Werther - 04

Ah! pourquoi l'amie de ma jeunesse n'est-elle plus, et pourquoi l'ai-je
connue! Je me dirais: Tu es un fou; tu cherches ce qui ne se trouve
point ici-bas... Mais je l'ai possédée, cette amie; j'ai senti ce
cœur, cette grande âme, en présence de laquelle je croyais être plus
que je n'étais, parce que j'étais tout ce que je pouvais être. Grand
Dieu! une seule faculté de mon âme restait-elle alors inactive? No
pouvais-je pas devant elle développer en entier celle puissance
admirable avec laquelle mon cœur embrasse la nature? Notre commerce
était un échange continuel des mouvements les plus profonds du cœur,
des traits les plus vifs de l'esprit. Avec elle, tout, jusqu'à la
plaisanterie mordante, était empreint de génie. Et maintenant...
Hélas! les années qu'elle avait de plus que moi l'ont précipitée
avant moi dans la tombe. Jamais je ne l'oublierai; jamais je n'oublierai
sa fermeté d'âme et sa divine indulgence.
Je rencontrai, il y a quelques jours, le jeune V... Il a l'air franc et
ouvert; sa physionomie est fort heureuse; il sort de l'université; il
ne se croit pas précisément un génie, mais il est au moins bien
persuadé qu'il en sait plus qu'un autre. On voit en effet qu'il a
travaillé; en un mot, il possède un certain fonds de connaissances.
Comme il avait appris que je dessine et que je sais le grec (deux
phénomènes dans ce pays), il s'est attaché à mes pas. Il m'étala
tout son savoir depuis Batteux jusqu'à Wood, depuis de Piles jusqu'à
Winckelmann; il m'assura qu'il avait lu en entier le premier volume de
la théorie de Sulzer, et qu'il possédait un manuscrit de Heyne sur
l'étude de l'antique. Je l'ai laissé dire.
Encore un bien brave homme dont j'ai fait la connaissance, c'est le
bailli du prince, personnage franc et loyal On dit que c'est un plaisir
de le voir au milieu de ses enfants: il en a neuf; on fait grand bruit
de sa fille aînée. Il m'a invité à l'aller voir; j'irai au premier
jour. Il habite à une lieue et demie d'ici, dans un pavillon de chasse
du prince; il obtint la permission de s'y retirer après la mort de sa
femme, le séjour de la ville et de sa maison lui étant devenu trop
pénible.
Du reste, j'ai trouvé sur mon chemin plusieurs caricatures originales.
Tout en elles est insupportable, surtout leurs marques d'amitié.
Adieu. Cette lettre te plaira; elle est toute historique.


22 mai.

La vie humaine est un songe; d'autres l'ont dit avant moi, mais cette
idée me suit partout, quand je considère les bornes étroites dans
lesquelles sont circonscrites les facultés de l'homme, son activité et
son intelligence; quand je vois que nous épuisons toutes nos forces à
satisfaire des besoins, et que ces besoins ne tendent qu'à prolonger
notre misérable existence; que notre tranquillité sur bien des
questions n'est qu'une résignation fondée sur des revers, semblable à
celle de prisonniers qui auraient couvert de peintures variées et de
riantes perspectives les murs de leur cachot; tout cela, mon ami, me
rend muet. Je rentre en moi-même, et j'y trouve un monde, mais plutôt
en pressentiments et en sombres désirs qu'en réalité et en action; et
alors tout vacille devant moi, et je souris, et je m'enfonce plus avant
dans l'univers, en rêvant toujours. Que chez les enfants tout soit
irréflexion, c'est ce que tous les pédagogues ne cessent de répéter;
mais que les hommes faits soient de grands enfants qui se traînent en
chancelant sur ce globe, sans savoir non plus d'où ils viennent et où
ils vont; qu'ils n'aient point de but plus certain dans leurs actions,
et qu'on les gouverne de même avec du biscuit, des gâteaux et des
verges, c'est ce que personne ne voudra croire; et, à mon avis, il
n'est point de vérité plus palpable.
Je t'accorde bien volontiers (car je sais ce que tu vas me dire) que
ceux-là sont les plus heureux qui, comme les enfants, vivent au jour la
journée, promènent leur poupée, l'habillent, la déshabillent,
tournent avec respect devant le tiroir où la maman renferme ses
dragées, et, quand elle leur en donne, les dévorent avec avidité, et
se mettent à crier: _Encore!_... Oui, voilà de fortunées créatures!
