Werther - 01

WERTHER
PAR GŒTHE
TRADUCTION NOUVELLE
PRÉCÉDÉE DE
CONSIDERATIONS SUR WERTHER, ET EN GÉNÉRAL SUR LA POÉSIE DE NOTRE ÉPOQUE
PAR PIERRE LEROUX
Accompagnée d'une Préface
PAR GEORGE SAND
DIX EAUX-FORTES PAR TONY JOHANNOT
PARIS
PUBLIÉ PAR J. HETZEL
RUE RICHELIEU, 76; RUE MÉNARS, 10.
1845


TABLE
Préface par George Sand
Considérations sur Werther, et en général sur la poésie de notre époque,
par Pierre Leroux
Werther
L'Éditeur au Lecteur


PRÉFACE

C'est une chose infiniment précieuse que le livre d'un homme de génie
traduit dans une autre langue par un autre homme de génie. Que ne
donnerait-on pas pour lire tous les chefs-d'œuvre étrangers traduits
ainsi! C'est lorsque de grands écrivains ne dédaigneront pas une si
noble tâche, que nous posséderons véritablement l'esprit des
maîtres, et que nous participerons au génie des autres nations.
C'est que, pour traduire une œuvre capitale, il faut la juger, la
sentir profondément. Pour le faire d'une manière complète, il
faudrait presque être l'égal de celui qui l'a créée. Quelle idée
pouvons-nous donc nous former de Shakespeare, de Dante, de Byron ou de
Gœthe, si leurs ouvrages nous sont expliqués par des écoliers ou des
manœuvres?
Plusieurs traductions de Werther nous avaient passé sous les yeux, et
ce livre sublime nous était tombé des mains. Avec grand effort de
conscience, et en nous condamnant, pour ainsi dire, à reprendre cette
lecture à bâtons rompus, nous avions réussi à nous faire l'idée de
cette pure conception et de ce plan admirable; mais la force, la
clarté, la rapidité et la chaude couleur du style nous échappaient
absolument. Nous disions avec les autres: C'est peut-être beau en
allemand; mais la beauté du style germanique est apparemment
intraduisible, et ce mélange d'emphase obscure ou de puérile naïveté
choque notre goût et rebute l'exigence de notre logique française.
Nous sommes donc bien heureux qu'une grande intelligence ait pu
consacrer quelque loisir de jeunesse à écrire Werther en bon et beau
français; car nous lui devons une des plus grandes jouissances de notre
esprit.
En effet, nous le savons maintenant, Werther est un chef-d'œuvre, et
là, comme partout, Gœthe est aussi grand comme écrivain que comme
penseur. Quelle netteté, quel mouvement, quelle chaleur dans son
expression! Comme il peint à grands traits, comme il raconte avec feu!
Comme il est clair, surtout, lui à qui nous nous étions avisés de
reprocher d'être diffus, vague et inintelligible! Grâce à Dieu,
depuis quelques années, nous avons enfin des traductions
très-soignées de ses principaux ouvrages, et le WERTHER
particulièrement est désormais aussi attachant à la lecture, dans
notre langue, que si Gœthe l'eût écrit lui-même en français.
La préface de M. Leroux est un morceau d'une trop grande importance
philosophique, les questions de fond y sont traitées d'une manière
trop complète, pour que nous puissions rien ajouter à son jugement sur
la littérature du dix-huitième et du dix-neuvième siècle. Nous nous
bornerons à exprimer brièvement notre admiration personnelle pour le
roman de Werther, en tant qu'œuvre d'art, et en tant que forme.
