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Vingt mille lieues sous les mers - 06

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  —Quoi! nous devons renoncer à jamais de revoir notre patrie, nos amis,
  nos parents!
  —Oui, monsieur. Mais renoncer à reprendre cet insupportable joug de
  la terre, que les hommes croient être la liberté, n'est peut-être pas
  aussi pénible que vous le pensez!
  —Par exemple, s'écria Ned Land, jamais je ne donnerai ma parole de ne
  pas chercher à me sauver!
  —Je ne vous demande pas de parole, maître Land, répondit froidement le
  commandant.
  —Monsieur, répondis-je, emporté malgré moi, vous abusez de votre
  situation envers nous! C'est de la cruauté!
  —Non, monsieur, c'est de la clémence! Vous êtes mes prisonniers après
  combat! Je vous garde, quand je pourrais d'un mot vous replonger dans
  les abîmes de l'Océan! Vous m'avez attaqué! Vous êtes venus surprendre
  un secret que nul homme au monde ne doit pénétrer, le secret de toute
  mon existence! Et vous croyez que je vais vous renvoyer sur cette terre
  qui ne doit plus me connaître! Jamais! En vous retenant, ce n'est pas
  vous que je garde, c'est moi-même!»
  Ces paroles indiquaient de la part du commandant un parti pris contre
  lequel ne prévaudrait aucun argument.
  «Ainsi, monsieur, repris-je, vous nous donnez tout simplement à choisir
  entre la vie ou la mort?
  —Tout simplement.
  —Mes amis, dis-je, à une question ainsi posée, il n'y a rien à
  répondre. Mais aucune parole ne nous lie au maître de ce bord.
  —Aucune, monsieur,» répondit l'inconnu.
  Puis, d'une voix plus douce, il reprit:
  «Maintenant, permettez-moi d'achever ce que j'ai à vous dire. Je vous
  connais, monsieur Aronnax. Vous, sinon vos compagnons, vous n'aurez
  peut-être pas tant à vous plaindre du hasard qui vous lie à mon sort.
  Vous trouverez parmi les livres qui servent à mes études favorites
  cet ouvrage que vous avez publié sur les grands fonds de la mer. Je
  l'ai souvent lu. Vous avez poussé votre œuvre aussi loin que vous le
  permettait la science terrestre. Mais vous ne savez pas tout, vous
  n'avez pas tout vu. Laissez-moi donc vous dire, monsieur le professeur,
  que vous ne regretterez pas le temps passé à mon bord. Vous allez
  voyager dans le pays des merveilles. L'étonnement, la stupéfaction
  seront probablement l'état habituel de votre esprit. Vous ne vous
  blaserez pas facilement sur le spectacle incessamment offert à vos
  yeux. Je vais revoir dans un nouveau tour du monde sous-marin,—qui
  sait? le dernier peut-être,—tout ce que j'ai pu étudier au fond de ces
  mers tant de fois parcourues, et vous serez mon compagnon d'études. A
  partir de ce jour, vous entrez dans un nouvel élément, vous verrez ce
  que n'a vu encore aucun homme,—car moi et les miens nous ne comptons
  plus,—et notre planète, grâce à moi, va vous livrer ses derniers
  secrets.»
  Je ne puis le nier; ces paroles du commandant firent sur moi un grand
  effet. J'étais pris là par mon faible, et j'oubliai, pour un instant,
  que la contemplation de ces choses sublimes ne pouvait valoir la
  liberté perdue. D'ailleurs, je comptais sur l'avenir pour trancher
  cette grave question. Aussi, je me contentai de répondre:
  «Monsieur, si vous avez brisé avec l'humanité, je veux croire que vous
  n'avez pas renié tout sentiment humain. Nous sommes des naufragés
  charitablement recueillis à votre bord, nous ne l'oublierons pas. Quant
  à moi, je ne méconnais pas que, si l'intérêt de la science pouvait
  absorber jusqu'au besoin de liberté, ce que me promet notre rencontre
  m'offrirait de grandes compensations.»
