Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques - 07

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Mon Adèle est toujours bien souffrante. Ce coup n'a pas contribué à
la remettre. Cependant, elle a éprouvé une grande douceur à faire
quelque chose pour toi, mon excellent père, et pour la grand'mère de
son Léopold. Elle ne prend pas en ce moment la plume pour vous parce
qu'elle tient encore le crayon.
Je ne puis m'empêcher de te dire tout bas que son dessin a fait ici
l'admiration de tous ceux qui l'ont vu.
Ce bon Adolphe est peut-être à Blois en ce moment, embrasse-le pour
nous en attendant que je l'embrasse pour toi. Adieu, bon et cher
papa. Nos respects à ta femme. Nous t'embrassons bien tendrement.
Il faut fermer ma lettre. M. de Féraudy m'attend; une ligne de plus
serait une indiscrétion.
V.
Samedi, novembre.
Le 2 décembre 1823, date de la rentrée plus officielle que triomphale
du duc d'Angoulême à Paris,--l'anniversaire d'Austerlitz!--Adèle Hugo
rend compte au général des démarches de Victor et de ses espérances.
Le marquis de Clermont-Tonnerre, à qui il a lu son ode sur _La guerre
d'Espagne_, l'a engagé à la remettre au duc d'Angoulême.
Le libraire Ladvocat vient d'acheter pour deux ans, moyennant deux
mille francs, la propriété des odes.
La pauvre femme cherche à cacher à son mari, sous des apparences de
tranquillité, la profonde douleur que lui a laissée la mort de son
enfant.
Elle souffre des oreilles, Abel engraisse et les nouvelles d'Eugène ne
sont guère bonnes.
Mon cher papa,
Victor est tellement occupé en ce moment, qu'il me charge d'être
son secrétaire; et je remplis avec joie cet emploi. Il me charge de
vous dire que la lettre a été remise à M. de Serre[74], qu'il a été
chez Monsieur de Chateaubriand[75], qu'ayant trouvé à quelque heure
que ce soit du monde, il va lui demander un rendez-vous. Monsieur
de Clermont-Tonnerre[76] a été charmant pour lui, Victor ayant fait
une ode sur la guerre d'Espagne[77], il l'a engagé à la remettre à
Monseigneur le duc d'Angoulême qui doit venir à une fête que va lui
donner le ministre de la Marine[78].
[Note 74: Pierre-François-Hercule, comte de Serre, né à
Pagny-sur-Moselle en 1776, mort ambassadeur de France à Naples, à
Castellamare, dans la nuit du 20 au 21 juillet 1824.
Ministre de la Justice sous le cabinet Dessolle (29 décembre 1818), M.
de Serre avait conservé son portefeuille sous la présidence du comte
Decazes (19 novembre 1819) et sous le second ministère Richelieu (20
février 1820).
Démissionnaire ainsi que ses collègues le 12 décembre 1821, il avait
reçu le titre de ministre d'État et était allé siéger au centre droit.]
[Note 75: Ministre des Affaires étrangères, depuis le 28 décembre
1822.]
[Note 76: Ministre de la Marine et des Colonies du 14 décembre
1821, le marquis de Clermont-Tonnerre devait être appelé le 4 août
1824, au portefeuille de la Guerre.]
[Note 77: _Odes et Ballades_, Liv. II; Ode VII.
_La guerre d'Espagne_ fait, dans l'édition originale des _Nouvelles
Odes_, suite à l'_Ombre d'un Enfant_.]
[Note 78: Des banquets eurent lieu à l'Hôtel de Ville les 15 et 23
décembre. Le 15: concert et bal aux Champs-Élysées.]
Mon Victor vient de vendre à l'Advocat un nouveau volume d'odes[79]
qu'il vient de faire. Il en a vendu la propriété pour deux ans ainsi
que celle de son premier volume, _deux mille francs_. Mais qui ne
doivent lui être payés de (que) dans l'année prochaine. Nous désirons
ne pas tomber encore dans une banqueroute.
[Note 79: _Nouvelles Odes._]
Je suis enchantée que mon portrait ait fait quelque plaisir à notre
chère maman, c'est le seul bonheur que j'aye éprouvé depuis notre
malheur qui ne cesse de me poursuivre. Je tâche pourtant de le cacher
à mon Victor crainte de l'affecter, sous des apparences de gaîté ou du
moins de tranquillité. Je ne sors pas, j'ai des douleurs d'oreilles
très cruelles, on parle encore de me purger, ce qui est pour moi un
grand ennui.