Heureux aussi ceux qui donnent un titre imposant à leurs futiles
travaux, ou même à leurs extravagances, et les passent en compte au
genre humain, comme des œuvres gigantesques entreprises pour son salut
et sa prospérité! Grand bien leur fasse à ceux qui peuvent penser et
agir ainsi! Mais celui qui reconnaît avec humilité où tout cela vient
aboutir; qui voit connue ce petit bourgeois décore son petit jardin et
en fait un paradis, et comme ce malheureux, sous le fardeau qui
l'accable, se traîne sur le chemin sans se rebuter, tous deux
également intéressés à contempler une minute de plus la lumière du
ciel; celui-là, dis-je, est tranquille: il bâtit aussi un monde en
lui-même; il est heureux aussi d'être homme; quelque bornée que soit
sa puissance, il entretient dans son cœur le doux sentiment de la
liberté; il sait qu'il peut quitter sa prison quand il lui plaira.


26 mai.

Tu connais, d'ancienne date, ma manière de m'arranger; tu sais comment,
quand je rencontre un lieu qui me convient, je me fais aisément un
petit réduit où je vis à peu de frais. Eh bien! j'ai encore trouvé
ici un coin qui m'a séduit et fixé.
À une lieue de la ville est un village nommé _Wahlheim_[8]. Sa
situation sur une colline est très-belle; en montant le sentier qui y
conduit, on embrasse toute la vallée d'un coup d'œil. Une bonne femme,
serviable, et vive encore pour son âge, y tient un petit cabaret où
elle vend du vin, de la bière et du café. Mais, ce qui vaut mieux, il
y a deux tilleuls dont les branches touffues couvrent la petite place
devant l'église; des fermes, des granges, des chaumières forment
l'enceinte de celle place. Il est impossible de découvrir un coin plus
paisible, plus intime, et qui me convienne autant. J'y fais porter de
l'auberge une petite table, une chaise; et là je prends mon café, je
lis mon Homère. La première fois que le hasard me conduisit sous ces
tilleuls, l'après-midi d'une belle journée, je trouvai la place
entièrement solitaire; tout le monde était aux champs; il n'y avait
qu'un petit garçon de quatre ans assis à terre, ayant entre ses jambes
un enfant de six mois, assis de même, qu'il soutenait de ses petits
bras contre sa poitrine, de manière à lui servir de siège. Malgré la
vivacité de ses yeux noirs, qui jetaient partout de rapides regards, il
se tenait fort tranquille. Ce spectacle me fit plaisir; je m'assis sur
une charrue placée vis-à-vis, et me mis avec délices à dessiner
cette attitude fraternelle. J'y ajoutai un bout de haie, une porte de
grange, quelques roues brisées, pêle-mêle, comme tout cela se
rencontrait; et, au bout d'une heure, je me trouvai avoir fait un dessin
bien composé, vraiment intéressant, sans y avoir rien mis du mien.
Cela me confirme dans ma résolution de m'en tenir désormais uniquement
à la nature: elle seule est d'une richesse inépuisable; elle seule
fait les grands artistes. Il y a beaucoup à dire en faveur des règles,
comme à la louange des lois de la société. Un homme qui observe les
règles ne produira jamais rien d'absurde ou d'absolument mauvais; de
même que celui qui se laissera guider par les lois et les bienséances
ne deviendra jamais un voisin insupportable ni un insigne malfaiteur.
Mais, en revanche, toute règle, quoi qu'on en dise, étouffera le vrai
sentiment de la nature et sa véritable expression. «Cela est trop
fort, t'écries-tu; la règle ne fait que limiter, qu'élaguer les
branches gourmandes.» Mon ami, veux-tu que je le fasse une comparaison?
Il en est de ceci comme de l'amour. Un jeune homme se passionne pour une
belle; il coule près d'elle toutes les heures de la journée, et
prodigue toutes ses facultés, tout ce qu'il possède, pour lui prouver
sans cesse qu'il s'est donné entièrement à elle. Survient quelque bon
bourgeois, quelque homme en place qui lui dit: «Mon jeune monsieur,
aimer est de l'homme, seulement vous devez aimer comme il sied à un
homme. Réglez bien l'emploi de vos instants; consacrez-en une partie à
votre travail et les heures de loisir à votre maîtresse. Consultez
l'état de votre fortune: sur votre superflu, je ne vous défends pas de
faire à votre amie quelques petits présents; mais pas trop souvent;
tout au plus le jour de sa fête, l'anniversaire de sa naissance, etc.»
