Werther - 05

aimable physionomie. Elle regarda Charlotte en souriant, la menaça du
doigt, et prononça deux fois en passant le nom d'Albert, d'un ton
significatif.
«Quel est cet Albert, dis-je à Charlotte, s'il n'y a point
d'indiscrétion à le demander?» Elle allait me répondre, quand il
fallut nous séparer pour faire la grande chaîne. En repassant devant
elle, je crus remarquer une expression pensive sur son front.
«Pourquoi vous le cacherais-je? me dit-elle en m'offrant la main pour
la promenade; Albert est un galant homme auquel je suis promise.» Ce
n'était point une nouvelle pour moi, puisque ces dames me l'avaient dit
en chemin; et pourtant cette idée me frappa comme une chose inattendue,
lorsqu'il fallut l'appliquer à une personne que quelques instants
avaient suffi pour me rendre si chère. Je me troublai, je brouillai les
figures, tout fut dérangé; il fallut que Charlotte me menât, en me
tirant de côté et d'autre; elle eut besoin de toute sa présence
d'esprit pour rétablir l'ordre.
La danse n'était pas encore finie, que les éclairs qui brillaient
depuis longtemps à l'horizon, et que j'avais toujours donnés pour des
éclairs de chaleur, commencèrent à devenir beaucoup plus forts; le
bruit du tonnerre couvrit la musique. Trois femmes s'échappèrent des
rangs; leurs cavaliers les suivirent; le désordre devint général, et
l'orchestre se tut. Il est naturel, lorsqu'un accident ou une terreur
subite nous surprend au milieu d'un plaisir, que l'impression en soit
plus grande qu'en tout autre temps, soit à cause du contraste, soit
parce que tous nos sens, étant vivement éveillés, sont plus
susceptibles d'éprouver une émotion forte et rapide. C'est à cela que
j'attribue les étranges grimaces que je vis faire à plusieurs femmes.
La plus sensée alla se réfugier dans un coin, le dos tourné à la
fenêtre, et se boucha les oreilles. Une autre, à genoux devant elle,
cachait sa tête dans le sein de la première. Une troisième, qui
s'était glissée entre les deux, embrassait sa petite sœur en versant
des larmes. Quelques-unes voulaient retourner chez elles; d'autres, qui
savaient encore moins ce qu'elles faisaient, n'avaient plus même assez
de présence d'esprit pour réprimer l'audace de nos jeunes étourdis,
qui semblaient fort occupés à intercepter, sur les lèvres des belles
éplorées, les ardentes prières qu'elles adressaient au ciel. Une
partie des hommes étaient descendus pour fumer tranquillement leur
pipe; le reste de la société accepta la proposition de l'hôtesse, qui
s'avisa, fort à propos, de nous indiquer une chambre où il y avait des
volets et des rideaux. À peine fûmes-nous entrés, que Charlotte se
mit à former un cercle de toutes les chaises; et, tout le monde
s'étant assis à sa prière, elle proposa un jeu.
À ce mot, je vis plusieurs de nos jeunes gens, dans l'espoir d'un doux
gage, se rengorger d'avance et se donner un air aimable. «Nous allons
jouer _à compter_, dit-elle; faites attention! Je vais tourner toujours
de droite à gauche; il faut que chacun nomme le nombre qui lui tombe:
cela doit aller comme un feu roulant. Qui hésite ou se trompe reçoit
un soufflet, et ainsi de suite, jusqu'à mille.» C'était charmant à
voir! Elle tournait en rond, le bras tendu. Un, dit le premier; deux, le
second; trois, le suivant, etc. Alors elle alla plus vite, toujours plus
vite. L'un manque: paf! un soufflet. Le voisin rit, manque aussi: paf!
nouveau soufflet; et elle d'augmenter toujours de vitesse. J'en reçus
deux pour ma part, et crus remarquer avec un plaisir secret, qu'elle me
les appliquait plus fort qu'à tout autre. Des éclats de rire et un
vacarme universel mirent fin au jeu avant que l'on eût compté jusqu'à
mille. Alors les connaissances intimes se rapprochèrent. L'orage était
passé. Moi, je suivis Charlotte dans la salle. «Les soufflets, me
dit-elle en chemin, leur ont fait oublier le tonnerre et tout.» Je ne
pus rien répondre. «J'étais une des plus peureuses, continua-t-elle;
mais en affectant du courage pour en donner aux autres, je suis vraiment
devenue courageuse.» Nous nous approchâmes de la fenêtre. Le tonnerre
se faisait encore entendre dans le lointain; une pluie bienfaisante
tombait avec un doux bruit sur la terre; l'air était rafraîchi et nous
apportait par bouffées les parfums qui s'exhalaient des plantes.
Charlotte était appuyée sur son coude; elle promena ses regards sur la
campagne, elle les porta vers le ciel, elle les ramena sur moi, et je
vis ses yeux remplis de larmes. Elle posa sa main sur la mienne, et dit:
_Ô Klopstock!_ Je me rappelai aussitôt l'ode sublime qui occupait sa
pensée, et je me sentis abîmé dans le torrent de sentiments qu'elle
versait sur moi en cet instant. Je ne pus le supporter; je me penchai
sur sa main, que je baisai eu la mouillant de larmes délicieuses; et de
nouveau je contemplai ses yeux... Divin Klopstock! que n'as-tu vu ton
apothéose dans son regard! et moi puissé-je n'entendre plus de ma vie
prononcer ton nom si souvent profané!

