Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques - 04

Total number of words is 4464
Total number of unique words is 1512
37.9 of words are in the 2000 most common words
48.0 of words are in the 5000 most common words
53.0 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
Monsieur le général Léopold Hugo et Madame la comtesse A. de Salcano,
son épouse, ont l'honneur de vous faire part du mariage, à Paris, de
Monsieur Victor-Marie Hugo, leur fils et beau-fils, avec Mademoiselle
Adèle-Julie-Victoire-Marie Foucher, fille de Monsieur le chevalier
Foucher, chef de bureau au ministère de la Guerre, et de Madame
Anne-Victoire Asseline, son épouse.
Saint-Lazare, près Blois, le 15 novembre 1822.
On n'aura pas l'honneur de recevoir.
Dorénavant, Mme Victor Hugo prendra une place presque égale à celle
de son mari dans cette correspondance avec le général. A son tour,
elle lui exprime son affection et sa reconnaissance. Confiante dans
l'avenir, elle célèbre son amour et son bonheur.
La belle-mère n'a pas été l'obstacle que l'on pouvait craindre au
mariage. Elle semble, au contraire, s'être entremise en faveur des
amoureux pour en hâter la célébration. Ce n'est plus «l'épouse
actuelle» du général, mais une alliée que l'on remercie, lui devant
quelques jours fastes de plus.
Paris, 19 novembre 1822.
Mon cher Papa,
Tout ce que ta bonne lettre nous dit de tendre et de paternel a été
accueilli ici par deux cœurs qui n'en font qu'un pour t'aimer. Je ne
saurais te dire combien mon Adèle a été sensible à l'expression de
ton affection qu'elle mérite si bien par celle qu'elle daigne porter
à ton fils. Elle va t'exprimer elle-même tout ce qu'elle ressent pour
toi. Veuille bien, je te prie, dire à notre belle-mère combien nous
sommes reconnaissans de tout ce qu'elle a bien voulu faire pour hâter
notre fortuné mariage.
J'ai montré ta lettre à mes frères. Abel va t'écrire. Ils me chargent
de t'embrasser tendrement pour eux.
Maintenant permets-moi de t'embrasser pour moi et de céder le reste
de cette lettre à ta fille.
Ton fils soumis et respectueux,
Victor.
Mon cher papa,
C'est la plus heureuse des femmes qui vous doit tout son bonheur que
sans vous elle désirerait encore, c'est votre fille qui a mis sa
destinée entre les mains du plus noble des hommes qui voudrait vous
rendre sa reconnaissance. Dieu sait que ce n'est pas la gloire qui
entoure son talent qui me le fait admirer, mais bien cette âme si
pure, si élevée que vous connaissez à peine et à laquelle la mienne
est consacrée. Il n'est rien de moi qui ne soit pour lui, pour mon
Victor, pour votre digne fils.
Si notre belle-mère savait combien j'ai été sensible à tout ce
qu'elle a bien voulu faire pour accélérer notre mariage, j'espère
qu'elle voudrait bien recevoir mes remerciements. Je lui dois
quelques jours de bonheur que sans elle je demanderais en vain.
J'ai vu, mon cher papa, s'écouler le plus beau jour de ma vie sans
avoir connu l'auteur de ce beau jour. Nous espérons, et moi en
particulier, comme une grâce, que la fin de cette année ne se passera
pas sans que j'aie pu vous exprimer de vive voix tous les sentiments
avec lesquels j'ai l'honneur d'être votre très respectueuse fille,
A. Hugo.


III
Un roman en partie double.--La folie d'Eugène Hugo.--«La recommandation
de M. de Clermont-Tonnerre».--La maison de la rue du Foix, à Blois.--La
grossesse d'Adèle Hugo.--Le pauvre Eugène.

L'antithèse n'existe pas seulement dans l'œuvre de Victor Hugo, et
Baudelaire ne fut pas le premier, hélas!
admis au noir mystère
Des rires effrénés mêlés aux sombres pleurs.
Le lendemain de ce beau jour, dont les jeunes époux clamaient
orgueilleusement la joie, fut atrocement triste.
