Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques - 08

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toute une vieille ville en amphithéâtre capricieusement répandue,
sur les saillies d'un plan incliné, et, à cela près que l'océan est
plus large que la Loire et n'a pas de pont qui mène à l'autre rive,
presque pareille à cette ville de Guernesey que j'habite aujourd'hui.
Le soleil se levait sur Blois.
[Note 97: Ballade VIII; dédiée à Louis Boulanger.]
Un quart d'heure après, j'étais rue du Foix, nº 73. Je frappais à
une petite porte donnant sur un jardin: un homme qui travaillait au
jardin venait m'ouvrir. C'était mon père.
Le soir, mon père me mena sur le monticule qui dominait sa maison
et où est l'arbre de Gaston[98]; je revis d'en haut la ville que
j'avais vue d'en bas; l'aspect, autre, était, quoique sévère, plus
charmant encore. La ville, le matin, m'avait semblé avoir le gracieux
désordre et presque la surprise du réveil; le soir avait calmé les
lignes. Bien qu'il fît encore jour, le soleil venant à peine de
se coucher, il y avait un commencement de mélancolie; l'estompe du
crépuscule émoussait les pointes des toits; de rares scintillements
de chandelles remplaçaient l'éblouissante diffusion de l'aurore sur
les vitres; les profils des choses subissaient la transformation
mystérieuse du soir; les roideurs perdaient; les courbes gagnaient;
il y avait plus de coudes et moins d'angles. Je regardais avec
émotion, presque attendri par cette nature. Le ciel avait un vague
souffle d'été.
[Note 98: La Butte des Capucins.
Cf. Dr H. Chauveau: _Mémoire sur les Buttes dans le département de
Loir-et-Cher_. Blois, imp. Lecesne, 1866, in-8, de 39 pp. (carte).
A. de Rochas: _Les Buttes et la télégraphie optique_. Mémoires de la
_Société des Sciences et Lettres de Loir-et-Cher_, tome XI (1886), pp.
1-26 (carte).]
La ville m'apparaissait non plus comme le matin, gaie et ravissante,
pêle-mêle, mais harmonieuse; elle était coupée en compartiments
d'une belle masse, se faisant équilibre; les plans reculaient, les
étages se superposaient avec à-propos et tranquillité. La cathédrale,
l'évêché, l'église noire de Saint-Nicolas[99], le château, autant
citadelle que palais, les ravins mêlés à la ville, les montées et
les descentes où les maisons tantôt grimpent, tantôt dégringolent,
le pont avec son obélisque, la belle Loire serpentant, les bandes
rectilignes de peupliers, à l'extrême horizon, Chambord indistinct
avec sa futaie de tourelles, les forêts où s'enfonce l'antique voie
dite «ponts romains»[100] marquant l'ancien lit de la Loire, tout cet
ensemble était grand et doux. Et puis mon père aimait cette ville.
[Note 99: Ancienne église de l'abbaye bénédictine de Saint-Laumer.]
[Note 100: Les «ponts châtrés», vulgairement appelés «ponts
chartrains».]
Vous me la rendez aujourd'hui.
Grâce à vous, je suis à Blois. Vos vingt eaux-fortes montrent la
ville intime, non la ville des palais et des églises, mais la ville
des maisons. Avec vous, on est dans la rue; avec vous on entre dans
la masure; et telle de ces bâtisses décrépites, comme les logis
en bois sculpté de la rue Saint-Lubin[101], comme l'hôtel Denis
Dupont[102], avec sa lanterne d'escalier à baies obliques suivant
le mouvement de la vis de Saint-Gilles, comme la maison de la rue
Haute, comme l'arcade surbaissée de la rue Pierre-de-Blois étale
toute la fantaisie gothique, ou toutes les grâces de la Renaissance,
augmentées de la poésie du délabrement. Être une masure, cela
n'empêche pas d'être un bijou. Une vieille femme qui a du cœur et de
l'esprit, rien n'est plus charmant. Beaucoup des exquises maisons
dessinées par vous sont cette vieille femme-là. On fait avec bonheur
leur connaissance. On les revoit avec joie, quand on est, comme
moi, leur vieil ami. Que de choses elles ont à vous dire, et quel
délicieux rabâchage du passé! Par exemple, regardez cette fine et
délicate maison de la rue des Orfèvres, il semble que ce soit un
tête-à-tête. On est en bonne fortune avec toute cette élégance.
