Valvèdre - 17

pas croire. Ne te contrains donc plus devant moi, dis tout ce que tu
voudras, c'est la maladie qui parle. Je sais qu'à d'autres heures tu
verras autrement mon coeur et le tien. Que tu croies en Dieu, que tu
rendes justice à Valvèdre, que tu te reproches de n'avoir pas compris un
mari qui n'avait que des vertus et qui savait peut-être aimer mieux que
tout le monde, c'est bien, j'y consens, et je le savais. Ne m'as-tu pas
dit cent fois que cette croyance et ce remords te faisaient du bien, et
que tu m'en offrais la souffrance comme un mérite et une réconciliation
avec toi-même? Oui, c'était bien, tu étais dans le vrai; mais pourquoi
perdrais-tu le fruit de ces bonnes inspirations? Pourquoi exciter ton
imagination pour t'ôter justement à toi-même le mérite du repentir et
pour m'arracher l'espérance de ta guérison? Tout est consommé. Valvèdre
a souffert, mais il est résigné depuis longtemps: il voyage, il oublie.
Tes enfants sont heureux, et tu vas les revoir; tes amis le pardonnent,
si tant est qu'ils aient quelque chose de personnel à te pardonner. Ta
réputation, si tant est qu'elle soit compromise par ton absence, peut
être réhabilitée, soit par ton retour, soit par notre union. Rends donc
justice à ta destinée et à ceux qui t'aiment. Moi, soumis à tout, je
serai pour toi ce que tu voudras, ton mari, ton amant ou ton frère.
Pourvu que je te sauve, je serai assez récompensé. Tu peux même penser
ce que tu as dit, ne pas croire au _second amour_, et ne m'accorder que
le reste d'une âme épuisée par le premier, je m'en contenterai. Je
vaincrai mon sot orgueil, je me dirai que c'est encore plus que je ne
mérite, et, si tu as envie de me parler du passé, nous en parlerons
ensemble. Je ne te demande qu'une chose: c'est de n'avoir pas de secrets
pour moi, ton enfant, ton ami, ton esclave; c'est de ne pas te combattre
et t'épuiser en douleurs cachées. Tu crois donc que je n'ai pas de
courage? Si, j'en ai, et pour toi j'en peux avoir jusqu'à l'héroïsme. Ne
me ménage donc pas, si cela te soulage un peu, et dis-moi que tu ne
m'aimes pas, pourvu que tu me dises ce qu'il faut faire et ce qu'il faut
être pour que tu m'aimes!
Alida s'attendrit de ma résignation, mais elle n'avait plus la force de
se relever par l'enthousiasme. Elle colla ses lèvres sur mon front en
pleurant, comme un enfant, avec des cris et des sanglots; puis, écrasée
de fatigue, elle s'endormit enfin.
Ces émotions la ranimèrent un instant; le lendemain, elle fut mieux, et
je vis renaître l'impatience du départ. C'est ce que je redoutais le
plus.
Nous demeurions près de Palerme. Tous les jours, j'y allais en courant
pour voir s'il n'y avait rien pour moi à la poste. Ce jour-là fut un
jour d'espoir, un dernier rayon de soleil. Comme j'approchais de la
ville, je vis une voiture de louage qui en sortait et qui venait vers
moi au galop. Un avertissement mystérieux me cria dans l'âme que c'était
un secours qui m'arrivait. Je me jetai à tout hasard, comme un fou, à la
tête des chevaux. Un homme se pencha hors de la portière: c'était lui,
c'était Moserwald!
Il me fit monter près de lui et donna l'ordre de continuer, car c'est
chez nous qu'il venait. Le trajet était si court, que nous échangeâmes à
la hâte les explications les plus pressées. Il avait reçu ma lettre,
avec celle que je lui envoyais pour Henri, à deux mois de date, par
suite d'un accident arrivé à son secrétaire, qui, blessé et gravement
malade, avait oublié de la lui remettre. Aussitôt que cet excellent
Moserwald avait connu ma situation, il avait jeté au feu ma demande
d'argent à Obernay, il avait pris la poste, il accourait; argent, aide,
affection, il m'apportait tout ce qui pouvait sauver Alida ou prolonger
sa vie.