Eugène Hugo, exalté, «un peu fou» depuis des mois, prononça, au cours
du dîner de noce des paroles incohérentes. Biscarrat en fut frappé,
avertit Abel Hugo, et au sortir de table, ils l'emmenèrent et le firent
rentrer chez lui, sans en parler à personne.
Le lendemain matin, on le trouva dans sa chambre, dont il avait allumé
tous les flambeaux, vaticinant et tailladant les meubles à coups de
sabre. Il était tout à fait fou.
Un drame intime, navrant dans sa simplicité, se cachait sous cette
démence et l'expliquait.
«Cet Eugène, qui est mort enfin, après avoir survécu quatorze ou quinze
ans à son âme, à son intelligence», mourut, plus discret qu'Arvers,
sans trahir son secret. Mais, celui-là même qui écrivit le commencement
de cette phrase, leur ami, le collaborateur d'Abel et de Victor au
_Conservateur littéraire_, Gaspard de Pons[46], a soulevé une partie
du voile qui le recouvrait.
[Note 46: Né en 1798, «Gaspard de Pons était venu, en 1819,
d'Avallon, sa ville natale, à Paris, pour y entrer dans la garde. Il
se lia, par son camarade Alfred de Vigny, avec M. Victor Hugo, dont
il était l'aîné de deux ans, et dont il devint le collaborateur au
_Conservateur littéraire_, puis à la _Muse française_». (Edmond Biré:
_Victor Hugo avant 1830_, p. 343).
On lui doit: _Constant et Discrète_, poème en quatre chants, suivi de
_Poésies diverses_ (1819), _Amour_, _A Elle_ (1824), _Inspirations
poétiques_ (1825).
Il figurait, au dire de Jay, (_Conversion d'un Romantique_, 1830), au
nombre des «étoiles de la Pléiade romantique».
Cf. Ch.-M. Des Granges: _La Presse littéraire sous la Restauration_.
Tous n'ont pas imité la discrétion de Gaspard de Pons. Évariste
Boulay-Paty, dans son curieux Journal, publié en 1901, par les soins
du Dr Dominique Caillé, dans les _Annales de la Société académique de
Nantes_, écrivait, à la date du 14 mai 1830:
«Je m'en suis revenu avec Soulié, qui est venu passer une heure chez
moi. Il m'a dit que Eugène Hugo avait tellement aimé Mme Victor Hugo
que, deux ou trois jours après le mariage de son frère, il était devenu
fou. C'était un jeune homme qui annonçait le plus beau talent. Fou par
sève de chasteté! ô Charenton!»
Le Dr Patrigeon ne se montre guère moins affirmatif et commet, sur ce
point, une erreur de date que corrigent le mariage et la correspondance
de Victor:
«Cependant, un événement douloureux et imprévu avait mis, vers la fin
de 1821, le général Hugo en présence de ses fils, Eugène, qui, dit-on,
aimait éperdument Adèle Foucher, était devenu subitement fou, le jour
du mariage de son frère. Le général dut venir à Paris, où la maladie
d'Eugène le retint quelque temps.» (_Le père de Victor Hugo_, p. 15.)
Le _Matin_ n'est pas seul à tout dire.]
M. Edmond Biré a eu la chance de découvrir, sur les quais, un
exemplaire des _Adieux poétiques_[47] du comte Gaspard de Pons, cette
insigne rareté.
[Note 47: _Adieux poétiques_, par le comte Gaspard de Pons, Paris,
Librairie nouvelle, 1860, 3 in-12.]
Dans une pièce intitulée _la Démence_ et où le poète s'adresse «A ce
qui fut Eugène», on peut lire, entre autres, ces vers. Ils donnent la
clef de la terrible énigme:
Peut-être dédaigné par l'Amour et la Muse,
Un désespoir jaloux s'alluma dans ton cœur:
Tu hais malgré toi ton rival, ton vainqueur...
La mort de la pensée au plus affreux destin
A seule, hélas! pu te soustraire:
Tu cessas bien à temps d'être toi, d'être frère,
Le premier frère fut Caïn.
Oui, certe, et dans ce mot ne vois pas un outrage;
L'outrage serait lâche autant que solennel.
