Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques - 05

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le service de présenter au comité de ce théâtre un acte dont je
t'enverrai le manuscrit.
Avec les titres dont je viens de te parler il était impossible que
ce Monsieur pût s'attendre à quelque refus de ma part. Ami de Papa,
et membre d'une Société littéraire dont je t'ai entendu te féliciter
d'être membre, c'était sans doute te faire plaisir à toi-même que de
me charger auprès de toi de sa commission.
Ce monsieur a déjà publié un recueil de fables dont le journal des
_Débats_ a rendu compte il y a un an, il compte en publier un nouveau
volume. Il est membre de la Société littéraire qui avait tenté de
s'organiser à Blois, et dont toi et Victor faisiez partie; ses fables
ne te laisseront aucun doute sur son esprit et son talent.
Après m'être acquitté de cette commission, il convient que je te
manifeste mon étonnement de ce que tu ne nous as pas répondu. Cet
oubli de ta part, justifie les reproches de négligence que je t'ai
entendu faire par Papa.
En attendant une lettre de toi, je suis toujours avec attachement,
Ton frère affectionné,
E. Hugo.
Blois, le 19 mars 1823.
A nouveau Adèle Hugo tient la plume. Elle n'ose encore s'exprimer
librement vis-à-vis de ses beaux-parents--par la suite elle écrira des
lettres charmantes d'abandon, de cœur et de simplicité.
Actuellement, elle est encore sous l'entière domination du génie de
son mari. Il relit ses lettres et elle doit craindre un froncement de
sourcil.
L'enfant qu'elle porte sera un garçon, elle l'appellera Léopold pour
«faire la cour» à sa belle-mère, et ingénûment, ne prévoyant pas à
quelle plaisanterie va donner lieu le plein de sa plume, la pauvre
femme fait, fille respectueuse, «fortement saillir les rondeurs» de l'A
de sa signature.
Mon cher papa,
Mon mari m'a laissé le soin de vous écrire; c'est pour moi une bien
douce charge, d'autant plus que dans une réponse à ma lettre je
saurai de vos nouvelles qui jusqu'ici nous ont fait craindre que
votre santé et celle de notre belle-mère ne fussent moins bonnes que
lors de votre départ d'ici. D'un autre côté, nous sommes convaincus
que celle de notre frère est entièrement remise, d'ailleurs les soins
de bons parens, et la vie d'ordre à laquelle il n'était point habitué
sont certainement cause de son prompt rétablissement.
Nous avons eu le plaisir de voir dernièrement notre oncle Francisque
et sa femme, ils sont restés à Paris beaucoup moins longtemps que
nous ne l'aurions désiré, et ils ont été très fâchés de n'être pas
venus à Paris un mois plus tôt, et nous que vous ne fussiez pas
restés un mois plus tard, mais nous espérons qu'à votre premier
voyage vous nous récompenserez de votre prompt départ.
Adieu, mon cher papa, embrassez pour moi notre belle-mère et
dites-lui que pour lui faire la cour j'appellerai mon petit garçon
Léopold.
Nous attendons une prompte réponse pour nous mettre hors d'inquiétude
de toutes les santés auxquelles nous nous intéressons vivement, et je
vous prie, cher papa, de me croire votre respectueuse fille.
A. Hugo.
Ce mardi.
Le génie n'est pas léger, et l'esprit, cette mousse des vins
pétillants, lui semble peu familier. Comme la gaîté chez Rabelais, la
plaisanterie était, chez Hugo, énorme. La signature de la jeune femme
de prêter donc à ce thème:
Mon cher papa,
Je crois que c'est pour te donner une image de son ventre toujours
croissant que mon Adèle a fait si fortement saillir les rondeurs
de sa signature. Je vois avec un sentiment bien doux approcher
l'heureuse époque qui nous réunira autour d'un berceau.
J'ai reçu ta note relative à M. Eloy et je m'occupe de son affaire en
même temps que de celle de M. Lebarbier. Dès que j'aurai une décision
favorable, je la leur transmettrai.
Adieu, cher papa, embrasse bien notre Eugène, présente nos respects à
notre belle-mère et aime-nous toujours comme nous t'aimons.
Ton fils tendre et respectueux,
Victor.
Les espérances étaient vaines d'un retour à la raison d'Eugène Hugo.
