelligence, quelque rare que cela
soit, c'est tout profit pour elles.
Du reste, je ne puis refuser mon estime à Albert. Son calme parfait
contraste avec ce caractère ardent et inquiet que je ne puis cacher. Il
est homme de sentiment, et apprécie ce qu'il possède en Charlotte. Il
parait peu sujet à la mauvaise humeur; et tu sais que, de tous les
défauts des hommes, c'est celui que je hais le plus.
Il me considère comme un homme qui a quelque mérite; mon attachement
pour Charlotte, le vif intérêt que je prends à tout ce qui la touche,
augmentent son triomphe, et il l'en aime d'autant plus. Je n'examine pas
si quelquefois il ne la tourmente point par quelque léger accès de
jalousie: à sa place, j'aurais au moins de la peine à me défendre
entièrement de ce démon.
Quoi qu'il en soit, le bonheur que je goûtais près de Charlotte a
disparu. Est-ce folie? est-ce stupidité? Qu'importe le nom! la chose
parle assez d'elle-même! Avant l'arrivée d'Albert, je savais tout ce
que je sais maintenant; je savais que je n'avais point de prétentions
à former sur elle, et je n'en formais aucune... j'entends autant qu'il
est possible de ne rien désirer à la vue de tant de charmes... Et
aujourd'hui l'imbécile s'étonne et ouvre de grands yeux, parce que
l'autre arrive en effet, et lui enlève la belle.
Je grince les dents, et je m'indigne contre ceux qui peuvent dire qu'il
faut que je me résigne, puisque la chose ne peut être autrement...
Délivrez-moi de ces automates. Je cours les forêts, et lorsque je
reviens près de Charlotte, que je trouve Albert auprès d'elle dans le
petit jardin, sous le berceau, et que je me sens forcé de ne pas aller
plus loin, je deviens fou à lier, et je fais mille extravagances.
«Pour l'amour de Dieu, me disait Charlotte aujourd'hui, je vous en
prie, plus de scène comme celle d'hier soir! Vous êtes effrayant quand
vous êtes si gai!» Entre nous, j'épie le moment où des affaires
appellent Albert au dehors: aussitôt je suis près d'elle, et je suis
toujours content quand je la trouve seule.
8 août.
De grâce, mon cher Wilhelm, ne crois pas que je pensais à toi quand je
traitais d'insupportables les hommes qui exigent de nous de la
résignation dans les maux inévitables. Je n'imaginais pas, en
vérité, que tu pusses être de cette opinion; et pourtant, au fond, tu
as raison. Seulement une observation, mon cher. Dans ce monde, il est
très-rare que tout aille par oui ou par non. Il y a dans les sentiments
et la manière d'agir autant de nuances qu'il y a de degrés depuis le
nez aquilin jusqu'au nez camus.
Tu ne trouveras donc pas mauvais que, tout en reconnaissant la justesse
de ton argument, j'échappe pourtant à ton dilemme.
«_Ou_ tu as quelque espoir de réussir auprès de Charlotte, dis-tu,
_ou_ tu n'en as point.» Bien! «Dans le premier cas, cherche à
réaliser cet espoir et à obtenir l'accomplissement de tes vœux; dans
le second, ranime ton courage, et délivre-toi d'une malheureuse passion
qui finira par consumer tes forces.» Mon ami, cela est bien dit.... et
bientôt dit!
Et ce malheureux, dont la vie s'éteint, minée par une lente et
incurable maladie, peux-tu exiger de lui qu'il mette fin à ses
tourments par un coup de poignard? et le mal qui dévore ses forces ne
lui ôte-t-il pas en même temps le courage de s'en délivrer?
Tu pourrais, à la vérité, m'opposer une comparaison du même genre:
«Qui n'aimerait mieux se faire amputer un bras que de risquer sa vie
par peur et par hésitation?» Je ne sais pas trop... Mais ne nous
jetons pas des comparaisons à la tête. En voilà bien assez. Oui, mon
ami, il me prend quelquefois un accès de courage exalté, sauvage; et
alors... si je savais seulement où?... j'irais.
Le même jour au soir.
Mon journal, que je négligeais depuis quelque temps, m'est tombé
aujourd'hui sous la main. J'ai été étonné de voir que c'est bien
sciemment que j'ai fait pas à pas tant de chemin. J'ai toujours vu si
clairement ma situation! et je n'en ai pas moins agi comme un enfant.
Aujourd'hui je vois tout aussi clair, et il n'y a pas plus d'apparence
que je me corrige.
10 août.
Je pourrais mener la vie la plus douce, la plus heureuse, si je n'étais
pas un fou. Des circonstances aussi favorables que celles où je me
trouve se réunissent rarement pour rendre un homme heureux. Tant il est
vrai que c'est notre cœur seul qui fait son malheur ou sa félicité...
Être membre de la famille la plus aimable; me voir aimé du père comme
un fils, des jeunes enfants comme un père; et de Charlotte!... Et cet
excellent Albert, qui ne trouble mon bonheur par aucune marque d'humeur,
qui m'accueille si cordialement, pour qui je suis, après Charlotte, ce
qu'il aime le mieux au monde!... Mon ami, c'est un plaisir de nous
entendre lorsque nous nous promenons ensemble, et que nous nous
entretenons de Charlotte: on n'a jamais rien imaginé de plus ridicule
que notre situation; et cependant, dans ces moments, plus d'une fois les
larmes me viennent aux yeux.
Quand il me parie de la digne mère de Charlotte, quand il me raconte
comment, en mourant, elle remit à sa fille son ménage et ses enfants,
et lui recommanda sa fille à lui-même; comment dès lors un nouvel
esprit anima Charlotte; comment elle est devenue, pour les soins du
ménage, et de toute manière, une véritable mère; comme aucun instant
ne se passe pour elle sans sollicitude et sans travail, et comment sa
vivacité, sa gaieté ne l'ont pourtant jamais quittée;... alors je
marche nonchalamment à côté de lui, et je cueille des fleurs sur le
chemin; je les réunis soigneusement dans un bouquet, et je les jette
dans le torrent, et je les suis de l'œil pour les voir enfoncer petit
à petit... Je ne sais si je l'ai écrit qu'Albert restera ici, et qu'il
va obtenir de la cour, où il est très-bien vu, un emploi dont le
revenu est fort honnête. Pour l'ordre et l'aptitude aux affaires, j'ai
rencontré peu de personnes qu'on pût lui comparer.
12 août.