  Je pensais que le commandant allait me tendre la main pour sceller
  notre traité. Il n'en fit rien. Je le regrettai pour lui.
  «Une dernière question, dis-je, au moment où cet être inexplicable
  semblait vouloir se retirer.
  —Parlez, monsieur le professeur.
  —De quel nom dois-je vous appeler?
  —Monsieur, répondit le commandant, je ne suis pour vous que le
  capitaine Nemo, et vos compagnons et vous, n'êtes pour moi que les
  passagers du _Nautilus_.»
  Le capitaine Nemo appela. Un stewart parut. Le capitaine lui donna ses
  ordres dans cette langue étrangère que je ne pouvais reconnaître. Puis,
  se tournant vers le Canadien et Conseil:
  «Un repas vous attend dans votre cabine, leur dit-il. Veuillez suivre
  cet homme.
  —Ça n'est pas de refus!» répondit le harponneur.
  Conseil et lui sortirent enfin de cette cellule où ils étaient
  renfermés depuis plus de trente heures.
  «Et maintenant, monsieur Aronnax, notre déjeuner est prêt.
  Permettez-moi de vous précéder.
  —A vos ordres, capitaine.»
  Je suivis le capitaine Nemo, et dès que j'eus franchi la porte, je pris
  une sorte de couloir électriquement éclairé, semblable aux coursives
  d'un navire. Après un parcours d'une dizaine de mètres, une seconde
  porte s'ouvrit devant moi.
  J'entrai alors dans une salle à manger, ornée et meublée avec un goût
  sévère. De hauts dressoirs de chêne, incrustés d'ornements d'ébène,
  s'élevaient aux deux extrémités de cette salle, et sur leurs rayons à
  ligne ondulée étincelaient des faïences, des porcelaines, des verreries
  d'un prix inestimable. La vaisselle plate y resplendissait sous les
  rayons que versait un plafond lumineux, dont de fines peintures
  tamisaient et adoucissaient l'éclat.
  Au centre de la salle était une table richement servie. Le capitaine
  Nemo m'indiqua la place que je devais occuper.
  «Asseyez-vous, me dit-il, et mangez comme un homme qui doit mourir de
  faim.»
  Le déjeuner se composait d'un certain nombre de plats dont la mer
  seule avait fourni le contenu, et de quelques mets dont j'ignorais la
  nature et la provenance. J'avouerai que c'était bon, mais avec un goût
  particulier auquel je m'habituai facilement. Ces divers aliments me
  parurent riches en phosphore, et je pensai qu'ils devaient avoir une
  origine marine.
  Le capitaine Nemo me regardait. Je ne lui demandai rien, mais il devina
  mes pensées, et il répondit de lui-même aux questions que je brûlais de
  lui adresser.
  «La plupart de ces mets vous sont inconnus, me dit-il. Cependant, vous
  pouvez en user sans crainte. Ils sont sains et nourrissants. Depuis
  longtemps, j'ai renoncé aux aliments de la terre, et je ne m'en porte
  pas plus mal. Mon équipage, qui est vigoureux, ne se nourrit pas
  autrement que moi.
  —Ainsi, dis-je, tous ces aliments sont des produits de la mer?
  —Oui, monsieur le professeur, la mer fournit à tous mes besoins.
  Tantôt, je mets mes filets à la traîne, et je les retire, prêts à se
  rompre. Tantôt, je vais chasser au milieu de cet élément qui paraît
  être inaccessible à l'homme, et je force le gibier qui gîte dans mes
  forêts sous-marines. Mes troupeaux, comme ceux du vieux pasteur de
  Neptune, paissent sans crainte les immenses prairies de l'Océan. J'ai
  là une vaste propriété que j'exploite moi-même et qui est toujours
  ensemencée par la main du Créateur de toutes choses.»
  [Illustration: J'entrai alors dans une salle à manger. (Page 71.)]