Je ne voulus pas qu'il la vît sans que j'eusse pris le temps de la
prévenir d'une rencontre amenée, à mon dire, par le hasard. On craint
toujours d'éclairer les malades sur l'inquiétude dont ils sont l'objet.
Je craignais aussi que le féroce préjugé d'Alida contre les juifs ne lui
fît accueillir froidement cet ami si sûr et si dévoué.
Elle sourit de son sourire étrange, et ne fut pas dupe du motif qui
amenait Moserwald à Palerme; mais elle le reçut avec grâce, et je vis
bientôt que la distraction de voir un nouveau visage et le plaisir
d'entendre parler de sa famille lui faisaient quelque bien. Quand je pus
être seul avec Nephtali, je lui demandai son impression sur l'état où il
la trouvait.
--Elle est perdue! me répondit-il; ne vous faites pas d'illusion. Il ne
s'agit plus que d'adoucir sa fin.
Je me jetai dans ses bras et je pleurai amèrement: il y avait si
longtemps que je me contenais!
--Écoutez, reprit-il quand il eut essuyé ses propres larmes, il faut, je
pense, avant tout, qu'elle ne voie pas son mari.
--Son mari? où donc est-il?
--A Naples, il la cherche. Quoiqu'un qui vous a aperçus quittant Alger
lui a dit que sa femme semblait mourante, et qu'on avait été forcé de la
porter pour la conduire au rivage. Il était alors à Rome, s'inquiétant
d'elle et s'informant dans tous les couvents, car sa soeur aînée lui
avait laissé croire qu'elle n'était pas avec vous et qu'elle s'était
mise réellement en retraite.
--Mais vous avez donc vu Valvèdre à Naples? vous lui avez donc parlé?
--Oui; il m'a été impossible de l'éviter. J'ai gardé votre secret malgré
ses douces prières et ses froides menaces. J'ai réussi ou j'ai cru avoir
réussi à lui échapper: il n'a pu me suivre; mais il est très-tenace et
très-fin, et, malheureusement, je suis très-connu. Il s'informera, il
découvrira aisément quelle direction j'ai prise. Il a certainement
deviné que j'allais vous rejoindre. Je ne serais pas étonné de le voir
arriver ici peu de jours après moi. Ne vous y trompez plus, il l'aime
encore, cette pauvre femme; il est encore jaloux... Malgré son air
tranquille, j'ai vu clair en lui. Il faut vous cacher, j'entends cacher
Alida plus loin de la ville, ou dans le port, sur quelque navire. J'en
ai là plus d'un à ma discrétion. J'ai beaucoup d'amis, c'est-à-dire
beaucoup d'obligés partout.
--Eh bien, non, mon cher Nephtali, répondis-je; ce n'est pas là ce qu'il
faut faire, c'est tout le contraire: il faut que vous guettiez l'arrivée
de Valvèdre, et que vous me fassiez avertir dès qu'il abordera à
Palerme, afin que j'aille au-devant de lui.
--Ah! vous voulez encore vous battre? Vous ne trouvez pas que la pauvre
femme ait assez souffert?
--Je ne veux pas me battre, je veux conduire Valvèdre auprès de sa
femme; lui seul peut la sauver.
--Comment? qu'est-ce à dire? elle le regrette donc? elle a donc à se
plaindre de vous?
--Elle n'a pas à se plaindre de moi, Dieu merci! mais elle regrette sa
famille, voilà ce qui est certain. Valvèdre sera généreux, je le
connais. Jaloux ou non, il consolera, il fortifiera la pauvre âme
navrée!