En vérité, Albert est le meilleur homme qui soit sous le ciel. J'ai eu
hier avec lui une singulière scène. J'étais allé le voir pour
prendre congé de lui, car il m'avait pris fantaisie de faire un tour à
cheval dans les montagnes; et c'est même de là que je t'écris en ce
moment. En allant et venant dans sa chambre, j'aperçus ses pistolets.
«Prêtez-moi vos pistolets pour mon voyage? lui dis-je.--Je ne demande
pas mieux, répondit-il; mais vous prendrez la peine de les charger: ils
ne sont là que pour la forme.» J'en détachai un, et il continua:
«Depuis que ma prévoyance m'a joué un si mauvais tour, je ne veux
plus rien avoir à démêler avec de pareilles armes.» Je fus curieux
de savoir ce qui lui était arrivé. «J'étais allé, reprit-il, passer
trois mois à la campagne, chez un de mes amis; j'avais une paire de
pistolets non chargés, et je dormais tranquille. Un après-dîner, que
le temps était pluvieux et que j'étais à ne rien faire, je ne sais
comment il me vint dans l'idée que nous pourrions être attaqués, que
je pourrais avoir besoin de mes pistolets, et que...... Vous savez
comment cela va. Je les donnai au domestique pour les nettoyer et les
charger. Il se mit à badiner avec la servante en cherchant à lui faire
peur, et, Dieu sait comment, le pistolet part, la baguette étant encore
dans le canon, la baguette va frapper la servante à la main droite et
lui fracasse le pouce. J'eus à supporter les cris, les lamentations, et
il me fallut encore payer le traitement. Aussi, depuis cette époque,
mes armes ne sont-elles jamais chargées. Voyez, mon cher, à quoi sert
la prévoyance! Ou ne voit jamais le danger. Cependant...» Tu sais que
j'aime beaucoup Albert; mais je n'aime pas ses _cependant_: car n'est-il
pas évident que toute règle générale a des exceptions? Mais telle
est la scrupuleuse équité de cet excellent homme: quand il croit avoir
avancé quelque chose d'exagéré, de trop général ou de douteux, il
ne cesse de limiter, de modifier, d'ajouter ou de retrancher, jusqu'à
ce qu'il ne reste plus rien de sa proposition. À cette occasion il se
perdit dans son texte. Bientôt je n'entendis plus un mot de ce qu'il
disait; je tombai dans des rêveries; puis tout à coup je m'appliquai
brusquement la bouche du pistolet sur le front, au-dessus il droit.
«Fi! dit Albert eu me reprenant l'arme, que signifie cela?--Il n'est
pas chargé, lui répondis-je.--Et s'il l'était, à quoi bon?
ajouta-t-il avec impatience. Je ne puis concevoir comment un homme peut
être assez fou pour se brûler la cervelle: l'idée seule m'en fait
horreur.
--Vous autres hommes, m'écriai-je, vous ne pouvez parler de rien sans
dire tout d'abord: _Cela est fou, cela est sage, cela est bon, cela est
mauvais!_ Qu'est-ce que cela veut dire? Avez-vous approfondi les
véritables motifs d'une action? avez-vous démêlé les raisons qui
l'ont produite, qui devaient la produire? Si vous aviez fait cela, vous
ne seriez pas si prompts dans vos jugements.
--Vous conviendrez, dit Albert, que certaines actions sont et restent
criminelles, quels qu'en soient les motifs.»
Je haussai les épaules, et je lui accordai ce point. «Cependant, mon
cher, continuai-je, il se trouve encore ici quelques exceptions. Sans
aucun doute le vol est un crime; mais l'homme qui, pour s'empêcher de
mourir de faim, lui et sa famille, se laisse entraîner au vol,
mérite-t-il la pitié ou le châtiment? Qui jettera la première pierre
à l'époux outragé qui, dans sa juste fureur, immole une infidèle et
son vil séducteur? à cette jeune fille qui, dans un moment de délire,
s'abandonne aux charmes entrainants de l'amour? Nos lois mêmes, ces
froides pédantes, se laissent toucher, et retiennent leurs coups.
--Ceci est autre chose, reprit Albert: car un homme emporté par une
passion trop forte perd la faculté de réfléchir, et doit être
regardé comme un homme ivre ou comme un insensé.
--Voilà bien mes gens raisonnables! m'écriai-je en souriant. Passion!
ivresse! folie! Hommes moraux! vous êtes d'une impassibilité
merveilleuse. Vous injuriez l'ivrogne, vous vous détournez de
l'insensé; vous passez outre comme le prêtre, et remerciez Dieu, comme
le pharisien, de ce qu'il ne vous a pas faits semblables à l'un d'eux.
J'ai été plus d'une fois pris de vin, et souvent mes passions ont
approché de la démence, et je ne me repens ni de l'un ni de l'autre;
car j'ai appris à concevoir comment tous les hommes extraordinaires qui
ont fait quelque chose de grand, quelque chose qui semblait impossible,
ont dû de tout temps être déclarés par la foule ivres et insensés.
«Et, dans la vie ordinaire même, n'est-il pas insupportable d'entendre
dire, quand un homme fait une action tant soit peu honnête, noble et
inattendue: Cet homme est ivre ou fou? Rougissez, car c'est à vous de
rougir, vous qui n'êtes ni ivres ni fous!
--Voilà encore de vos extravagances! dit Albert. Vous exagérez tout;
et, à coup sûr, vous avez ici le tort d'assimiler le suicide, dont il
est question maintenant, aux actions qui demandent de l'énergie, tandis
qu'on ne peut le regarder que comme une faiblesse: car, de bonne foi, il
est plus aisé de mourir que de supporter avec constance une vie pleine
de tourments.»
Peu s'en fallut que je ne rompisse l'entretien: car rien ne met hors des
gonds comme de voir quelqu'un venir avec un lieu commun insignifiant,
lorsque je parle de cœur. Je me retins cependant: j'avais déjà si
souvent entendu ce lieu commun, et je m'en étais indigné tant de fois!