[Footnote 9: Nous nous voyons obligé de supprimer ce passage, afin de
ne causer de peine à personne, quelque peu d'importance que puisse
attacher un écrivain aux jugements d'une jeune fille et d'un jeune
homme à l'esprit aussi inconstant.]
[Footnote 10: Ou a supprimé ici les noms de quelques-uns de nos
auteurs: celui qui partage le sentiment de Charlotte à leur égard
trouvera leurs noms dans son cœur; les autres n'en ont pas besoin.]


19 juin.

Je ne sais plus où dernièrement j'en suis resté de mon récit. Tout
ce que je sais, c'est qu'il était deux heures du matin quand je me
couchai, et que, si j'avais pu causer avec toi, au lieu d'écrire, je
t'aurais peut-être tenu jusqu'au grand jour.
Je ne t'ai pas conté ce qui s'est passé à notre retour du bal; mais
le temps me manque aujourd'hui.
C'était le plus beau lever de soleil; il était charmant de traverser
la forêt humide et les campagnes rafraîchies. Nos deux voisines
s'assoupirent. Elle me demanda si je ne voulais pas en faire autant.
«De grâce, me dit-elle, ne vous gênez pas pour moi.--Tant que je vois
ces yeux ouverts, lui répondis-je (et je la regardai fixement), je ne
puis fermer les miens.» Nous tînmes bon jusqu'à sa porte. Une
servante vint doucement nous ouvrir, et, sur ses questions, l'assura que
son père et les enfants se portaient bien et dormaient encore. Je la
quittai en lui demandant la permission de la revoir le jour même; elle
y consentit, et je l'ai revue. Depuis ce temps, soleil, lune, étoiles,
peuvent s'arranger à leur fantaisie; je ne sais plus quand il est jour,
quand il est nuit: l'univers autour de moi a disparu.


21 juin.