Moserwald retourna à Palerme et mit en observation sur le port les plus
affidés de ses gens; puis il revint occuper mon petit logement afin
d'être à portée de nous servir à toute heure. Il fut admirable de bonté,
de douceur et de prévenances. Je dois le dire et ne jamais l'oublier.
Alida voulut le revoir et le remercier de son amitié pour moi. Elle ne
voulut pas avoir l'air un seul instant de soupçonner qu'il eût été ou
qu'il fût encore amoureux d'elle; mais, chose étrange et qui peint bien
cette femme puérile et charmante, elle eut avec lui un accès de
coquetterie au bord de la tombe. Elle se fit peindre les sourcils et les
joues par Bianca, et, couchée sur sa chaise longue, tout enveloppée de
fins tissus d'Alger, elle trôna encore une fois dans la langueur de sa
beauté expirante.
Cela était cruel sans doute, car, si elle ne rallumait plus les désirs
de l'amour, elle s'emparait encore de l'imagination, et je vis Moserwald
frappé d'une douloureuse extase; mais Alida ne songeait point à cela:
elle suivait machinalement l'habitude de sa vie. Elle fut coquette
d'esprit autant que de visage. Elle encouragea notre hôte à lui raconter
les bruits de Genève, et, pleurant lorsqu'elle revenait à parler de ses
enfants, elle eut des accès de rire nerveux quand, avec sa bonhomie
railleuse, Moserwald lui retraça les ridicules de certains personnages
de son ancien milieu.
En la voyant ainsi, Moserwald reprit de l'espérance.
--La distraction lui est bonne, me disait-il au bout de deux jours: elle
se mourait d'ennui. Vous vous êtes imaginé qu'une femme du monde,
habituée à sa petite cour, pouvait s'épanouir dans le tête-à-tête, et
vous voyez qu'elle s'y est flétrie comme une fleur privée d'air et de
soleil. Vous êtes trop romanesque, mon enfant, je ne puis assez vous le
répéter. Ah! si c'était moi qu'elle eût voulu suivre! je l'aurais
promenée de fête en fête, je lui aurais fait un milieu nouveau. Avec de
l'argent, on fait tout ce qu'on veut! Elle a des goûts aristocratiques:
l'hôtel du juif serait devenu si luxueux et si agréable, que les plus
gros bonnets y fussent venus saluer la beauté reine des coeurs et la
richesse reine du monde! Et vous, vous n'avez pas voulu comprendre; vos
fiertés, vos cas de conscience, ont fait de votre intérieur une prison
cellulaire! Vous n'avez pas pu y travailler, et elle n'a pas pu y vivre.
Et que vous fallait-il pour qu'elle fût enivrée, pour qu'elle n'eût pas
le temps de se repentir et de regretter sa famille? De l'argent, rien
que de l'argent! Or, son mari lui en offrait, à elle, et vous, vous en
aviez, puisque j'en ai!
--Ah! Moserwald, lui répondis-je, vous me faites bien du mal en pure
perte! Je ne pouvais pas agir comme vous pensez, et, quand je l'aurais
pu, ne voyez-vous pas qu'il est trop tard?
--Non, peut-être que non! Qui sait? je lui apporte peut-être la vie,
moi, le gros juif si prosaïque! Avant-hier, je l'ai cru au moment
d'expirer sous mes yeux; aujourd'hui, elle m'apparaît comme ressuscitée.
Qu'elle se soutienne encore ainsi quelques jours, et nous l'emmenons,
nous l'entourons de douceurs et d'amusements. J'y dépenserai des
millions s'il le faut, mais nous la sauverons!
En ce moment, Bianca vint m'appeler en criant que sa maîtresse était
morte. Nous nous précipitâmes dans sa chambre. Elle respirait, mais elle
était livide, immobile et sans connaissance.