Je lui répliquai avec un peu de vivacité: «Vous appelez cela
faiblesse! Je vous en prie, ne vous laissez pas séduire par
l'apparence. Un peuple gémit sous le joug insupportable d'un tyran:
oserez-vous l'appeler faible lorsqu'enfin il se lève et brise ses
chaînes? Cet homme qui voit les flammes menacer sa maison, et dont la
frayeur tend tous les muscles, qui enlève aisément des fardeaux que de
sang-froid il aurait à peine remués; cet autre, qui, furieux d'un
outrage, attaque six hommes et les terrasse, oserez-vous bien les
appeler faibles? Eh! mon ami, si des efforts sont de la force, comment
des efforts extrêmes seraient-ils le contraire?» Albert me regarda, et
dit: «Je vous demande pardon; mais les exemples que vous venez de citer
ne me semblent point applicables ici.--C'est possible, repartis-je; on
m'a déjà souvent reproché que mes raisonnements touchaient au
radotage. Voyons donc si nous ne pourrons pas nous représenter d'une
autre manière ce qui doit se passer dans l'âme d'un homme qui se
détermine à rejeter le fardeau de la vie, ce fardeau si cher à
d'autres: car nous n'avons vraiment le droit de juger une chose
qu'autant que nous la comprenons.
«La nature humaine a ses bornes, continuai-je; elle peut, jusqu'à un
certain point, supporter la joie, la peine, la douleur; ce point passé,
elle succombe. La question n'est donc pas de savoir si un homme est
faible ou s'il est fort, mais s'il peut soutenir le poids de ses
souffrances, qu'elles soient morales ou physiques; et je trouve aussi
étonnant que l'on nomme lâche le malheureux qui se prive de la vie,
que si l'on donnait ce nom au malade qui succombe à une fièvre
maligne.
--Voilà un étrange paradoxe! s'écria Albert.--Cela est plus vrai que
vous ne croyez, répondis-je. Vous conviendrez que nous qualifions de
maladie mortelle celle qui attaque le corps avec tant de violence que
les forces de la nature sont en partie détruites, en partie affaiblies,
en sorte qu'aucune crise salutaire ne peut plus rétablir le cours
ordinaire de la vie.
«Eh bien! mon ami, appliquons ceci à l'esprit. Regardez l'homme dans
sa faiblesse; voyez comme des impressions agissent sur lui, comme des
idées se fixent en lui, jusqu'à ce qu'enfin la passion toujours
croissante le prive de toute force de volonté, et le perde.
«Et vainement un homme raisonnable et de sang-froid, qui contemplera
l'état de ce malheureux, lui donnera-t-il de beaux conseils; il ne lui
sera pas plus utile que l'homme sain ne l'est au malade, à qui il ne
saurait communiquer la moindre partie de ses forces.»
J'avais trop généralisé mes idées pour Albert. Je lui rappelai une
jeune fille que l'on trouva morte dans l'eau, il y a quelque temps, et
je lui répétai son histoire. C'était une bonne créature, tout
entière à ses occupations domestiques, travaillant toute la semaine,
et n'ayant d'autre plaisir que de se parer le dimanche de quelques
modestes atours achetés à grand'peine, d'aller, avec ses compagnes, se
promener aux environs de la ville, ou de danser quelquefois aux grandes
fêtes, et qui quelquefois aussi passait une heure de loisir à causer
avec une voisine au sujet d'une rixe ou d'une médisance. Enfin la
nature lui fait sentir d'autres besoins, qui s'accroissent encore par
les flatteries des hommes. Ses premiers plaisirs lui deviennent peu à
peu insipides, jusqu'à ce qu'elle rencontre un homme vers lequel un
sentiment inconnu l'entraîne irrésistiblement, sur lequel elle fonde
toutes ses espérances, pour lequel tout le monde autour d'elle est
oublié. Elle ne voit plus, n'entend plus, ne désire plus que lui seul.
Comme elle n'est pas corrompue par les frivoles jouissances de la
vanité et de la coquetterie, ses désirs vont droit au but: elle veut
lui appartenir, elle veut devoir à un lien éternel le bonheur qu'elle
cherche et tous les plaisirs après lesquels elle aspire. Des promesses
réitérées qui mettent le sceau à toutes ses espérances, de
téméraires caresses qui augmentent ses désirs, s'emparent de toute
son âme. Elle nage dans un délicieux sentiment d'elle-même, dans un
avant-goût de tous les plaisirs; elle est montée au plus haut; elle
tend enfin ses bras pour embrasser tous ses désirs... Et son amant
l'abandonne. La voilà glacée, privée de connaissance, devant un
abîme. Tout est obscurité autour d'elle; aucune perspective, aucune
consolation, aucun bon pressentiment: car celui-là l'a délaissée dans
lequel seul elle sentait son existence! Elle ne voit point le vaste
univers qui est devant elle, ni le nombre de ceux qui pourraient
remplacer la perte qu'elle a faite. Aveuglée, accablée de l'excessive
peine de son cœur, elle se précipite, pour étouffer tous ses
tourments, dans une mort qui tout embrasse et tout termine. «Voilà
l'histoire de bien des hommes. Dites-moi, Albert, n'est-ce pas la même
marche que celle de la maladie? La nature ne trouve aucune issue pour
sortir du labyrinthe des forces déréglées et agissantes en sens
contraires, et l'homme doit mourir.
«Malheur à celui qui oserait dire: L'insensée! si elle eût attendu,
si elle eût laissé agir le temps, son désespoir se serait calmé;
elle aurait trouvé bientôt un consolateur. C'est comme si l'on disait:
L'insensé, qui meurt de la fièvre! s'il avait attendu que ses forces
fussent revenues, que son sang fût purifié, tout se serait rétabli,
et il vivrait encore aujourd'hui.»
Albert, qui ne trouvait point encore cette comparaison frappante, me fit
des objections, entre autres celle-ci. Je venais de citer une jeune
fille simple et bornée; mais il ne pouvait concevoir comment on
excuserait un homme d'esprit, dont les facultés sont plus étendues et
qui saisit mieux tous les rapports. «Mon ami, m'écriai-je, l'homme est
toujours l'homme; la petite dose d'esprit que l'un a de plus que l'autre
fait bien peu dans la balance, quand les passions bouillonnent et que
les bornes prescrites à l'humanité se font sentir. Il y a plus... Mais
nous en parlerons un autre jour,» lui dis-je, en prenant mon chapeau.
Oh! mon cœur était si plein! Nous nous séparâmes sans nous être
entendus. Il est si rare dans ce monde que l'on s'entende!
15 août.
Il est pourtant vrai que rien dans le monde ne nous rend nécessaires
aux autres comme l'affection que nous avons pour eux. Je sens que
Charlotte serait fâchée de me perdre, et les enfants n'ont d'autre
idée que celle de me voir toujours revenir le lendemain. J'étais allé
aujourd'hui accorder le clavecin de Charlotte; je n'ai jamais pu y
parvenir, car tous ces espiègles me tourmentaient pour avoir un conte,
et Charlotte elle-même décida qu'il fallait les satisfaire. Je leur
distribuai leur goûter: ils acceptent maintenant leur pain aussi
volontiers de moi que de Charlotte. Je leur contai ensuite la
merveilleuse histoire de la princesse servie par des mains enchantées.