Mon frère Victor est à Alençon bien placé; que ne pouvons-nous en dire
autant de notre frère Eugène. Ces messieurs lui écriront comme vous
l'avez dit. Bien heureux si cela adoucit un peu son sort.
Nous ne savons pas ce que fait Abel en ce moment, il est plus gros que
jamais. Notre oncle Francisque doit être à Paris, Victor y est en ce
moment; je voudrais bien que vous y fussiez aussi.
Adieu, mes chers et bien bons parents, permettez-moi de vous embrasser
comme je vous aime, et de vous assurer des sentiments avec lesquels je
suis,
votre très humble et respectueuse fille,
A. Hugo.
Ce 2 décembre.
Victor songe toujours au rappel à l'activité de son père. C'est,
dit-il, ce qu'il désire le plus au monde. Il rêve pour lui d'une
inspection générale et a déjeuné, ces jours derniers, avec le marquis
de Clermont-Tonnerre qui a été des plus aimables.
Il s'occupe en même temps, de concert avec l'oncle Francis, en ce
moment à Paris avec sa femme, de leur cousin Michaud que lui a
recommandé le général, tout en surveillant l'impression de ses odes,
sans pour cela négliger ses banqueroutiers.
Victor et sa femme se font une joie d'aller passer quelques jours à
Blois, au printemps prochain.
Ce pli est adressé à M. le Gal Comte Hugo.
Mon cher papa,
Je suis bien étonnée que vous n'ayez pas encore reçu le bonnet, je
l'ai livré il y a quinze jours à Abel, qui l'attendait pour le faire
voyager avec deux tableaux qu'il devait vous envoyer de suite; il
est vrai que tout cela est parti par le roulage mais il est fort
étonnant, que vous ne l'ayez pas encore, car il y aura demain quinze
jours qu'il est en route.
Vous êtes bien bon de vous occuper de ma santé, je ne souffre plus
des oreilles mais des douleurs d'entrailles qui m'ont fait garder la
chambre tous ces jours-ci, mais je vais mieux cependant sans me bien
porter. Vous m'avez chargée, mon cher papa, de rappeler à Victor,
notre cousin, mon oncle Francisque s'en occupe en ce moment, il
connaît justement la personne qu'il faut solliciter. Nous le voyons
souvent ainsi que sa femme qui est très bonne et très aimable. Nous
leur parlons souvent de vous, de toutes vos bontés, de celles de
votre excellente femme et du bonheur que nous avons à vous aimer.
Je vous envoie une note de la part de papa, Victor désirerait bien
que vous fussiez employé, c'est, dit-il, la seule chose qu'il
désire. Ce bon Victor vous aime tant!
Nous nous faisons une fête d'aller vous voir au printemps, comme nous
allons nous embrasser.
Adieu, mon cher papa, dites bien des tendresses de ma part à ma chère
maman, et croyez aux sentiments respectueux de votre fille.
A. Hugo.
En attendant, cher papa, que je puisse te rendre un compte détaillé
des démarches que le major et moi faisons pour notre cousin, M.
Michaud[80], je ne puis m'empêcher d'ajouter quelques mots à la
lettre de mon ange.
[Note 80: Joseph Hugo, père du général, menuisier, «très
excellent républicain», couronné, le 10 floréal an V, à Nancy,
lors de la fête des époux, avait épousé en secondes noces,
Jeanne-Marguerite Michaud, gouvernante d'enfants chez le comte
Rosières d'Euvezin; d'où ce cousinage.]
Je ne saurais te dire quel plaisir nous font les lettres de Blois, et
si je n'étais accablé de mes prochaines publications, j'y répondrais
bien plus promptement; mais les soins à donner à mon nouveau recueil
qui s'imprime, outre l'affaire de mes banqueroutiers et les démarches
sans nombre qui se disputent mes instans, m'ôtent la douceur de
t'écrire aussi fréquemment que l'exigerait mon attachement profond
pour toi et ta femme.
M. le marquis de Clermont-Tonnerre, avec qui j'ai déjeuné
dernièrement m'a chargé de mille choses aimables pour toi; il est
tout disposé à te servir, et je voudrais que toi tu employasses tes
amis, parmi lesquels il en est de si puissans, à obtenir au moins une
inspection générale.