Vous nous faites tout reconnaître, tant vos eaux-fortes sont des
portraits. C'est la fidélité photographique, avec la liberté du grand
art. Votre rue Chemonton est un chef-d'œuvre. J'ai monté, en même
temps que ces bons paysans de Sologne peints par vous, les grands
degrés du château. La maison à statuettes de la rue Pierre-de-Blois
est comparable à la précieuse maison des musiciens de Woymouth. Je
retrouve tout.
[Note 101: Vieille rue de Blois, bien connue des touristes pour ses
maisons du XVe siècle. L'une d'elles, dont il existe un curieux dessin
par Victor Hugo, aurait été habitée par Marion Delorme, que certains,
(le bibliothécaire Dupré, entre autres, qui en a publié un acte de
naissance), prétendent née à Blois.]
[Note 102: Denys Dupont,--Pontanus--avocat et célèbre jurisconsulte
blaisois; l'un des principaux auteurs de la Coutume de Blois et son
commentateur. (Blois, Angelier, 1556; Paris, Billaine, 1677.)]
Voici la Tour-d'Argent[103], voici le haut pignon sombre, coin des
rues des Violettes et de Saint-Lubin, voici l'hôtel de Guise, voici
l'hôtel de Cheverny[104], voici l'hôtel Sardini[105] avec ses voûtes
en anses de panier, voici l'hôtel d'Alluye[106] avec ses galantes
arcades du temps de Charles VIII, voici les degrés de Saint-Louis
qui mènent à la cathédrale, voici la rue du Sermon, et au fond la
silhouette presque romane de Saint-Nicolas; voici la jolie tourelle à
pans coupés dite Oratoire[107] de la reine Anne. C'est derrière cette
tourelle qu'était le jardin où Louis XII, goutteux, se promenait sur
son petit mulet.
[Note 103: Ancien atelier monétaire des comtes de Blois formant
le coin des rues des Trois-Clefs et de la Serrurerie, où est établi
aujourd'hui le siège d'une compagnie électrique.]
[Note 104: Hôtel à Blois de la famille Hurault (Hurault de Cheverny
de Saint-Denis et de Vibraye), ou «Petit Louvre», rue Saint-Martin.]
[Note 105: Scipion Sardini, financier lucquois amené en France
par Catherine de Médicis qui lui fit épouser Isabelle de Limeuil. La
rapidité de sa fortune lui valut cette épigramme de ses contemporains:
_Qui modo Sardinii jam nunc sunt grandia cete
Sic alit italicos Gallia pisciculos._
En dehors de l'hôtel du 7 de la rue du Puits-Châtel, à Blois, Sardini
possédait, à Paris, un hôtel dans le quartier Mouffetard, auquel M.
Anatole de Montaiglon a consacré deux articles intéressants: _L'hôtel
de Scipion Sardini et ses médaillons en terre cuite_ (_Les Beaux-Arts_,
tome I, 1869, pp. 161-166; 197-202); _Bulletin de la Société impériale
des Antiquaires de France_, année 1857, pp. 97-101; cette communication
a été réimprimée dans la _Revue universelle des Arts_, tome V, 1857,
pp. 461-463).
M. Édouard Drumont a d'autre part tracé une jolie silhouette du
personnage dans la première série de _Mon vieux Paris: Un Financier du
XVIe siècle_ (Réimpression Flammarion, S. D., in-12, pp. 207-247).