Je coule des jours aussi heureux que ceux que Dieu réserve à ses
élus; quelque chose qui m'arrive désormais, je ne pourrai pas dire que
je n'ai pas connu le bonheur, le bonheur le plus pur de la vie. Tu
connais mon Wahlheim, j'y suis entièrement établi; de là je n'ai
qu'une demi-lieue jusqu'à Charlotte; là je me sens moi-même, je jouis
do toute la félicité qui a été donnée à l'homme.
L'aurais-je pensé, quand je prenais ce Wahlheim pour but de mes
promenades, qu'il était si près du ciel? Combien de fois, dans mes
longues courses, tantôt du haut de la montagne, tantôt de la plaine au
delà de la rivière, ai-je aperçu ce pavillon qui renferme aujourd'hui
tous mes vœux!
Cher Wilhelm, j'ai réfléchi sur ce désir de l'homme de s'étendre, de
faire de nouvelles découvertes, d'errer çà et là; et aussi sur ce
penchant intérieur à se restreindre volontairement, à se borner, à
suivre l'ornière de l'habitude, sans plus s'inquiéter de ce qui est à
droite et à gauche.
C'est singulier! lorsque je vins ici, et que de la colline je contemplai
cette belle vallée, comme je me sentis attiré de toutes parts! Ici le
petit bois... ah! si tu pouvais t'enfoncer sous son ombrage!... Là une
cime de montagne... ah! si de là tu pouvais embrasser la vaste
étendue!... Cette chaîne de collines et ces paisibles vallons.... oh!
que ne puis-je m'y égarer! J'y volais et je revenais sans avoir trouvé
ce que je cherchais. Il en est de l'éloignement comme de l'avenir: un
horizon immense, mystérieux, repose devant notre âme; le sentiment s'y
plonge comme notre œil, et nous aspirons à donner toute notre
existence pour nous remplir avec délices d'un seul sentiment grand et
majestueux. Nous courons, nous volons; mais, hélas! quand nous y
sommes, quand le lointain est devenu proche, rien n'est changé, et nous
nous retrouvons avec notre misère, avec nos étroites limites; et de
nouveau notre âme soupire après le bonheur qui vient de lui échapper.
Ainsi le plus turbulent vagabond soupire à la fin après sa patrie, et
trouve dans sa cabane, auprès de sa femme, dans le cercle de ses
enfants, dans les soins qu'il se donne pour leur nourriture, les
délices qu'il cherchait vainement dans le vaste monde.
Lorsque le matin, dès le lever du soleil, je me rends a mon cher
Wahlheim; que je cueille moi-même mes petits pois dans le jardin de mon
hôtesse, que je m'assieds pour les écosser en lisant mon Homère; que
je choisis un pot dans la petite cuisine; que je coupe du beurre, mets
mes pois au feu, les couvre, et m'assieds auprès pour les remuer de
temps en temps, alors je sens vivement comment les fiers amants de
Pénélope pouvaient tuer eux-mêmes, dépecer et faire rôtir les
bœufs et les pourceaux. Il n'y a rien qui me remplisse d'un sentiment
doux et vrai comme ces traits de la vie patriarcale, dont je puis, sans
affectation, grâce à Dieu, entrelacer ma vie.
Que je suis heureux d'avoir un cœur fait pour sentir la joie innocente
et simple de l'homme qui met sur sa table le chou qu'il a lui-même
élevé! Il ne jouit pas seulement du chou, mais il se représente à la
fois la belle matinée où il le planta, les délicieuses soirées où
il l'arrosa, et le plaisir qu'il éprouvait chaque jour en le voyant
croître.


29 juin.