Il n'appartenait qu'à un génie du premier ordre d'exciter et de
satisfaire tant d'intérêt dans un roman qu'on lit en deux heures, et
qui laisse une impression de toute la vie. C'est bien là la touche
puissante d'un grand artiste, et quel que soit le jugement porté par
chaque lecteur sur le personnage de Werther, sur l'injustice de sa
révolte contre la destinée, ou sur la douloureuse fatalité qui pèse
sur lui, il n'en est pas moins certain que chaque lecteur est vaincu,
terrifié et comme brisé avec lui en dévorant ces sombres pages d'une
réalité si frappante et d'une si tragique poésie. Est-ce un roman,
est-ce un poème? On n'en sait rien, tant cela ressemble à une histoire
véritable; tant l'élévation fougueuse des pensées se mêle, se lie,
et semble ressortir nécessairement du symbole de la narration naïve et
presque trop vraisemblable. Avec quel soin, quel art et quelle facilité
apparente cette tragédie domestique est composée dans toutes ses
parties! Comme ce type de Werther, cet esprit sublime et incomplet, est
complètement tracé et soutenu sans défaillance d'un bout à l'autre
de son monologue! Cet homme droit et bon ne songe pas à se peindre, il
ne pose jamais devant le confident qu'il s'est choisi, et cependant il
ne lui parle jamais que de lui-même, ou plutôt de son amour. Il est
plongé dans un égoïsme mâle et ingénu qu'on lui pardonne, parce
qu'on sent la puissance de ce caractère qui s'ignore et qui succombe
faute d'aliments dignes de lui; parce que, d'ailleurs, ce n'est pas lui,
c'est l'objet de son amour qu'il contemple en lui-même; parce que ses
violences et son délire sont l'inévitable résultat de grandes
qualités et de l'immense amour comprimés dans son sein. Jamais figure
ne fut moins fardée et plus saisissante. Il n'est pas une femme qui ne
sente qu'en dépit de toute résistance intérieure et de toute vertu
conjugale elle eût aimé Werther.
On a fait, dit-on, d'immenses progrès dans l'art de composer le drame
depuis cinquante ans; il est certain que cet art a bien changé, et
qu'il y a déjà presque aussi loin de la forme de Werther à celle d'un
roman moderne que de la forme d'un mélodrame de notre temps à celle
d'une tragédie grecque. Mais est-ce réellement un progrès? Cette
action compliquée, que nous cherchons avidement dans les compositions
nouvelles, ce besoin insatiable d'émotions factices, de situations
embrouillées, d'événements imprévus, précipités, accumulés les
uns sur les autres, par lesquels nous voulons, public éteint et gâté
que nous sommes, être toujours tenu en haleine; est-ce là
véritablement de l'art, et l'intérêt nait-il réellement d'un si
pénible travail? Il nous le semble parfois à nous-mêmes, pendant que
nous sommes occupés à débrouiller et à pressentir l'énigme savante
que la lecture ou la représentation du drame moderne nous forcent à
étudier. Mais cette prodigalité d'incidents, cette habileté de
l'auteur à nous surprendre, à nous engager dans son labyrinthe pour
nous en tirer à l'improviste par cette porte ou par cette autre, est-ce
là la vraie, la bonne route? Et, sans être ingrats envers les adroits
ouvriers qui savent nous agacer, nous contenir, nous amuser et nous
étonner ainsi, ne pouvons-nous pas dire que, sans un mot de tout cela,
il y a plus que tout cela dans le petit drame à un seul personnage de
Werther? Il n'y a pourtant ni surprise ni ruse dans cette composition
austère. Il n'y a qu'un seul coup de pistolet, un seul mort, et, dès
la première page, on s'attend à la dernière. Le grand maître n'a
songé ni à éprouver votre sagacité, ni à exciter votre impatience,
ni à réveiller votre attention. Il vous présente tout d'abord un
homme malheureux, qui ne peut se prendre à rien dans la société
présente, qui n'est propre qu'à aimer, et qui va aimer tout de suite,
passionnément, redoutablement, jusqu'à ce qu'il en meure. Est-ce donc
parce que l'art est à l'état d'enfance à l'époque où le maître
compose, qu'il vous livre si complaisamment la clef de son mystère?
Non, c'est qu'il sait qu'il a mis là un trésor, et que vous pouvez
ouvrir en toute confiance, que vous y serez fasciné, et qu'en vous
retirant vous ne vous plaindrez pas d'avoir été appelé par de vaines
promesses.
En vérité, nous avons tant abusé de l'imprévu, que bientôt si ce
n'est déjà fait l'imprévu deviendra impossible. Le lecteur s'exerce
tous les jours à deviner l'issue des péripéties sans nombre où on
l'enlace, comme il s'exerce à lire couramment les reluis que
l'_illustration_ a mis à la mode. Plus on lui en donne, plus vite il
apprend à absorber cette nourriture excitante, qui ne le nourrit pas
véritablement. Sa sympathie, disséminée sur un trop grand nombre de
personnages, son émotion, trop vite épuisée dès les premiers
événements, n'arrivent pas par la progression naturelle et nécessaire
à se concentrer sur une figure principale, sur une situation dominante.