Brantôme, puis... le duc d'Aumale ont évoqué, non sans esprit, cette
tant bizarre Isabelle de Limeuil dont la vengeance vis-à-vis de Condé
fut plutôt rabelaisienne, et l'accouchement en pleine cour pour le
moins maladroit.]
[Note 106: Ancien hôtel rue Saint-Honoré (ainsi que l'hôtel Denys
Dupont), de Florimond Robertet, baron d'Alluye, secrétaire des finances
de Charles VIII, de Louis XII et de François Ier. Bien que la
plupart de ses biographes le fassent mourir, à Blois, en 1522, il ne
serait mort, d'après l'hommage de sa veuve, Michelle Gaillard, pour le
château de Bury, qu'en 1527, et à Paris.]
[Note 107: Pavillon situé dans les anciens jardins bas du château
et y faisant face, souvent improprement appelé «Bains de Catherine».
Anne de Bretagne s'y était retirée durant l'excommunication de Louis
XII.
Cf. Pierre Lesueur: _Les Jardins du château de Blois et leurs
dépendances_. Blois: C. Migault et Cie, in-8º, de 225 pp. (Pl.)]
Ce Louis XII a, comme Henri IV, des côtés aimables. Il fit beaucoup
de sottises, mais c'était un roi-bonhomme. Il jetait au Rhône les
procédures commencées contre les Vaudois. Il était digne d'avoir
pour fille cette vaillante huguenote astrologue, Renée de Bretagne,
si intrépide devant la Saint-Barthélémy et si fière à Montargis.
Jeune, il avait passé trois ans à la tour de Bourges, et il avait
tâté de la cage de fer. Cela qui aurait rendu un autre méchant, le
fit débonnaire.
Il entra à Gênes, vainqueur, avec une ruche d'abeilles dorée sur sa
cotte d'armes et cette devise: _Non utitur aculeo_. A Aignadel, à
un courtisan qui disait: _Vous vous exposez, sire_, il répondait:
_Mettez-vous derrière moi._ C'est lui aussi qui disait: _Bon roi,
roi avare. J'aime mieux être ridicule aux courtisans que lourd au
peuple._ Il disait: _La plus laide bête à voir passer, c'est un
procureur portant ses sacs._ Il haïssait les juges désireux de
condamner et faisant effort pour agrandir la faute et envelopper
l'accusé. _Ils sont_, disait-il, _comme les savetiers qui allongent
le cuir en tirant dessus avec leurs dents._ Il mourut de trop aimer
sa femme, comme plus tard François II doucement tués l'un et l'autre
par une Marie. Cette noce fut courte. Le 1er janvier 1515, après
quatre-vingt-trois jours ou plutôt quatre-vingt-trois nuits de
mariage, Louis XII expira, et comme c'était le jour de l'an, il dit à
sa femme: _Mignonne, je vous donne ma mort pour vos étrennes_. Elle
accepta de moitié avec le duc de Brandon.
L'autre fantôme qui domine Blois est aussi haïssable que Louis XII
est sympathique. C'est ce Gaston, Bourbon coupé de Médicis. Florentin
du XVIe siècle, lâche, perfide spirituel, disant de l'arrestation
de Longueville, de Conti et de Condé: _Beau coup de filet, prendre
à la fois un renard, un singe et un lion!_ Curieux artiste,
collectionneur, épris de médailles, de filigranes et de bonbonnières,
passant sa matinée à admirer le couvercle d'une boîte en ivoire,
pendant qu'on coupait la tête à quelqu'un de ses amis, trahi par
lui[108].
[Note 108: Non sans courage,--il est des réhabilitations
difficiles--un descendant de Brunyer, l'ancien médecin de Gaston, M.
J. de Pétigny, de l'Institut, protesta dans une lettre à la _France
Centrale_ (9 juin 1864), contre la sévérité de ce jugement.]
Toutes ces figures, et Henri III, et le duc de Guise, et d'autres, y
compris ce Pierre-de-Blois[109], qui a pour gloire d'avoir prononcé
le premier le mot _transsubstantiation_, je les ai revues, Monsieur,
dans la confuse évocation de l'histoire, en feuilletant votre
précieux recueil. Votre fontaine de Louis XII m'a arrêté longtemps.