Avant-hier le médecin vint de la ville voir le bailli. Il me trouva à
terre, entouré des enfants de Charlotte. Les uns grimpaient sur moi,
les autres me pinçaient, moi je les chatouillais, et tous ensemble nous
faisions un bruit épouvantable. Le docteur, véritable poupée savante,
toujours occupé, en parlant, d'arranger les plis de ses manchettes et
d'étaler un énorme jabot, trouva cela au-dessous de la dignité d'un
homme sensé. Je m'en aperçus bien à sa mine. Je n'en fus point
déconcerté. Je lui laissai débiter les choses les plus profondes, et
je relevai le château de cartes que les enfants avaient renversé.
Aussi, de retour à la ville, le docteur n'a-t-il pas manqué de dire à
qui a voulu l'entendre que les enfants du bailli n'étaient déjà que
trop mal élevés, mais que ce Werther achevait maintenant de les gâter
tout à fait.
Oui, mon ami, c'est aux enfants que mon cœur s'intéresse le plus sur
la terre. Quand je les examine, et que je vois dans ces petits êtres le
germe de toutes les vertus, de toutes les facultés qu'ils auront si
grand besoin de développer un jour; quand je découvre dans leur
opiniâtreté ce qui deviendra constance et force de caractère; quand
je reconnais dans leur pétulance et leurs espiègleries même l'humeur
gaie et légère qui les fera glisser à travers les écueils de la vie;
et tout cela si franc, si pur!... alors je répète sans cesse les
paroles du maître: _Si vous ne devenez semblable à l'un d'eux._ Et
cependant, mon ami, ces enfants, nos égaux, et que nous devrions
prendre pour modèles, nous les traitons comme nos sujets!... Il ne faut
pas qu'ils aient des volontés!... N'avons-nous pas les nôtres? Où
donc est notre privilège? Est-ce parce que nous sommes plus âgés et
plus sages! Dieu du ciel! tu vois de vieux enfants et de jeunes enfants,
et rien de plus; et depuis longtemps ton Fils nous a fait connaître
ceux qui te plaisent davantage. Mais ils croient en lui et ne
l'écoutent point (c'est encore là une ancienne vérité), et ils
rendent leurs enfants semblables à eux-mêmes, et... Adieu Wilhelm; je
ne veux pas radoter davantage là-dessus.


1er juillet.