M. Foucher, qui compte incessamment t'écrire et Mme Foucher, ainsi
qu'Abel, le major et sa femme vous embrassent tendrement. Quant à
moi, cher et excellent père, tu connais mon profond et respectueux
dévouement.
Victor.
Ce lundi 19.
Le voyage à Blois est remis: Adèle Hugo est à nouveau enceinte et les
médecins lui ont interdit la voiture. Les _Nouvelles Odes_ viennent de
paraître[81]; mais, par la négligence de Ladvocat, le général n'a pas
encore reçu l'exemplaire sur vélin qui lui est destiné. La publication
de ce «méchant livre» initie Victor Hugo aux «courses indispensables»
connues des auteurs.
[Note 81: Les _Nouvelles Odes_ avaient paru chez Ladvocat quelques
jours auparavant (_Journal des Débats_ du 24 mars 1824) avec cette
épigraphe: _Nos canimus surdis_ et formaient un volume grand in-8º,
orné d'une gravure, vendu 4 francs. Les _Débats_ en rendirent compte le
14 juin sous l'initiale Z, signature de M. Hofman. Victor Hugo répondit
aux critiques qui lui étaient adressées par une longue lettre publiée
dans le numéro du 26 juillet suivant.]
M. de Féraudy, candidat, sans doute, avec ses fables, à une récompense
de l'Académie, a été également l'objet des démarches de son confrère.
Le poète est décidément fort bien en cour. Il vient de déjeuner
derechef avec M. de Clermont-Tonnerre. Le duc d'Angoulême aurait lu les
_Mémoires du général_ et aurait regretté, au dire du marquis, qu'il
n'ait pas «été employé dans la dernière guerre d'Espagne».
Mon cher Papa,
Remercie, de grâce, M. de Féraudy de sa trop aimable lettre qui nous
a apporté un mot de toi. Dès que j'aurai qque détail des opérations
de l'Académie, je m'empresserai de lui en faire part; et je désire
bien vivement qu'ils soient conformes à mes justes espérances.
Il me paraît d'après ton apostille d'ailleurs si pleine de tendresse
et de bonté, que tu n'as pas encore reçu mes _nouvelles_ rapsodies.
Pourtant le libraire Ladvocat s'était chargé de te faire passer un
exemplaire vélin sur lequel j'avais écrit un mot. Mande-moi si tu
l'as reçu.
Je t'écris encore aujourd'hui _provisoirement_, entre deux courses
_indispensables_ et je t'assure fort ennuyeuses. Il n'y a rien pour
absorber toute une vie, comme la publication d'un méchant livre.
M. de Clerm.-Tonn. avec qui j'ai déjeuné avant-hier m'a chargé de
t'écrire que M. le duc d'Angoulême lui avait parlé de toi et de tes
Mémoires _qu'il a lus avec le plus haut intérêt_, et qu'il regrettait
que tu n'eusses pas été employé dans la dernière guerre d'Espagne.
Je n'oublie pas, cher papa, les dernières commissions dont tu m'as
chargé; ma prochaine lettre t'en annoncera l'accomplissement.
Ma femme avance dans sa grossesse sans se porter aussi bien que je
le voudrais. Nous ne sommes cependant pas inquiets: mais, tout en
m'affligeant, je ne puis m'empêcher d'approuver la défense que lui
ont faite les médecins d'aller en voiture. Cela nous prive d'un bien
grand bonheur que nous nous promettions pour le printemps; mais qui,
nous l'espérons, n'est retardé que de six mois.
Adieu, cher papa, nous t'embrassons tendrement, mon Adèle et moi,
ainsi que ton excellente femme.
Ton fils dévoué et respectueux,
Victor.
Ce 27 mars 1824.
Tout le monde ici se porte bien.
Trois mois se sont écoulés. L'inspection générale rêvée par Victor pour
son père, vient, malgré tous leurs efforts, de leur échapper. Le duc
d'Angoulême réservait ces fonctions à des généraux ayant fait avec lui
la campagne d'Espagne.
Il n'y a pas lieu de se désespérer, néanmoins. C'est peut-être une
chance de plus d'obtenir le titre de lieutenant-général si ardemment
désiré.
Puis, c'est la disgrâce de Chateaubriand...
Elle était encore bien complète. Le 6 juin 1824, une ordonnance royale
confiait l'intérim des Affaires étrangères à M. de Villèle[82], sans
même indiquer que le vicomte de Chateaubriand fût démissionnaire, ni
même appelé à d'autres fonctions.