Ton cœur fut assez chaud pour qu'un moment d'orage
En toi pût allumer un foudre criminel...[48].
[Note 48: _Victor Hugo avant 1830_, pp. 273-274.]
Plus de deux mois, on avait caché ce triste accident au général Hugo,
espérant quand même un mieux impossible. Les frères redoublaient de
soins autour du malade et leurs ressources s'épuisaient.
Le 20 décembre enfin, Victor se décidait à faire appel à son père et
lui adressait cette lettre désolée.
Mon cher Papa,
C'est auprès du lit d'Eugène malade et dangereusement malade que
je t'écris. Le déplorable état de sa raison dont je t'avais si
souvent entretenu empirait depuis plusieurs mois d'une manière qui
nous alarmait tous profondément, sans que nous pussions y porter
sérieusement remède, parce qu'ayant conservé le libre exercice de sa
volonté, il se refusait obstinément à tous les secours et à tous les
soins. Son amour pour la solitude poussé à un excès effrayant a hâté
une crise qui sera peut-être salutaire, du moins il faut l'espérer,
mais qui n'en est pas moins extrêmement grave et le laissera pour
longtemps dans une position bien délicate. Abel et M. Foucher
t'écriront plus de détails sur ce désolant sujet. Pour le moment je
me hâte de te prier de vouloir bien nous envoyer de l'argent, tu
comprendras aisément dans quelle gêne ce fatal événement m'a surpris.
Abel est également pris au dépourvu et nous nous adressons à toi
comme à un père que ses fils ont toujours trouvé dans leurs peines et
pour qui les malheurs de ses enfants sont les premiers malheurs.
Du moins, dans cette cruelle position, avons-nous été heureux dans
le hasard qui nous a fait prendre pour médecin une de tes anciennes
connaissances, le docteur Fleury.
Adieu, bon et cher Papa, j'ai le cœur navré de la triste nouvelle que
je t'apporte. Notre malade a passé une assez bonne nuit, il se trouve
mieux ce matin, seulement son esprit, qui est tout à fait délirant
depuis avant-hier, est en ce moment très égaré. On l'a saigné hier,
on lui a donné l'émétique ce matin, et je suis auprès de lui en
garde-malade. Adieu, adieu, la poste va partir et je n'ai que le
temps de t'embrasser en te promettant de plus longues lettres d'Abel
et de M. Foucher.
Ton fils tendre et respectueux,
Victor.
Ce 20 décembre 1822.
Le général Hugo ne tarda point à venir voir à Paris son fils malade,
et, profitant d'un intervalle lucide, l'emmena à Blois, où il le
soigna quelque temps chez lui.
Le répit fut court, Eugène dut, bientôt, être enfermé à nouveau.
Dix ans et plus il survécut au naufrage de sa raison et en 1837[49]
seulement, il s'éteignit, à Charenton.
[Note 49: Eugène Hugo est mort à Saint-Maurice (Charenton) le 5
mars 1837.]
Les tristesses de l'heure présente n'avaient point seules le don de
préoccuper la famille Hugo. Outre le colonel, le général avait un
autre frère officier, le major Francis[50]. Il les avait fait venir,
jadis, l'un et l'autre en Espagne pour servir à leur avancement. La
monarchie de Joseph tombée, eux aussi avaient connu la demi-solde et
la non-activité. Et les yeux fixés sur l'avenir, ils s'adressaient
au neveu bien en cours, lauréat de l'Académie française et membre de
l'Académie de Toulouse, marié à la fille d'un chef de bureau à la
guerre, lui demandant son appui, rêvant d'une mise en activité, d'un
galon de plus ou de deux étoiles.
[Note 50: Le plus jeune frère du général, François-Juste Hugo, né
le 3 août 1780.]
Victor Hugo d'être embarrassé. En dépit de l'affection portée par lui à
l'oncle Francis, le servir, n'était-ce pas desservir son père?
Le crédit des amis puissants, très puissants, qu'il comptait au
pouvoir, devant être conservé _vierge_ pour une occasion autrement
importante, le rappel à l'activité du général Hugo, un mirage
peut-être, mais si cher à tous.
