Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques - 09

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«Nous ne savons à quelle fatalité attribuer le silence des journaux
quotidiens à son égard; est-ce que par hasard la supériorité d'un
écrivain aussi jeune que M. Victor Hugo donnerait de l'ombrage et du
souci à quelques hommes de lettres en crédit? Ce serait là un sentiment
bien bas, mais au reste bien digne d'un siècle essentiellement jaloux
et dépréciateur; car, de nos jours dans le compte que l'on rend des
meilleurs ouvrages, il règne habituellement une certaine réserve
cauteleuse, assez proche parente de l'envie et de la médiocrité.
Heureusement pour M. V. Hugo, une édition épuisée sans annonce, les
éloges et l'amitié si honorables de M. de Chateaubriand et de M. de
Lamennais sont une fort belle compensation.»
Que l'on veuille se souvenir que le poète et le critique n'avaient pas
à eux deux, plus de quarante ans.
Adolphe de Saint-Valry fut un des sept fondateurs de la _Muse
française_, avec Émile Deschamps, Guiraud, Soumet, Victor Hugo,
Alfred de Vigny et Desjardins. (Ce Desjardins, doit être l'auteur
d'un drame «en cinq coupes d'amertume», _Semiramis la Grande_, dont
les lecteurs de l'_Intermédiaire_ n'ignorent pas le titre. Il semble
avoir été professeur libre et avoir collaboré à la _Tribune_ de Germain
Sarrut. C'est, parmi les Romantiques de la première heure, un des plus
inconnus.)
Il prit une part active, en l'absence de Guiraud, à la préparation
du premier numéro, qui parut le 28 juillet 1823 sous la date du
15, et, quand, après douze numéros, la _Muse_ disparut, le 15 juin
1824, survivant à peine huit jours à la disgrâce de Chateaubriand,
dont le grand public ignora longtemps les causes, ou tout au moins
l'une d'entre elles, ce fut Saint-Valry, qui, non sans esprit et
sans courage, traça le portrait d'Auguste, l'ami hier tout puissant,
aujourd'hui ministre révoqué, «car il est doux de rendre hommage à
la vertu et au courage d'un homme de bien, et peut-être n'est-il pas
encore défendu d'accompagner jusqu'aux portes de Rome Cicéron partant
pour l'exil».
En vérité, Saint-Valry donnait mieux, là, que des espérances, et, en
dehors de leur amitié, l'on comprend en quelle singulière estime le
pouvait tenir Hugo qui avait souvent été son hôte à Montfort-l'Amaury,
dont ils ont, l'un et l'autre, chanté les ruines. (_Odes et Ballades_,
Odes Livre V, Ode XVII; _Les Annales romantiques_, 1826.)
On doit à Adolphe de Saint-Valry un roman, publié en 1836: _Mme de
Mably_.
Cf. Ch.-M. Des Granges: _La Presse littéraire sous la
Restauration._--Léon Séché: _Le Cénacle de la Muse
française_.--_L'Intermédiaire des Chercheurs et Curieux_, 1893.]
A Adolphe de Saint-Valry.
Blois, 7 mai 1825.
Oui, mon ami, de cette ville historique et pittoresque, je tournerai
bien souvent mes regards vers Paris et Montfort, et le château de
Blois ne me fera point oublier Saint-Laurent. J'ai passé là en août
1821, des moments bien doux et votre excellente mère m'y a fait
presque oublier pendant huit jours l'admirable mère que je venais de
perdre.
Je vous remercie des nouvelles que vous me donnez. Je suis charmé
que le bon Jules Lefèvre vous doive la vente de son _Clocher de
Saint-Marc_. C'est un homme d'un vrai talent, et il ne manque à ce
talent qu'un succès.
Rien de tout cela ne vous manque à vous, mon cher ami, et vous avez
tort de désespérer de vous-même; il faut que votre poème se vende,
et il se vendra. Entre le talent et le public, le traité est bientôt
fait.
On me dit ici que l'on dit là-bas que j'ai fait abjuration de mes
_hérésies littéraires_, comme notre grand poète Soumet. Démentez le
fait bien haut partout où vous serez, vous me rendrez service.