Tout ce que Charlotte doit être pour un malade, je le sens à mon
pauvre cœur, bien plus souffrant que tel qui languit malade dans un
lit. Elle va passer quelques jours à la ville, chez une excellente
femme qui, d'après l'aveu des médecins, approche de sa fin, et, dans
ses derniers moments, veut voir Charlotte auprès d'elle.
J'allai, la semaine dernière, visiter avec elle le pasteur de
Saint-***, petit village situé dans les montagnes, à une lieue d'ici.
Nous arrivâmes sur les quatre heures. Elle avait emmené sa sœur
cadette. Lorsque nous entrâmes dans la cour du presbytère, ombragée
par deux gros noyers, nous vîmes le bon vieillard assis sur un banc, à
la porte de la maison. Dès qu'il aperçut Charlotte, il sembla
reprendre une vie nouvelle; il oublia son bâton noueux, et se hasarda
à venir au-devant d'elle. Elle courut à lui, le força à se rasseoir,
se mit à ses côtés, lui présenta les salutations de son père, et
embrassa son petit garçon, un enfant gâté, quelque malpropre et
désagréable qu'il fût. Si tu avais vu comme elle s'occupait du
vieillard; comme elle élevait la voix pour se faire entendre de lui,
car il est à moitié sourd; comme elle lui racontait la mort subite de
jeunes gens robustes; comme elle vantait la vertu des eaux de Carlsbad,
en approuvant sa résolution d'y passer l'été prochain; comme elle
trouvait qu'il avait bien meilleur visage et l'air plus vif depuis
qu'elle ne l'avait vu! Pendant ce temps j'avais rendu mes devoirs à la
femme du pasteur. Le vieillard était tout à fait joyeux. Comme je ne
pus m'empêcher de louer les beaux noyers qui nous prêtaient un ombrage
si agréable, il se mit, quoique avec quelque difficulté, à nous faire
leur histoire. «Quant au vieux, dit-il, nous ignorons qui l'a planté:
les uns nomment tel pasteur, les autres tel autre. Mais le jeune est de
l'âge de ma femme, cinquante ans au mois d'octobre. Son père le planta
le matin du jour de sa naissance; elle vint au monde vers le soir.
C'était mon prédécesseur. On ne peut dire combien cet arbre lui
était cher: il ne me l'est certainement pas moins. Ma femme tricotait,
assise sur une poutre au pied de ce noyer, lorsque, pauvre étudiant,
j'entrai pour la première fois dans cette cour, il y a vingt-sept
ans.» Charlotte lui demanda où était sa fille: on nous dit qu'elle
était allée à la prairie, avec M. Schmidt, voir les ouvriers; et le
vieillard continua son récit. Il nous conta comment son prédécesseur
l'avait pris en affection, comment il plut à la jeune fille, comment il
devint d'abord le vicaire du père, et puis son successeur. Il venait à
peine de finir son histoire lorsque sa fille, accompagnée de M.
Schmidt, revint par le jardin. Elle fit à Charlotte l'accueil le plus
empressé et le plus cordial. Je dois avouer qu'elle ne me déplut pas.
C'est une petite brune, vive et bien faite, qui ferait passer
agréablement le temps à la campagne. Son amant (car nous donnâmes
tout de suite cette qualité à M. Schmidt), homme de bon ton, mais
très-froid, ne se mêla point de notre conversation, quoique Charlotte
l'y excitât sans cesse. Ce qui me fit le plus de peine, c'est que je
crus remarquer, à l'expression de sa physionomie, que c'était plutôt
par caprice ou mauvaise humeur que par défaut d'esprit qu'il se
dispensait d'y prendre part. Cela devint bientôt plus clair: car, dans
un tour de promenade que nous finies, Frédérique s'étant attachée à
Charlotte, et se trouvant aussi quelquefois seule avec moi, le visage de
M. Schmidt, déjà brun naturellement, se couvrit d'une teinte si
sombre, qu'il était temps que Charlotte me tirât par le bras et me fit
signe d'être moins galant auprès de Frédérique. Rien ne me fait tant
de peine que de voir les hommes se tourmenter mutuellement; mais je
souffre surtout quand des jeunes gens à la fleur de l'âge, et dont le
cœur serait disposé à s'ouvrir à tous les plaisirs, gâtent, par des
sottises, le peu de beaux jours qui leur sont réservés, sauf à
s'apercevoir trop tard de l'irréparable abus qu'ils en oui fait. Cela
m'agitait; et lorsque, le soir, de retour au presbytère, nous prîmes
le lait dans la cour, la conversation étant tombée sur les peines et
les plaisirs de la vie, je ne pus m'empêcher de saisir cette occasion
pour parler de toute ma force contre la mauvaise humeur. «Nous nous
plaignons souvent, dis-je, que nous avons si peu de beaux jours et tant
de mauvais; il me semble que la plupart du temps nous nous plaignons à
tort. Si notre cœur était toujours ouvert au bien que Dieu nous envoie
chaque jour, nous aurions alors assez de forces pour supporter le mal
quand il se présente.--Mais nous ne sommes pas maîtres de notre
humeur, dit la femme du pasteur; combien elle dépend du corps! On est