Dans cette lettre Mme Hugo était devenue «ta brave femme».
Pour la première fois--et des mois encore, cette suscription demeurera
isolée--elle est adressée à
Monsieur
Monsieur le général Comte Hugo
et scellée d'un cachet, embarrassé des pièces compliquées de l'armorial
impérial, et timbré de la couronne comtale du général[51].
[Note 51: D'après ce cachet et l'_Armorial général_ de Riestap,
les armes octroyées par Joseph, roi d'Espagne, au comte de Siguenza,
étaient les suivantes:
_Écartelé au Ier d'azur, à l'épée en pal d'argent garnie d'or,
accompagnée en chef de 2 étoiles d'argent: au 2e de gueules au pont
de 3 arches d'argent maçonné de sable, soutenu d'une eau d'argent et
brochant sur une forêt de même; au 3e de gueules à la couronne murale
d'argent; au 4e d'azur au cheval effrayé d'or._
Nous sommes loin, comme on voit, avec cet écu encombré de toute la
ferblanterie héraldique de l'Empire, de la belle simplicité du blason
des Hugo, de Lorraine:
_D'azur à un chef d'argent, chargé de deux merlettes de sable_
que donne d'Hozier et qui est encore, en Allemagne, celui des Hugo de
Spitzemberg.
Plus tard, quand il plut à quelques généalogistes--ces gens-là sont
sans pitié--de rattacher le général Hugo et ses fils à Georges Hugo
(fils de Jean Hugo, capitaine des troupes de René II, duc de Lorraine),
le vicomte Victor Hugo, pair de France, fit, ou laissa, figurer ces
armes, du XVIe siècle, au-dessous de son nom dans les annuaires de
la noblesse, notamment dans l'_Armorial historique de la Noblesse de
France_, de Henri J.-G. de Milleville (Paris, Amyot. S. D.), p. 127.
Cependant, dans l'intimité, le grand poète était, paraît-il, le premier
à rire de ces prétentions nobiliaires, y compris le fameux et si
décoratif évêque de Ptolémaïs et le chapitre-noble de Remiremont. Les
thuriféraires seuls les prirent jamais au sérieux.]
Et, pour la seconde, des espérances de paternité semblaient sourire à
l'heureux mari d'Adèle Foucher.
Mon cher Papa,
Je te prie d'avance d'excuser encore la brièveté de cette lettre.
Francis me prie de t'écrire, pour te renouveler ses prières à l'égard
du ministre de la Marine. Je conçois parfaitement, je ne puis même
m'empêcher de partager ta manière de voir sur cette affaire qui
pourrait entraver la tienne, la nôtre, celle de toute la famille,
puisque ta mise en activité est certainement ce qui peut nous arriver
à tous de plus heureux. Je sais bien que la recommandation de M.
de Cl. T.[52] doit être conservée _vierge_ pour cette importante
occasion. Cependant je t'avouerai, et tu le comprendras sans peine,
que je n'ai pu refuser à mon oncle et à ma tante de te récrire à ce
sujet. Ils sont tous deux si bons, si aimables, que je craindrais
de les affliger. Écris-moi donc (si tu persistes dans un refus que
je ne puis m'empêcher de trouver raisonnable), une lettre que je
puisse leur montrer où tes motifs soient déduits de nouveau, et où
il ne se trouve rien qui puisse les faire douter de la chaleur et
du zèle que j'apporte à leurs intérêts. Je les sers en attendant de
mon mieux auprès de M. de Cl..., et M. Foucher nous seconde dans ses
bureaux. Quand tu seras employé, tes efforts unis aux nôtres feront
certainement obtenir au major la place de lieutenant-colonel qu'il
désire. Voilà la chance que ta lettre peut leur présenter.
[Note 52: M. de Clermont-Tonnerre, ministre de la Marine du cabinet
Villèle; le portefeuille de la guerre lui fut confié en août 1824,
lors du remaniement ministériel nécessité par la nouvelle disgrâce de
Chateaubriand.]
Adieu, cher et excellent père. Il est impossible de dire avec quelle
impatience nous attendons le printemps, afin de t'aller voir ainsi
que ton excellente femme. Embrasse-la bien tendrement pour nous, et
croyez tous deux à notre affectueux respect.