L'art moderne en est là dans toutes ses branches, sous tous ses
aspects. C'est une richesse sans choix, un luxe sans ordre, un essor
sans mesure. La musique instrumentale et vocale, l'art du comédien et
du chanteur sont arrivés, comme le reste, à cette prodigalité
d'effets qui émousse tout d'abord le sens de l'auditoire et qui
neutralise l'effet principal. Assistez à un drame lyrique: l'auteur du
poème, le compositeur, le metteur en scène et les acteurs, sachant
qu'ils ont affaire _à un public Louis XIV_, qui craint d'_attendre_, se
hâtent, dès les premières scènes, de le saisir tout entier, et
souvent ils y réussissent, parce que les talents et l'habileté ne leur
manquent certainement pas. Mais c'est bien chose impossible que de
s'emparer ainsi de l'homme tout entier pendant tout un soir. L'homme de
ce temps-ci, surtout, vous l'avez rendu, à force d'art et à grands
frais, tellement irritable et capricieux, que son esprit redoute
quelques minutes de digestion comme un supplice intolérable. C'est
qu'à la place du cœur, vous avez développé la délicatesse de ses
nerfs, et que vous avez mis toutes ses émotions dans ses yeux et dans
ses oreilles. Son âme ne s'attache pas à votre sujet, parce que votre
sujet n'a pas assez d'ensemble et d'homogénéité. Vous êtes bien
forcé de le compliquer ainsi, puisque votre public veut désormais
n'avoir pas une minute sans surprise et sans excitation. Ainsi l'acteur,
d'accord avec son rôle, donne dès son entrée toute la mesure de sa
force, toute l'étendue de ses facultés. Il enfle sa voix, il
précipite ses gestes, il s'applique à des minuties de détail, il
multiplie ses intentions, il fait des miracles de volonté. Lui aussi,
il a la fièvre, ou il feint de l'avoir, pour entretenir la fièvre dans
son auditoire. Mais que lui reste-t-il au bout d'une heure de cette
puissance factice? Épuisé, il ne peut plus arriver à la véritable
émotion qui commanderait l'émotion à son public. On ne donne pas ce
qu'on n'a plus. L'artiste dramatique, identifié forcément, d'ailleurs,
avec le personnage qu'il représente, est bientôt contraint de retomber
dans les mêmes effets déjà employés et de les forcer jusqu'à
l'absurde. Ce n'est plus qu'un forcené à qui le souille manque, qui
crie et fausse s'il est à l'Opéra, qui se tord et grimace s'il est sur
toute autre scène, qui râle et ne s'exprime plus que par points
d'exclamation s'il est figuré seulement dans un livre. Non, non! tout
cela n'est pas l'art véritable, c'est l'art qui a fait fausse route:
nous le répétons, c'est un gaspillage de merveilleuses facultés,
c'est une orgie de puissance dont l'abus est infiniment regrettable.
Mais quoi? faisons-nous la guerre ici aux talents de notre époque? À
Dieu ne plaise! Nous leur avons dû, en dépit de cette calamité
publique qui pèse sur eux, des moments d'émotion et de transport
véritable; car, malgré la mauvaise manière et le faux goût qui
dominent une époque, le feu sacré se trahit toujours à de certains
moments et reprend tous ses droits dans les intelligences d'élite. Nous
ne sommes donc point ingrats, parce que nous regrettons de les voir
engagés malgré eux dans cette mauvaise voie.
Faisons-nous aussi la guerre au public, au mauvais goût de cette
mauvaise époque? Est-ce le public qui a gâté ses artistes, ou les
artistes qui ont corrompu leur public? Ce serait une question puérile.