[Note 82: Par ordonnance du 4 août le baron de Damas devait se voir
attribuer le portefeuille des Affaires étrangères.]
A nouveau il était chassé du Ministère. La comtesse du Cayla, née
Talon, triomphait.
Même à la cour de Louis XVIII, les dessous de cartes de la politique
sont toujours plaisants à connaître et ceux-ci de ne point manquer à la
règle.
Dans ce renvoi brusque de Chateaubriand, en dehors de l'animosité de la
favorite du vieux roi et de la rancune de M. de Villèle, qui ne pouvait
pardonner à son collègue des Affaires étrangères d'avoir prétexté
d'un enrouement pour ne pas défendre, au Luxembourg, son projet de
conversion des rentes, il y a, dirai-je, une histoire de femme, et peu
banale, en vérité.
Malgré ses cinquante-cinq ans, Chateaubriand était une fois de
plus amoureux, amoureux comme un jeune homme, comme on l'est à
peine hors de page, et écrivait à sa maîtresse--oh, cette fugue si
malencontreusement interrompue, tous les deux, vers Dieppe!--les
lettres les plus insensées.
Ces lettres à une presque inconnue, Mme de C..., M. Léon Séché les
a publiées dans les _Annales Romantiques_[83] où leur publication fit
du bruit, et reproduites, non sans dévoiler en partie l'anonymat de la
nouvelle amie de René, dans son bel ouvrage sur _Hortense Allart de
Méritens_[84].
[Note 83: Juillet-octobre 1907, pp. 257-301.]
[Note 84: Paris, Société du Mercure de France, 1908, in-8º, pp.
98-104.]
Le nom de la dame n'avait pas été prononcé, cependant. Les _Souvenirs
du Baron de Frénilly_, récemment publiés[85], ne laissent aucune
incertitude à ce sujet, pas plus que sur les motifs de la grande colère
de Louis XVIII qui amena cette seconde révocation.
[Note 85: _Souvenirs du baron de Frénilly, pair de France_
(1768-1828), publiés avec introduction et notes par Arthur Chuquet,
membre de l'Institut, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1908, in-8º.]
L'incendie qui dévorait son cœur ne faisait point assez oublier au
Ministre l'influence à laquelle il pouvait prétendre vis-à-vis de cet
infortuné Ferdinand.
Les affaires sont les affaires.
Chateaubriand «avait donc joint au portefeuille des affaires étrangères
celui des affaires particulières de Mme Boni de Castellane[86]
dont il était l'admirateur fort peu secret, avant, je crois, que mon
ancien ami Molé[87] eût recueilli sa succession, et cette dame ayant
vendu 1.800.000 francs sa terre de Saint-Pierre de Moustier, il n'avait
su rien de mieux que de lui conseiller le placement de ces fonds dans
l'emprunt des Cortès d'Espagne. Par suite, quand Ferdinand, replacé
sur son trône par Louis XVIII, refusa fort sagement de reconnaître cet
emprunt révolutionnaire, Chateaubriand, voyant son amie ruinée, n'avait
encore su rien de mieux que de charger Talaru[88] de mettre le pied sur
la gorge au monarque espagnol pour le forcer à légitimer l'emprunt, et
Talaru, à qui on ne peut nier la force et quelquefois les formes d'un
cheval, avait si fidèlement rempli cette commission que le roi, irrité
et éperdu, avait passé par-dessus toutes les formes diplomatiques en
écrivant secrètement à Louis XVIII pour savoir de lui-même si c'était
réellement par ordre de celui qui venait de le remettre sur le trône
et qui avait annulé l'ordonnance d'Andujar[89] qu'on lui ordonnait de
ruiner lui et son peuple pour enrichir les révolutionnaires d'Espagne
et donner crédit et garantie aux révolutions futures... Le roi fut
irrité ainsi que Villèle; le silence perfide de Chateaubriand dans
l'affaire des rentes fit déborder le vase[90].»
[Note 86: Louise-Cornélia-Eucharis de Greffulhe.
Marmont, dans une note de ses _Mémoires_ (tome VII, p. 293), avait
montré plus de discrétion:
«M. de Chateaubriand était lié d'une manière intime avec une personne
de la Cour, qui est assez connue pour que je ne donne aucun détail sur
elle...»
mais, racontait l'aventure en termes presque identiques.]