Notre jeune homme, s'il suit ces conseils, deviendra fort utilisable, et
tout prince fera bien de l'employer dans sa chancellerie; mais c'en est
fait alors de son amour, et, s'il est artiste, adieu son talent. Ô mes
amis! pourquoi le torrent du génie déborde-t-il si rarement? pourquoi
si rarement soulève-t-il ses flots et vient-il secouer vos âmes
léthargiques? Mes chers amis, c'est que là-bas, sur les deux rives,
habitent des hommes graves et réfléchis, dont les maisonnettes, les
petits bosquets, les planches de tulipes et les potagers seraient
inondés; et, à force d'opposer des digues au torrent et de lui faire
des saignées, ils savent prévenir le danger qui les menace.

[Footnote 8: Nous prions le lecteur de ne point se donner de peine pour
chercher les lieux ici nommés. On s'est vu obligé de changer les
véritables noms qui se trouvaient dans l'original.]


27 mai.

Je me suis perdu, à ce que je vois, dans l'enthousiasme, les
comparaisons, la déclamation, et, au milieu de tout cela, je n'ai pas
achevé de te raconter ce que devinrent les deux enfants. Absorbé dans
le sentiment d'artiste qui t'a valu hier une lettre assez décousue, je
restai bien deux heures assis sur ma charrue. Vers le soir, une jeune
femme, tenant un panier à son bras, vient droit aux enfants, qui
n'avaient pas bougé, et crie de loin: «Philippe, tu es un bon
garçon!» Elle me fait un salut, que je lui rends. Je me lève,
m'approche, et lui demande si elle est la mère de ces enfants. Elle me
répond que oui, donne un petit pain blanc à l'aîné, prend le plus
jeune, et l'embrasse avec toute la tendresse d'une mère. «J'ai donné,
me dit-elle, cet enfant à tenir à Philippe, et j'ai été à la ville,
avec mon aîné, chercher du pain blanc, du sucre et un poêlon de
terre.» Je vis tout cela dans son panier, dont le couvercle était
tombé. «Je ferai ce soir une panade à mon petit Jean (c'était le nom
du plus jeune). Hier, mon espiègle d'aîné a cassé le poêlon en se
battant avec Philippe, pour le gratin de la bouillie.» Je demandai où
était l'aîné; à peine m'avait-elle répondu, qu'il courait après
les oies dans le pré, qu'il revint en sautant, et apportant une
baguette de noisetier à son frère cadet. Je continuai à m'entretenir
avec cette femme; j'appris qu'elle était fille du maître d'école, et
que son mari était allé en Suisse pour recueillir la succession d'un
cousin. «Ils ont voulu le tromper, me dit-elle; ils ne répondaient pas
à ses lettres. Eh bien! il y est allé lui-même. Pourvu qu'il ne lui
soit point arrivé d'accident! Je n'en reçois point de nouvelles.»
J'eus de la peine à me séparer de cette femme: je donnai un kreutzer
à chacun des deux enfants, et un autre à la mère, pour acheter un
pain blanc au petit quand elle irait à la ville; et nous nous
quittâmes ainsi.
Mon ami, quand mon sang s'agite et bouillonne, il n'y a rien qui fasse
mieux taire tout ce tapage que la vue d'une créature comme celle-ci,
qui, dans une heureuse paix, parcourt le cercle étroit de son
existence, trouve chaque jour le nécessaire, et voit tomber les
feuilles sans penser à autre chose, sinon que l'hiver approche.
Depuis ce temps, je vais là très-souvent. Les enfants se sont tout à
fait familiarisés avec moi. Je leur donne du sucre en prenant mon
café; le soir, nous partageons les tartines et le lait caillé. Tous
les dimanches ils ont leur kreutzer; et si je n'y suis pas à l'heure de
l'église, la cabaretière a ordre de faire la distribution.
Ils ne sont pas farouches, et ils me racontent toutes sortes
d'histoires: je m'amuse surtout de leurs petites passions, et de la
naïveté de leur jalousie quand d'autres enfants du village se
rassemblent autour de moi.