Vous l'avez reproduite comme je l'ai vue, toute vieille, toute
jeune, charmante. C'est une de vos meilleurs planches. Je crois bien
que la _Rouennerie en gros_, constatée par vous, vis-à-vis l'hôtel
d'Amboise, était déjà là de mon temps[110]. Vous avez un talent vrai
et fin, le coup d'œil qui saisit, le style la touche ferme, agile
et forte, beaucoup de naïveté, et ce don rare de la lumière dans
l'ombre. Ce qui me frappe et me charme dans vos eaux-fortes, c'est le
grand jour, la gaieté, l'aspect souriant, cette joie du commencement
qui est toute la grâce du matin. Des planches sont baignées d'aurore.
C'est bien là Blois, mon Blois à moi, ma ville lumineuse. Car la
première impression de l'arrivée m'est restée. Blois est pour moi
radieux. Je ne vois Blois que dans le soleil levant. Ce sont là des
effets de jeunesse et de patrie.
[Note 109: Pierre de Blois, né dans le faubourg de Vienne, vers
1130. Après avoir étudié le droit à Bologne et la théologie à Paris,
fut tour à tour, en Angleterre, où il mourut en disgrâce vers 1200,
secrétaire et confident de Henri II Plantagenet et chancelier de
l'archevêque de Cantorbéry, qui lui conféra l'archidiaconé de Bath.
Les lettres qu'il a laissées sont, au dire des biographes, pleines de
jugements satiriques et violents sur ses contemporains.]
[Note 110: Une plaque de cuivre gravé a ramené cette inscription à
des proportions plus modestes.]
Je me suis laissé aller à causer longuement avec vous Monsieur,
parce que vous m'avez fait plaisir. Vous m'avez pris par mon faible,
vous avez touché le coin sacré des souvenirs. J'ai quelquefois de
la tristesse amère, vous m'avez donné de la tristesse douce. Être
doucement triste, c'est là le plaisir. Je vous en suis reconnaissant.
Je suis heureux qu'elle soit bien conservée, si peu défaite, et si
pareille encore à ce que je l'ai vue il y a quarante ans, cette
ville à laquelle m'attache cet invisible écheveau des fils de l'âme,
impossible à rompre, ce Blois qui m'a vu adolescent, ce Blois où les
rues me connaissent, où une maison m'a aimé, et où je viens de me
promener en votre compagnie, cherchant les cheveux blancs de mon père
et trouvant les miens.
Je vous serre la main, Monsieur.
Victor Hugo.
Publiée d'abord dans la _Gazette des Beaux-Arts_[111], la _Presse_ et
la _France Centrale_[112], souvent reproduite depuis, cette lettre fixe
au 17 avril 1825 l'arrivée de Victor Hugo à Blois.
[Note 111: _Gazette des Beaux-Arts_, juin 1864.]
[Note 112: _La France Centrale_, 2 juin 1864.]
Le commissionnaire essoufflé remettant au poète «la grande lettre
cachetée de rouge qui venait d'arriver chez lui et que son beau-père
lui envoyait en toute hâte» de _Victor Hugo raconté par un Témoin de sa
Vie_ risque donc fort d'appartenir à la légende.
C'est dommage, car nous y perdons cette jolie scène.
A Blois, le général était à la descente de la voiture. Victor Hugo,
sachant le plaisir qu'il ferait à son père, lui tendit aussitôt son
brevet et lui dit:
--Tiens, ceci est pour toi.
Le général, charmé en effet, garda le brevet et, en échange détacha
de sa boutonnière son ruban rouge[113] qu'il mit à celle de son
fils[114].
[Note 113: Le général était officier de la Légion d'honneur du 14
février 1815.]
[Note 114: _Victor Hugo raconté par un Témoin de sa Vie_, tome II,
p. 83.]