[Note 87: Le comte Louis-Mathieu Molé (1781-1855), ancien grand
juge, ministre de la Justice, en novembre 1813, votait deux ans plus
tard, pair de France, la mort de Ney.]
[Note 88: Louis-Justin-Marie, marquis de Talaru (1773-1850), ancien
officier de l'armée royale, siégea en 1815 comme ultra-royaliste à la
Chambre des pairs, fut promu maréchal de camp en 1823, et nommé, la
même année, ambassadeur à Madrid. Le marquis de Talaru avait été un des
premiers bailleurs de fonds du _Conservateur_, ce semble même avoir été
son seul titre, au dire du chancelier Pasquier, à représenter la France
en Espagne.
Sur «ce patagon romanesque», cf. _Souvenirs du baron de Frénilly_, p.
425.]
[Note 89: Ordonnance rendue le 8 août 1823, à Andujar, par le duc
d'Angoulême, pour placer l'autorité entre les mains des commandants
français et faire libérer les détenus politiques, bientôt abrogée de
fait sur des ordres venus de Paris.]
[Note 90: _Souvenirs du baron de Frénilly_, pp. 494-495.]
Le général Hugo était indirectement victime des amours de René vieilli
et de la femme du futur maréchal de France.
Mon cher papa,
Malgré tous les efforts de M. Foucher et toute la bonne volonté du
Gal Coëtlosq...[91] nous n'avons pu réussir cette fois. Ta demande
était arrivée trop tard; et le duc d'Angoul... avait depuis quelque
temps retenu les inspect. gales pour des officiers gaux de l'armée
d'Espagne. J'ignore, cher papa, si cet événement est un malheur réel;
ce n'est pas un échec pour tes vieux et glorieux services, puisqu'il
est hors de doute que ta demande l'aurait emporté, s'il y eût eu
concurrence; mais les places étaient déjà promises au Prince. Il me
semble d'ailleurs que cela augmente tes chances pour la promotion
de lieutenants-généraux de la Saint-Louis; et qu'avec l'appui de
M. Clerm.-Tonn. (je ne puis plus dire malheureusement et de M. de
Chateaub...) il sera très possible à cette époque de te faire arriver
à ce sommet des dignités militaires où tu devrais être depuis si
longtemps parvenu.
[Note 91: Le lieutenant général Charles-Yves-César-Cyr de (alias
du) Coetlosquet, directeur général au Ministère de la Guerre, né à
Morlaix, le 21 juillet 1783, mort à Paris, le 23 janvier 1836.]
Je crois que M. Foucher envisage la chose comme moi; au reste, il va
t'écrire. Quant à moi, je griffonne à la hâte cette lettre. Mes yeux
sont toujours bien faibles, et notre emménagement n'est pas encore
terminé[92]. Mon Adèle, qui se porte toujours bien, va t'écrire et
te répéter, ainsi qu'à ta femme, l'expression de notre filial et
respectueux dévouement.
[Note 92: Victor Hugo et sa femme venaient de s'installer au nº 90
de la rue de Vaugirard.]
Victor.
Si mon illustre ami revient aux affaires, nos chances triplent. Nos
rapports se sont beaucoup resserrés depuis sa disgrâce, ils s'étaient
fort relâchés pendant sa faveur.
Ce 27 juin.
Cependant, une fille est née dont le berceau est venu remplacer celui
de l'enfant mort à Blois. Elle porte aussi le prénom du grand-père.
C'est Léopoldine: elle devait épouser plus tard Charles Vacquerie, et
trouver avec lui une fin si tragique à Villequier, le 4 septembre 1843.
La femme du général Hugo en est marraine. La petite va bien et n'a
pas encore de dents. Le jeune ménage se fait une fête de la conduire
bientôt grande rue du Foix.
Mon cher papa,
J'attendais toujours pour vous écrire que mon mari eût fini le
portrait de ma Didine, mais comme ma fille remue toujours et que
Victor exige un modèle tranquille, il est très long à le terminer, et
moi je m'ennuyais de ne pas vous écrire. Si je ne vous aimais trop je
vous gronderais de n'avoir pas compris le motif de mon silence, et de
ne m'avoir pas donné de vos nouvelles, mais j'espère mon cher papa
que vous ne tarderez pas à nous satisfaire en me donnant en détail
des nouvelles de la santé de ma bonne mère.