triste par tempérament; et, quand on souffre, rien ne plaît, on est
mal partout.» Je lui accordai cela. «Ainsi, traitons la mauvaise
humeur, continuai-je, comme une maladie, et demandons-nous s'il n'y a
point de moyen de guérison.--Oui, dit Charlotte; et je crois que du
moins nous y pouvons beaucoup. Je le sais par expérience. Si quelque
chose me tourmente et que je me sente attrister, je cours au jardin: à
peine ai-je chanté deux ou trois airs de danse en me promenant, que
tout est dissipé.--C'est ce que je voulais dire, repris-je: il en est
de la mauvaise humeur comme de la paresse, car c'est une espèce de
paresse, notre nature est fort encline à l'indolence; et, cependant, si
nous avons la force de nous évertuer, le travail se fait avec aisance,
et nous trouvons un véritable plaisir dans l'activité.» Frédérique
m'écoutait attentivement. Le jeune homme m'objecta que l'on n'était
pas maitre de soi-même, ou que du moins on ne pouvait pas commander à
ses sentiments. «Il s'agit ici, répliquai-je, d'un sentiment
désagréable dont chacun serait bien aise d'être délivré, et
personne ne connaît l'étendue de ses forces avant de les avoir mises
à l'épreuve. Assurément un malade consultera tous les médecins, et
il ne refusera pas le régime le plus austère, les potions les plus
amères, pour recouvrer sa santé si précieuse.» Je vis que le bon
vieillard s'efforçait de prendre part à notre discussion; j'élevai la
voix, en lui adressant la parole. «On prêche contre tant de vices, lui
dis-je; je ne sache point qu'on se soit occupé, en chaire, de la
mauvaise humeur[11].--C'est aux prédicateurs des villes à le faire,
répondit-il; les gens de la campagne ne connaissent pas l'humeur. Il
n'y aurait pourtant pas de mal d'en dire quelque chose de temps en
temps: ce serait une leçon pour nos femmes, au moins, et pour M. le
bailli.» Tout le monde rit, il rit lui-même de bon cœur, jusqu'à ce
qu'il lui prit une toux qui interrompit quelque temps notre entretien.
Le jeune homme reprit la parole: «Vous avez nommé la mauvaise humeur
un vice; cela me semble exagéré.--Pas du tout, lui répondis-je, si ce
qui nuit à soi-même et au prochain mérite ce nom. N'est-ce pas assez
que nous ne puissions pas nous rendre mutuellement heureux? faut-il
encore nous priver les uns les autres du plaisir que chacun peut goûter
au fond de son cœur? Nommez-moi l'homme de mauvaise humeur qui possède
assez de force pour la cacher, pour la supporter seul, sans troubler la
joie de ceux qui l'entourent. Ou plutôt la mauvaise humeur ne
vient-elle pas d'un mécontentement de nous-mêmes, d'un dépit causé
par le sentiment du peu que nous valons, auquel se joint l'envie
excitée par une folle vanité? Nous voyons des hommes heureux, qui ne
nous doivent rien de leur bonheur, et cela nous est insupportable.»
Charlotte sourit de la vivacité de mes expressions; une larme, que
j'aperçus dans les yeux de Frédérique, m'excita à continuer.
«Malheur à ceux, m'écriai-je, qui se servent du pouvoir qu'ils ont
sur un cœur pour lui ravir les jouissances pures qui y germent
d'elles-mêmes! Tous les présents, toutes les complaisances du monde,
ne dédommagent pas d'un moment de plaisir empoisonné par le dépit et
l'odieuse conduite d'un tyran!»
Mon cœur était plein dans cet instant; mille souvenirs oppressaient
mon âme, et les larmes me vinrent aux yeux.
«Si chacun de nous, m'écriai-je, se disait tous les jours: Tu n'as
d'autre pouvoir sur tes amis que de leur laisser leurs plaisirs, et
d'augmenter leur bonheur en le partageant avec eux. Est-il en ta
puissance, lorsque leur âme est agitée par une passion violente, ou
flétrie par la douleur, d'y verser une goutte de consolation?
«Et lorsque l'infortunée que tu auras minée dans ses beaux jours
succombera enfin à sa dernière maladie; lorsqu'elle sera là, couchée
devant toi, dans le plus triste abattement; qu'elle lèvera au ciel des
yeux éteints, et que la sueur de la mort séchera sur son front; que,
debout devant son lit, comme un condamné, tu sentiras que tu ne peux
rien faire avec tout ton pouvoir; que tu seras déchiré d'angoisses, et
que vainement tu voudras tout donner pour faire passer dans cette pauvre
créature mourante un peu de confortassion, une étincelle de
courage!...»
Le souvenir d'une scène semblable, dont j'ai été témoin, se
retraçait à mon imagination dans toute sa force. Je portai mon
mouchoir à mes yeux, et je quittai la société. La voix de Charlotte,
qui me criait: «Allons, partons!» me fit revenir à moi. Comme elle
m'a grondé en chemin sur l'exaltation que je mets à tout! que j'en
serais victime, que je devais me ménager! Ô cher ange! je veux vivre
pour toi.