L'on s'est bercé de cet espoir, mais, bientôt, il y fallut renoncer, et
le pauvre dément n'a point tardé à quitter l'oasis de la rue du Foix
pour être traité dans la maison de santé du Dr Esquirol[63].
[Note 63: Jean-Étienne-Dominique Esquirol, né à Toulouse en 1772,
mort à Paris en 1840. Il continua et compléta les travaux de Pinel. Son
principal ouvrage: _Des Maladies mentales considérées sous le rapport
médical, hygiénique et médico-légal_ (Paris, J.-Baillière, 1838, 2
in-8º), est devenu classique. Il y a tracé, entre autres, un navrant
tableau de la folie et de la déchéance de Théroigne de Méricourt.
Il devait, en 1825, se voir confier la direction de Charenton.]
Victor donne à son père des nouvelles du malheureux et lui confie
ses impressions. En dépit des soins dont sont entourés les malades,
il ne l'a «plus trouvé aussi bien». Il redoute, pour son frère,
«la solitude et l'oisiveté». Puis, ce sont les phantasmasies du
persécuté-persécuteur, entendant, dans le silence des nuits, assassiner
des femmes, en des souterrains.
Le prix de la pension est très élevé et l'on n'a pas assez caché au
malade qu'il se trouvait parmi des fous.
La fin de la lettre nous ramène aux éditeurs, sinon à la littérature.
Le poète, par la faute d'Abel, qui, en croyant faire bien, l'a «poussé
dans cette galère»[64], se trouve initié aux banqueroutes des
libraires et aux ennuis concomitants. Il avertit son père du danger et
lui conseille la prudence pour la vente proche du manuscrit de ses
_Mémoires_.
[Note 64: _Victor Hugo raconté par un Témoin de sa Vie_ conte
l'anecdote.
L'on doit à Abel Hugo, enlevé en 1855, comme l'avait été vingt ans plus
tôt son père, par une attaque d'apoplexie, de nombreux comptes rendus
critiques dans le _Conservateur littéraire_ et quatre nouvelles qui y
furent publiées également: _El Viego_; _La naissance de Henri IV_; _Le
combat de taureaux_; _Le carnaval de Venise_.
Dès 1817, il avait publié en collaboration avec André Malitourne et
Ader: _Traité du Mélodrame_, par A. A. A.
Il fit paraître en 1822, in-8º, _la Vengeance de la Madone_, fragment
traduit de l'italien.
Il donna lecture à la _Société des Bonnes lettres_ d'un important
ouvrage qu'il entreprit et ne termina point:
_Le Génie du Théâtre espagnol, ou Traduction et analyses des meilleures
pièces de Lopez de Véga; F. Calderon et autres auteurs dramatiques,
depuis le milieu du_ XVIe _siècle jusqu'à la fin du_ XVIIIe.
Entré aux _Annales de la Littérature et des Arts_, après leur fusion
avec le _Conservateur littéraire_ (août 1821) il entreprit, en 1823, la
publication des _Tablettes romantiques_.
Il a laissé en outre:
_Romances historiques_, traduites de l'espagnol par A. Hugo. Cet
ouvrage porte cette dédicace: A ma mère, morte le 27 juin 1821,
et avait été publié:
A Paris, chez Pélicier, libraire, place du Palais-Royal, 1822; in-12,
de LV-302 pp.
C'est-à-dire, chez l'éditeur des _Odes et poésies diverses_, près de
qui il avait été l'introducteur de son frère.
_L'Heure de la Mort._ Paris, 1822, in-8º.
_Les Français en Espagne._ A-propos, vaudeville en un acte (avec Alph.
Vulpian). Paris, 1823, in-8º.
_Précis historique des Événements qui ont conduit Joseph Napoléon sur
le trône d'Espagne_ (Introduction au tome II des Mémoires du général
Hugo. Paris, Ladvocat, 1823, trois in-8º) signés Hugo (Abel) fils.
Il existe en outre, de ce précis un tirage à part à 60 exemplaires.
Paris, 1823: in-8º.
_Pierre et Thomas Corneille._--(En collaboration avec Romieu et signé
du pseudonyme de Monnières. Paris. 1823, in-8º.)
_Campagne d'Espagne en 1823._ Paris. Le Fuel, SD. (1824), 2 in-8º, de
IV-442 et 399 pp.