Ma fille se porte très bien et n'a pas encore de dents. Elle est très
gaie et nous amuse beaucoup; il me tarde bien de vous la remettre
entre les bras, aussi comptons-nous partir, si cela arrange vos
projets, dans deux mois; nous nous faisons une si grande fête de vous
voir que je voudrais que ce fût demain. Au surplus, mon cher papa,
écrivez-nous quand il vous sera commode de nous recevoir.
Mon Victor vous embrasse, embrasse la marraine de notre Didine; et
moi mon cher papa je vous aime tous deux à l'égal de votre bonté,
d'après cela jamais il n'y a eu de plus tendre fille. Je vous
écrirais plus longuement, mais ma fille me réclame.
Votre respectueuse fille,
A. Hugo.
Cette lettre est adressée au Général comte Hugo (en toutes lettres) et
Victor y a joint ce court billet:
Ce 19 février.
J'ajoute un mot, cher papa, à la lettre de notre Adèle. Je voudrais
pouvoir ajouter quelque chose à l'expression de sa tendresse pour toi
et ta femme; mais je ne saurais exprimer mieux qu'elle, ce qu'elle
sent aussi bien que moi. Je voulais, comme elle te le dit, t'envoyer
le portrait de ta Léopoldine dans ma plus prochaine lettre, mais mon
désir de te le donner ressemblant me l'ayant déjà fait deux ou trois
fois recommencer: je ne veux pas tarder plus longtemps à solliciter
de tes nouvelles pour nous, pour Abel et pour la famille Foucher.
Rabbe[93], qui est venu hier dîner avec nous, m'a parlé de toi avec
le plus tendre et le plus respectueux attachement. C'est un bon et
noble ami.
[Note 93: Alphonse Rabbe, né en 1786 dans les Basses-Alpes, mort
à Paris, le 1er janvier 1830. Après avoir créé à Marseille _le
Phocéen_, essai d'un quotidien en province, Rabbe était venu à Paris,
où il collabora au _Courrier français_, aux _Tablettes universelles_
(1820-1824) et à différents périodiques.
Il dirigea la _Biographie universelle et portative des Contemporains_
à ses débuts et en demeura le collaborateur. Il a laissé, entre autres
travaux, des résumés de l'histoire d'Espagne et de celle de Russie.
Une maladie cruelle avait défiguré Alphonse Rabbe et Victor Hugo
raconte comment le pauvre homme évitait, en raison de sa laideur, de
se laisser voir par Adèle Hugo, durant sa grossesse (_Victor Hugo
raconté_, p. 69-70).]
Louis nous a envoyé ces jours-ci un superbe panier de gibier que nous
avons mangé en famille avec le vif regret de ne pas vous le voir
partager.
Adieu, bien cher et bien excellent père, je m'occupe en ce moment de
ramasser de la besogne pour notre séjour à Blois, qui nous promet
tant de bonheur.
Notre Didine est charmante. Elle ressemble à sa mère, elle ressemble
à son grand-père. Embrasse pour elle sa bonne marraine.
Ton fils tendre et respectueux,
V. H.
Où en est ta demande près du ministre? Veux-tu que je m'en informe?
As-tu vu que des exceptions ont été faites[94]?
[Note 94: Le _Moniteur_ (20 février 1825) chercha à les expliquer:
«Plusieurs journaux ont annoncé que quelques-uns des officiers généraux
mis en retraite par l'ordonnance du 1er décembre 1824, avaient été,
par une exception ou faveur spéciale du Roi, rétablis sur le cadre de
l'État-major général de l'armée.
«Nous nous sommes assurés que rien n'est moins exact et qu'aucune
exception à cette ordonnance n'a été faite; à la vérité quelques
officiers généraux qui avaient été d'abord considérés comme compris
dans une des deux positions qu'elle détermine ont réclamé: ils ont
produit de nouveaux documents; et un examen approfondi de leurs
réclamations et des nouvelles pièces fournies, a fait reconnaître
qu'ils ne remplissaient pas les conditions exigées par l'ordonnance
pour l'admission à la retraite; ils ont été alors et ont dû être
maintenus dans le cadre de l'État-major général, non par une exception
prononcée en leur faveur comme on l'a prétendu, mais par une suite
naturelle de l'exécution impartiale de l'ordonnance du 1er décembre
1824.»]