  Je regardai le capitaine Nemo avec un certain étonnement, et je lui
  répondis:
  «Je comprends parfaitement, monsieur, que vos filets fournissent
  d'excellents poissons à votre table; je comprends moins que vous
  poursuiviez le gibier aquatique dans vos forêts sous-marines; mais je
  ne comprends plus du tout qu'une parcelle de viande, si petite qu'elle
  soit, figure dans votre menu.
  [Illustration: C'était une bibliothèque. (Page 75.)]
  —Aussi, monsieur, me répondit le capitaine Nemo, ne fais-je jamais
  usage de la chair des animaux terrestres.
  —Ceci, cependant, repris-je, en désignant un plat où restaient encore
  quelques tranches de filet.
  —Ce que vous croyez être de la viande, monsieur le professeur,
  n'est autre chose que du filet de tortue de mer. Voici également
  quelques foies de dauphin que vous prendriez pour un ragoût de porc.
  Mon cuisinier est un habile préparateur, qui excelle à conserver ces
  produits variés de l'Océan. Goûtez à tous ces mets. Voici une conserve
  d'holoturies qu'un Malais déclarerait sans rivale au monde, voilà une
  crème dont le lait a été fourni par la mamelle des cétacés, et le sucre
  par les grands fucus de la mer du Nord, et enfin, permettez-moi de
  vous offrir des confitures d'anémones qui valent celles des fruits les
  plus savoureux.»
  Et je goûtais, plutôt en curieux qu'en gourmet, tandis que le capitaine
  Nemo m'enchantait par ses invraisemblables récits.
  «Mais cette mer, monsieur Aronnax, me dit-il, cette nourrice
  prodigieuse, inépuisable, elle ne me nourrit pas seulement; elle me
  vêtit encore. Ces étoffes qui vous couvrent sont tissées avec le
  byssus de certains coquillages; elles sont teintes avec la pourpre des
  anciens et nuancées de couleurs violettes que j'extrais des aplysis
  de la Méditerranée. Les parfums que vous trouverez sur la toilette de
  votre cabine sont le produit de la distillation des plantes marines.
  Votre lit est fait du plus doux zostère de l'Océan. Votre plume sera
  un fanon de baleine, votre encre la liqueur sécrétée par la seiche
  ou l'encornet. Tout me vient maintenant de la mer comme tout lui
  retournera un jour!
  —Vous aimez la mer, capitaine.
  —Oui! je l'aime! La mer est tout! Elle couvre les sept dixièmes du
  globe terrestre. Son souffle est pur et sain. C'est l'immense désert où
  l'homme n'est jamais seul, car il sent frémir la vie à ses côtés. La
  mer n'est que le véhicule d'une surnaturelle et prodigieuse existence;
  elle n'est que mouvement et amour; c'est l'infini vivant, comme l'a dit
  un de vos poëtes. Et en effet, monsieur le professeur, la nature s'y
  manifeste par ses trois règnes, minéral, végétal, animal. Ce dernier
  y est largement représenté par les quatre groupes des zoophytes, par
  trois classes des articulés, par cinq classes des mollusques, par trois
  classes des vertébrés, les mammifères, les reptiles et ces innombrables
  légions de poissons, ordre infini d'animaux qui compte plus de treize
  mille espèces, dont un dixième seulement appartient à l'eau douce. La
  mer est le vaste réservoir de la nature. C'est par la mer que le globe
  a pour ainsi dire commencé, et qui sait s'il ne finira pas par elle! Là
  est la suprême tranquillité. La mer n'appartient pas aux despotes. A sa
  surface, ils peuvent encore exercer des droits iniques, s'y battre, s'y
  dévorer, y transporter toutes les horreurs terrestres. Mais à trente
  pieds au-dessous de son niveau, leur pouvoir cesse, leur influence
  s'éteint, leur puissance disparaît! Ah! monsieur, vivez, vivez au sein
  des mers! Là seulement est l'indépendance! Là je ne reconnais pas de
  maîtres! Là je suis libre!»