J'ai visité hier Chambord. Vous ne pouvez vous figurer comme c'est
singulièrement beau. Toutes les magies, toutes les poésies, toutes
les _folies_ mêmes sont représentées dans l'admirable bizarrerie de
ce palais de fées et de chevaliers. J'ai gravé mon nom sur le faîte
de la plus haute tourelle[132]; j'ai emporté un peu de pierre et
de mousse de ce sommet, et un morceau de châssis de la croisée sur
laquelle François Ier a inscrit les deux vers:
[Note 132: Marie-Caroline, duchesse de Berry, devait suivre ce
mauvais exemple, le 18 juin 1828, lors de sa visite à Chambord.
(_Relation du voyage de S.A.R. Madame, Duchesse de Berry, dans la
Touraine, l'Anjou, la Bretagne, la Vendée, et le Midi de la France en
1828_; par M. le vicomte Walsh. (Paris, Hiver, 1829, tome I, p. 24.) Il
faut lire dans les mémoires d'Horace de Viel Castel comment il traite
ce «Walsh d'Irlande».
Sur Chambord, cf. L. de la Saussaye: _Le château de Chambord_, 8e
édit. Lyon, Perrin, 1859, in-8º, de VII; 137 pp.]
Souvent femme varie
Bien fol est qui s'y fie
Ces deux reliques me sont précieuses.
Adieu, mon ami, vous savez que le roi m'invite à son sacre. Je serai
à Paris vers le 29, et je vous embrasserai.
L'amitié d'un homme comme vous est douce et inappréciable.
Victor[133].
[Note 133: Victor Hugo: _Correspondance_, 1815-1835, pp. 48-49.]
Le lendemain ou le surlendemain, le général emmenait ses hôtes
passer quelques jours à la Miltière, la propriété qu'il possédait en
Sologne[134], d'où, après avoir écrit de façon plaisante à son jeune
beau-frère, Paul Foucher[135], le 9 ou le 10 mai, il adressait, le 12,
cette lettre plus sérieuse à son beau-père.
[Note 134: Par acte passé devant Me Pardessus, notaire à Blois,
le 12 décembre 1823, le général Hugo, avait acquis au prix de 31.000
francs cette petite propriété située communes de Pruniers et de Lassay
(Loir-et-Cher) avec la locature de Laudinière. «Elle consistait d'après
l'acte, en: maison de maître, grange, cénacles, un enclos appelé le
parc de la Miltière, distribué en jardins anglais et entouré de fossés,
contenant environ 5 hectares de terre, prés et taillis.» (L. B.)]
[Note 135: _Correspondance_, pp. 50-51.
Né en 1818 et mort en 1875, Paul-Henri Foucher devait être en 1828
le collaborateur de son beau-frère dans le drame d'_Amy Robsart_.
Drames, opéras, ballets, romans, chroniques, Paul Foucher a un peu
affronté tous les genres et l'on ne doit pas oublier ses intéressantes
correspondances parisiennes adressées à l'_Indépendance belge_.
Alfred de Musset semble avoir lié à jamais son nom à celui de Mélanie
Waldor:
Quand Madame Waldor à Paul Foucher s'accroche,
Montrant le tartre de ses dents...
]
Il ne s'agit pas dans celle-ci de baccalauréat ou des jeux du soleil
à travers le lierre tapissant «une salle de verdure attenante à la
Miltière».
Le sacre approche, Victor n'a reçu encore ni sa croix de la Légion
d'honneur, ni les papiers la concernant. Il craint «de ne pouvoir
porter la décoration au sacre, ce qui serait inconvenant». Il prie son
beau-père de vouloir bien passer à la chancellerie pour stimuler un peu
l'apathie des bureaux.
Puis, ce sont les 350 francs demandés à Reims pour une chambre,--la
province est sans pitié quand elle a occasion d'écorcher quelques
Parisiens,--et si ce n'est tout à fait le chapitre des chapeaux, c'est
tout au moins celui du tailleur et du chapelier. Du protocole presque.
La Miltière, 12 mai 1825.
Mon cher papa,
Le messager envoyé par mon père à Blois est de retour. Il nous
rapporte l'aimable lettre de maman à son Adèle, que nous avons lue
en famille et une lettre fort cordiale de Victor Foucher[136], qui
nous fait aussi beaucoup de plaisir. Nous nous attendions également
à recevoir la croix de la Légion d'honneur et les papiers, etc.,
que vous nous avez annoncés pour le commencement de cette semaine.
Notre espérance est frustrée de ce côté, et mon père désirerait que
vous eussiez la bonté de passer encore une fois à la Légion, pour
presser cet envoi. Car ma place est retenue pour le 19 au matin, et
si nous ne recevions pas tout cela au moins le 18, je courrais grand
risque de ne pouvoir porter la décoration au sacre, ce qui serait
inconvenant.