J'avais pour elle le meilleur médecin du pays. Il l'avait abandonnée en
ce sens qu'il n'ordonnait plus que des choses insignifiantes; mais il
venait la voir tous les jours, et il arriva au moment où je l'envoyais
chercher.
--Est-ce la fin? lui dit tout bas Moserwald.
--Eh! qui sait? répondit-il en levant les épaules avec chagrin.
--Quoi! m'écriai-je, vous ne pouvez pas la ranimer? Elle va mourir
ainsi, sans nous voir, sans nous reconnaître, sans recevoir nos adieux?
--Parlez bas, reprit-il, elle vous entend peut-être. Il y a là, je
crois, un état cataleptique.
--Mon Dieu! s'écria la Bianca en pâlissant et en nous montrant le fond
de la galerie, dont les portes étaient grandes ouvertes pour laisser
circuler l'air dans l'appartement; voyez donc _celui_ qui vient la!...
Celui qui venait comme l'ange de la mort, c'était Valvèdre!
Il entra sans paraître voir aucun de nous, alla droit à sa femme, lui
prit la main et la regarda attentivement pendant quelques secondes; puis
il l'appela par son nom, et elle ouvrit les lèvres pour lui répondre,
mais sans que la voix pût sortir.
Il se fit encore quelques instants d'un horrible silence, et Valvèdre
dit de nouveau en se penchant vers elle, et avec un accent de douceur
infinie:
--Alida!
Elle s'agita et se leva comme un spectre, retomba, ouvrit les yeux, fit
un cri déchirant, et jeta ses deux bras au cou de Valvèdre.
Quelques instants encore, et elle retrouva la parole et le regard; mais
ce qu'elle disait, je ne l'entendis pas. J'étais cloué à ma place,
foudroyé par un conflit d'émotions inexprimables. Valvèdre ne semblait,
m'a-t-on dit, faire aucune attention à moi. Moserwald me prit
vigoureusement le bras et m'entraîna hors de la chambre.
J'y fus en proie à un véritable égarement. Je ne savais plus où j'étais,
ni ce qui venait de se passer. Le médecin vint me secourir à mon tour,
et je l'aidai de tout l'effort de ma volonté, car je me sentais devenir
fou, et je voulais être de force à accomplir jusqu'au bout mon affreuse
destinée. Revenu à moi, j'appris qu'Alida était calme, et pouvait vivre
encore quelques jours ou quelques heures. Son mari était seul avec elle.
Le médecin se retira, disant que le nouveau venu paraissait en savoir
autant que lui pour les soins à donner en pareille circonstance. Bianca
écoutait à travers la porte. J'eus un accès d'humeur contre elle, et je
la poussai brusquement dehors. Je ne voulais pas me permettre d'entendre
ce que Valvèdre disait à sa femme en ce moment suprême; la curiosité de
cette fille, quelque bien intentionnée qu'elle fût, me paraissait être
une profanation.
Resté seul avec Moservald dans le salon qui touchait à la chambre
d'Alida, je demeurai morne et comme frappé d'une religieuse terreur.
Nous devions nous tenir là, tout prêts à secourir au besoin. Moserwald
voulait écouter, comme avait fait Bianca, et je savais qu'on pouvait
entendre en approchant de la porte. Je le gardai d'autorité auprès de
moi à l'autre bout du salon. La voix de Valvèdre nous arrivait douce et
rassurante, mais sans qu'aucune parole distincte en pût confirmer pour
nous les inflexions. La sueur me coulait du front, tant j'avais de peine
à subir cette inaction, cette incertitude, cette soumission passive en
face de la crise suprême.
Tout à coup, la porte s'ouvrit doucement, et Valvèdre vint à nous. Il
salua Moserwald et lui demanda pardon de le laisser seul, en le priant
de ne pas s'éloigner; puis il s'adressa à moi pour me dire que madame de
Valvèdre désirait me voir. Il avait la politesse et la gravité d'un
homme qui fait les honneurs de sa propre maison au milieu d'un malheur
domestique.