Le 29 avril seulement, le _Moniteur_ annonçait la distinction dont
Lamartine et Victor Hugo venaient d'être l'objet:
«Le Roi vient de nommer MM. Alphonse de Lamartine et Victor Hugo,
chevaliers de la Légion d'honneur[115].»
[Note 115: _Moniteur Universel_, nº 119, vendredi 29 avril 1825,
partie non officielle.]
Le 12 mai suivant, le nouveau chevalier n'avait encore ni croix, ni
papiers[116].
[Note 116: Lettre écrite de la Miltière à M. Foucher, le 12 mai
1825.]
Ce Roi qui, par ordonnance spéciale, venait de décorer deux poètes,
n'était plus Louis XVIII, mort le 16 septembre 1824, à 4 heures du
matin, mais le comte d'Artois, devenu Charles X.
Non content d'accorder à Victor Hugo l'étoile au centre de laquelle un
Henri IV barbu avait remplacé le masque consulaire, le Roi l'invitait à
son sacre.
Cette «marque d'honneur» était bien due au chantre, alors si fidèle,
des Bourbons. Il y fut très sensible, et les lettres qu'il écrivit
alors de Blois témoignent du plaisir qu'il en ressentit.
La _Correspondance_ de Victor Hugo nous en fournit le texte. Il
complète heureusement celui dont la bibliothèque de Blois conserve les
originaux.
Dès le 27 avril, aussitôt ces importantes nouvelles reçues, Victor
écrit à Soulié, au bon Soulié, non pas l'auteur du _Lion Amoureux_,
mais Augustin Soulié, le rédacteur à la _Quotidienne_[117].
[Note 117: Jean-Baptiste-Augustin Soulié, né à Castres en 1780,
mort à Paris en 1845. Après avoir fondé et dirigé à Bordeaux: le
_Mémorial bordelais_, la _Ruche d'Aquitaine_ et la _Ruche politique_
il vint, en 1828, se fixer à Paris, où il collabora activement à la
_Quotidienne_.
Paul Lacroix lui attribue les articles signés d'un S. parus dans le
_Conservateur littéraire_. Ils semblent plutôt devoir être attribués à
J.-B. Biscarrat.
Nommé conservateur à la Bibliothèque de l'Arsenal, A. Soulié a laissé
une édition assez estimée des _Poésies de Charles d'Orléans_.]
Le poète ne cache ni sa joie, ni sa reconnaissance pour ses protecteurs.
A Monsieur J.-B. Soulié, hôtel de Hollande,
rue Neuve-des-Bons-Enfants, à Paris.

Blois, 27 avril 1825, matin.
Savez-vous, mon bon Soulié, que les grâces royales pleuvent sur moi,
au moment où je viens à Blois me faire hermite? Le Roi me nomme
chevalier de la Légion d'honneur, et me fait l'insigne honneur de
m'inviter à son sacre. Vous allez vous réjouir, vous qui m'aimez,
et je vous assure que le plaisir que cette nouvelle vous fera
augmente beaucoup ma propre satisfaction. Il y a entre nous une telle
fraternité de sentiments et d'opinions, qu'il me semble que ma croix
est la vôtre, comme la vôtre serait la mienne.
Ce qui accroît beaucoup le prix de cette croix à mes yeux, c'est que
je l'obtiens avec Lamartine, par ordonnance spéciale qui ne nomme
que nous deux, attendu, a dit le Roi, qu'il s'agit de réparer une
omission. Ces deux décorations ne comptent pas dans le nombre donné
au sacre.
Ce qui ajoute aussi un grand charme à mon voyage de Reims, c'est
l'espérance de le faire avec notre Charles Nodier[118], auquel
j'ai écrit hier, pour qu'il s'arrange de manière à m'avoir pour
compagnon. Je dois ajouter à tout ceci que M. de La Rochefoucauld a
été charmant, dans cette circonstance, pour Lamartine et moi. Il est
impossible de s'effacer plus complètement pour laisser au Roi toute
la reconnaissance, de mettre plus de grâce et de délicatesse dans
ses rapports avec nous. C'est à lui que nous devons nos croix et
c'est lui qui nous remercie. Je dois cette justice haute et entière à
un homme qui ne l'obtient pas toujours[119].