_Les tombeaux de Saint-Denis_ ou description historique de cette abbaye
célèbre, des monuments qui y sont renfermés et de son riche trésor;
suivie du récit de la violation des tombeaux en 1793, de détails sur
la restauration de l'église en 1806, et depuis en 1814; de notices
sur les rois et les grands hommes qui y ont été enterrés et sur les
cérémonies usitées aux obsèques des rois de France, et de la relation
des funérailles de Louis XVIII. Paris, 1824, in-18.
_Vie anecdotique de Monsieur, comte d'Artois, aujourd'hui S. M. Charles
X, roi de France et de Navarre, depuis sa naissance jusqu'à ce jour._
Paris, 1824, in-18.
_Histoire de l'empereur Napoléon_, par A. Hugo, illustrée de 31
vignettes, par Charlet. Paris, Perrotin, 1833, in-8º de 479 pp.
_Souvenirs sur Joseph Bonaparte, roi d'Espagne. Revue des Deux-Mondes_,
1er et 15 avril 1833.
_Le Conteur_, recueil de contes de tous les temps et de tous les pays
paraissant mensuellement. Paris, 1833, in-12.
_France militaire_, histoire des armées françaises de terre et de
mer de 1792 à 1833. Ouvrage rédigé par une Société de militaires, et
de gens de lettres; etc., etc., revu et corrigé par A. Hugo, ancien
officier d'état-major, membre de plusieurs sociétés savantes, auteur de
l'_Histoire de Napoléon_. Paris, Delloye, 1833-1838, 5 in-8º.
_France pittoresque_ ou Description pittoresque, topographique et
statistique des Départements et Colonies de la France, offrant en
résumé pour chaque département et colonie, l'histoire, les antiquités,
la topographie, etc., etc., par A. Hugo, ancien officier d'état-major,
membre de plusieurs sociétés savantes et littéraires, auteur de
l'_Histoire de Napoléon_. Paris. Delloye, 1835, 3 in-8º.
_France historique et monumentale._ Histoire générale de France depuis
les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, par A. Hugo, auteur de
l'_Histoire de Napoléon_ et de la _France pittoresque_. Paris, Delloye,
1836-1843, 5 in-8º.]
Mon cher Papa,
J'ai remis hier à Eugène ta lettre qui l'a touché autant qu'affligé.
Sa douleur de ne pouvoir te revoir à Blois n'a été un peu calmée que
par l'espérance que je lui ai donnée de te revoir à Paris dans deux
mois, ce tems lui a paru bien long. Je vais te dire aussi, cher papa,
que je ne l'ai plus trouvé aussi bien. On a pour les malades chez M.
Esquirol des soins infinis, mais ce qui est le plus funeste à Eugène,
c'est la solitude et l'oisiveté, auxquelles il est entièrement livré
dans cette maison. Quelques mots qui lui sont échappés m'ont montré
que dans l'incandescence de sa tête il prenait cette _prison_ en
horreur, il m'a dit à voix basse qu'_on y assassinait des femmes dans
les souterrains et qu'il avait entendu leurs cris_. Tu vois, cher
papa, que ce séjour lui est plus pernicieux qu'utile. D'un autre
côté la pension (dont M. Esquirol doit t'informer) est énorme, elle
est de 400 francs par mois. D'ailleurs le docteur Fleury pense que
la promenade et l'exercice sont absolument nécessaires au malade. Je
te transmets tous ces détails, mon cher papa, sans te donner d'avis.
Tu sais mieux que moi ce qu'il faut faire. Je crois néanmoins devoir
te dire qu'il existe, m'a-t-on assuré, des maisons du même genre,
où les malades ne sont pas moins bien que là, et paient moins cher.
Il paraît qu'on n'a point assez caché à Eugène qu'il fût parmi des
_fous_, aussi est-il très affecté de cette idée que j'ai néanmoins
combattue hier avec succès.
Je t'écris à la hâte, bon et cher papa, au milieu de tous les ennuis
que me donne la banqueroute de mon libraire, garde-toi un peu, pour
la vente de tes _Mémoires_, de l'extrême confiance de notre bon Abel.
C'est lui qui m'a, bien involontairement il est vrai, _poussé dans
cette galère_.
Adieu, cher et excellent papa; nous t'embrassons tous ici bien
tendrement.
Ton fils dévoué et respectueux,
Victor.
24 mai 1823.
Mes hommages à ta femme, dont nous attendons des nouvelles.