Il rentra chez Alida avec moi, et, comme s'il m'eût présenté à elle:
--Voici votre ami, lui dit-il, l'ami dévoué à qui vous voulez témoigner
votre gratitude. Tout ce que vous m'avez dit de ses soins et de son
affection absolue justifie votre désir de lui serrer la main, et je ne
suis pas venu ici pour l'éloigner de vous dans un moment où toutes les
personnes qui vous sont attachées veulent et doivent vous le prouver.
C'est une consolation pour vos souffrances, et vous savez que je vous
apporte tout ce que mon coeur vous doit de tendresse et de sollicitude.
Ne craignez donc rien, et, si vous avez quelques ordres à donner qui
vous semblent devoir être mieux exécutés par d'autres que moi, je vais
me retirer.
--Non, non, répondit Alida en le retenant d'une main pendant qu'elle
s'attachait à moi de l'autre; ne me quittez pas encore!... Je voudrais
mourir entre vous deux, lui qui a tout fait pour sauver ma vie, vous qui
êtes venu pour sauver mon âme!
Puis, se soulevant sur nos bras et nous regardant tour à tour avec une
expression de terreur désespérée, elle ajouta:
--Vous êtes ainsi devant moi pour que je meure en paix; mais à peine
serai-je sous le suaire, que vous vous vous battrez!
--Non! répondis-je avec force, cela ne sera pas, je le jure!
--Je vous entends, monsieur, dit Valvèdre, et je connais vos intentions.
Vous m'offrirez votre vie, et vous ne la défendrez pas. Vous voyez bien,
ajouta-t-il en s'adressant à sa femme, que nous ne pouvons pas nous
battre. Rassurez-vous, _ma fille_, je ne ferai jamais rien de lâche. Je
vous ai donné ma parole, ici, tout à l'heure, de ne pas me venger de
celui qui s'est dévoué à vous corps et âme dans ces amères épreuves, et
je n'ai pas deux paroles.
--Je suis tranquille, répondit Alida en portant à ses lèvres la main de
son mari. Oh! mon Dieu! vous m'avez donc pardonné!... Il n'y a que mes
enfants... mes enfants que j'ai négligés..., abandonnés..., mal aimés
pendant que j'étais avec eux..., et qui ne recevront pas mon dernier
baiser... Chers enfants! pauvre Paul! Ah! Valvèdre, n'est-ce pas que
c'est une grande expiation et qu'à cause de cela tout me sera pardonné?
Si vous saviez comme je les ai adorés, pleurés! comme mon pauvre coeur
inconséquent s'est déchiré dans l'absence! comme j'ai compris que le
sacrifice était au-dessus de mes forces, et comme Paul, celui qui me
rendait triste, qui me faisait peur, que je n'osais pas embrasser, m'est
apparu beau et bon et à jamais regrettable dans mes heures d'agonie! Il
le sait, lui, Francis, que je ne faisais plus de différence entre eux,
et que j'aurais été une bonne mère, si... Mais je ne les reverrai
pas!... Il faut rester ici sous cette terre étrangère, sous ce cruel
soleil qui devait me guérir, et qui rit toujours pendant qu'on meurt!...
--Ma chère fille, reprit Valvèdre, vous m'avez promis de ne penser à la
mort que comme à une chose dont l'accomplissement est aussi éventuel
pour vous que pour nous tous. L'heure de ce passage est toujours
inconnue, et celui qui croit la sentir arriver peut en être plus éloigné
que celui qui n'y songe point. La mort est partout et toujours, comme la
vie. Elles se donnent la main et travaillent ensemble pour les desseins
de Dieu. Vous aviez l'air de me croire tout à l'heure, quand je vous
disais que tout est bien, par la raison que tout renaît et recommence.