  Le capitaine Nemo se tut subitement au milieu de cet enthousiasme qui
  débordait de lui. S'était-il laissé entraîner au-delà de sa réserve
  habituelle? Avait-il trop parlé? Pendant quelques instants, il se
  promena, très-agité. Puis, ses nerfs se calmèrent, sa physionomie
  reprit sa froideur accoutumée, et, se tournant vers moi:
  «Maintenant, monsieur le professeur, dit-il, si vous voulez visiter le
  _Nautilus_, je suis à vos ordres.»
  
  
  CHAPITRE XI
  LE _NAUTILUS_.
  
  Le capitaine Nemo se leva. Je le suivis. Une double porte, ménagée
  à l'arrière de la salle, s'ouvrit, et j'entrai dans une chambre de
  dimension égale à celle que je venais de quitter.
  C'était une bibliothèque. De hauts meubles en palissandre noir,
  incrustés de cuivres, supportaient sur leurs larges rayons un grand
  nombre de livres uniformément reliés. Ils suivaient le contour de
  la salle et se terminaient à leur partie inférieure par de vastes
  divans, capitonnés de cuir marron, qui offraient les courbes les
  plus confortables. De légers pupitres mobiles, en s'écartant ou se
  rapprochant à volonté, permettaient d'y poser le livre en lecture.
  Au centre se dressait une vaste table, couverte de brochures, entre
  lesquelles apparaissaient quelques journaux déjà vieux. La lumière
  électrique inondait tout cet harmonieux ensemble, et tombait de quatre
  globes dépolis à demi engagés dans les volutes du plafond. Je regardais
  avec une admiration réelle cette salle si ingénieusement aménagée, et
  je ne pouvais en croire mes yeux.
  «Capitaine Nemo, dis-je à mon hôte, qui venait de s'étendre sur un
  divan, voilà une bibliothèque qui ferait honneur à plus d'un palais des
  continents, et je suis vraiment émerveillé, quand je songe qu'elle peut
  vous suivre au plus profond des mers.
  —Où trouverait-on plus de solitude, plus de silence, monsieur le
  professeur? répondit le capitaine Nemo. Votre cabinet du Muséum vous
  offre-t-il un repos aussi complet?
  —Non, monsieur, et je dois ajouter qu'il est bien pauvre auprès du
  vôtre. Vous possédez là six ou sept mille volumes...
  —Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les seuls liens qui me
  rattachent à la terre. Mais le monde a fini pour moi le jour où mon
  _Nautilus_ s'est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce
  jour-là, j'ai acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures,
  mes derniers journaux, et depuis lors, je veux croire que l'humanité
  n'a plus ni pensé, ni écrit. Ces livres, monsieur le professeur, sont
  d'ailleurs à votre disposition, et vous pourrez en user librement.»
  Je remerciai le capitaine Nemo, et je m'approchai des rayons de la
  bibliothèque. Livres de science, de morale et de littérature, écrits
  en toute langue, y abondaient, mais je ne vis pas un seul ouvrage
  d'économie politique; ils semblaient être sévèrement proscrits du bord.
  Détail curieux, tous ces livres étaient indistinctement classés, en
  quelque langue qu'ils fussent écrits, et ce mélange prouvait que le
  capitaine du _Nautilus_ devait lire couramment les volumes que sa main
  prenait au hasard.
  Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefs-d'œuvre des maîtres anciens
  et modernes, c'est-à-dire tout ce que l'humanité a produit de plus
  beau dans l'histoire, la poésie, le roman et la science, depuis
  Homère jusqu'à Victor Hugo, depuis Xénophon jusqu'à Michelet, depuis
  Rabelais jusqu'à madame Sand. Mais la science, plus particulièrement,
  faisait les frais de cette bibliothèque; les livres de mécanique,
  de balistique, d'hydrographie, de météorologie, de géographie, de
  géologie, etc., y tenaient une place non moins importante que les
  ouvrages d'histoire naturelle, et je compris qu'ils formaient la
  principale étude du capitaine. Je vis là tout le Humboldt, tout
  l'Arago, les travaux de Foucault, d'Henry Sainte-Claire Deville, de
  Chasles, de Milne-Edwards, de Quatrefages, de Tyndall, de Faraday,
  de Berthelot, de l'abbé Secchi, de Petermann, du commandant Maury,
  d'Agassis, etc., les mémoires de l'Académie des sciences, les bulletins
  des diverses sociétés de géographie, etc., et, en bon rang, les
  deux volumes qui m'avaient peut-être valu cet accueil relativement
  charitable du capitaine Nemo. Parmi les œuvres de Joseph Bertrand, son
  livre intitulé les _Fondateurs de l'Astronomie_ me donna même une date
  certaine; et comme je savais qu'il avait paru dans le courant de 1865,
  je pus en conclure que l'installation du _Nautilus_ ne remontait pas
  à une époque postérieure. Ainsi donc, depuis trois ans, au plus, le
  capitaine Nemo avait commencé son existence sous-marine. J'espérai,
  d'ailleurs, que des ouvrages plus récents encore me permettraient de
  fixer exactement cette époque; mais j'avais le temps de faire cette
  recherche, et je ne voulus pas retarder davantage notre promenade à
  travers les merveilles du _Nautilus_.
  «Monsieur, dis-je au capitaine, je vous remercie d'avoir mis cette
  bibliothèque à ma disposition. Il y a là des trésors de science, et
  j'en profiterai.
  —Cette salle n'est pas seulement une bibliothèque, dit le capitaine
  Nemo, c'est aussi un fumoir.
  —Un fumoir? m'écriai-je. On fume donc à bord?
  —Sans doute.
  —Alors, monsieur, je suis forcé de croire que vous avez conservé des
  relations avec la Havane.
  —Aucune, répondit le capitaine. Acceptez ce cigare, monsieur Aronnax,
  et, bien qu'il ne vienne pas de la Havane, vous en serez content, si
  vous êtes connaisseur.»
  Je pris le cigare qui m'était offert, et dont la forme rappelait celui
  du londrès; mais il semblait fabriqué avec des feuilles d'or. Je
  l'allumai à un petit brasero que supportait un élégant pied de bronze,
  et j'aspirai ses premières bouffées avec la volupté d'un amateur qui
  n'a pas fumé depuis deux jours.
  «C'est excellent, dis-je, mais ce n'est pas du tabac.
  —Non, répondit le capitaine, ce tabac ne vient ni de la Havane ni
  de l'Orient. C'est une sorte d'algue, riche en nicotine, que la mer
  me fournit, non sans quelque parcimonie. Regrettez-vous les londrès,
  monsieur?
  —Capitaine, je les méprise à partir de ce jour.
  —Fumez donc à votre fantaisie, et sans discuter l'origine de ces
  cigares. Aucune régie ne les a contrôlés, mais ils n'en sont pas moins
  bons, j'imagine.
  —Au contraire.»
  A ce moment, le capitaine Nemo ouvrit une porte qui faisait face à
  celle par laquelle j'étais entré dans la bibliothèque, et je passai
  dans un salon immense et splendidement éclairé.
  C'était un vaste quadrilatère, à pans coupés, long de dix mètres,
  large de six, haut de cinq. Un plafond lumineux, décoré de légères
  arabesques, distribuait un jour clair et doux sur toutes les merveilles
  entassées dans ce musée. Car, c'était réellement un musée dans lequel
  une main intelligente et prodigue avait réuni tous les trésors de la
  nature et de l'art, avec ce pêle-mêle artiste qui distingue un atelier
  de peintre.
  [Illustration: Un vaste quadrilatère à pans coupé. (Page 77.)]