J'ai eu beaucoup de peine à rassurer la mère, toujours inquiète de
l'idée «qu'ils incommoderaient monsieur.»


30 mai.

Ce que je te disais dernièrement de la peinture peut certainement
s'appliquer aussi à la poésie. Il ne s'agit que de reconnaître le
beau et d'oser l'exprimer: c'est, à la vérité, demander beaucoup en
peu de mots. J'ai été aujourd'hui témoin d'une scène qui, bien
rendue, ferait la plus belle idylle du monde. Mais pourquoi ces mots de
poésie, de scène et d'idylle? Pourquoi toujours se travailler et se
modeler sur des types, quand il ne s'agit que de se laisser aller, et de
prendre intérêt à un accident de la nature?
Si, après ce début, tu espères du grand et du magnifique, ton attente
sera trompée. Ce n'est qu'un simple paysan qui a produit toute mon
émotion. Selon ma coutume, je raconterai mal; et je pense que, selon la
tienne, tu me trouveras outré. C'est encore Wahlheim, et toujours
Wahlheim, qui enfante ces merveilles.
Une société s'était réunie sous les tilleuls pour prendre le café;
comme elle ne me plaisait pas, je trouvai un prétexte pour ne point
lier conversation.
Un jeune paysan sortit d'une maison voisine, et vint raccommoder quelque
chose à la charrue que j'ai dernièrement dessinée. Son air me plut;
je l'accostai; je lui adressai quelques questions sur sa situation, et,
en un moment, la connaissance fut faite d'une manière assez intime,
comme il m'arrive ordinairement avec ces bonnes gens. Il me raconta
qu'il était au service d'une veuve qui le traitait avec bonté. Il m'en
parla tant, et en fit tellement l'éloge, que je découvris bientôt
qu'il s'ôtait dévoué à elle de corps et d'âme. «Elle n'est plus
jeune, me dit-il; elle a été malheureuse avec son premier mari, et ne
veut point se remarier.» Tout son récit montrait si vivement combien
à ses yeux elle était belle, ravissante, à quel point il souhaitait
qu'elle voulût faire choix de lui pour effacer le souvenir des torts du
défunt, qu'il faudrait te répéter ses paroles mot pour mot, si je
voulais te peindre la pure inclination, l'amour et la fidélité de cet
homme. Il faudrait posséder le talent du plus grand poète pour rendre
l'expression de ses gestes, l'harmonie de sa voix et le feu de ses
regards. Non, aucun langage ne représenterait la tendresse qui animait
ses yeux et son maintien; je ne ferais rien que de gauche et de lourd.
Je fus particulièrement touché des craintes qu'il avait que je ne
vinsse à concevoir des idées injustes sur ses rapports avec elle, ou
à la soupçonner d'une conduite qui ne fût pas irréprochable. Ce
n'est que dans le plus profond de mon cœur que je goûte bien le
plaisir que j'avais à l'entendre parler des attraits de cette femme
qui, sans charmes de jeunesse, le séduisait et l'enchaînait
irrésistiblement. De ma vie je n'ai vu désirs plus ardents,
accompagnés de tant de pureté; je puis même le dire, je n'avais
jamais imaginé, rêvé cette pureté. Ne me gronde pas si je t'avoue
qu'au souvenir de tant d'innocence et d'amour vrai, je me sens consumer,
que l'image de cette tendresse me poursuit partout, et que, comme
embrasé des mêmes feux, je languis, je me meurs.
Je vais chercher a voir au plus tôt cette femme. Mais non, en y pensant
bien, je ferai mieux de l'éviter. Il vaut mieux ne la voir que par les
yeux de son amant: peut-être aux miens ne paraitrait-elle pas telle
qu'elle est a présent devant moi: et pourquoi me gâter une si belle
image?


16 juin.

Pourquoi je ne t'écris pas? tu peux me demander cela, toi qui es si
savant! Tu devais deviner que je me trouve bien, et même... Bref, j'ai
fait une connaissance qui touche de plus près à mon cœur. J'ai... je
n'en sais rien.
Te raconter par ordre comment il s'est fait que je suis venu à
connaître une des plus aimables créatures, cela serait difficile. Je
suis content et heureux, par conséquent mauvais historien.
Un ange! Fi! chacun en dit autant de la sienne, n'est-ce pas? Et
pourtant je ne suis pas en état de t'expliquer combien elle est
parfaite, pourquoi elle est parfaite. Il suffit, elle asservit tout mon
être.