Victor.

Ce lundi 9 janvier.
Tout porte à croire que notre Léopold est revenu.--Chut!
Mille choses aimables à M. de Féraudy[53], auquel j'ai écrit,
dis-lui que l'article sur ses fables a paru dans le numéro de la
_Foudre_ du 30 novembre, lequel contenait aussi un article sur ses
mémoires. Le troisième volume est plein d'intérêt, je vais en rendre
compte dans l'_Oriflamme_.
[Note 53: M. de Féraudy, ancien major du génie, chevalier de
Saint-Louis du 5 novembre 1814 (_Moniteur_ du 7 novembre), l'un des
amis du général Hugo à Blois.
Ce grand-oncle de l'excellent sociétaire de la Comédie française
venait de publier un troisième volume de fables: _Quelques fables ou
Mes loisirs_. Blois, Aucher-Éloy, 1823, in-12 de IX-204 pages, faisant
suite au recueil antérieurement paru sous ses initiales:
_Quelques fables ou Mes loisirs_, par Jh-Bmi de F..., ancien officier
supérieur du Corps royal du Génie. Paris, chez Chauvin, 1820, in-16
oblong, de 102 pages.
Il existe une «nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée d'une
deuxième partie» de ce premier recueil, publiée sous le nom de
l'auteur, en 1821, chez J.-G. Dentu, in-12, de XLI-161 pp.
Originaire de Provence, la famille de Féraudy est encore représentée
aujourd'hui, dans le Loiret, par une de ses branches.]
Le Général Hugo avait quitté le château de Saint-Lazare, revendu le 16
janvier 1823 à M. Gay, médecin[54], et était allé s'installer, dans le
bas de la ville, rue du Foix, dans la petite maison qu'y possédait sa
seconde femme depuis 1816[55].
[Note 54: Acte passé devant Me Naudin, notaire.]
[Note 55: Mme veuve d'Almeg avait acheté cette maison des époux
Hadou, par acte devant Me Vosdey, notaire à Blois, du 10 février
1816. Le général y joignait, le 29 juin 1823 (adjudication devant Me
Pardessus, notaire), une petite maison voisine qui portait le nº 71, et
qui après sa mort, fut vendue à sa veuve, moyennant 1.720 francs (acte
devant Me Pardessus, notaire, du 25 juillet 1830.)]
C'est la petite maison si connue par la description qu'en donna le
poète dans ses _Feuilles d'Automne_:
Et sorti de la ville, au midi,
Cherchez un tertre vert, circulaire, arrondi,
Que surmonte un grand arbre, un noyer, ce me semble,
Comme au cimier d'un casque une plume qui tremble.
Vous le reconnaîtrez, ami; car tout rêvant,
Vous l'aurez vu de loin sans doute en arrivant.
Sur le tertre monté, que la plaine bleuâtre,
Que la ville étagée en long amphithéâtre,
Que l'église, ou la Loire et ses voiles aux vents,
Et ses mille archipels plus que ses flots mouvants,
Et de Chambord là-bas au loin les cent tourelles,
Ne fassent pas voler votre pensée entre elles.
Ne levez pas vos yeux si haut que l'horizon,
Regardez à vos pieds.--
Louis, cette maison
Qu'on voit bâtie en pierre et d'ardoises couverte,
Blanche et carrée, au bas de la colline verte,
Et qui, fermée à peine aux regards étrangers,
S'épanouit charmante entre ses deux vergers:
C'est là.--Regardez bien: c'est le toit de mon père.
C'est ici qu'il s'en vint dormir après la guerre,
Celui que tant de fois mes vers vous ont nommé,
Que vous n'avez pas vu, qui vous aurait aimé!...
«Une maison à Blois! riante, quoiqu'en deuil.
Élégante et petite, avec un lierre au seuil,
Et qui fait soupirer le voyageur d'envie
Comme un charmant asile à reposer sa vie,
Tant sa neuve façade a de fraîches couleurs,
Tant son front est caché dans l'herbe et dans les fleurs![56].»
[Note 56: _Les Feuilles d'Automne_.]