[Note 118: «Notre Charles Nodier»! Il faut lire le jugement que
portait sur lui, dans une lettre à Albert Stapfer, Prosper Mérimée,
son successeur à l'Académie, qui venait de terminer non sans peine,
il est à croire, le discours de réception au cours duquel les usages
académiques le forçaient à faire son éloge:
«Il m'a fallu lire les œuvres complètes de Nodier, y compris _Jean
Sbogar_. C'était un gaillard très taré qui faisait le bonhomme et avait
toujours la larme à l'œil. Je suis obligé de dire, dès mon exorde,
que c'était un infâme menteur. Cela m'a fort coûté à dire en style
académique. Enfin, vous entendrez ce morceau, si je ne crève pas de
peur en le lisant». (_Prosper Mérimée; l'homme, l'écrivain, l'artiste._
Paris, _Journal des Débats_, 1907, in-8º. Lettre du 16 octobre 1844, p.
101).
L'article de Charles Nodier sur _Han d'Islande_, paru dans la
_Quotidienne_, en 1823, l'avait mis en rapport avec Victor Hugo et
leurs relations n'avaient point tardé à tourner à l'intimité.]
[Note 119: Le vicomte Sosthènes de la Rochefoucauld. Son passage
à la direction des Beaux-Arts fut surtout marqué par l'allongement
momentané qu'il fit subir, à l'Opéra, aux jupes des danseuses et par
les feuilles de vigne en papier dont il gratifia, au Louvre, les
nudités des statues.
Sa haine du nu souffrait, sans doute, en dehors de ses fonctions, des
accommodements: à entendre Horace de Viel Castel, il n'aurait pas été
sans consoler Zoé du Cayla des amours par trop pures de Louis XVIII.
Le vicomte de la Rochefoucauld fut,--lui aussi,--l'objet de
mystifications sans nombre, auxquelles le _Mercure de France_ ne
demeura pas toujours étranger.]
Je vais donc vous revoir, cher ami, et il me faut cette espérance
pour apporter quelque adoucissement au chagrin de quitter mon Adèle
pour la première fois. Dites tout cela à ceux de nos bons amis
auxquels je n'aurai pas le temps d'écrire.
Votre canif est beau et excellent; votre dessin est d'une bizarrerie
charmante. Merci mille fois, et merci surtout de votre franche et
tendre amitié.
Personne ne vous aime plus que moi.
Victor[120].
[Note 120: Victor Hugo: _Correspondance_, 1815-1835, pp. 219-220.]
Le lendemain c'est le tour d'Alfred de Vigny, «Vigny qu'on avait
oublié dans cette cérémonie malgré ses titres de noblesse et les
autres»[121], et, à la satisfaction du jeune légionnaire se mêlent de
jolies notes sur Blois.
[Note 121: Léon Séché: _Alfred de Vigny et son temps_, p. 113.
«Il est vrai que ce fils de royalistes, cet officier de la garde
royale, n'avait été inspiré ni par la mort du duc de Berry, ni par
celle de Louis XVIII, ni par la naissance du duc de Bordeaux. Un
jour, trente ans plus tard, on lui demanda de faire une poésie sur la
naissance du prince impérial. Il répondit qu'il n'avait jamais su faire
ces choses-là.» (_Ibid._, en note.)]
A Monsieur le comte Alfred de Vigny,
rue Richepanse, Paris.
Blois, 28 avril 1825.
Il ne faut pas, cher Alfred, que vous appreniez d'un autre que
moi les faveurs inattendues qui sont venues me chercher dans la
retraite de mon père. Le Roi me donne la croix et m'invite à son
sacre. Réjouissez-vous, vous qui m'aimez, de cette nouvelle; car je
repasserai à Paris en allant à Reims, et je vous embrasserai.