[Note 136: Victor-Adrien Foucher, beau-frère de Victor Hugo, né
comme lui, en 1802, mort en 1866. Magistrat, Victor Foucher a dirigé de
1833 à 1862 la _Collection des lois civiles et criminelles des États
modernes_ et a laissé en outre, un certain nombre d'ouvrages et de
brochures d'un caractère juridique.
Paul Lacroix attribue à Victor Foucher vingt articles, signés F., du
_Conservateur littéraire_.]
Je sens, mon excellent père, combien je vous donne de peines, et
je suis pénétré d'une vive reconnaissance de toutes vos bontés. La
lettre de maman Foucher est bonne comme elle: elle est remplie de
détails qui nous intéressent. Nous sommes enchantés des progrès de
Juju[137] autant que de Didine[138]; quand nous serons de retour à
Paris ces deux enfants seront l'objet de nos curiosités réciproques,
et nous aurons de longs récits à nous faire.
[Note 137: Julie Foucher, la toute jeune sœur d'Adèle Hugo, mariée
plus tard au graveur Paul Chenay (1818-1906) auteur d'un volume de
souvenirs intimes: _Victor Hugo à Guernesey_.
(Paris, Juven, S. D. in-12), de 296 pp.]
[Note 138: Léopoldine Hugo.]
Voudriez-vous encore ajouter à tous vos soins paternels celui de
payer nos contributions dont le papier a été remis à maman. Nous vous
rembourserons cette petite somme.
Maman nous apprend que la chambre à Reims est louée 350 francs et
qu'on cherche une quatrième personne. Est-ce pour la voiture ou
pour le logement? Vous me disiez dans votre dernière que Beauchêne
s'occupait de la fabrication de mon habit. Comment a-t-il eu ma
mesure? Il faudra sans doute les culottes, bas, souliers à boucles,
épée d'acier, chapeau à galon d'acier et plumes. En quel métal
doivent être les boucles de la culotte et des souliers? Faudra-t-il
les jabots et les manchettes?
Parlez de nous à la bonne Mme Deschamps. M. Deschamps[139] m'a
écrit une charmante lettre. Veuillez l'en remercier en attendant que
je le fasse moi-même.
[Note 139: Père d'Émile et d'Antoni Deschamps.]
Paul a dû recevoir aujourd'hui une lettre de moi, la première que
j'ai écrite de la Miltière. Celle-ci est la seconde. Je vais écrire
la troisième à Charles Nodier.
Adieu, mon cher et bon père; papa et son excellente femme, mon Adèle
et sa petite Didine aux joues fermes, vous embrassent ainsi que maman
Foucher, et je me joins à eux de cœur. Vous ne sauriez croire comme
on parle de vous en Sologne à l'heure qu'il est.
Votre fils tendrement dévoué,
Victor.
Mon portier a-t-il reçu quelque lettre depuis notre départ? J'en
reçois une bien paternelle de M. de la Rivière[140].
[Note 140: M. de la Rivière, le vieux maître d'école de Victor rue
Saint-Jacques. Il en sera, ultérieurement, plus longuement question.]
Écrivez toujours à Blois[141].
[Note 141: _Correspondance_, pp. 223-225.]
Victor Hugo a raconté assez sommairement son séjour à Reims et ses
impressions au cours de la cérémonie du sacre, à laquelle il fait
assister Lamartine[142], dont M. Edmond Biré a, depuis, établi
l'absence à ce gala où le carton peint semble avoir été un trop
fréquent accessoire[143].
[Note 142: _Victor Hugo raconté par un Témoin de sa Vie_, tome II,
p. 92.]
[Note 143: _Victor Hugo avant 1830_, p. 377.]
Il convient d'être plus bref encore. Ce fut pour Victor l'occasion, et
elle était excellente, d'écrire l'_Ode sur le Sacre_[144].
[Note 144: _Odes_, livre III (1824-1828), ode IV.]
Il aimait le sujet. Les Bourbons l'avaient jusqu'ici heureusement
inspiré. Louis XVIII ne s'était point montré ingrat. Charles X ne le
fut point davantage.