Ne me croyez-vous plus? La vie est une aspiration à monter, et cet
éternel effort vers l'état le meilleur, le plus épuré et le plus divin,
conduit toujours à un jour de sommeil qu'on appelle mort, et qui est une
régénération en Dieu.
--Oui, j'ai compris, répondit Alida... Oui, j'ai aperçu Dieu et
l'éternité à travers tes paroles mystérieuses!... Ah! Francis, si vous
l'aviez entendu tout à l'heure, et si je l'avais écouté plus tôt,
moi!... Quel calme il a fait descendre, quelle confiance il sait donner!
_Confiance_, oui, voilà ce qu'il disait,_ avoir foi_ dans sa propre
confiance!_... Dieu est le grand asile, rien ne peut être danger, après
la vie, pour l'âme qui se fie et s'abandonne; rien ne peut être
châtiment et dégradation pour celle qui comprend le bien et se désabuse
du mal!... Oui, je suis tranquille!... Valvèdre, tu m'as guérie!
Elle ne parla plus, elle s'assoupit. Une molle sueur, de plus en plus
froide, mouilla ses mains et son visage. Elle vécut ainsi, sans voix et
presque sans souffle, jusqu'au lendemain. Un pâle et triste sourire
effleurait ses lèvres quand nous lui parlions. Tendre et brisée, elle
essayait de nous faire comprendre qu'elle était heureuse de nous voir.
Elle appela Moserwald du regard, et du regard lui désigna sa main pour
qu'il la pressât dans la sienne.
Le soleil se levait magnifique sur la mer. Valvèdre ouvrit les rideaux
et le montra à sa femme. Elle sourit encore, comme pour lui dire que
cela était beau.
--Vous vous trouvez bien, n'est-ce pas? lui dit-il.
Elle fit signe que oui.
--Tranquille, guérie?
Oui encore, avec la tête.
--Heureuse, soulagée? Vous respirez bien?
Elle souleva sa poitrine sans effort, comme allégée délicieusement du
poids de l'agonie.
C'était le dernier soupir. Valvèdre, qui l'avait senti approcher, et
qui, par son air de conviction et de joie, en avait écarté la terrible
prévision, déposa un long baiser sur le front, puis sur la main droite
de la morte. Il reprit à son doigt l'anneau nuptial qu'elle avait cessé
longtemps de porter, mais qu'elle avait remis la veille; puis il sortit,
il tira derrière lui les verrous du salon, et nous cacha le spectacle de
sa douleur.
Je ne le revis plus. Il parla avec Moserwald, qui se chargea de remplir
ses intentions. Il le priait de faire embaumer et transporter le corps
de sa femme à Valvèdre. Il me demandait pardon de ne pas me dire adieu.
Il s'éloigna aussitôt, sans qu'on pût savoir quelle route de terre ou de
mer il avait prise. Sans doute, il alla demander aux grands spectacles
de la nature la force de supporter le coup qui venait de déchirer son
coeur.
J'eus l'atroce courage d'aider Moserwald à remplir la tâche funèbre qui
nous était imposée: cruelle amertume infligée par une âme forte à une
âme brisée! Valvèdre me laissait le cadavre de sa femme après m'avoir
repris son coeur et sa foi au dernier moment.
J'accompagnai le dépôt sacré jusqu'à Valvèdre. Je voulus revoir cette
maison vide à jamais pour moi, ce jardin toujours riant et magnifique
devant le silence de la mort, ces ombrages solennels et ce lac argenté
qui me rappelaient des pensées si ardentes et des rêves si funestes. Je
revis tout cela la nuit, ne voulant être remarqué de personne, sentant
que je n'avais pas le droit de m'agenouiller sur la tombe de celle que
je n'avais pu sauver.
Je pris là congé de Moserwald, qui voulait me garder avec lui, me faire
voyager, me distraire, m'enrichir, me marier, que sais-je?