J'apprends beaucoup à cela, je t'assure, et je suis étonné de
l'impression que ces récits produisent sur les enfants. S'il m'arrive
d'inventer un incident, et de l'oublier quand je répète le conte, ils
s'écrient aussitôt: «C'était autrement la première fois;» si bien
que je m'exerce maintenant à leur réciter chaque histoire comme un
chapelet, avec les mêmes inflexions de voix, les mêmes cadences, et
sans y rien changer. J'ai vu par là qu'un auteur qui, à une seconde
édition, fait des changements à un ouvrage d'imagination, nuit
nécessairement à son livre, l'eût-il rendu réellement meilleur. La
première impression nous trouve dociles, et l'homme est fait de telle
sorte qu'on peut lui persuader les choses les plus extraordinaires; mais
aussi, quand il a accepté une chose, quand il se l'est bien gravée
dans la tête, malheur à celui qui voudrait l'effacer et la détruire!
18 août.
Pourquoi faut-il que ce qui fait la félicité de l'homme devienne aussi
la source de son malheur?
Cette ardente sensibilité de mon cœur pour la nature et la vie, qui
m'inondait de tant de volupté, qui du monde autour de moi faisait un
paradis, me devient maintenant un insupportable bourreau, un mauvais
génie qui me poursuit en tous lieux. Lorsque autrefois du haut du
rocher je contemplais, par delà le fleuve, la fertile vallée jusqu'à
la chaîne de ces collines; que je voyais tout germer et sourdre autour
de moi; que je regardais ces montagnes couvertes de grands arbres
touffus depuis leur pied jusqu'à leur cime, ces vallées ombragées
dans tous leurs creux de petits bosquets riants, et comme la tranquille
rivière coulait entre les roseaux agités, et réfléchissait le léger
nuage que le doux vent du soir promenait sur le ciel en le balançant;
là-dessus je puis m'en rapporter à mon cœur, je sens qu'elle... Oh!
l'oserai-je? oserai-je prononcer ce mot qui vaut le ciel?... Elle
m'aime!
Elle m'aime! combien je me deviens cher à moi-même! combien... j'ose
te le dire, à toi, tu m'entendras... combien je m'adore depuis qu'elle
m'aime!
Est-ce présomption, témérité, ou ai-je bien le sentiment de ma
situation?... Je ne connais pas l'homme que je craignais de rencontrer
dans le cœur de Charlotte; et pourtant, lorsqu'elle parle de son
prétendu avec tant de chaleur, avec tant d'affection, je suis comme
celui à qui l'on enlève ses titres et ses honneurs, et qui est forcé
de rendre son épée.
16 juillet.
Oh! quel feu court dans toutes mes veines lorsque par hasard mon doigt
touche le sien, lorsque nos pieds se rencontrent sous la table! Je me
retire comme du feu; mais une force secrète m'attire de nouveau; il me
prend un vertige; le trouble est dans tous mes sens. Ah! son innocence,
la pureté de son âme, ne lui permettent pas de concevoir combien les
plus légères familiarités me mettent à la torture! Lorsqu'en parlant
elle pose sa main sur la mienne, que dans la conversation elle se
rapproche de moi, que son haleine peut atteindre mes lèvres, alors je
crois que je vais m'anéantir, comme si j'étais frappé de la foudre.
Et, Wilhelm, si j'osais jamais... cette pureté du ciel, cette
confiance... Tu me comprends. Non, mon cœur n'est pas si corrompu! mais
faible! bien faible! et n'est-ce pas là de la corruption?
Elle est sacrée pour moi; tout désir se tait en sa présence. Je ne
sais ce que je suis quand je suis auprès d'elle: c'est comme si mon
âme se versait et coulait dans tous mes nerfs. Elle a un air qu'elle
joue sur le clavecin avec la suavité d'un ange, si simplement et avec
tant d'âme! C'est son air favori, et il me remet de toute peine, de
tout trouble, de toute idée sombre, dès qu'elle en joue seulement la
première note.
Aucun prodige de la puissance magique que les anciens attribuaient à la
musique ne me parait maintenant invraisemblable: ce simple chant a sur
moi tant de puissance! et comme elle sait me le faire entendre à
propos, dans des moments où je serais homme à me tirer une halle dans
la tête! Alors l'égarement et les ténèbres de mon âme se dissipent,
et je respire de nouveau plus librement.
18 juillet.
Wilhelm, qu'est-ce que le monde pour notre cœur sans l'amour? ce qu'une
lanterne magique est sans lumière: à peine y introduisez-vous le
flambeau, qu'aussitôt les images les plus variées se peignent sur la
muraille; et lors même que tout cela ne serait que fantômes, encore
ces fantômes font-ils notre bonheur quand nous nous tenons là,
éveillés, et que, comme des enfants, nous nous extasions sur ces
apparitions merveilleuses. Aujourd'hui je ne pouvais aller voir
Charlotte; j'étais emprisonné dans une société d'où il n'y avait
pas moyen de m'échapper. Que faire? J'envoyai chez elle mon domestique,
afin l'avoir au moins près de moi quelqu'un qui eut approché Telle
dans la journée. Avec quelle impatience j'attendais son retour! avec
quelle joie je le revis! Si j'avais osé, je me serais jeté à son cou,
et je l'aurais embrassé.
On prétend que la pierre de Bologne, exposée au soleil, se pénètre
de ses rayons, et éclaire quelque temps dans la nuit. Il en était
ainsi pour moi de ce jeune homme. L'idée que les yeux de Charlotte
s'étaient arrêtés sur ses traits, sur ses joues, sur les boutons et
le collet de son habit, me rendait tout cela si cher, si sacré! Je
n'aurais pas donné ce garçon pour mille écus! sa présence me faisait
tant de bien!... Dieu te préserve d'en rire, Wilhelm! Sont-ce là des
fantômes? est-ce une illusion que d'être heureux?
19 juillet.
Je la verrai! voilà mon premier mol lorsque je m'éveille, et qu'avec
sérénité je regarde le soleil levant; je la verrai! Et alors je n'ai
plus, pour toute la journée, aucun autre désir. Tout va là, tout
s'engouffre dans cette perspective.