VII
L'Ode sur _le Sacre_.--Une promotion désirée: le lieutenant-général
comte Hugo.--Une dette sacrée.--Ce bon M. de la Rivière.--Le _voyage au
Mont-Blanc et dans la vallée de Chamonix_.--Naissance de Charles-Victor
Hugo.

Ces vers firent plus sans doute pour la nomination du général Hugo au
grade de lieutenant-général que les démarches répétées de jadis auprès
de MM. de Chateaubriand et de Clermont-Tonnerre et du duc d'Angoulême
lui-même.
Le sacre est du 29 mai. Le 5 juin, le _Moniteur Universel_ nº 156,
publiait cette promotion si ardemment désirée:
«M. le Maréchal-de-camp Hugo, vient d'être nommé lieutenant-général.»
Le fils s'en réjouit autant que le père. Il est de nouveau à Gentilly,
chez un ami, cette fois, et de cette banlieue, il adresse ses
félicitations au nouveau lieutenant-général, «M. le Lieutenant-général
Comte Hugo», et ses excuses à Mme Hugo pour la négligence de
Ladvocat.
Gentilly, 19 juin.
Mon cher papa,
C'est de ma campagne où je suis allé passer quelques jours chez
un ami qui demeure à deux lieues de Paris, que je te réponds. Je
regrette bien que tu y sois toi-même en ce moment. Les chaleurs
excessives, la solitude et le dénuement de la Miltière me font
trembler pour ta chère santé. Il me semble que tu aurais dû retarder
ce voyage quelque important qu'il pût être, et ne pas t'aventurer
tout seul dans cette saison au milieu des déserts de la Sologne.
Tu sais comme moi combien les pays humides et sablonneux exhalent
de miasmes morbifiques dans les grandes chaleurs, et mon Adèle te
reproche tendrement de nous avoir donné l'inquiétude de te savoir
là-bas.
Les journaux de Paris ont annoncé ta promotion de la manière la plus
flatteuse. Que t'importe un oubli qu'ils font si fréquemment? Que
t'importe la jalousie? Il suffit de ton nom et de ta réputation pour
mériter l'envie. Résigne-toi, mon noble père, à cet inconvénient de
toute position élevée.
J'ai rempli ta commission auprès d'Adolphe.
Tu ne m'étonnes pas en m'apprenant que ta femme n'a pas reçu son
exemplaire. J'avais remis à Ladvocat le paquet à son adresse avec
beaucoup d'autres, pour qu'il le mît à la poste. Tu connais la
négligence de ce libraire. Partant pour la campagne j'ai dû me
reposer sur lui de ce soin, et j'ai déjà reçu plusieurs plaintes
comme la tienne. Le messager qui va porter cette lettre à la poste
à Paris, va être chargé en même temps d'un petit mot sévère pour
Ladvocat et de l'ordre de réparer sur-le-champ cet oubli. Si j'en
avais ici un seul exemplaire je l'enverrais directement à ta femme,
mais j'espère que Ladvocat sera soigneux cette fois.
Je suis heureux que mon ode t'ait fait quelque plaisir. Son succès
ici passe mon espérance. Elle a été réimprimée par sept ou huit
journaux. Je vais la présenter au Roi.
Adieu, mon excellent père, je n'ai que le temps de fermer cette
lettre et de t'embrasser bien tendrement. Ma femme et Didine
embrassent la tienne.
Didine nous a un peu inquiétés ces jours-ci: ses dents la tourmentent.
Je reçois à l'instant une lettre d'Émile Deschamps où je lis: «M. le
Général Hugo nous a fait bien plaisir en devenant lieutenant-général.
Y aurait-il quelque moyen de lui faire parvenir nos félicitations et
l'hommage de mon respect?» Tout le monde applaudit.
Le 24 juin, en effet, l'auteur de l'_Ode sur le Sacre_ avait l'honneur
de présenter lui-même ses vers au roi.
O Dieu! garde à jamais ce roi qu'un peuple adore!
Romps de ses ennemis les flèches et les dards,
Qu'ils viennent du couchant, qu'ils viennent de l'aurore,
Sur des coursiers ou sur des chars!
Charles, comme au Sina, t'a pu voir face à face!
Du moins qu'un long bonheur efface
Ses bien longues adversités.
Qu'ici-bas des élus il ait l'habit de fête.
Prête à son front royal deux rayons de ta tête;
Mets deux anges à ses côtés!
Ce n'est point assez que sept ou huit journaux les aient déjà
reproduits. La gloire des caractères des presses royales leur manquait.