Public et artistes ne sont qu'un et sont condamnés à réagir
continuellement l'un sur l'autre. La faute en est au siècle tout
entier, à l'histoire, s'il est possible de s'exprimer ainsi, aux
événements qui nous pressent, à la destruction qui s'est opérée en
nous d'anciennes croyances, à l'absence de nouvelles doctrines dans
l'art comme dans tout le reste. La richesse règne et domine; mais aucun
prestige, fondé sur un droit naturel ou sur l'équité des religions,
n'accompagne cette richesse aveugle, bornée, vaniteuse, ouvrage plus
que jamais du hasard, du désordre et des rapines, ou, ce qui est pis
encore, de l'antagonisme barbare qu'on proclame aujourd'hui comme la loi
définitive de l'économie sociale. Le luxe est partout, le bien-être
nulle part. Le _riche_ a étouffé le _beau._ Le moindre café des
boulevards est plus chargé de dorures que le boudoir de
Marie-Antoinette. Nos maisons, miroitantes de sculptures d'un travail
inouï, n'ont plus ni ensemble, ni élégance, ni proportions. Quoi de
plus laid et de plus misérable qu'une capitale où la caricature d'un
palais vénitien ou arabe s'étale à côté d'une masure, et se pare de
l'enseigne d'un perruquier et d'un marchand de vin? L'aspect de la
masure serre le cœur, et pourtant l'artiste lui consacrera plus
volontiers ses crayons qu'à l'antique palais construit ce matin par des
boutiquiers. Le romancier y placera plus volontiers la scène de son
poème, parce qu'au moins elle est ce qu'elle est, cette masure, c'est
la vérité, laide et triste, mais c'est la vérité. Cette maison
prétendue renaissance n'est qu'un mensonge, un masque sans expression.
Oh! qu'il ferait bien meilleur aller prendre le café sous les tilleuls
du village, assis sur le soc de charrue d'où Werther contemple les deux
enfants de la paysanne! Que ce valet de ferme, dont il reçoit là les
confidences et qui traverse le poème de son amour d'une manière si
dramatique et si saisissante, est un bien autre personnage que tous ceux
que nous détaillons si minutieusement des pieds à la tête, sans
oublier un bouton d'habit, sans omettre une expression de leur harangue,
un geste, un regard, une réticence! Ce personnage-là est un de ces
grands traits que la main d'un maître est seule capable de graver. Et
non-seulement il n'est pas nommé, mais encore il ne dit pas par
lui-même un seul mot; il occupe à peine trois pages du livre. Et
cependant quelle place il remplit dans l'âme de Werther, et de quelle
influence il s'empare, sans le savoir, sur sa destinée! Détachez cet
épisode, et l'épisode n'est rien par lui-même; mais le poème est
incomplet et la fin de Werther mal motivée. Ce personnage ne se fait-il
pas voir et comprendre sans nous rien dire, ne se fait-il pas plaindre
et aimer, malgré son crime; ne se fait-il pas absoudre sans plaider sa
cause? Werther l'explique, et s'explique lui-même tout entier par ce
cri profond du désespoir: «Ah! malheureux, on ne peut te sauver, on ne
peut nous sauver!»
Ainsi travaillent les maîtres, sans qu'on aperçoive leur trame, sans
qu'on sente l'effort de leur création. Ils ne songent pas a étonner:
ils semblent l'éviter, au contraire. Il y a en eux un profond dédain
pour tous nos puérils artifices. Ils prennent dans la réalité, dans
la convenance et la vraisemblance la plus vulgaire ce qui leur tombe
naturellement sous la main, et ils le transforment, ils l'idéalisent
sans que leur main paraisse occupée. Il semble qu'il suffise que cela
ait été porté un instant dans leur pensée pour prendre vie et durer
éternellement. Loin de s'appesantir, comme nous faisons, sur toutes les
parties de leur œuvre, ils laissent penser et comprendre ce qu'ils ne
disent pas. Il y a, dans la vie d'amour de Werther, une lacune apparente
que nous appellerions aujourd'hui lacune d'intérêt; c'est quand il
s'éloigne de Charlotte, résolu à l'oublier, et à se jeter dans le
tumulte du monde. Pendant plusieurs lettres il n'entretient plus son ami
que de choses indifférentes et, en quelque sorte, étrangères au
sujet. C'est encore là un trait de génie. Dans ce semblant d'oubli de
son amour, on voit profondément la plaie de son cœur, la crainte de
nommer celle qu'il aime, ses efforts inutiles pour s'attacher à une
autre, pour se distraire, pour s'étourdir. Le dégoût profond que les
affaires et le monde lui inspirent sont l'expression muette et plus
qu'éloquente de la passion qui l'absorbe. Aussi, quand tout d'un coup,
à propos d'un incident puéril, il déclare qu'il abandonne toute
carrière et qu'il va retrouver Charlotte, le lecteur n'est pas surpris
un instant. Il s'écrie avec naïveté: «Je le savais bien, moi, qu'il
l'aimait davantage depuis qu'il n'en parlait plus!» L'intérêt ne
naît donc pas de la surprise, et ce qui est profondément clair et vrai
s'explique de soi-même! Inclinons-nous donc devant les maîtres, quel
que soit le goût de nos contemporains, quelque peu de succès
qu'obtiendrait peut-être un chef-d'œuvre comme Werther, s'il venait à
nous pour la première fois, sans l'appui du nom de Gœthe.