Je n'avais plus le coeur à rien, mais j'avais une dette d'honneur à
payer. Je devais plus de vingt mille francs que je n'avais pas, et c'est
à Moserwald précisément que je les devais. Je me gardai bien de lui en
parler; il se fût réellement offensé de ma préoccupation, ou il m'eût
trouvé les moyens de m'acquitter en se trichant lui-même. Je devais
songer à gagner par mon travail cette somme, minime pour lui, mais
immense pour moi qui n'avais pas d'état, et lourde sur ma conscience,
sur ma fierté, comme une montagne.
J'étais tellement écrasé moralement, que je n'entrevoyais aucun travail
d'imagination dont je fusse capable. Je sentais, d'ailleurs, qu'il
fallait, pour me réhabiliter, une vie rude, cachée, austère; les
rivalités comme les hasards de la vie littéraire n'étaient plus des
émotions en rapport avec la pesanteur de mon chagrin. J'avais commis une
faute immense en jetant dans le désespoir et dans la mort une pauvre
créature faible et romanesque, que j'étais trop romanesque et trop
faible moi-même pour savoir guérir. Je lui avais fait briser les liens
de la famille, qu'elle ne respectait pas assez, il est vrai, mais
auxquels, sans moi, elle ne se serait peut-être jamais ouvertement
soustraite. Je l'avais aimée beaucoup, il est vrai, durant son martyre,
et je ne m'étais pas volontairement trouvé au-dessous de la terrible
épreuve; mais je ne pouvais pas oublier que, le jour où je l'avais
enlevée, j'avais obéi à l'orgueil et à la vengeance plus qu'à l'amour.
Ce retour sur moi-même consternait mon âme. Je n'étais plus orgueilleux,
hélas! mais de quel prix j'avais payé ma guérison!
Avant de quitter le voisinage de Valvèdre, j'écrivis à Obernay. Je lui
ouvris les replis les plus cachés de ma douleur et de mon repentir. Je
lui racontai tous les détails de cette cruelle histoire. Je m'accusai
sans me ménager. Je lui fis part de mes projets d'expiation. Je voulais
reconquérir, un jour, son amitié perdue.
Je mis trente heures à écrire cette lettre; les larmes m'étouffaient à
chaque instant. Moserwald, me croyant parti, avait repris la route de
Genève.
Quand j'eus réussi à compléter et mon récit et ma pensée, je sortis pour
prendre l'air, et insensiblement, machinalement, mes pas me portèrent
vers le rocher où, l'année précédente, j'avais déjeuné avec Alida,
active, résolue, levée avec le jour, et arrivée là sur un cheval fier et
bondissant. Je voulus savourer l'horreur de ma souffrance. Je me
retournai pour regarder encore la villa. J'avais marché deux heures par
un chemin rapide et fatigant; mais, en réalité, j'étais encore si près
de Valvèdre que je distinguais les moindres détails. Que je m'étais
senti fier et heureux à cette place! quel avenir d'amour et de gloire
j'y avais rêvé!
--Ah! misérable poëte, pensai-je, tu ne chanteras plus ni la joie, ni
l'amour, ni la douleur! tu n'auras pas de rimes pour cette catastrophe
de ta vie! Non, Dieu merci, tu n'es pas encore desséché à ce point. La
honte tuera ta pauvre muse: elle a perdu le droit de vivre!
Un son lointain de cloches me fit tressaillir: c'était le glas des
funérailles. Je montai sur la pointe la plus avancée du rocher, et je
distinguai, spectacle navrant, une ligne noire qui se dirigeait vers le
château. C'étaient les derniers honneurs rendus par les villageois des
environs à la pauvre Alida; on la descendait dans la tombe, sous les
ombrages de son parc. Quelques voitures annonçaient la présence des amis
qui plaignaient son sort sans le connaître, car notre secret avait été
scrupuleusement gardé. On la croyait morte dans un couvent d'Italie.