20 juillet.
Votre idée de me faire partir avec l'ambassadeur de *** ne sera pas
encore la mienne. Je n'aime pas la dépendance, et de plus tout le monde
sait que cet homme est des plus difficiles à vivre. Ma mère, dis-tu,
voudrait me voir une occupation: cela m'a fait rire. Ne suis-je donc pas
occupé à présent? Et, au fond, n'est-ce pas la même chose que je
compte des pois ou des lentilles? Tout dans cette vie aboutit à des
niaiseries; et celui qui, pour plaire aux autres, sans besoin et sans
goût, se tue à travailler pour de l'argent, pour des honneurs, ou pour
tout ce qu'il vous plaira, est à coup sur un imbécile.
24 juillet.
Puisque tu tiens tant à ce que je ne néglige pas le dessin, je ferais
peut-être mieux de me taire sur ce point, que de t'avouer que depuis
longtemps je m'en suis bien peu occupé.
Jamais je ne fus plus heureux, jamais ma sensibilité pour la nature,
jusqu'au caillou, jusqu'au brin d'herbe, ne fut plus pleine et plus
vive; et cependant... je ne sais comment m'exprimer... mon imagination
est devenue si faible, tout nage et vacille tellement devant mon âme,
que je ne puis saisir un contour; mais je me figure que, si j'avais de
l'argile ou de la cire, je réussirais mieux. Si cela dure, je prendrai
de l'argile et je la pétrirai, dussé-je ne faire que des boulettes.
J'ai commencé déjà trois fois le portrait de Charlotte, et trois fois
je me suis fait honte; cela me chagrine d'autant plus, qu'il y a peu de
temps je réussissais fort bien à saisir la ressemblance. Je me suis
donc borné à prendre sa silhouette, et il faudra bien que je m'en
contente.
26 juillet.
Oui, chère Charlotte, je m'acquitterai de tout. Seulement donnez-moi
plus souvent des commissions; donnez-m'en bien souvent. Je vous prie
d'une chose: plus de sable sur les billets que vous m'écrivez!
Aujourd'hui je portai vivement votre lettre à mes lèvres, et le sable
craqua sous mes dents.
26 juillet.
Je me suis déjà proposé bien des fois de ne pas la voir si souvent.
Mais le moyen de tenir cette résolution? Chaque jour je succombe à la
tentation. Tous les soirs je me dis avec un serment: «Demain tu ne la
verras pas;» et lorsque le matin arrive, je trouve quelque raison
invincible de la voir; et avant que je m'en aperçoive, je suis auprès
d'elle. Tantôt elle m'a dit le soir: «Vous viendrez demain, n'est-ce
pas?» Qui pourrait ne pas y aller? Tantôt elle m'a donné une
commission, et je trouve qu'il est plus convenable de lui porter
moi-même la réponse. Ou bien la journée est si belle! je vais à
Wahlheim, et quand j'y suis... il n'y a plus qu'une demi-lieue jusque
chez elle! je suis trop près de son atmosphère...... Son voisinage
m'attire.... et m'y voilà encore! Ma grand'mère nous faisait un conte
d'une montagne d'aimant: les vaisseaux qui s'en approchaient trop
perdaient tout à coup leurs ferrements; les clous volaient à la
montagne, et les malheureux matelots s'abîmaient entre les planches qui
croulaient sous leurs pieds.
30 juillet.
Albert est arrivé, et moi je vais partir. Fût-il le meilleur, le plus
généreux des hommes, et lors même que je serais disposé à
reconnaître sa supériorité sur moi à tous égards, il me serait
insupportable de le voir posséder sous mes yeux tant de perfections!...
Posséder!..... Il suffit, mon ami; le prétendu est arrivé! C'est un
homme honnête et bon, qui mérite qu'on l'aime. Heureusement je
n'étais pas présent à sa réception; j'aurais eu le cœur trop
déchiré. Il est si bon, qu'il n'a pas encore embrassé une seule fois
Charlotte en ma présence. Que Dieu l'en récompense! bien que le
respect qu'il témoigne à cette jeune femme me force à l'aimer. Il
semble me voir avec plaisir, et je soupçonne que c'est l'ouvrage de
Charlotte, plutôt que l'effet de son propre mouvement: car là-dessus
les femmes sont très-adroites, et elles ont raison; quand elles peuvent
entretenir deux adorateurs en bonne intelligence, quelque rare que cela
soit, c'est tout profit pour elles.
Du reste, je ne puis refuser mon estime à Albert. Son calme parfait
contraste avec ce caractère ardent et inquiet que je ne puis cacher. Il
est homme de sentiment, et apprécie ce qu'il possède en Charlotte. Il
parait peu sujet à la mauvaise humeur; et tu sais que, de tous les
défauts des hommes, c'est celui que je hais le plus.
Il me considère comme un homme qui a quelque mérite; mon attachement
pour Charlotte, le vif intérêt que je prends à tout ce qui la touche,
augmentent son triomphe, et il l'en aime d'autant plus. Je n'examine pas
si quelquefois il ne la tourmente point par quelque léger accès de
jalousie: à sa place, j'aurais au moins de la peine à me défendre
entièrement de ce démon.
Quoi qu'il en soit, le bonheur que je goûtais près de Charlotte a
disparu. Est-ce folie? est-ce stupidité? Qu'importe le nom! la chose
parle assez d'elle-même! Avant l'arrivée d'Albert, je savais tout ce
que je sais maintenant; je savais que je n'avais point de prétentions
à former sur elle, et je n'en formais aucune... j'entends autant qu'il
est possible de ne rien désirer à la vue de tant de charmes... Et
aujourd'hui l'imbécile s'étonne et ouvre de grands yeux, parce que
l'autre arrive en effet, et lui enlève la belle.
Je grince les dents, et je m'indigne contre ceux qui peuvent dire qu'il
faut que je me résigne, puisque la chose ne peut être autrement...
Délivrez-moi de ces automates. Je cours les forêts, et lorsque je
reviens près de Charlotte, que je trouve Albert auprès d'elle dans le
petit jardin, sous le berceau, et que je me sens forcé de ne pas aller
plus loin, je deviens fou à lier, et je fais mille extravagances.
«Pour l'amour de Dieu, me disait Charlotte aujourd'hui, je vous en
prie, plus de scène comme celle d'hier soir! Vous êtes effrayant quand
vous êtes si gai!» Entre nous, j'épie le moment où des affaires
appellent Albert au dehors: aussitôt je suis près d'elle, et je suis
toujours content quand je la trouve seule.