Charles X allait la leur accorder:
Nous avons annoncé que le roi avait accueilli avec bonté M.
Victor Hugo, auteur d'une _Ode sur le Sacre_. M. le vicomte de la
Rochefoucauld, chargé du département des Beaux-Arts, vient d'informer
ce jeune poète que Sa Majesté, voulant témoigner la satisfaction
que lui a causée la lecture de cette ode, avait ordonné qu'elle
fût réimprimée avec tout le luxe typographique par les presses de
l'Imprimerie royale[145].
[Note 145: _Moniteur Universel_, 30 juin 1825.]
Les titres du père sont énoncés désormais en toutes lettres et la
correspondance est adressée à
Monsieur
Monsieur le lieutenant général Comte Hugo
A Blois.
quand ce n'est point à «Madame la Comtesse Hugo».
Précédant le départ pour la Suisse des Hugo et des Nodier, ce voyage
littéraire dont Urbain Canel fit les frais, un geste qui précéda sa
faillite, voici une lettre d'un tout autre ton.
Il s'agit bien d'une dette d'honneur; le prix, dû encore à M. de la
Rivière, le vieil instituteur de la rue Saint-Jacques, des leçons
données jadis à Victor[146]. Le brave homme, devenu, comme Biscarrat,
un ami pour l'écolier de naguère, s'était contenté de présenter
autrefois sa note. Mais au lendemain de la mort de Mme Hugo, la
vraie, le piteux état de la succession n'avait point permis à sa
délicatesse d'insister... puis, étaient venues la vieillesse et les
infirmités.
[Note 146: «Ils n'avaient pas, surtout Victor, l'âge du collège;
elle (Mme Hugo) les envoya d'abord à une école de la rue
Saint-Jacques où un brave homme et une brave femme enseignaient aux
fils d'ouvriers la lecture, l'écriture et un peu d'arithmétique.
Le père et la mère Larivière, comme les appelaient les écoliers,
méritaient cette appellation par la paternité et la maternité de leur
enseignement. Ça se passait en famille. La femme ne se gênait pas, la
classe commencée, pour apporter au mari sa tasse de café au lait, pour
lui prendre des mains le devoir qu'il était en train de dicter, et pour
dicter à sa place pendant qu'il déjeunait.
Ce Larivière, du reste, était un homme instruit et qui eût pu être
mieux que maître d'école. Il sut très bien, quand il le fallut,
enseigner aux deux frères le latin et le grec. C'était un ancien prêtre
de l'Oratoire. La Révolution l'avait épouvanté, et il s'était vu
guillotiné s'il ne se mariait pas; il avait mieux aimé donner sa main
que sa tête. Dans sa précipitation, il n'était pas allé chercher sa
femme bien loin; il avait pris la première qu'il avait trouvée auprès
de lui, sa servante.»
(_Victor Hugo raconté par un Témoin de sa Vie_, tome I, pp. 51-52.)]
Le fils plaide joliment auprès du général la cause de son ancien
maître. Il a fait, lui-même, le sacrifice d'une montre en or, dont il
se proposait l'acquisition, pour éteindre en partie cette dette: le
général n'aura plus qu'un reliquat de 286 francs et quelques centimes à
payer... et tardera un peu à le faire.
Paris, 18 juillet 1825.