La traduction de M. Pierre Leroux n'est pas seulement admirable de
style, elle est d'une exactitude parfaite, d'un mot à mot scrupuleux.
On ne conçoit pas qu'en traduisant un style admirable on ait pu
jusqu'ici en faire un style monstrueux. C'est pourtant ce qui était
arrivé, et il est assez prouvé, d'ailleurs, que pour ne pas gâter le
beau en y touchant, il faut la main d'un homme supérieur.

GEORGE SAND.


CONSIDÉRATIONS SUR WERTHER
ET EN GÉNÉRAL
SUR LA POÉSIE DE NOTRE ÉPOQUE.

I.

Madame de Staël, dans son livre _de l'Allemagne_, parle ainsi de
_Werther_: «Les Allemands sont très-forts en romans qui peignent la
vie domestique. Plusieurs de ces romans méritent d'être cités; mais
_ce qui est sans égal et sans pareil, c'est Werther._ On voit là tout
ce que le génie de Gœthe pouvait produire quand il était passionné.
L'on dit qu'il attache maintenant peu de prix à cet ouvrage de sa
jeunesse[1]. L'effervescence d'imagination qui lui inspira presque de
l'enthousiasme pour le suicide doit lui paraître maintenant blâmable.
Quand on est très-jeune, la dégradation de l'être n'ayant en rien
commencé, le tombeau ne semble qu'une image poétique, qu'un sommeil
environné de figures à genoux qui nous pleurent. Il n'en est plus
ainsi, même dès le milieu de la vie; et l'on apprend alors pourquoi la
religion, cette science de l'âme, a mêlé l'horreur du meurtre à
l'attentat contre soi-même. Gœthe, néanmoins, aurait eu grand tort de
dédaigner l'admirable talent qui se manifeste dans _Werther._ Ce ne
sont pas seulement les souffrances de l'amour, mais _les maladies de
l'imagination dans notre siècle_, dont il a su faire le tableau. Ces
pensées qui se pressent dans l'esprit sans qu'on puisse les changer en
acte de volonté, le contraste singulier d'une vie beaucoup plus
monotone que celle des anciens, et d'une existence intérieure beaucoup
plus agitée, causent une sorte d'étourdissement semblable à celui
qu'on prend sur le bord de l'abîme; et la fatigue même qu'on éprouve
après l'avoir longtemps contemplé peut entraîner à s'y précipiter.
Gœthe a su joindre à cette peinture des inquiétudes de l'âme, si
philosophique dans ses résultats, une fiction simple, mais d'un
intérêt prodigieux[2].»
Ce jugement de madame de Staël est profond et parfait pour l'époque
où elle écrivait. En trois ou quatre traits, elle caractérise
admirablement l'œuvre de Gœthe. C'est, dit-elle, la peinture des
maladies de notre siècle; et la cause de ces maladies, elle la trouve
dans ces pensées qui nous assiègent, et qui ne peuvent se changer en
actes, c'est-à-dire dans le contraste de notre développement
intellectuel et sentimental, à nous autres modernes, avec la triste vie
à laquelle nous condamne la constitution actuelle de la société. Tout
cela, dis-je, est parfait, juste autant que profond. Mais quand madame
de Staël écrivait cette page, les maladies d'imagination dont elle
voit la peinture dans _Werther_ n'étaient encore qu'au début de leur
invasion, pour ainsi dire; un grand nombre d'ouvrages remarquables qui
ont la même origine et le même effet que _Werther_, et une foule bien
plus grande de détestables productions puisées à la même source,
n'existaient pas. Plus avancés aujourd'hui, nous devons porter sur ce
livre un jugement plus philosophique encore, en le rattachant à toute
la littérature contemporaine. Qu'on nous permette donc de compléter,
jusqu'à un certain point, et de développer l'opinion de madame de
Staël, en citant quelques réflexions que ce sujet nous a inspirées
autrefois.