8 août.
De grâce, mon cher Wilhelm, ne crois pas que je pensais à toi quand je
traitais d'insupportables les hommes qui exigent de nous de la
résignation dans les maux inévitables. Je n'imaginais pas, en
vérité, que tu pusses être de cette opinion; et pourtant, au fond, tu
as raison. Seulement une observation, mon cher. Dans ce monde, il est
très-rare que tout aille par oui ou par non. Il y a dans les sentiments
et la manière d'agir autant de nuances qu'il y a de degrés depuis le
nez aquilin jusqu'au nez camus.
Tu ne trouveras donc pas mauvais que, tout en reconnaissant la justesse
de ton argument, j'échappe pourtant à ton dilemme.
«_Ou_ tu as quelque espoir de réussir auprès de Charlotte, dis-tu,
_ou_ tu n'en as point.» Bien! «Dans le premier cas, cherche à
réaliser cet espoir et à obtenir l'accomplissement de tes vœux; dans
le second, ranime ton courage, et délivre-toi d'une malheureuse passion
qui finira par consumer tes forces.» Mon ami, cela est bien dit.... et
bientôt dit!
Et ce malheureux, dont la vie s'éteint, minée par une lente et
incurable maladie, peux-tu exiger de lui qu'il mette fin à ses
tourments par un coup de poignard? et le mal qui dévore ses forces ne
lui ôte-t-il pas en même temps le courage de s'en délivrer?
Tu pourrais, à la vérité, m'opposer une comparaison du même genre:
«Qui n'aimerait mieux se faire amputer un bras que de risquer sa vie
par peur et par hésitation?» Je ne sais pas trop... Mais ne nous
jetons pas des comparaisons à la tête. En voilà bien assez. Oui, mon
ami, il me prend quelquefois un accès de courage exalté, sauvage; et
alors... si je savais seulement où?... j'irais.
Le même jour au soir.
Mon journal, que je négligeais depuis quelque temps, m'est tombé
aujourd'hui sous la main. J'ai été étonné de voir que c'est bien
sciemment que j'ai fait pas à pas tant de chemin. J'ai toujours vu si
clairement ma situation! et je n'en ai pas moins agi comme un enfant.
Aujourd'hui je vois tout aussi clair, et il n'y a pas plus d'apparence
que je me corrige.
10 août.
Je pourrais mener la vie la plus douce, la plus heureuse, si je n'étais
pas un fou. Des circonstances aussi favorables que celles où je me
trouve se réunissent rarement pour rendre un homme heureux. Tant il est
vrai que c'est notre cœur seul qui fait son malheur ou sa félicité...
Être membre de la famille la plus aimable; me voir aimé du père comme
un fils, des jeunes enfants comme un père; et de Charlotte!... Et cet
excellent Albert, qui ne trouble mon bonheur par aucune marque d'humeur,
qui m'accueille si cordialement, pour qui je suis, après Charlotte, ce
qu'il aime le mieux au monde!... Mon ami, c'est un plaisir de nous
entendre lorsque nous nous promenons ensemble, et que nous nous
entretenons de Charlotte: on n'a jamais rien imaginé de plus ridicule
que notre situation; et cependant, dans ces moments, plus d'une fois les
larmes me viennent aux yeux.
Quand il me parie de la digne mère de Charlotte, quand il me raconte
comment, en mourant, elle remit à sa fille son ménage et ses enfants,
et lui recommanda sa fille à lui-même; comment dès lors un nouvel
esprit anima Charlotte; comment elle est devenue, pour les soins du
ménage, et de toute manière, une véritable mère; comme aucun instant
ne se passe pour elle sans sollicitude et sans travail, et comment sa
vivacité, sa gaieté ne l'ont pourtant jamais quittée;... alors je
marche nonchalamment à côté de lui, et je cueille des fleurs sur le
chemin; je les réunis soigneusement dans un bouquet, et je les jette
dans le torrent, et je les suis de l'œil pour les voir enfoncer petit
à petit... Je ne sais si je l'ai écrit qu'Albert restera ici, et qu'il
va obtenir de la cour, où il est très-bien vu, un emploi dont le
revenu est fort honnête. Pour l'ordre et l'aptitude aux affaires, j'ai
rencontré peu de personnes qu'on pût lui comparer.
12 août.
En vérité, Albert est le meilleur homme qui soit sous le ciel. J'ai eu
hier avec lui une singulière scène. J'étais allé le voir pour
prendre congé de lui, car il m'avait pris fantaisie de faire un tour à
cheval dans les montagnes; et c'est même de là que je t'écris en ce
moment. En allant et venant dans sa chambre, j'aperçus ses pistolets.
«Prêtez-moi vos pistolets pour mon voyage? lui dis-je.--Je ne demande
pas mieux, répondit-il; mais vous prendrez la peine de les charger: ils
ne sont là que pour la forme.» J'en détachai un, et il continua:
«Depuis que ma prévoyance m'a joué un si mauvais tour, je ne veux
plus rien avoir à démêler avec de pareilles armes.» Je fus curieux
de savoir ce qui lui était arrivé. «J'étais allé, reprit-il, passer
trois mois à la campagne, chez un de mes amis; j'avais une paire de
pistolets non chargés, et je dormais tranquille. Un après-dîner, que
le temps était pluvieux et que j'étais à ne rien faire, je ne sais
comment il me vint dans l'idée que nous pourrions être attaqués, que
je pourrais avoir besoin de mes pistolets, et que...... Vous savez
comment cela va. Je les donnai au domestique pour les nettoyer et les
charger. Il se mit à badiner avec la servante en cherchant à lui faire
peur, et, Dieu sait comment, le pistolet part, la baguette étant encore
dans le canon, la baguette va frapper la servante à la main droite et
lui fracasse le pouce. J'eus à supporter les cris, les lamentations, et
il me fallut encore payer le traitement. Aussi, depuis cette époque,
mes armes ne sont-elles jamais chargées. Voyez, mon cher, à quoi sert
la prévoyance! Ou ne voit jamais le danger. Cependant...» Tu sais que
j'aime beaucoup Albert; mais je n'aime pas ses _cependant_: car n'est-il
pas évident que toute règle générale a des exceptions? Mais telle
est la scrupuleuse équité de cet excellent homme: quand il croit avoir
avancé quelque chose d'exagéré, de trop général ou de douteux, il
ne cesse de limiter, de modifier, d'ajouter ou de retrancher, jusqu'à
ce qu'il ne reste plus rien de sa proposition. À cette occasion il se
perdit dans son texte. Bientôt je n'entendis plus un mot de ce qu'il
disait; je tombai dans des rêveries; puis tout à coup je m'appliquai
brusquement la bouche du pistolet sur le front, au-dessus il droit.