Mon cher Papa,
C'est avec un véritable regret que je me vois contraint de t'envoyer
la lettre et la note ci-incluses. Ces deux pièces ont besoin d'une
petite explication que voici. Ces jours passés, mon vieil et
respectable maître, M. de la Rivière, se présenta chez moi: j'étais
sorti. Il dit avoir quelque chose de pressant à me communiquer. Je
m'empressai de me rendre chez lui, comme je le fais toujours chaque
fois que je suppose qu'il peut avoir besoin de moi. Cet excellent
homme m'exposa alors que sa position, que son âge et celui de sa
femme rendaient plus gênée chaque jour l'obligeaient de me rappeler
une dette sur laquelle il s'était tu jusqu'à présent, pensant que
ta fortune ou la nôtre ne nous permettaient pas encore d'y faire
honneur. Mais la nécessité l'emportant sur son excessive délicatesse,
il s'est vu enfin forcé à cette démarche. Cette dette est celle
de 486 fr. 80, qui se trouve expliquée dans la note ci-jointe. Je
me suis parfaitement rappelé qu'à la mort de ma mère nous avions
effectivement ce mémoire dans ses papiers, mais je pensais qu'Abel
s'était chargé du soin de l'envoyer et depuis j'avais totalement
oublié cette dette que je croyais éteinte avec le petit nombre
d'autres modiques dettes que ma mère a laissées et dont la majeure
partie fut dans le temps acquittée sur le produit de son argenterie
et de ses robes. Je savais aussi que tu avais fait honneur aux autres
créanciers, et je croyais M. de la Rivière de ce nombre. Comme
le besoin était pressant, je pris l'avis de ma femme; et de son
consentement je m'empressai d'envoyer à M. de la Rivière une somme
de _deux cents_ francs que j'avais disponible et que je réservais
pour m'acheter une montre, cette somme, mon cher papa, servira à te
décharger d'autant sur le total de la dette, c'est une fort légère
privation que je m'impose en renonçant à cette montre, et je puis le
faire sans me gêner. D'ailleurs, je sais, excellent père, que tu es
loin d'être riche, et puisque je suis pour une part dans la dépense
faite par M. de la Rivière, ces 200 francs seront ma cotisation
personnelle. Ne songe donc plus qu'au reliquat de 286 fr. 80. Il est
absolument inutile que je te dise, cher papa, combien une créance de
ce genre est sacrée. Le peu que nous savons, le peu que nous valons,
nous le devons en grande partie à cet homme vénérable et je ne doute
pas que tu ne t'empresses de le satisfaire, d'autant plus qu'il en
a besoin. Il ne subsiste que du produit d'une petite école primaire
dont le modique revenu diminue de jour en jour, l'affaiblissement
progressif de ses organes et de ses facultés lui faisant perdre par
degrés tous ses élèves. Il a attendu dix ans avec une délicatesse
admirable, et c'est le seul reproche qu'on lui puisse faire, car
je suis sûr que tu aurais fait cesser l'objet de sa réclamation
si tu l'avais connu plus tôt. C'est ce que (je) lui ai dit, en
l'engageant à m'envoyer en hâte son compte pour te le faire parvenir.
Tu le trouveras ci-inclus avec la lettre qu'il m'a écrite. Je vais
m'occuper de chercher l'ancien mémoire détaillé et si je le trouve
dans le peu qui nous reste des papiers de ma mère, je te l'enverrai
sans perdre de tems. En attendant tu peux considérer sa note comme
authentique.
Adieu, mon bon cher père, mon Adèle te prie d'embrasser pour elle ses
deux mères et de leur dire que Juju et Didine se portent à merveille.
Tout va bien ici, et tout est impatient de revoir maman Foucher.
Mille hommages à Mmes Br...,[147] Pinlevé, etc., amitiés à tes
amis.
[Note 147: Femme du colonel Brousse, sous-directeur, puis directeur
du haras à Blois, l'un des amis et des voisins du général Hugo; née
Francesca Gazza, Mme Brousse est morte, centenaire, le 26 mars 1879.]
M. de la Rivière, chef d'institution primaire, demeure rue
Saint-Jacques, vis-à-vis l'église de Saint-Jacques du Haut-Pas.
Je t'embrasse bien tendrement.
Ton fils respectueux et dévoué,
Victor.
Je m'occupe de toutes tes commissions. Le Roi m'a fait annoncer qu'il
avait ordonné qu'on ajoutât à toutes les faveurs dont il m'honore un
envoi de porcelaines. C'est me combler.
Suit le fameux voyage en Suisse, le _Voyage poétique et pittoresque au
Mont-Blanc et dans la vallée de Chamonix_, dont Charles Nodier devait
fournir le texte et dont Hugo, seul, a écrit le récit, de Sallences à
Servoz, et de Servoz à Chamonix[148].
[Note 148: Publiés d'abord dans la _Revue de Paris_ (1829) et dans
la _Revue des Deux Mondes_ (1831), ces deux fragments ont pris place
dans _Victor Hugo raconté par un Témoin de sa Vie_, t. II, pp. 108-126.]
--Quel beau livre ce sera! avait dit Mme Nodier, à Sallences, où
l'on déjeunait.
--S'il se fait[149], avait répondu la femme du poète, et Adèle Hugo
avait raison.
[Note 149: _Victor Hugo raconté_, tome II, p. 106.]
Paris, 31 juillet.
Cher Papa,
Nous apprenons pour la première fois avec regret, que tu vas bientôt
peut-être venir à Paris; c'est que nous en partons; et tu conviendras
qu'il est dur d'en partir quand tu vas y arriver.