Elle portait alors le nº 73, devenu aujourd'hui le 65; «Grande-Rue du
Foix,--elle est assez longue, en effet,--nº 73 à Blois», spécifient les
adresses de Victor.
Dans cette maison conservée par sa veuve, et où elle est morte le
21 avril 1858 seulement[57], le 28 février 1902, M. Raphaël Périé,
inspecteur d'Académie de Loir-et-Cher, un universitaire resté fidèle
aux lettres[58], organisait une cérémonie enfantine, et elle fut
charmante, pour commémorer et magnifier le centenaire de Victor
Hugo[59].
[Note 57: Registres de l'état-civil de Blois.]
[Note 58: Outre de fort jolis vers publiés dans la _Revue de Paris_
on doit à M. Raphaël Périé, une très élégante adaptation, publiée chez
Hachette, du _Roman de Berte aux grands pieds_ (Paris, 1900, in-12), et
une intéressante étude sur _Victor Hugo poète civique_ (Paris, Gedalge,
S. D. in-8º de 39 pp.).]
[Note 59: Un journal du cru, _L'Indépendant de Loir-et-Cher_, a
rendu compte de cette cérémonie et publié la pièce de circonstance,
plus qu'honorable, composée et récitée par un des grands élèves du
_Collège Augustin Thierry_, de Blois, le fils du préfet, M. Heim.]
Un mieux semblait avoir suivi le transfert du malade dans la maison
paternelle. La lettre de Victor adressée à son frère chez son père,
l'encourage et le félicite.
Ta lettre, mon bon et cher Eugène, nous a causé une bien vive joie.
Nous espérons que l'amélioration de ta santé continuera au gré de
tous nos désirs et que tu auras bientôt retrouvé avec le calme
de l'esprit cette force et cette vivacité d'imagination que nous
admirions dans tes ouvrages.
Dis, répète à tous ceux qui t'entourent combien nous les aimons pour
les soins qu'ils te donnent, dis à papa que le regret d'être éloigné
de lui et de toi est rendu moins vif par la douceur de vous savoir
ensemble, dis-lui que son nom est bien souvent prononcé ici comme un
mot de bonheur, que les mois qui me séparent de votre retour vont
nous sembler bien longs, dis-lui pour nous tout ce que ton cœur te
dit pour lui, et ce sera bien.
Ton frère et ami,
Victor.
Écris-nous le plus souvent possible.
Suit une lettre plus longue pour le général. Elle nous fait faire plus
ample connaissance avec l'oncle Francis et sa femme.
Les espérances de paternité du jeune homme n'ont point été déçues:
Adèle Hugo est enceinte et se porte «aussi bien que sa situation le
permet».
Et voici venir une autre espérance, outre la gratification de 500
francs accordée par Louis XVIII, et révélée par Edmond Biré[60] à
Victor Hugo, pour l'_Ode sur la mort de S. A. R. Charles-Ferdinand
d'Artois, duc de Berri, fils de France_, insérée dans la septième
livraison du _Conservateur littéraire_[61], et la pension sur la
cassette royale qui, si longtemps attendue, avait enfin permis aux
fiancés de se marier, on fait espérer à Victor une pension de 3.000
francs, qui lui «aurait été accordée sur le ministère de l'Intérieur».
[Note 60: _Victor Hugo avant 1830_, p. 173.]
[Note 61: _Odes et Ballades_, Liv. Ier; ode VII.]
Entre temps, il est vrai, le _Moniteur_ avait publié, dans son numéro
du 13 décembre 1822, l'_Ode sur Louis XVII_[62].
[Note 62: Ode lue à l'ouverture des séances de la Société des
bonnes lettres (Seconde année). Le _Moniteur universel_, nº 347,
vendredi 13 décembre 1822. _Odes et Ballades_, Liv. Ier; ode V.]
Vers la même époque, paraissait chez Persan, ce marquis ruiné qui se
fit libraire et ne fit point fortune, la seconde édition des _Odes_, et
Louis XVIII, flatté par tant de loyalisme, avait souscrit à vingt-cinq
exemplaires pour ses bibliothèques particulières.