«Fi! dit Albert eu me reprenant l'arme, que signifie cela?--Il n'est
pas chargé, lui répondis-je.--Et s'il l'était, à quoi bon?
ajouta-t-il avec impatience. Je ne puis concevoir comment un homme peut
être assez fou pour se brûler la cervelle: l'idée seule m'en fait
horreur.
--Vous autres hommes, m'écriai-je, vous ne pouvez parler de rien sans
dire tout d'abord: _Cela est fou, cela est sage, cela est bon, cela est
mauvais!_ Qu'est-ce que cela veut dire? Avez-vous approfondi les
véritables motifs d'une action? avez-vous démêlé les raisons qui
l'ont produite, qui devaient la produire? Si vous aviez fait cela, vous
ne seriez pas si prompts dans vos jugements.
--Vous conviendrez, dit Albert, que certaines actions sont et restent
criminelles, quels qu'en soient les motifs.»
Je haussai les épaules, et je lui accordai ce point. «Cependant, mon
cher, continuai-je, il se trouve encore ici quelques exceptions. Sans
aucun doute le vol est un crime; mais l'homme qui, pour s'empêcher de
mourir de faim, lui et sa famille, se laisse entraîner au vol,
mérite-t-il la pitié ou le châtiment? Qui jettera la première pierre
à l'époux outragé qui, dans sa juste fureur, immole une infidèle et
son vil séducteur? à cette jeune fille qui, dans un moment de délire,
s'abandonne aux charmes entrainants de l'amour? Nos lois mêmes, ces
froides pédantes, se laissent toucher, et retiennent leurs coups.
--Ceci est autre chose, reprit Albert: car un homme emporté par une
passion trop forte perd la faculté de réfléchir, et doit être
regardé comme un homme ivre ou comme un insensé.
--Voilà bien mes gens raisonnables! m'écriai-je en souriant. Passion!
ivresse! folie! Hommes moraux! vous êtes d'une impassibilité
merveilleuse. Vous injuriez l'ivrogne, vous vous détournez de
l'insensé; vous passez outre comme le prêtre, et remerciez Dieu, comme
le pharisien, de ce qu'il ne vous a pas faits semblables à l'un d'eux.
J'ai été plus d'une fois pris de vin, et souvent mes passions ont
approché de la démence, et je ne me repens ni de l'un ni de l'autre;
car j'ai appris à concevoir comment tous les hommes extraordinaires qui
ont fait quelque chose de grand, quelque chose qui semblait impossible,
ont dû de tout temps être déclarés par la foule ivres et insensés.
«Et, dans la vie ordinaire même, n'est-il pas insupportable d'entendre
dire, quand un homme fait une action tant soit peu honnête, noble et
inattendue: Cet homme est ivre ou fou? Rougissez, car c'est à vous de
rougir, vous qui n'êtes ni ivres ni fous!
--Voilà encore de vos extravagances! dit Albert. Vous exagérez tout;
et, à coup sûr, vous avez ici le tort d'assimiler le suicide, dont il
est question maintenant, aux actions qui demandent de l'énergie, tandis
qu'on ne peut le regarder que comme une faiblesse: car, de bonne foi, il
est plus aisé de mourir que de supporter avec constance une vie pleine
de tourments.»
Peu s'en fallut que je ne rompisse l'entretien: car rien ne met hors des
gonds comme de voir quelqu'un venir avec un lieu commun insignifiant,
lorsque je parle de cœur. Je me retins cependant: j'avais déjà si
souvent entendu ce lieu commun, et je m'en étais indigné tant de fois!
Je lui répliquai avec un peu de vivacité: «Vous appelez cela
faiblesse! Je vous en prie, ne vous laissez pas séduire par
l'apparence. Un peuple gémit sous le joug insupportable d'un tyran:
oserez-vous l'appeler faible lorsqu'enfin il se lève et brise ses
chaînes? Cet homme qui voit les flammes menacer sa maison, et dont la
frayeur tend tous les muscles, qui enlève aisément des fardeaux que de
sang-froid il aurait à peine remués; cet autre, qui, furieux d'un
outrage, attaque six hommes et les terrasse, oserez-vous bien les
appeler faibles? Eh! mon ami, si des efforts sont de la force, comment
des efforts extrêmes seraient-ils le contraire?» Albert me regarda, et
dit: «Je vous demande pardon; mais les exemples que vous venez de citer
ne me semblent point applicables ici.--C'est possible, repartis-je; on
m'a déjà souvent reproché que mes raisonnements touchaient au
radotage. Voyons donc si nous ne pourrons pas nous représenter d'une
autre manière ce qui doit se passer dans l'âme d'un homme qui se
détermine à rejeter le fardeau de la vie, ce fardeau si cher à
d'autres: car nous n'avons vraiment le droit de juger une chose
qu'autant que nous la comprenons.
«La nature humaine a ses bornes, continuai-je; elle peut, jusqu'à un
certain point, supporter la joie, la peine, la douleur; ce point passé,
elle succombe. La question n'est donc pas de savoir si un homme est
faible ou s'il est fort, mais s'il peut soutenir le poids de ses
souffrances, qu'elles soient morales ou physiques; et je trouve aussi
étonnant que l'on nomme lâche le malheureux qui se prive de la vie,
que si l'on donnait ce nom au malade qui succombe à une fièvre
maligne.
--Voilà un étrange paradoxe! s'écria Albert.--Cela est plus vrai que
vous ne croyez, répondis-je. Vous conviendrez que nous qualifions de
maladie mortelle celle qui attaque le corps avec tant de violence que
les forces de la nature sont en partie détruites, en partie affaiblies,
en sorte qu'aucune crise salutaire ne peut plus rétablir le cours
ordinaire de la vie.
«Eh bien! mon ami, appliquons ceci à l'esprit. Regardez l'homme dans
sa faiblesse; voyez comme des impressions agissent sur lui, comme des
idées se fixent en lui, jusqu'à ce qu'enfin la passion toujours
croissante le prive de toute force de volonté, et le perde.
«Et vainement un homme raisonnable et de sang-froid, qui contemplera
l'état de ce malheureux, lui donnera-t-il de beaux conseils; il ne lui
sera pas plus utile que l'homme sain ne l'est au malade, à qui il ne
saurait communiquer la moindre partie de ses forces.»