Notre excursion en Suisse s'exécute. Mardi, à 2 heures du matin, nous
roulerons vers Fontainebleau. J'ai été horriblement souffrant toute
la semaine d'un torticoli, mais je suis mieux, et le voyage achèvera
de me remettre.
Les libraires paient notre voyage et au delà. Ils me donnent 2.250
francs pour quatre méchantes odes. C'est bien payé. Je ne crois
pas que Lamartine puisse être de la partie, il vient d'être nommé
secrétaire d'ambassade à Florence. Nodier est des nôtres.
Je te remercie pour M. de la Rivière. Je lui ai écrit tes bonnes
intentions, j'aurais seulement désiré que tu puisses lui donner
quelque chose avant le 1er janvier.
Nous avons vu M. Driollet. Il dit que l'affaire Lambert[150] va bien.
Abel en dit autant.
[Note 150: Lors de sa mort en 1828, le général Hugo figurait parmi
les administrateurs de la «Banque Lambert».]
Ta femme avait bien raison. Cette Augustine était pire qu'un mauvais
sujet, c'était un _petit monstre_. Nous l'avons renvoyée. Elle est
placée chez un herboriste. Je voudrais que tu en fisses prévenir sa
mère.
Didine se porte à merveille. J'ai commandé des cartes séparées pour
ta femme et pour toi. Il n'est plus de mode, à ce que m'a dit le
graveur, d'en donner de collectives.
Adieu, mon excellent père, embrasse ta femme pour moi. Nous
t'embrassons bien tendrement.
Ton fils respectueux et dévoué,
Victor.
Adolphe te remettra les cartes.
Le ménage a continué à vagabonder, et, c'est le retour à Paris, où
il convie quelques amis à déjeuner. Mme Victor Hugo s'enquiert
auprès de sa belle-mère, d'un beau poisson acheté à bon compte à la
poissonnerie de Blois, qui pût arriver frais à Paris.
Ma chère maman, il y a bien longtemps que je voulais vous écrire,
mais les embarras de domestique, joints à ceux du voyage, car nous
venons encore d'aller passer quelques jours à dix lieues de Paris, ne
m'ont pas laissé un moment. Joignez à cela l'inquiétude que ma fille
m'a donnée pour percer les deux dents qu'elle vient de percer; mais
tout cela ne m'a pas empêché (_sic_) de penser à vous et à mon bon
père.
Malgré la peine que ma fille m'a donnée et qu'elle a eue pour ses
dents: elle n'en marche pas moins seule et j'espère que la force
qu'elle a l'aidera à percer toutes ses autres dents car à peine en
a-t-elle six.
Mon mari s'est occupé de vous faire tirer des cartes de visites. Nous
les donnerons à M. de Féraudy.
J'espère, chers bons parents, vous voir à Paris très incessamment.
Si vous pouviez être à Paris samedi 31 de ce mois vous partageriez
un déjeuner où nous réunissons quelques amis et où nos bons parents
complèteraient si bien notre bonheur qui ne peut être entier sans
eux. Si à Blois vous trouviez chère maman un beau poisson qui pût
arriver frais à Paris vous seriez bien bonne de me l'envoyer pour ce
jour, toutefois si le prix ajouté à celui du voyage ne le faisait pas
monter plus haut que celui qu'on achèterait à Paris.
Écrivez-moi au juste quand vous serez à Paris, c'est le but que vous
devez vous proposer si vous nous aimez.
Adieu chère maman, ma fille, mon Victor vous embrassent.
Votre respectueuse fille,
A. Hugo.
Victor, suivant son habitude, tient à conserver vierge pour les siens
le crédit dont il peut jouir et refuse assez cavalièrement à son père
sa protection pour un professeur, dont il l'avait prié de s'occuper:
Mon cher papa,
Nous voilà définitivement de retour à Paris. Nous n'avons fait que
courir à droite et à gauche tout le mois de septembre, et nous avons
terminé ces jours-ci nos promenades par une excursion à Montfort
l'Amaury, charmante petite ville à dix lieues de Paris où il y a des
ruines, des bois, un de mes amis[151] et un des tiens, le colonel
Derivoire, qui a servi sous toi. J'ai beaucoup parlé de toi avec ce
brave qui t'aime et te vénère et désire vivement te voir. Il compte
faire le voyage de Paris la première fois que tu y viendras.
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