Tant d'ingénuité avec tant d'esprit! tant de bonté avec tant de force
de caractère! et le repos de l'âme au milieu de la vie la plus active!
Tout ce que je dis là d'elle n'est que du verbiage, de pitoyables
abstractions qui ne rendent pas un seul de ses traits. Une autre fois...
Non, pas une autre fois. Je vais te le raconter tout de suite. Si je ne
le fais pas à l'instant, cela ne se fera jamais: car, entre nous,
depuis que j'ai commencé ma lettre, j'ai déjà été tenté trois fois
de jeter ma plume, et de faire seller mon cheval pour sortir. Cependant
je m'étais promis ce matin que je ne sortirais point. À tout moment je
vais voir à la fenêtre si le soleil est encore bien haut...
Je n'ai pu résister; il a fallu aller chez elle. Me voilà de retour.
Mon ami, je ne me coucherai pas sans t'écrire. Je vais t'écrire tout
en mangeant ma beurrée. Quelles délices pour mon âme que de la
contempler au milieu du cercle de ses frères et sœurs, ces huit
enfants si vifs, si aimables!
Si je continue sur ce ton, tu ne seras guère plus instruit à la fin
qu'au commencement. Écoute donc; je vais essayer d'entrer dans les
détails.
Je te mandai l'autre jour que j'avais fait la connaissance du bailli
S..., et qu'il m'avait prié de l'aller voir bientôt dans son ermitage,
ou plutôt dans son petit royaume. Je négligeai son invitation, et je
n'aurais peut-être jamais été le visiter, si le hasard ne m'eut
découvert le trésor enfoui dans cette tranquille retraite.
Nos jeunes gens avaient arrangé un bal à la campagne, je consentis à
être de la partie. J'offris la main à une jeune personne de cette
ville, douce, jolie, mais, du reste, assez insignifiante. Il fut réglé
que je conduirais ma danseuse et sa cousine en voiture au lieu de la
réunion, et que nous prendrions en chemin Charlotte S... «Vous allez
voir une bien jolie personne,» me dit ma compagne quand nous
traversions la longue forêt éclaircie qui conduit au pavillon de
chasse. «Prenez garde de devenir amoureux! ajouta la cousine.--Pourquoi
donc?--Elle est déjà promise à un galant homme que la mort de son
père a obligé de s'absenter pour ses affaires, et qui est allé
solliciter un emploi important.» J'appris ces détails avec assez
d'indifférence.
Le soleil allait bientôt se cacher derrière les collines, quand notre
voiture s'arrêta devant la porte de la cour. L'air était lourd; les
dames témoignèrent leur crainte d'un orage que semblaient annoncer les
nuages grisâtres et sombres amoncelés sur nos têtes. Je dissipai leur
inquiétude en affectant une grande connaissance du temps, quoique je
commençasse moi-même à me douter que la fête serait troublée.
J'avais mis pied à terre: une servante, qui parut à la porte, nous
pria d'attendre un instant mademoiselle Charlotte, qui allait descendre.
Je traversai la cour pour m'approcher de cette jolie maison; je montai
l'escalier, et, en entrant dans la première chambre, j'eus le plus
ravissant spectacle que j'aie vu de ma vie. Six enfants, de deux ans
jusqu'à onze, se pressaient autour d'une jeune fille d'une taille
moyenne, mais bien prise. Elle avait une simple robe blanche, avec des
nœuds couleur de rose pâle aux bras et au sein. Elle tenait un pain
bis, dont elle distribuait des morceaux à chacun, en proportion de son
âge et de son appétit. Elle donnait avec tant de douceur, et chacun
disait merci avec tant de naïveté! Toutes les petites mains étaient
en l'air avant que le morceau fût coupé. À mesure qu'ils recevaient
leur souper, les uns s'en allaient en sautant; les autres, plus posés,
se rendaient à la porte de la cour pour voir les belles dames et la
voiture qui devait emmener leur chère Lolotte. «Je vous demande
pardon, me dit-elle, de vous avoir donné la peine de monter, et je suis
fâchée de faire attendre ces dames. Ma toilette et les petits soins du
ménage pour le temps de mon absence m'ont fait oublier de donner à
goûter aux enfants, et ils ne veulent pas que d'autres que moi leur
coupent du pain.» Je lui fis un compliment insignifiant, et mon âme
tout entière s'attachait à sa figure, à sa voix, à son maintien.