J'avais trop généralisé mes idées pour Albert. Je lui rappelai une
jeune fille que l'on trouva morte dans l'eau, il y a quelque temps, et
je lui répétai son histoire. C'était une bonne créature, tout
entière à ses occupations domestiques, travaillant toute la semaine,
et n'ayant d'autre plaisir que de se parer le dimanche de quelques
modestes atours achetés à grand'peine, d'aller, avec ses compagnes, se
promener aux environs de la ville, ou de danser quelquefois aux grandes
fêtes, et qui quelquefois aussi passait une heure de loisir à causer
avec une voisine au sujet d'une rixe ou d'une médisance. Enfin la
nature lui fait sentir d'autres besoins, qui s'accroissent encore par
les flatteries des hommes. Ses premiers plaisirs lui deviennent peu à
peu insipides, jusqu'à ce qu'elle rencontre un homme vers lequel un
sentiment inconnu l'entraîne irrésistiblement, sur lequel elle fonde
toutes ses espérances, pour lequel tout le monde autour d'elle est
oublié. Elle ne voit plus, n'entend plus, ne désire plus que lui seul.
Comme elle n'est pas corrompue par les frivoles jouissances de la
vanité et de la coquetterie, ses désirs vont droit au but: elle veut
lui appartenir, elle veut devoir à un lien éternel le bonheur qu'elle
cherche et tous les plaisirs après lesquels elle aspire. Des promesses
réitérées qui mettent le sceau à toutes ses espérances, de
téméraires caresses qui augmentent ses désirs, s'emparent de toute
son âme. Elle nage dans un délicieux sentiment d'elle-même, dans un
avant-goût de tous les plaisirs; elle est montée au plus haut; elle
tend enfin ses bras pour embrasser tous ses désirs... Et son amant
l'abandonne. La voilà glacée, privée de connaissance, devant un
abîme. Tout est obscurité autour d'elle; aucune perspective, aucune
consolation, aucun bon pressentiment: car celui-là l'a délaissée dans
lequel seul elle sentait son existence! Elle ne voit point le vaste
univers qui est devant elle, ni le nombre de ceux qui pourraient
remplacer la perte qu'elle a faite. Aveuglée, accablée de l'excessive
peine de son cœur, elle se précipite, pour étouffer tous ses
tourments, dans une mort qui tout embrasse et tout termine. «Voilà
l'histoire de bien des hommes. Dites-moi, Albert, n'est-ce pas la même
marche que celle de la maladie? La nature ne trouve aucune issue pour
sortir du labyrinthe des forces déréglées et agissantes en sens
contraires, et l'homme doit mourir.
«Malheur à celui qui oserait dire: L'insensée! si elle eût attendu,
si elle eût laissé agir le temps, son désespoir se serait calmé;
elle aurait trouvé bientôt un consolateur. C'est comme si l'on disait:
L'insensé, qui meurt de la fièvre! s'il avait attendu que ses forces
fussent revenues, que son sang fût purifié, tout se serait rétabli,
et il vivrait encore aujourd'hui.»
Albert, qui ne trouvait point encore cette comparaison frappante, me fit
des objections, entre autres celle-ci. Je venais de citer une jeune
fille simple et bornée; mais il ne pouvait concevoir comment on
excuserait un homme d'esprit, dont les facultés sont plus étendues et
qui saisit mieux tous les rapports. «Mon ami, m'écriai-je, l'homme est
toujours l'homme; la petite dose d'esprit que l'un a de plus que l'autre
fait bien peu dans la balance, quand les passions bouillonnent et que
les bornes prescrites à l'humanité se font sentir. Il y a plus... Mais
nous en parlerons un autre jour,» lui dis-je, en prenant mon chapeau.
Oh! mon cœur était si plein! Nous nous séparâmes sans nous être
entendus. Il est si rare dans ce monde que l'on s'entende!
15 août.
Il est pourtant vrai que rien dans le monde ne nous rend nécessaires
aux autres comme l'affection que nous avons pour eux. Je sens que
Charlotte serait fâchée de me perdre, et les enfants n'ont d'autre
idée que celle de me voir toujours revenir le lendemain. J'étais allé
aujourd'hui accorder le clavecin de Charlotte; je n'ai jamais pu y
parvenir, car tous ces espiègles me tourmentaient pour avoir un conte,
et Charlotte elle-même décida qu'il fallait les satisfaire. Je leur
distribuai leur goûter: ils acceptent maintenant leur pain aussi
volontiers de moi que de Charlotte. Je leur contai ensuite la
merveilleuse histoire de la princesse servie par des mains enchantées.
J'apprends beaucoup à cela, je t'assure, et je suis étonné de
l'impression que ces récits produisent sur les enfants. S'il m'arrive
d'inventer un incident, et de l'oublier quand je répète le conte, ils
s'écrient aussitôt: «C'était autrement la première fois;» si bien
que je m'exerce maintenant à leur réciter chaque histoire comme un
chapelet, avec les mêmes inflexions de voix, les mêmes cadences, et
sans y rien changer. J'ai vu par là qu'un auteur qui, à une seconde
édition, fait des changements à un ouvrage d'imagination, nuit
nécessairement à son livre, l'eût-il rendu réellement meilleur. La
première impression nous trouve dociles, et l'homme est fait de telle
sorte qu'on peut lui persuader les choses les plus extraordinaires; mais
aussi, quand il a accepté une chose, quand il se l'est bien gravée
dans la tête, malheur à celui qui voudrait l'effacer et la détruire!
18 août.
Pourquoi faut-il que ce qui fait la félicité de l'homme devienne aussi
la source de son malheur?
Cette ardente sensibilité de mon cœur pour la nature et la vie, qui
m'inondait de tant de volupté, qui du monde autour de moi faisait un
paradis, me devient maintenant un insupportable bourreau, un mauvais
génie qui me poursuit en tous lieux. Lorsque autrefois du haut du
rocher je contemplais, par delà le fleuve, la fertile vallée jusqu'à
la chaîne de ces collines; que je voyais tout germer et sourdre autour
de moi; que je regardais ces montagnes couvertes de grands arbres
touffus depuis leur pied jusqu'à leur cime, ces vallées ombragées
dans tous leurs creux de petits bosquets riants, et comme la tranquille
rivière coulait entre les roseaux agités, et réfléchissait le léger
nuage que le doux vent du soir promenait sur le ciel en le balançant;