  Une trentaine de tableaux de maîtres, à cadres uniformes, séparés par
  d'étincelantes panoplies, ornaient les parois tendues de tapisseries
  d'un dessin sévère. Je vis là des toiles de la plus haute valeur,
  et que, pour la plupart, j'avais admirées dans les collections
  particulières de l'Europe et aux expositions de peinture. Les diverses
  écoles des maîtres anciens étaient représentées par une madone de
  Raphaël, une vierge de Léonard de Vinci, une nymphe du Corrège, une
  femme du Titien, une adoration de Véronèse, une assomption de Murillo,
  un portrait d'Holbein, un moine de Velasquez, un martyr de Ribeira,
  une kermesse de Rubens, deux paysages flamands de Teniers, trois
  petits tableaux de genre de Gérard Dow, de Metsu, de Paul Potter, deux
  toiles de Géricault et de Prudhon, quelques marines de Backuysen et
  de Vernet. Parmi les œuvres de la peinture moderne, apparaissaient
  des tableaux signés Delacroix, Ingres, Decamp, Troyon, Meissonnier,
  Daubigny, etc., et quelques admirables réductions de statues de marbre
  ou de bronze, d'après les plus beaux modèles de l'antiquité, se
  dressaient sur leurs piédestaux dans les angles de ce magnifique musée.
  Cet état de stupéfaction que m'avait prédit le commandant du _Nautilus_
  commençait déjà à s'emparer de mon esprit.
  «Monsieur le professeur, dit alors cet homme étrange, vous excuserez le
  sans-gêne avec lequel je vous reçois, et le désordre qui règne dans ce
  salon.
  —Monsieur, répondis-je, sans chercher à savoir qui vous êtes, m'est-il
  permis de reconnaître en vous un artiste?
  —Un amateur, tout au plus, monsieur. J'aimais autrefois à
  collectionner ces belles œuvres créées par la main de l'homme. J'étais
  un chercheur avide, un fureteur infatigable, et j'ai pu réunir quelques
  objets d'un haut prix. Ce sont mes derniers souvenirs de cette terre
  qui est morte pour moi. A mes yeux, vos artistes modernes ne sont déjà
  plus que des anciens; ils ont deux ou trois mille ans d'existence, et
  je les confonds dans mon esprit. Les maîtres n'ont pas d'âge.
  —Et ces musiciens? dis-je, en montrant des partitions de Weber, de
  Rossini, de Mozart, de Beethoven, d'Haydn, de Meyerbeer, d'Herold,
  de Wagner, d'Auber, de Gounod, et nombre d'autres, éparses sur un
  piano-orgue de grand modèle qui occupait un des panneaux du salon.
  —Ces musiciens, me répondit le capitaine Nemo, ce sont des
  contemporains d'Orphée, car les différences chronologiques s'effacent
  dans la mémoire des morts,—et je suis mort, monsieur le professeur,
  aussi bien mort que ceux de vos amis qui reposent à six pieds sous
  terre!»
  Le capitaine Nemo se tut et sembla perdu dans une rêverie profonde.
  Je le considérais avec une vive émotion, analysant en silence les
  étrangetés de sa physionomie. Accoudé sur l'angle d'une précieuse table
  de mosaïque, il ne me voyait plus, il oubliait ma présence.
  Je respectai ce recueillement, et je continuai de passer en revue les
  curiosités qui enrichissaient ce salon.
  Auprès des œuvres de l'art, les raretés naturelles tenaient une place
  très importante. Elles consistaient principalement en plantes, en
  coquilles et autres productions de l'Océan, qui devaient être les
  trouvailles personnelles du capitaine Nemo. Au milieu du salon, un
  jet d'eau, électriquement éclairé, retombait dans une vasque faite
  d'une seule tridacne. Cette coquille, fournie par le plus grand des
  mollusques acéphales, mesurait sur ses bords, délicatement festonnés,
  une circonférence de six mètres environ; elle dépassait donc en
  grandeur ces belles tridacnes qui furent données à François Ier par la
  République de Venise, et dont l'église Saint-Sulpice, à Paris, a fait
  deux bénitiers gigantesques.