J'eus à peine le temps de me remettre de ma surprise pendant qu'elle
courut dans une chambre voisine prendre ses gants et son éventail. Les
enfants me regardaient à quelque distance et de côté. J'avançai vers
le plus jeune, qui avait une physionomie très-heureuse: il reculait
effarouché, quand Charlotte entra, et lui dit: «Louis, donne la main
à ton cousin.» Il me la donna d'un air rassuré; et, malgré son petit
nez morveux, je ne pus m'empêcher de l'embrasser de bien bon cœur.
«Cousin! dis-je ensuite en présentant la main à Charlotte,
croyez-vous que je sois digne du bonheur de vous être allié?--Oh!
reprit-elle avec un sourire malin, notre parenté est si étendue, j'ai
tant de cousins, et je serais bien fâchée que vous fussiez le moins
bon de la famille!» En partant, elle chargea Sophie, l'ainée après
elle et âgée de onze ans, d'avoir l'œil sur les enfants, et
d'embrasser le papa quand il reviendrait de sa promenade. Elle dit aux
petits: «Vous obéirez à votre sœur Sophie comme à moi-même.»
Quelques-uns le promirent; mais une petite blondine de six ans dit d'un
air capable: «Ce ne sera cependant pas toi, Lolotte! et nous aimons
bien mieux que ce soit toi.» Les deux aînés des garçons étaient
grimpés derrière la voiture: à ma prière, elle leur permit d'y
rester jusqu'à l'entrée du bois, pourvu qu'ils promissent de ne pas se
faire des niches et de se bien tenir.
On se place. Les dames avaient eu à peine le temps de se faire les
compliments d'usage, de se communiquer leurs remarques sur leur
toilette, particulièrement sur les chapeaux, et de passer en revue la
société qu'on s'attendait à trouver, lorsque Charlotte ordonna au
cocher d'arrêter, et fit descendre ses frères. Ils la prièrent de
leur donner encore une fois sa main à baiser: l'ainé y mit toute la
tendresse d'un jeune homme de quinze ans, le second, beaucoup
d'étourderie el de vivacité. Elle les chargea de mille caresses pour
les petits, et nous continuâmes notre route.
«Avez-vous achevé, dit la cousine, le livre que je vous ai
envoyé?--Non, répondit Charlotte; il ne me plaît pas; vous pouvez le
reprendre. Le précédent ne valait pas mieux.» Je fus curieux de
savoir quels étaient ces livres. À ma grande surprise, j'appris que
c'étaient les œuvres de ***[9]. Je trouvais un grand sens dans tout ce
qu'elle disait; je découvrais, à chaque mot, de nouveaux charmes, de
nouveaux rayons d'esprit, dans ses traits que semblait épanouir la joie
de sentir que je la comprenais.
«Quand j'étais plus jeune, dit-elle, je n'aimais rien tant que les
romans. Dieu sait quel plaisir c'était pour moi de me retirer le
dimanche dans un coin solitaire pour partager de toute mon âme la
félicité ou les infortunes d'une miss Jenny! Je ne nie même pas que
ce genre n'ait encore pour moi quelque charme; mais, puisque j'ai si
rarement aujourd'hui le temps de prendre un livre, il faut du moins que
celui que je lis soit entièrement de mon goût. L'auteur que je
préfère est celui qui me fait retrouver le monde où je vis, et qui
peint ce qui m'entoure, celui dont les récits intéressent mon cœur et
me charment autant que ma vie domestique, qui, sans être un paradis,
est cependant pour moi la source d'un bonheur inexprimable.»
Je m'efforçai de cacher l'émotion que me donnaient ces paroles; je n'y
réussis pas longtemps. Lorsque je l'entendis parler avec la plus
touchante vérité du _Vicaire de Wakefield_ et de quelques autres
livres[10], je fus transporté hors de moi, et me mis à lui dire sur ce
sujet tout ce que j'avais dans la tête. Ce fut seulement quand
Charlotte adressa la parole à nos deux compagnes, que je m'aperçus
qu'elles étaient là, les yeux ouverts, comme si elles n'y eussent pas
été. La cousine me regarda plus d'une fois d'un air moqueur, dont je
m'embarrassai fort peu.