Il y a déjà plusieurs années, nous essayâmes, dans un recueil
périodique[3], de caractériser d'une manière générale l'art de
notre époque, et en particulier le genre de poésie dont _Werther_ est
le premier modèle.
Il est trop évident que l'œuvre entière de Byron a la plus grande
affinité avec la partie la plus capitale de l'œuvre de Gœthe,
c'est-à-dire _Werther_ et _Faust_: Byron résume en lui ces deux types,
et y ajoute encore. La maladie de l'imagination, que madame de Staël
voyait déjà si marquée dans _Werther_, prend dans Byron un caractère
plus intense, et sa cause se révèle plus clairement. Il ne s'agit plus
avec lui de désirs ardents mais vagues, de pensées qui se pressent
dans l'esprit sans qu'on puisse les réaliser en actes, parce que la vie
sociale ne répond pas à l'activité de notre âme. La maladie est plus
grande, et ses symptômes plus décidés. À cette simple discordance
entre nos sentiments et le monde qui nous entoure, a succédé, chez
Byron, un mépris profond pour toutes les croyances humaines et pour
toute religion. Il a fini par douter de Dieu et de toute chose. Ce
n'est pas seulement l'incrédulité vulgaire, c'est l'athéisme
le plus prononcé qui le dévore. Comparant donc Byron à Gœthe, au
milieu de tant d'autres écrivains de notre temps plus ou moins
atteints de cet esprit général de doute et de désespoir, nous
n'hésitions pas à donner à Byron la supériorité sur Gœthe, comme poète
_caractéristique_ de l'époque; car nous trouvions dans Byron, pour
employer une expression même de ce poète, _une plus grande vitalité
du poison_[4]. Nous disions:
«Depuis que la philosophie du dix-huitième siècle a porté dans
toutes les âmes le doute sur toutes les questions de la religion, de la
morale et de la politique, et a ainsi donné naissance à la poésie
_mélancolique_ de notre époque, deux ou trois génies poétiques tout
à fait hors de ligne apparaissent dans chacune des deux grandes
régions entre lesquelles se divise l'Europe intellectuelle,
c'est-à-dire d'une part l'Angleterre et l'Allemagne, représentant tout
le Nord, et la France, qui représente toute la partie sud occidentale,
le domaine particulier de l'ancienne civilisation romaine. Autour de ces
grands hommes gravitent, comme les planètes autour des soleils, une
foule d'écrivains remarquables, mais d'un ordre inférieur. Byron, par
la nature particulière de son génie, par l'influence immense qu'il a
exercée, par la franchise avec laquelle il a accepté ce rôle de doute
et d'ironie, d'enthousiasme et de spleen, d'espoir sans bornes et de
désolation, réservé à la poésie de notre temps, méritera
peut-être de la postérité de donner son nom à cette période de
l'art: en tout cas, ses contemporains ont déjà commencé à lui rendre
cet hommage. C'est que nul n'a su mieux que lui reproduire avec une
parfaite originalité l'effet de cette poésie shakespearienne dont
l'Allemagne et la France sont aujourd'hui plus enthousiastes que
l'Angleterre elle-même. Gœthe cependant l'avait précédé de bien des
années; mais Gœthe, dans une vie plus calme, se fit une religion de
l'art, et l'auteur de _Werther_ et de _Faust_, devenu un demi-dieu pour
l'Allemagne, honoré des faveurs des princes, visité par les
philosophes, encensé par les poètes, par les musiciens, par les
peintres, par tout le monde, disparut pour laisser voir un grand artiste
qui paraissait heureux, et qui, dans toute la plénitude de sa vie, au
lieu de reproduire la pensée de son siècle, s'amusait à chercher
curieusement l'inspiration des âges écoulés; tandis que Byron, aux
prises avec les ardentes passions de son cœur et les doutes effrayants
de son esprit, en butte à la morale pédante de l'aristocratie et du
protestantisme de son pays, blessé dans ses affections les plus
intimes, exilé de son île, parce que son île antilibérale,
antiphilosophique, antipoétique, ne pouvait ni l'estimer comme homme,
ni le comprendre comme poète; menant sa vie errante de grève en
grève, cherchant le souvenir des ruines, voulant vivre de lumière, et
se rejetant dans la nature, comme autrefois Rousseau, fut franchement
philosophe toute sa vie, ennemi des prêtres, censeur des aristocrates,
admirateur de Voltaire et de Napoléon, toujours actif, toujours en
tête de son siècle, mais toujours malheureux, agité comme d'une
tempête perpétuelle; en sorte qu'en lui l'homme et le poète se
confondent, que sa vie intime répond à ses ouvrages; ce qui fait de
lui le type de la poésie de notre âge.»