Je compte faire le voyage avec notre Nodier, auquel je viens
d'écrire. Vous nous manquerez.
Tous les honneurs, du reste, portent leur épine avec eux. Ce voyage
me force à quitter pour quinze éternels jours cette Adèle que j'aime
comme vous aimez votre Lydia[122], et il me semble que cette première
séparation va me couper en deux.
[Note 122: Miss Lydia de Bunbury que le poète avait rencontrée en
1824, à Pau, où il était en garnison et où il l'avait épousée le 3
février 1825.]
Vous me plaindrez, mon ami, car vous aimez comme moi.
Je suis ici, en attendant mon nouveau départ, dans la plus délicieuse
ville qu'on puisse voir. Les rues et les maisons sont noires et
laides, mais tout cela est jeté pour le plaisir des yeux sur les deux
rives de cette belle Loire; d'un côté un amphithéâtre de jardins et
de ruines, de l'autre une plaine inondée de verdure. A chaque pas un
souvenir.
La maison de mon père est en pierres de taille blanches, avec des
contrevents verts comme ceux que rêvait J.-J. Rousseau; elle est
entre deux jardins charmants, au pied d'un coteau, entre l'arbre de
Gaston et les clochers de Saint-Nicolas. L'un de ces clochers n'a
point été achevé et tombe en ruine[123]. Le temps le démolit avant
que l'homme l'ait bâti.
[Note 123: Restauré une première fois sous le règne de
Louis-Philippe, ce clocher a été complètement refait ces dernières
années.]
Voilà tout ce que je vais quitter pour quinze jours, et mon vieux et
excellent père et ma bien-aimée femme par-dessus tout. Mais je vous
reverrai un instant, et il y a tant de consolations dans la vue d'un
ami.
Adieu, cher Alfred, mille hommages à votre chère Lydia. Avez-vous
terminé votre formidable _Enfer_[124]? C'est une page de Dante, c'est
un tableau de Michel-Ange, le triple génie.
[Note 124: Il faut comprendre, sans doute, votre _Satan_.]
Embrassez bien pour moi Émile[125], Soumet, Jules[126], Guiraud[127]
et d'Hendicourt et tous nos amis, auxquels j'écrirai dès que j'aurai
quelque loisir.
[Note 125: Émile Deschamps, né à Bourges en 1791, mort à
Versailles, en 1871. L'un des premiers adeptes du Romantisme. Il
fut un des fondateurs de la _Muse française_ de Victor Hugo, dont
il demeura l'ami, collabora aux _Annales de la Littérature et des
Arts_, au _Mercure du XIXe siècle_, etc. Poésie, drame, roman, études
historiques et littéraires, Émile Deschamps embrassa un peu tous les
genres. Ses œuvres complètes ont été publiées en six volumes, chez
Lemerre (1872-1894).]
[Note 126: Jules Lefèvre-Deumier (1797-1857), lié d'amitié avec
Alexandre Soumet, entra avec lui dans le mouvement romantique et
collabora au _Conservateur littéraire_ et à la _Muse française_. Ses
vers se ressentent fort de l'influence de Byron qu'il imita en allant
combattre pour la délivrance de la Pologne. Fait prisonnier par les
Autrichiens, il devint, après son retour en France, bibliothécaire du
prince Louis-Napoléon, puis de l'Élysée et des Tuileries.
Jules Lefèvre n'était pas, comme poète, sans valeur (_le Parricide_,
1823; _le Clocher de Saint-Marc_, 1826; _Ode sur la mort du général
Foy_, 1826; _les Confidences_, 1833). Il a laissé en outre des romans
qui eurent quelques succès: _Sir Lionel d'Arquenay_ (1834), _les
Martyrs d'Arezzo_ (1836).
Il fut un moment co-propriétaire de l'_Artiste_ avec Arsène Houssaye.]