  Autour de cette vasque, sous d'élégantes vitrines fixées par des
  armatures de cuivre, étaient classés et étiquetés les plus précieux
  produits de la mer qui eussent jamais été livrés aux regards d'un
  naturaliste. On conçoit ma joie de professeur.
  L'embranchement des zoophytes offrait de très curieux spécimens de
  ses deux groupes des polypes et des échinodermes. Dans le premier
  groupe, des tubipores, des gorgones disposées en éventail, des
  éponges douces de Syrie, des isis des Molluques, des pennatules, une
  virgulaire admirable des mers de Norwége, des ombellulaires variées,
  des alcyonnaires, toute une série de ces madrépores que mon maître
  Milne-Edwards a si sagacement classés en sections, et parmi lesquels je
  remarquai d'adorables flabellines, des oculines de l'île Bourbon, le
  «char de Neptune» des Antilles, de superbes variétés de coraux, enfin
  toutes les espèces de ces curieux polypiers dont l'assemblage forme
  des îles entières qui deviendront un jour des continents. Dans les
  échinodermes, remarquables par leur enveloppe épineuse, les astéries,
  les étoiles de mer, les pantacrines, les comatules, les astérophons,
  les oursins, les holoturies, etc., représentaient la collection
  complète des individus de ce groupe.
  Un conchyliologue un peu nerveux se serait pâmé certainement
  devant d'autres vitrines plus nombreuses où étaient classés les
  échantillons de l'embranchement des mollusques. Je vis là une
  collection d'une valeur inestimable, et que le temps me manquerait à
  décrire tout entière. Parmi ces produits, je citerai, pour mémoire
  seulement,—l'élégant marteau royal de l'Océan indien, dont les
  régulières taches blanches ressortaient vivement sur un fond rouge
  et brun,—un spondyle impérial, aux vives couleurs, tout hérissé
  d'épines, rare spécimen dans les muséums européens, et dont j'estimai
  la valeur à vingt mille francs,—un marteau commun des mers de la
  Nouvelle-Hollande, qu'on se procure difficilement,—des buccardes
  exotiques du Sénégal, fragiles coquilles blanches à doubles valves,
  qu'un souffle eût dissipées comme une bulle de savon,—plusieurs
  variétés des arrosoirs de Java, sortes de tubes calcaires bordés de
  replis foliacés, et très disputés par les amateurs,—toute une série de
  troques, les uns jaunes-verdâtres, pêchés dans les mers d'Amérique, les
  autres d'un brun-roux, amis des eaux de la Nouvelle-Hollande, ceux-ci,
  venus du golfe du Mexique, et remarquables par leur coquille imbriquée,
  ceux-là, des stellaires trouvés dans les mers australes, et enfin, le
  plus rare de tous, le magnifique éperon de la Nouvelle-Zélande;—puis,
  d'admirables tellines sulfurées, de précieuses espèces de cythérées
  et de Vénus, le cadran treillissé des côtes de Tranquebar, le sabot
  marbré à nacre resplendissante, les perroquets verts des mers de
  Chine, le cône presque inconnu du genre _Cœnodulli_, toutes les
  variétés de porcelaines qui servent de monnaie dans l'Inde et en
  Afrique, «la Gloire de la Mer», la plus précieuse coquille des Indes
  orientales;—enfin des littorines, des dauphinules, des turritelles,
  des janthines, des ovules, des volutes, des olives, des mitres, des
  casques, des pourpres, des buccins, des harpes, des rochers, des
  tritons, des cérites, des fuseaux, des strombes, des ptérocères, des
  patelles, des hyales, des cléodores, coquillages délicats et fragiles,
  que la science a baptisés de ses noms les plus charmants.