Eugène ne demeura guère, en effet, chez le Dr Esquirol, et après
un court séjour au Val-de-Grâce, ne tarda point à être transféré à
Saint-Maurice, c'est-à-dire à Charenton.
Il devait y trouver, comme directeur, le second frère de
Royer-Collard[65], qui fut professeur de médecine légale à la Faculté
de médecine de Paris, et médecin de Louis XVIII.
[Note 65: Antoine-Athanase Royer-Collard, né à Sempis en 1768, mort
en 1825. Il était, depuis 1806, médecin de l'asile de Charenton.]
La grossesse d'Adèle Hugo semble pénible et, revenant au frère malade,
Victor après avoir merveilleusement dépeint l'aspect du triste fou,
d'ajouter cette phrase où apparaissent déjà derrière le poète, l'homme
de tête et le réformateur.
«Je crains que les moyens dont la société use envers les malades, la
captivité et l'oisiveté, ne fassent qu'alimenter une mélancolie dont le
seul remède, ce me semble, serait le mouvement et la distraction.»
N'est-elle point à retenir, si on songe, surtout, aux vingt et un ans
de son auteur?
La pension du ministère de l'Intérieur ne semble pas devoir se faire
longtemps attendre.
Quant aux biens en Espagne et aux cédules hypothécaires, Victor Hugo
se tient, pour des démarches, à la disposition de son père. Mais, le
moment ne lui paraît pas favorable.
Cette affaire semble moins dépendre de M. de Chateaubriand que de M. de
Martignac[66], et celui-ci est l'homme de M. de Villèle[67].
[Note 66: Jean-Baptiste-Sylvère Gay, vicomte de Martignac, né à
Bordeaux en 1778, mort à Paris en 1832. Il était alors conseiller
d'État et devait plus tard, rallié à une politique plus modérée, se
voir confier le ministère de l'Intérieur, à la chute de M. de Villèle
(janvier 1828).]
[Note 67: Jean-Baptiste-Séraphin-Joseph, comte de Villèle, né à
Toulouse en 1773, mort en 1854. Membre de la Chambre introuvable de
1815, il entra, ultra-royaliste, au Ministère en 1821, pour prendre
bientôt la présidence du Conseil. Les élections de novembre 1827, la
dissolution de la Chambre n'ayant pas amené le résultat qu'il espérait,
provoquèrent sa démission.]
Mon cher Papa,
Eugène, après un séjour de quelques semaines au Val-de-Grâce, vient
d'être transféré à Saint-Maurice, maison dépendant de l'hospice de
Charenton, dirigé par M. le docteur Royer-Collard. La translation
et le traitement ont lieu aux frais du gouvernement: il te sera
néanmoins facile d'améliorer sa position moyennant une pension plus
ou moins modique; on nous assure que cet usage est généralement suivi
pour les malades d'un certain rang. Au reste, le docteur Fleury a dû
écrire à l'un de ses amis qui sera chargé d'Eugène dans cette maison,
et M. Girard, directeur de l'école vétérinaire d'Alfort, a promis
à M. Foucher, qui le connaît très particulièrement, de recommander
également les soins les plus empressés pour notre pauvre et cher
malade et _d'en faire son affaire_.
M. Foucher, Abel et moi, comptons t'écrire incessamment de
nouveaux détails sur ces objets, ainsi que sur la santé toujours
douloureusement affectée de notre infortuné frère. Les souffrances
de mon Adèle, qui augmentent à mesure que son terme approche, ne
m'ont point encore permis d'aller le voir dans son nouveau domicile;
je ne puis donc t'en donner des nouvelles aussi fraîches que je le
désirerais. Au reste l'état de sa raison, comme j'ai eu occasion de
l'observer dans mes fréquentes visites chez le docteur Esquirol et
au Val-de-Grâce, ne subit que des variations insensibles. Toujours
dominé d'une idée funeste, celle d'un danger imminent; tous ses
discours, comme tous ses mouvements, comme tous ses regards
trahissent cette invincible préoccupation, et je crains que les
moyens dont la société use envers les malades, la captivité et
l'oisiveté, ne fassent qu'alimenter une mélancolie dont le seul
remède, ce me semble, serait le mouvement et la distraction. Ce qu'il
y a de cruel, c'est que l'exécution de ce remède est à peu près
impossible, parce qu'elle est dangereuse.