Ces deux lettres se sont croisées avec celle du général annonçant sa
venue et celle de sa femme à Paris. Les grands-parents connaîtront donc
leur petite-fille, avant qu'on la leur ait menée à Blois.
Mon cher papa,
Tu as vu que nos lettres se sont croisées. Je désire que notre lettre
t'ait fait autant de plaisir que la tienne nous en a fait. Elle ne
pouvait nous apporter de plus agréable nouvelle que celle de votre
prochaine arrivée; et j'espère presque, en t'écrivant celle-ci,
qu'elle ne te trouvera pas à Blois.
Tu ne saurais croire quelle fête nous nous faisons de vous présenter
notre Léopoldine toujours petite, mais toujours bien portante et si
gentille... elle vous aimera tous deux comme nous l'aimons, nous ne
saurions dire davantage.
Nous nous applaudissons presque d'avoir été une partie du mois sans
nouvelles de toi puisque tu as été malade. Nous aurions eu des
inquiétudes, maintenant nous n'avons que le plaisir de te savoir
rétabli.
Adieu, bon et cher papa, je ne t'en écris pas plus long puisque nous
pourrons bientôt communiquer de vive voix.
Quelles que soient les affaires qui t'amènent, tu sais que tu peux
compter en tout et pour tout sur notre dévoûment comme sur notre
tendre et respectueux attachement.
Embrasse pour moi la bonne marraine de ta Léopoldine.
Victor.
Ce 27 février.


VI
Le voyage à Blois.--Une lettre de Victor Hugo au dessinateur
Queyroy.--Deux poètes nommés chevaliers de la Légion d'honneur.--Les
sables de la Miltière.--Le sacre de Charles X.

En avril 1825, le projet si longtemps caressé d'un voyage à Blois put
enfin être mis à exécution.
Victor Hugo et sa femme, elle nourrissait Léopoldine, prirent la
malle-poste et arrivèrent à Blois, au matin, par la rive gauche de la
Loire[95].
[Note 95: Ancienne route directe de Blois à Orléans par Saint-Dyé
et Cléry, avant que Mme de Pompadour eut fait tracer, sur la rive
droite, une nouvelle route, passant devant son château de Menars.]
Près de quarante ans plus tard, remerciant de son album, les _Rues et
Maisons du vieux Blois_, le dessinateur Queyroy[96], Hugo vieilli
adressait, de Guernesey, cette jolie lettre à l'artiste.
[Note 96: Outre les _Rues et Maisons du vieux Blois_, on doit au
dessinateur Armand Queyroy, qui a été longtemps conservateur du Musée
de Moulins, un certain nombre d'eaux-fortes sur Vendôme et la plupart
des portraits qui servent de frontispice à chacun des volumes composant
la _Galerie des Hommes illustres du Vendômois_.]
Ce n'est plus la prose un peu flottante et souvent impersonnelle des
lettres au général. Si les cheveux du poète avaient blanchi, son
verbe avait, depuis des années, pris son ampleur et adopté sa formule
définitive.
Ce sont là de très belles pages, où magnifiquement, Victor Hugo évoque
son arrivée à Blois, son père et son jardin; et, s'éveillant au bord du
fleuve, la ville tout entière, désuète mais pleine de grâce, avec son
château, ses vieilles maisons et tous ces souvenirs qui sont le passé.
Hauteville-House, 17 avril 1864.
Monsieur, je vous remercie. Vous venez de me faire revivre dans le
passé. Le 17 avril 1825, il y a trente-neuf ans aujourd'hui même,
(laissez-moi noter cette petite coïncidence intéressante pour moi),
j'arrivais à Blois. C'était le matin. Je venais de Paris. J'avais
passé la nuit en malle-poste, et que faire en malle-poste? J'avais
fait la ballade des _Deux Archers_[97] puis, les derniers vers
achevés, comme le jour ne paraissait pas encore, tout en regardant
à la lueur de la lanterne passer à chaque instant des deux côtés
de la voiture des troupes de bœufs de l'Orléanais descendant vers
Paris, je m'étais endormi. La voix du conducteur me réveilla.--Voilà
Blois! me cria-t-il. J'ouvris les yeux et je vis mille fenêtres à la
fois, un entassement irrégulier et confus de maisons, des clochers,
un château, et sur la colline un couronnement de grands arbres et
une rangée de façades aiguës à pignons de pierre au bord de l'eau,
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