  A part, et dans des compartiments spéciaux, se déroulaient des
  chapelets de perles de la plus grande beauté, que la lumière électrique
  piquait de pointes de feu, des perles roses, arrachées aux pinnes
  marines de la mer Rouge, des perles vertes de l'haliotyde iris, des
  perles jaunes, bleues, noires, curieux produits des divers mollusques
  de tous les océans et de certaines moules des cours d'eau du Nord,
  enfin plusieurs échantillons d'un prix inappréciable qui avaient été
  distillés par les pintadines les plus rares. Quelques-unes de ces
  perles surpassaient en grosseur un œuf de pigeon; elles valaient, et
  au delà, celle que le voyageur Tavernier vendit trois millions au shah
  de Perse, et primaient cette autre perle de l'iman de Mascate, que je
  croyais sans rivale au monde.
  Ainsi donc, chiffrer la valeur de cette collection était, pour ainsi
  dire, impossible. Le capitaine Nemo avait dû dépenser des millions pour
  acquérir ces échantillons divers, et je me demandais à quelle source il
  puisait pour satisfaire ainsi ses fantaisies de collectionneur, quand
  je fus interrompu par ces mots:
  «Vous examinez mes coquilles, monsieur le professeur. En effet, elles
  peuvent intéresser un naturaliste; mais, pour moi, elles ont un charme
  de plus, car je les ai toutes recueillies de ma main, et il n'est pas
  une mer du globe qui ait échappé à mes recherches.
  —Je comprends, capitaine, je comprends cette joie de se promener au
  milieu de telles richesses. Vous êtes de ceux qui ont fait eux-mêmes
  leur trésor. Aucun muséum de l'Europe ne possède une semblable
  collection des produits de l'Océan. Mais si j'épuise mon admiration
  pour elle, que me restera-t-il pour le navire qui les porte! Je ne veux
  point pénétrer des secrets qui sont les vôtres! Cependant, j'avoue que
  ce _Nautilus_, la force motrice qu'il renferme en lui, les appareils
  qui permettent de le manœuvrer, l'agent si puissant qui l'anime, tout
  cela excite au plus haut point ma curiosité. Je vois suspendus aux murs
  de ce salon des instruments dont la destination m'est inconnue. Puis-je
  savoir?...
  —Monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Nemo, je vous ai dit que
  vous seriez libre à mon bord, et par conséquent, aucune partie du
  _Nautilus_ ne vous est interdite. Vous pouvez donc le visiter en détail
  et je me ferai un plaisir d'être votre cicérone.
  —Je ne sais comment vous remercier, monsieur, mais je n'abuserai pas
  de votre complaisance. Je vous demanderai seulement à quel usage sont
  destinés ces instruments de physique...
  —Monsieur le professeur, ces mêmes instruments se trouvent dans ma
  chambre, et c'est là que j'aurai le plaisir de vous expliquer leur
  emploi. Mais auparavant, venez visiter la cabine qui vous est réservée.
  Il faut que vous sachiez comment vous serez installé à bord du
  _Nautilus_.»
  Je suivis le capitaine Nemo, qui, par une des portes percées à chaque
  pan coupé du salon, me fit rentrer dans les coursives du navire. Il me
  conduisit vers l'avant, et là je trouvai, non pas une cabine, mais une
  chambre élégante, avec lit, toilette et divers autres meubles.
  Je ne pus que remercier mon hôte.
  [Illustration: La chambre du capitaine Nemo. (Page 82.)]
  «Votre chambre est contiguë à la mienne, me dit-il, en ouvrant une
  porte, et la mienne donne sur le salon que nous venons de quitter.»
  J'entrai dans la chambre du capitaine. Elle avait un aspect sévère,
  presque cénobitique. Une couchette de fer, une table de travail,
  quelques meubles de toilette. Le tout éclairé par un demi-jour. Rien de
  confortable. Le strict nécessaire, seulement.
  Le capitaine Nemo me montra un siége.
  «Veuillez vous asseoir,» me dit-il.
  
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