Je t'envoie ci-incluse une lettre de M. Esquirol, qui n'éclaircit
rien, et n'ajoute rien à mes idées personnelles, à mes observations
particulières sur notre Eugène; je crois t'avoir déjà écrit la
plupart de ce qu'écrit le docteur, auquel j'avais déjà exposé tous
les faits qu'il présente. Il est vrai que le malade a fait chez lui
un bien court séjour. Mais je pense que cette maison lui était plus
nuisible qu'utile. M. Katzenberger a envoyé chez M. Foucher les 400
francs que demande le docteur Esquirol pour un mois de pension, et M.
Foucher a prévenu ce dernier qu'ils sont à sa disposition.
Je suis heureux, cher papa, de reposer tes idées sur des sujets moins
tristes en t'entretenant aujourd'hui de l'heureux événement qui doit
en amener un autre également heureux pour nous, ton retour.
Ma bien-aimée Adèle accouche dans cinq semaines environ. Viens le
plus tôt qu'il te sera commode. Il me sera bien doux que mon enfant
reçoive de toi son nom, et c'est pour moi un sujet de joie immense de
penser qu'il m'était réservé, à moi le plus jeune de tes fils, de te
donner le premier le titre de grand-père. J'aime cet enfant d'avance,
parce qu'il sera un lien de plus entre mon père et moi.
Je te remercie de la proposition que tu me fais relativement à M.
de Chateaubriand; mais la position intérieure du ministère rend
singulièrement délicates les communications actuelles entre MM. de
Chateaubriand et de Corbière[68]. Tu comprendras ce que je ne peux
dire ici qu'à demi-mot. Au reste, les espérances dont on me berce si
longtemps ont acquis depuis deux jours un caractère assez _positif_.
Si elles se réalisaient enfin, je m'empresserais de t'en faire part.
Quant aux biens d'Espagne, je ne doute pas qu'une réclamation de
toi en fût parfaitement accueillie, et je la présenterai moi-même
au ministère des Affaires étrangères. Seulement j'appréhende que la
décision de cette affaire ne dépende moins de mon illustre ami que de
M. de Martignac, qui est l'homme de M. de Villèle.
[Note 68: Jacques-Joseph-Guillaume-Pierre, comte de Corbière, né
à Amanlis, près Rennes, 1768, mort en 1858.
Député d'Ille-et Vilaine, après avoir été président au Conseil royal
de l'Instruction publique, il se vit appeler, en décembre 1821, par
M. de Villèle, au ministère de l'Intérieur, et se retira avec lui, en
1828.]
Adieu, bon et cher papa, mon Adèle désire que je lui cède le reste de
ce papier. J'avais pourtant encore bien des choses à te dire, mais il
faut obéir à une prière si naturelle et me borner à t'embrasser avec
autant de tendresse que de respect.
Ton fils,
Victor.
Gentilly, 27 juin 1823.
J'ajoute un mot à ce que dit mon Victor pour vous réitérer la
prière de hâter votre arrivée le plus tôt que vos affaires vous
le permettront, j'entends par affaires vos commodités, et celles
de notre excellente belle-mère à la santé de laquelle nous nous
intéressons bien vivement et que je désire embrasser en même temps
que mon petit enfant; nous comptons tous, mon cher papa, que vous
serez à Paris à la fin de juillet; s'il en était autrement, j'en
aurais beaucoup de chagrin, car son grand père doit le voir un des
premiers, ainsi, cher papa, nous vous attendons dans cinq semaines au
plus tard.
Votre respectueuse fille,
A. Hugo.
La santé d'Eugène est loin de s'améliorer. Il fait de la mélancolie
et on a peine à le faire manger. Victor--il signe ce billet V.-M.
H.--donne à son père ces mauvaises nouvelles, en recommandant à son bon
accueil le jeune Adolphe Trébuchet, son cousin germain, qui vient à
Blois, et désirerait sans doute visiter Chambord.
Outre l'intérêt artistique de Chambord l'on pense si le _Simple
discours_ de Paul-Louis Courier et ses deux mois de prison légitimaient
cette curiosité[69].
[Note 69: _Le simple discours de Paul Louis, vigneron de
La Chavonnière, aux membres du conseil de Véretz, département
d'Indre-et-Loire, à l'occasion de l'acquisition de Chambord_, parut
chez Bobée, 1821, in-8º, de 28 pp.