[Note 127: Pierre-Marie-Thérèse-Alexandre, baron Guiraud
(1788-1847). Un des fondateurs de la _Muse française_ où il rendit
compte des _Mémoires du général Hugo_ (tome I, p. 198) et où il publia
un véritable manifeste littéraire: _Nos Doctrines_ (t. II, nº 7).
Collabora également aux _Annales de la Littérature et des Arts_ et au
_Mercure du XIXe siècle_.
Avait eu un drame, _les Macchabées_, joué, en 1822, à l'Odéon; d'autres
suivirent: _le comte Julien_ (1823), _Pharamond_, en collaboration avec
Ancelot (1825), _Virginie_ (1827).
Assidu du salon de Mme Ancelot (Marguerite Chardon), Guiraud
aimait à y réciter les vers un peu pleurards qui devaient former ses
_Élégies savoyardes_ (Ponthieu, 1823). Il a publié, en outre, _Poèmes
et Chants élégiaques_ (Boulland, 1824), des _Poésies dédiées à la
jeunesse_ (Dondey-Dupré, 1836) et deux forts volumes assez justement
oubliés, imprimés à Limoux, sa ville natale: _Philosophie catholique de
l'Histoire_ (Boute, 1839-1841).
Le baron Guiraud faisait depuis 1826 partie de l'Académie française.
Cf. Léon Séché: _Le Cénacle de la Muse française_.]
Je suis encore ici pour trois semaines. Vous m'écrirez vite, n'est-ce
pas?
Mille respects de ma part à Madame votre mère[128].
[Note 128: Victor Hugo: _Correspondance_, 1815-1835, p. 221-222.]
Rues et maisons noires et laides, «tout cela est jeté pour le plaisir
des yeux». Voilà, pour les Blaisois, s'il en était besoin, de quoi
faire pardonner au poète les deux vers du comte de Gassé.
Regardez.--Tout est laid, tout est vieux, tout est mal.
Ces clochers même ont l'air gauche et provincial[129].
[Note 129: _Marion Delorme_, acte II, scène I.]
Au reste, Victor Hugo a suffisamment magnifié Blois, voire les clochers
de Saint-Nicolas, pour que cette boutade ne puisse inspirer qu'un
sourire et rien plus.
De Blois, il écrivit encore au baron d'Eckstein[130], pour lui
recommander le _Résumé de L'Histoire de Russie_, du pauvre Alphonse
Rabbe; puis, le 7 mai, à la veille d'en partir, ce fut cette lettre,
jolie et intéressante, à Adolphe de Saint-Valry[131], son ami d'enfance:
[Note 130: Ferdinand d'Eckstein, né à Altona, en 1790, mort à Paris
en 1861. Après avoir servi contre la France, suivit Louis XVIII et
s'attacha à sa fortune. Successivement commissaire central à Marseille,
inspecteur général au ministère de la police, historiographe à celui
des Affaires étrangères et enfin créé baron.
Après avoir collaboré aux _Annales de la Littérature et des Arts_,
auxquelles il donna des articles politiques, historiques et de
littérature étrangère, le baron d'Eckstein, fonda en 1826, le
_Catholique_.
Rendu à la vie privée par la Révolution de juillet il a exprimé, avec
talent, dans nombre d'ouvrages, son loyalisme.]
[Note 131: Adolphe Souillard, plus connu sous le nom d'Adolphe
de Saint-Valry (1802-1862), né la même année que Victor Hugo, était
pour lui un ami d'enfance, car son père avait servi sous les ordres du
général. Après avoir collaboré au _Conservateur littéraire_, Adolphe de
Saint-Valry,--il donnait comme Jules Lefèvre et Jules de Rességuier les
plus belles espérances,--était passé aux _Annales de la Littérature et
des Arts_, où l'honneur lui fut imparti de rendre compte des _Odes et
poésies diverses_ de V. Hugo.
Je ne puis reproduire le morceau dans son entier, il ferait longueur,
mais la date où ces lignes furent écrites (1822, tome VII) leur donne
trop de saveur pour que je puisse ne point les citer:
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