[Footnote 11: Nous avons maintenant un excellent sermon de Lavater sur
ce sujet, parmi ses sermons sur le livre de Jonas.]


6 juillet.

Elle est toujours près de sa mourante amie, et toujours la même;
toujours cet être bienfaisant, dont le regard adoucit les souffrances
et fait des heureux. Hier soir, elle alla se promener avec Marianne et
la petite Amélie; je le savais, je les rencontrai, et nous marchâmes
ensemble. Après avoir fait près d'une lieue et demie, nous
retournâmes vers la ville, et nous arrivâmes à cette fontaine qui
m'était déjà si chère, et qui maintenant me l'est mille fois
davantage. Charlotte s'assit sur le petit mur, nous restâmes devant
elle. Je regardai tout autour de moi, et je sentis revivre en moi le
temps où mon cœur était si seul. «Fontaine chérie, dis-je en
moi-même, depuis ce temps je ne me repose plus à ta douce fraîcheur,
et quelquefois, en passant rapidement près de toi, je ne t'ai pas même
regardée!» Je regardais en bas, et je vis monter la petite Amélie,
tenant un verre d'eau avec grande précaution. Je contemplai Charlotte,
et sentis tout ce que j'ai placé en elle. Cependant Amélie vint avec
son verre; Marianne voulut le lui prendre. «Non, s'écria l'enfant avec
l'expression la plus aimable, non! c'est à toi, Lolotte, à boire la
première.» Je fus si ravi de la vérité, de la bonté avec laquelle
elle disait cela, que je ne pus rendre ce que j'éprouvais qu'en prenant
la petite dans mes bras, et en l'embrassant avec tant de force qu'elle
se mit à pleurer et à crier: «Vous lui avez fait mal,» dit
Charlotte. J'étais consterné. «Viens, Amélie, continua-t-elle en la
prenant par la main pour descendre les marches; lave-toi dans l'eau
fraîche, vite, vite: ce ne sera rien.» Je restais à regarder avec
quel soin l'enfant se frottait les joues de ses petites mains
mouillées, et avec quelle bonne foi elle croyait que cette fontaine
merveilleuse enlevait toute souillure, et lui épargnerait la honte de
se voir pousser une vilaine barbe. Charlotte avait beau lui dire:
«C'est assez,» la petite continuait toujours de se frotter, comme si
beaucoup eût dû faire plus d'effet que peu. Je t'assure, Wilhelm, que
je n'assistai jamais avec plus de respect à un baptême; et lorsque
Charlotte remonta, je me serais volontiers prosterné devant elle, comme
devant un prophète qui vient d'effacer les iniquités d'une nation.
Le soir, je ne pus m'empêcher, dans la joie de mon cœur, de raconter
cette scène à un homme que je supposais sensible, parce qu'il a de
l'esprit; mais je m'adressais bien! Il me dit que Charlotte avait eu
grand tort; qu'il ne fallait jamais rien faire accroire aux enfants; que
c'était donner naissance à une infinité d'erreurs et ouvrir la voie
à la superstition, contre laquelle il fallait, au contraire, les
prémunir de bonne heure. Je me rappelai qu'il avait fait baptiser un de
ses enfants il y a huit jours; je le laissai dire, et, dans le fond de
mon cœur, je restai fidèle à la vérité. Nous devons en user avec
les enfants comme Dieu en use avec nous, lui qui ne nous rend jamais
plus heureux que lorsqu'il nous laisse errer dans une douce illusion.


8 juillet.