Le 28 août, Courier était traduit sous l'inculpation d'outrage aux
mœurs,--il avait rappelé dans son _Discours_ certains scandales des
mœurs royales et représenté les cours comme le centre de toutes les
corruptions,--devant la cour d'assises de la Seine, se voyait déclarer
coupable et condamner à deux mois de prison.
Ce fut l'occasion d'un nouveau pamphlet, plus âpre encore:
_Procès de Paul-Louis Courier, vigneron de La Chavonnière, condamné
le 28 août 1821, à l'occasion de son Discours sur la souscription de
Chambord_ (Paris, Chantpie, in-8º de 80 pp.).
Mais, cette fois, on n'osa poursuivre.]
Mon cher papa,
C'est mon bon petit cousin Adolphe Trébuchet, qui te remettra cette
lettre où tu trouveras le reçu de M. Esquirol. Nous n'avons encore pu
voir notre pauvre Eugène à Saint-Maurice; il faut une permission et
il est assez difficile de l'obtenir.
Abel a du reste obtenu en attendant de ses nouvelles qui sont loin
malheureusement d'être satisfaisantes; il est toujours plongé dans la
même mélancolie; il a pendant quelque temps refusé toute nourriture;
mais enfin la nature a parlé, il a consenti à manger. Le traitement
qu'il subit n'exige pas encore à ce qu'il paraît un supplément de
pension, quand cela sera nécessaire, on nous en avertira.
Ces détails me navrent, cher papa, et il me faut toute la joie de ton
prochain retour pour ne pas me livrer en ce moment au désespoir.
M. Foucher et Abel vont bientôt t'écrire, moi-même je me hâterai de
te transmettre tout ce que l'état de notre cher malade offrira de
nouveau.
Adieu, cher papa, il est inutile de te recommander cet Adolphe que
nous aimons tous comme un frère; je crois qu'il désire vivement voir
Chambord, et ce sera pour lui comme pour toi un plaisir de passer
quelques jours à Blois, si l'urgence de son voyage le lui permet.
Je t'embrasse tendrement pour moi et mon Adèle, présente nos hommages
empressés à notre belle-mère, qui, nous l'espérons, est rétablie.
Ton fils soumis et respectueux,
V.-M. H.
Ce 1er juillet 1823.


IV
Léopold Hugo.--Sa naissance.--Des ennuis de nourrice.--_La Muse
française._--Le petit Léopold à Blois.--Le cri de la mère.--Sa
mort.--_A l'ombre d'un Enfant._

Le général Hugo n'a pu arriver à Paris à temps pour être un des
premiers à voir son petit-fils. La grossesse d'Adèle Hugo a été
difficile, l'accouchement laborieux. Le petit Léopold est venu au monde
presque mourant.
La mère a dû renoncer à la joie qu'elle se faisait de le nourrir et
l'enfant a été mis en nourrice dans le quartier.
Victor se fait des illusions et sur la «remplaçante», et sur la santé
du petit être.
Mon cher papa,
Si je ne t'ai point encore annoncé moi-même l'événement qui te
donne un être de plus à aimer, c'est que j'ai voulu épargner à
ton cœur de père les inquiétudes, les anxiétés, les angoisses qui
m'ont tourmenté depuis huit jours. La couche de ma femme a été très
laborieuse, les suites jusqu'à ce jour ont été douloureuses; l'enfant
est venu au monde presque mourant, il est resté fort délicat. Le
lait de la mère affaibli par la grande quantité d'eau dont elle
était incommodée et échauffé par les souffrances de la grossesse
et de l'enfantement, n'a pu convenir à une créature aussi faible.
Nous avons été contraints, après des essais qui ont presque mis ton
petit-fils en danger, de songer à le faire nourrir par une étrangère.
Tu peux te figurer combien j'ai eu de peine à y déterminer mon Adèle
qui se faisait une si grande joie des fatigues de l'allaitement. Ce
qui y a pu seulement la décider, ce n'est pas le péril que sa propre
santé eût couru réellement, mais celui qui eût menacé l'enfant. Elle
a donc sacrifié courageusement à l'intérêt de son fils son droit de
mère, et nous avons mis l'enfant en nourrice. Nous avons été assez
heureux pour trouver dans ce cas urgent une fort belle nourrice
habitant notre quartier, et quoique ces femmes soient fort chères à
Paris, l'instante nécessité et la facilité d'avoir à chaque instant
des nouvelles de ton Léopold m'ont fait accepter cette charge avec
joie.