Ainsi ce que madame de Staël, qui n'avait devant les yeux que Gœthe,
déplorait comme étant une maladie et n'étant qu'une maladie, nous, en
contemplant Byron, chez qui cette maladie est au comble, nous ne le
déplorions pas moins, mais nous le regardions comme un mal nécessaire,
produit d'une époque de crise et de renouvellement. Un double aspect se
montrait à nous dans cet affreux désespoir; nous le voyions comme un
mal, mais aussi comme un progrès. Nul enfantement n'a lieu sans
douleur. Byron nous semblait porter le signe de deux destinées: d'une
destinée qui s'achève, et d'une destinée qui commence; d'un monde qui
s'engloutit, et d'un monde qui surgit. Et si la mort nous paraissait
plus glacée, pour ainsi dire, chez lui, nous découvrions aussi plus
manifestement en lui l'esprit immortel qui, à travers le tombeau,
retrouvera la vie.
Vainement, en effet, soutiendrait-on que sa poésie n'est que l'agonie
du désespoir. Je dis qu'il y a dans cette agonie des traits qui
indiquent la résurrection. Vainement on le comparerait, comme on l'a
fait quelquefois, au Satan de Milton. Je dis que Satan, conservant de la
force jusque dans sa damnation, se ressent encore par là du divin et
s'y rattache. Cet ange tombé, se soutenant dans sa révolte, est encore
dans la vie. Sa misère n'est que d'un degré plus profonde que celle du
fier Ajax, s'écriant: «Je me sauverai, malgré les dieux!» Et même
est-il bien permis de dire que cet espoir de salut manque complètement
à Satan? N est-ce pas la nécessité seule du symbole qui a fait que
Milton lui a ôté tout espoir? La mort absolue, en effet, est-elle
concevable? Satan vit, il combat; donc il a de l'espoir. Cet espoir ne
manque pas non plus à la poésie de Byron.
L'homme, ayant pris confiance dans sa force au dix-huitième siècle, a
rêvé des destinées nouvelles; il a abdiqué le passé, rejeté la
tradition, et s'est élancé vers l'avenir. Mais cet élan du sentiment
a devancé, comme toujours, les possibilités du monde. Un progrès
intellectuel, un progrès matériel, sont nécessaires pour que le rêve
du sentiment se réalise. Qu'arrive-t-il donc? Ne voyant pas ses
appétitions se réaliser, le sentiment se trouble, et, tout en
persistant vers l'avenir, il arrive à le nier de la bouche et à nier
toute chose. Mais lors même qu'il nie ainsi, c'est qu'il aspire encore
vers cet avenir entrevu un instant et qui s'est dérobé à sa vue.
Soyez sûr que s'il n'avait pas toujours le même but, il ne
blasphémerait pas avec tant d'audace; c'est la passion qu'il a pour ce
but divin qui le rend si impie. Or le poète est le représentant du
sentiment dans l'humanité. Tandis que l'homme de la sensation et de
l'activité se satisfait de ce monde misérablement ébauché qu'il a
devant les yeux, et que l'homme de l'intelligence cherche à le
perfectionner, le poète s'indigne de ces lenteurs, et finit par n'avoir
plus que des paroles d'ironie et des chants de désespoir. Mais si nous
devions le condamner pour cela, il nous faudrait condamner avec lui nos
pères qui ont rêvé une humanité nouvelle, une humanité plus grande.
Si nous devions condamner absolument Byron sur ses paroles et sans
vraiment le comprendre, il nous faudrait condamner absolument et
Voltaire et Rousseau, et tout le dix-huitième siècle, et toute la
révolution, qui ont éveillé la fièvre de son génie, et donné à
son sang cette impulsion généreuse, mais désordonnée; ou plutôt
c'est toute la marche progressive de l'esprit humain qu'il nous faudrait
condamner comme une chimère monstrueuse et funeste, si nous ne voulions
pas voir dans cet homme perdu au sommet des précipices de la route, et
que saisit le vertige, un de nous, un de nos frères, qui, lorsque la