A PAPA
Mon cher papa,
Ton absence nous prive d'une des joies les plus vives que nous ayons
éprouvées dans la félicité de notre union, celle de te voir. Il nous
semble que maintenant le mois qui nous donnera un enfant sera bien
heureux, surtout parce qu'il nous rendra notre père. Eugène reviendra
aussi, et reviendra sûrement content et guéri.
Mon oncle Francis vient de passer quelques jours ici, et c'est ce qui
nous a empêchés de t'écrire plus tôt. Nous avons fait connaissance
avec notre tante qui paraît heureuse et semble spirituelle et
aimable. Francis est aussi fort heureux; il a été plein d'affection
et de tendresse pour nous, et a bien regretté que tu ne fusses plus à
Paris.
Ma femme continue à se porter aussi bien que sa situation le
permet, j'ai appris avec peine et joie tout à la fois que tu avais
été souffrant et que tu étais guéri. Nous te prions de féliciter
également ta femme sur le rétablissement de sa santé dont nous parle
notre excellent Eugène.
M. Lebarbier m'a écrit: je lui répondrai; je n'ai encore rien de
décisif à lui mander.
On m'avait parlé il y a qque tems d'une pension de 3.000 francs
qui m'aurait été accordée sur le ministère de l'Intérieur. Je
n'en entends plus parler. Si cette bonne nouvelle se confirme, je
m'empresserai de te le mander, certain que notre bon père y prendra
bien part.
Adieu, cher et excellent papa, tout le monde ici t'aime et t'embrasse
comme ton fils tendre et respectueux.
Victor.
Ce mercredi 5 mars.
Nos hommages à notre belle-mère.
Nous n'avons rien inventé, pas même la crise de la librairie. Victor
Hugo, dont les éditeurs devaient plus tard édifier la fortune, n'avait
encore affaire qu'à de pauvres libraires qui ne payaient guère qu'en
billets, et leurs billets l'étaient rarement.
Pour venir en aide au jeune ménage, M. Foucher avait avancé l'argent;
bientôt il s'agit de le lui rembourser à son tour, il était assez gêné
lui-même. Victor recourait alors, pour un nouveau prêt, à la bourse de
son père et à son compte chez M. Katzenberger.
Mon cher Papa,
Je suis dans un grand embarras: je m'adresse à toi, sûr que tu me
fourniras le moyen d'en sortir.
J'ai entre les mains un billet à ordre de 500 francs sur mon libraire
qui devait être acquitté le 11 février dernier. A cette époque,
extrêmement gêné par la stagnation du commerce au milieu des bruits
de guerre, mon libraire me supplia d'accepter un à-compte de 200
francs, et de ne point user de la faculté que me donne la loi de
faire protester son billet, démarche qui eût pu ruiner son crédit.
Avec l'assentiment de M. Foucher, auquel devaient être remis les
500 francs, je consentis à cet arrangement, dans l'assurance que le
paiement des 300 francs restants aurait lieu dans le mois.
Depuis cette époque l'embarras du crédit augmentant sans cesse n'a
pas permis à mon libraire de retirer son billet. J'ai attendu aussi
longtemps que j'ai pu; mais aujourd'hui M. Foucher étant absolument
sans argent j'ai essayé en vain de faire escompter le malheureux
billet. Ce qui aurait été facile il y a trois mois est impossible
aujourd'hui, la crainte ayant absolument resserré (?) les capitaux.
Je ne vois donc plus de recours qu'en toi, mon cher papa, je te prie
de m'envoyer le plus tôt possible les 300 francs que mon libraire ne
pourra peut-être pas me rembourser d'ici un ou deux mois, mais pour
lesquels on n'aura pas moins une garantie suffisante dans le billet
de 500 francs qui dort entre mes mains. Si tu n'avais pas cette
somme, ne pourrais-tu me la faire avancer par M. Katzenberger. Je
ne t'en dis pas davantage, cher papa, j'attends une prompte réponse
comme une planche de salut dans l'embarras où nous nous trouvons.
Je déposerai le billet entre les mains de M. Katzenberger qui
ainsi pourrait être tranquille. Je ne voudrais pas en venir à des
poursuites judiciaires contre le pauvre libraire dont je ne suspecte
pas la probité.