Maintenant enfin, après tant d'inquiétudes et d'indécision, je puis
te donner de bonnes nouvelles. Mon Adèle bien-aimée se rétablit à vue
d'œil, nous avons l'espoir que le lait sera bientôt passé. L'enfant
fortifié par une nourrice saine et abondante va très bien et promet
de devenir un jour grand-père comme toi.
Tu vois, bon et cher papa, que je t'ai dérobé ta part dans des
anxiétés que tu aurais certainement ressenties aussi cruellement que
moi. Voilà la cause d'un silence que tu approuveras peut-être après
l'avoir blâmé. Ta joie à présent peut être sans mélange comme la
nôtre, qui s'accroît encore bien vivement par l'idée de te savoir
bientôt dans nos bras.
Adieu, notre excellent père, viens vite, remercie-moi, je t'ai donné
une fille qui t'aime comme moi, nous te donnons maintenant un fils
qui t'aimera comme nous. Et qu'y a-t-il de consolant dans la vie si
ce n'est le lien d'amour qui joint les parents aux enfants?
Ton fils soumis et respectueux,
Victor.
24 juillet.
Embrasse bien pour nous notre belle-mère que nous attendons avec toi.
Depuis quinze jours que je suis garde-malade, je n'ai pu m'occuper de
notre cher Eugène comme je l'aurais voulu, mais tu vas venir: puis-je
ne pas voir son avenir sous des couleurs moins sombres?
Les yeux du père et de la mère n'ont point tardé à se dessiller. La
femme à laquelle ils avaient confié leur enfant, la croyant bonne et
douce, leur semble, maintenant, d'un caractère méchant et faux.
Ils ont hâte de le lui retirer. Victor demande au général de lui
trouver à Blois ou dans les environs une nourrice dont le lait n'ait
pas plus de quatre ou cinq mois.
Ils lui confieront le petit Léopold. Éloigné de ses parents, il sera au
moins soumis à l'affectueuse surveillance du général et de sa femme.
Mon cher papa,
Je me félicitais de n'avoir plus que d'excellentes nouvelles à
te mander, lorsqu'un événement imprévu m'oblige à recourir à tes
conseils et à ton assistance. La nourrice à laquelle il a fallu
confier notre enfant ne peut nous convenir. Cette femme nous trompe,
elle paraît être d'un caractère méchant et faux: elle a abusé de la
nécessité où nous étions de placer cet enfant; nous l'avons d'abord
crue bonne et douce, maintenant nous n'avons que trop de raisons pour
lui retirer notre pauvre petit Léopold le plus tôt possible. Nous
désirerions donc, mon Adèle et moi, après avoir pris la résolution
de le retirer à cette femme, que tu nous rendes le service de nous
trouver à Blois ou dans les environs une nourrice dont le lait n'ait
pas plus de quatre ou cinq mois, et dont la vie et le caractère
présentent des garanties suffisantes. D'ailleurs nous serions tous
deux tranquilles, sachant notre Léopold sous tes yeux, et sous ceux
de ta femme. C'est ce qui nous a décidés à le placer à Blois plutôt
que partout ailleurs.
Il est inutile cher et excellent père, de te recommander une prompte
réponse, la santé de ton petit-fils pourrait être altérée du moindre
retard. Je ne te demande pas pardon de tous les soins que nous te
donnons, je sais qu'ils sont doux à ton cœur bon et paternel.
Adieu, cher papa, Eugène va mieux _physiquement_: tout le monde
ici t'embrasse aussi tendrement que ton fils qui t'aime. Hâte ton
arrivée, réponds-moi vite, et crois mon amour aussi respectueux
qu'inaltérable.
Victor.
29 juillet.
Je te fais envoyer la _Muse française_[70], recueil littéraire à la
rédaction duquel je participe. Je te remettrai à Paris la deuxième
édition de _Han d'Islande_[71].
[Note 70: La _Muse française_ parut de juillet 1823 à juin 1824,
chez Ambroise Tardieu, éditeur, rue du Battoir-Saint-André, nº 12, en
douze livraisons formant 2 volumes in-8º, avec, en épigraphe, cette
citation de Virgile:
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