La conversation tomba sur le plaisir de la danse. «Que cette passion
soit un défaut ou non, dit Charlotte, je vous avouerai franchement que
je ne connais rien au-dessus de la danse. Quand j'ai quelque chose qui
me tourmente, je n'ai qu'à jouer une contredanse sur mon clavecin,
d'accord ou non, et tout est dissipé.»
Comme je dévorais ses yeux noirs pendant cet entretien! comme mon âme
était attirée sur ses lèvres si vermeilles, sur ses joues si
fraîches! comme, perdu dans le sens de ses discours et dans l'émotion
qu'ils me causaient, souvent je n'entendais pas les mots qu'elle
employait! Tu auras une idée de tout cela, toi qui me connais. Bref,
quand nous arrivâmes devant la maison du rendez-vous, quand je
descendis de voiture, j'étais comme un homme qui rêve, et tellement
enseveli dans le monde des rêveries, qu'à peine je remarquai la
musique, dont l'harmonie venait au-devant de nous du fond de la salle
illuminée.
M. Audran et un certain N... N... (comment retenir tous ces noms?), qui
étaient les danseurs de la cousine et de Charlotte, nous reçurent à
la portière, s'emparèrent de leurs dames, et je montai avec la mienne.
Nous dansâmes d'abord plusieurs menuets. Je priai toutes les femmes,
l'une après l'autre, et les plus maussades étaient justement celles
qui ne pouvaient se déterminer à donner la main pour en finir.
Charlotte et son danseur commencèrent une anglaise, et tu sens combien
je fus charmé quand elle vint à son tour figurer avec nous! Il faut la
voir danser. Elle y est de tout son cœur, de toute son âme; tout en
elle est harmonie; elle est si peu gênée, si libre, qu'elle semble ne
sentir rien au monde, ne penser à rien qu'à la danse; et sans doute,
en ce moment, rien autre chose n'existe plus pour elle.
Je la priai pour la seconde contredanse; elle accepta pour la
troisième, et m'assura, avec la plus aimable franchise, qu'elle dansait
très-volontiers les allemandes. «C'est ici la mode, continua-t-elle,
que pour les allemandes chacun conserve la danseuse qu'il amène; mais
mon cavalier valse mal, et il me saura gré de l'en dispenser. Votre
dame n'y est pas exercée; elle ne s'en soucie pas non plus. J'ai
remarqué, dans les anglaises, que vous valsiez bien: si donc vous
désirez que nous valsions ensemble, allez me demander à mon cavalier,
et je vais en parler, de mon côté, à votre dame.» J'acceptai la
proposition, et il fut bientôt arrangé que pendant notre valse le
cavalier de Charlotte causerait avec ma danseuse.
On commença l'allemande. Nous nous amusâmes d'abord à mille passes de
bras. Quelle grâce, que de souplesse dans tous ses mouvements! Quand on
en vint aux valses, et que nous roulâmes les uns autour des autres
comme les sphères célestes, il y eut d'abord quelque confusion, peu de
danseurs étant au fait. Nous fûmes assez prudents pour attendre qu'ils
eussent jeté leur feu; et les plus gauches ayant renoncé à la partie,
nous nous emparâmes du parquet, et reprîmes avec une nouvelle ardeur,
accompagnés par Audran et sa danseuse. Jamais je ne me sentis si agile.
Je n'étais plus un homme. Tenir dans ses bras la plus charmante des
créatures! voler avec elle comme l'orage! voir tout passer, tout
s'évanouir autour de soi! sentir!... Wilhelm, pour être sincère, je
fis alors le serment qu'une femme que j'aimerais, sur laquelle j'aurais
des prétentions, ne valserait jamais qu'avec moi, dussé-je périr! tu
me comprends.
Nous fîmes quelques tours de salle en marchant pour reprendre haleine;
après quoi elle s'assit. J'allai lui chercher des oranges que j'avais
mises en réserve; c'étaient les seules qui fussent restées. Ce
rafraîchissement lui fit grand plaisir; mais à chaque quartier qu'elle
offrait, par procédé, à une indiscrète voisine, je me sentais percer
d'un coup de stylet.
À la troisième contredanse anglaise, nous étions le second couple.
Comme nous descendions la colonne, et que, ravi, je dansais avec elle,
enchaîné à son bras et à ses yeux, où brillait le plaisir le plus
pur et le plus innocent, nous vînmes figurer devant une femme qui
n'était pas de la première jeunesse, mais qui m'avait frappé par son