Adieu, cher et excellent papa, embrasse pour nous notre Eugène qui
a écrit une lettre extrêmement remarquable à Félix Biscarrat et
présente nos respects à notre belle-mère, en lui disant combien nous
sommes touchés des soins qu'elle prend de notre frère.
Mon Adèle t'embrasse et moi aussi.
Ton fils soumis et respectueux,
Victor.
Ce samedi 15 mars.
Malgré les illusions du père et du fils, il ne semble pas que la santé
d'Eugène s'améliorât beaucoup.
La _Correspondance_ possédée par la Bibliothèque de Blois nous fournit
le texte d'une lettre d'Eugène à Abel. Elle dut ne pas être envoyée.
Elle trahit de façon lamentable l'état d'esprit du malade, même dans
ses intervalles lucides.
On sent les vains efforts de l'intelligence pour se ressaisir. La
pensée est exprimée avec une difficulté extrême, le style semble
presque enfantin et les répétitions abondent.
M. de Féraudy et ses fables--il s'agissait, en plus, d'un acte
manuscrit à présenter à l'Odéon--faisait l'objet de cette missive.
Mon cher Abel,
Un des amis de Papa, M. de Féraudy, et l'un des membres de la Société
littéraire fondée à Blois, dont papa avait été élu Président, et dont
tu avais été nommé membre Correspondant, ce monsieur, dis-je, ayant
appris l'influence que tu pourrais avoir auprès de quelques journaux,
a paru désirer que tu lui fisses insérer quelques-unes de ses fables
dans les feuilles où tu travailles.
Ayant également entendu parler des facilités que tu parais avoir
auprès du théâtre de l'Odéon, il te prie également de lui rendre
You have read 1 text from French literature.
Next - Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques - 05
  • Parts
  • Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques - 01
    Total number of words is 4234
    Total number of unique words is 1511
    31.4 of words are in the 2000 most common words
    42.5 of words are in the 5000 most common words
    47.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques - 02
    Total number of words is 4516
    Total number of unique words is 1556
    37.2 of words are in the 2000 most common words
    49.2 of words are in the 5000 most common words
    54.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques - 03
    Total number of words is 4463
    Total number of unique words is 1464
    35.0 of words are in the 2000 most common words
    46.6 of words are in the 5000 most common words
    51.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques - 04
    Total number of words is 4464
    Total number of unique words is 1512
    37.9 of words are in the 2000 most common words
    48.0 of words are in the 5000 most common words
    53.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques - 05
    Total number of words is 4479
    Total number of unique words is 1409
    37.1 of words are in the 2000 most common words
    48.0 of words are in the 5000 most common words
    53.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques - 06
    Total number of words is 4638
    Total number of unique words is 1341
    39.1 of words are in the 2000 most common words
    51.9 of words are in the 5000 most common words
    57.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques - 07
    Total number of words is 4449
    Total number of unique words is 1432
    37.3 of words are in the 2000 most common words
    49.2 of words are in the 5000 most common words
    54.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques - 08
    Total number of words is 4353
    Total number of unique words is 1618
    34.1 of words are in the 2000 most common words
    45.9 of words are in the 5000 most common words
    51.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques - 09
    Total number of words is 4533
    Total number of unique words is 1545
    37.1 of words are in the 2000 most common words
    48.7 of words are in the 5000 most common words
    54.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques - 10
    Total number of words is 4056
    Total number of unique words is 1473
    33.8 of words are in the 2000 most common words
    45.4 of words are in the 5000 most common words
    51.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques - 11
    Total number of words is 3848
    Total number of unique words is 1207
    28.8 of words are in the 2000 most common words
    38.0 of words are in the 5000 most common words
    44.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques - 12
    Total number of words is 3870
    Total number of unique words is 1117
    30.2 of words are in the 2000 most common words
    42.0 of words are in the 5000 most common words
    46.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques - 13
    Total number of words is 2319
    Total number of unique words is 801
    30.4 of words are in the 2000 most common words
    39.6 of words are in the 5000 most common words
    45.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.