Que l'on est enfant! quel prix on attache à un regard! que l'on est
enfant! Nous étions allés à Wahlheim. Les dames étaient en voiture.
Pendant la promenade, je crus voir dans les yeux noirs de Charlotte...
Je suis un fou; pardonne-moi. Il aurait fallu les voir, ces yeux! Pour
en finir (car je tombe de sommeil), quand il fallut revenir, les dames
montèrent en voiture. Le jeune W..., Selstadt, Audran et moi, nous
entourions le carrosse. L'on causa par la portière avec ces messieurs,
qui sont pleins de légèreté et d'étourderie. Je cherchais les yeux
de Charlotte. Ah! ils allaient de l'un à l'autre; mais moi, qui étais
entièrement, uniquement occupé d'elle, ils ne tombaient pas sur moi!
Mon cœur lui disait mille adieux, et elle ne me voyait point! La
voiture partit, et une larme vint mouiller ma paupière. Je la suivis
des yeux, et je vis sortir par la portière la coiffure de Charlotte;
elle se penchait pour regarder. Hélas! était-ce moi? Mon ami, je
flotte dans cette incertitude; c'est là ma consolation. Peut-être me
cherchait-elle du regard! peut-être! Bonne nuit. Oh! que je suis
enfant!


10 juillet.

Quelle sotte figure je fais en société lorsqu'on parle d'elle! Si tu
me voyais quand on me demande gravement si elle me plaît! _Plaire!_ Je
hais ce mot à la mort! Quel homme ce doit être que celui à qui
Charlotte _plaît_, dont elle ne remplit pas tous les sens et tout
l'être! _Plaire!_ Dernièrement quelqu'un me demandait si Ossian me
plaisait!


11 juillet.

Madame M... est fort mal. Je prie pour sa vie, car je souffre avec
Charlotte. Je vois quelquefois Charlotte chez une amie. Elle m'a fait
aujourd'hui un singulier récit. Le vieux M... est un vilain avare qui a
bien tourmenté sa femme pendant toute sa vie, et qui la tenait serrée
de fort près; elle a cependant toujours su se tirer d'affaire. Il y a
quelques jours, lorsque le médecin l'eut condamnée, elle fit appeler
son mari en présence de Charlotte, et elle lui parla ainsi: «Il faut
que je t'avoue une chose qui, après ma mort, pourrait causer de
l'embarras et du chagrin. J'ai conduit jusqu'à présent notre ménage
avec autant d'ordre et d'économie qu'il m'a été possible; mais il
faut que tu me pardonnes de t'avoir trompé pendant trente ans. Au
commencement de notre mariage, tu fixas une somme très-modique pour la
table et les autres dépenses de la maison. Notre ménage devint plus
fort, notre commerce s'étendit; je ne pus jamais obtenir que tu
augmentasses en proportion la somme fixée. Tu sais que, dans le temps
de nos plus grandes dépenses, tu exigeas qu'elles fussent couvertes
avec sept florins par semaine. Je me soumis; mais chaque semaine je
prenais le surplus dans ta caisse, ne craignant pas qu'on soupçonnât
la maîtresse de la maison de voler ainsi chez elle. Je n'ai rien
dissipé. Pleine de confiance, je serais allée au-devant de
l'éternité sans faire cet aveu; mais celle qui dirigera le ménage
après moi n'aurait pu se tirer d'affaire avec le peu que tu lui aurais
donné, et tu aurais toujours soutenu que ta première femme n'avait pas
eu besoin de plus.»
Je m'entretins avec Charlotte de l'inconcevable aveuglement de l'esprit
humain. Il est incroyable qu'un homme ne soupçonne pas quelques dessous
de cartes, lorsque, avec sept florins, on fait face à des dépenses qui
doivent monter au double. J'ai cependant connu des personnes qui ne se
seraient pas étonnées de voir dans leur maison l'inépuisable cruche
d'huile du prophète.


15 juillet.

Non, je ne me trompe pas! je lis dans ses yeux noirs le sincère