J'essayai pendant quelques instants de douter de ce que je voyais et
entendais. Le chant des prêtres, les sanglots des serviteurs et même, il
me sembla, des cris d'enfants montaient jusqu'à moi. Était-ce une
illusion? Elle était horrible, et je ne pouvais m'y soustraire. Cela
dura deux heures! Chaque coup de cette cloche tombait sur ma poitrine et
la brisait. A la fin, j'étais insensible, j'étais évanoui. Je venais de
sentir Alida mourir une seconde fois.
Je ne revins à moi qu'aux approches de la nuit. Je me traînai à la
Rocca, où mes vieux hôtes n'étaient plus qu'un. La femme était morte. Le
mari m'ouvrit ma chambre sans s'occuper autrement de moi. Il revenait de
l'enterrement de _la dame_, et, veuf depuis quelques semaines, il avait
senti se rouvrir devant ces funérailles la blessure de son propre coeur.
Il était anéanti.
Je délirai toute la nuit. Au matin, ne sachant où j'étais, j'essayai de
me lever. Je crus avoir une nouvelle vision après toutes celles qui
venaient de m'assiéger. Obernay était assis près de la table d'où je lui
avais écrit la veille; il lisait ma lettre. Sa figure assombrie
témoignait d'une profonde pitié.
Il se retourna, vint à moi, me fit recoucher, m'ordonna de me taire, fit
appeler un médecin, et me soigna pendant plusieurs jours avec une bonté
extrême. Je fus très-mal, sans avoir conscience de rien. J'étais épuisé
par une année d'agitations dévorantes et par les atroces douleurs des
derniers mois, douleurs sans épanchement, sans relâche et sans espoir.
Quand je fus hors de danger et qu'il me fut permis de parler et de
comprendre, Obernay m'apprit que, prévenu par une lettre de Valvèdre, il
était venu avec sa femme, sa belle-soeur et les deux enfants d'Alida
assister aux funérailles. Toute la famille était repartie; lui seul
était resté, devinant que je devais être là, me cherchant partout, et me
découvrant enfin aux prises avec une maladie des plus graves.
--J'ai lu ta lettre, ajouta-t-il. Je suis aussi content de toi que je
peux l'être après ce qui s'est passé. Il faut persévérer et reconquérir,
non pas mon amitié, que tu n'as jamais perdue, mais l'estime de
toi-même. Tiens, voilà de quoi t'encourager.
Il me montra un fragment de lettre de Valvèdre.
«Aie l'oeil sur ce jeune homme, disait-il; sache ce qu'il devient, et
méfie-toi du premier désespoir. Lui aussi a reçu la foudre! Il l'avait
attirée sur sa tête; mais, anéanti comme le voilà, il a droit à ta
sollicitude. Il est le plus malheureux de tous, ne l'oublie pas, car il
ne se fait plus d'illusions sur l'oeuvre maudite qu'il a accomplie!
»Aux grandes fautes les grands secours avant tout, mon cher enfant! Ton
jeune ami n'est pas un être lâche ni pervers, tant s'en faut, et je n'ai
pas à rougir pour _elle_ du dernier choix qu'elle avait fait. Je suis
certain qu'il l'eût épousée si j'eusse consenti au divorce, et j'y eusse
consenti si elle eût longtemps insisté. Il faut donc remettre ce jeune
homme dans le droit chemin. Nous devons cela à la mémoire de celle qui
voulait, qui eût pu porter son nom.
»S'il demandait, un jour, à voir les enfants, ne t'y oppose pas. Il
sentira profondément devant les orphelins son devoir d'homme et
l'aiguillon salutaire du remords.
»Enfin, sauve-le; que je ne le revoie jamais, mais qu'il soit sauvé!
Moi, je le suis depuis longtemps, et ce n'est pas de moi, de mon plus ou
de mon moins de tristesse que tu dois t'occuper. S'oublier soi-même,
voilà la grande question quand on n'est pas plus fort que son mal!»


X

Sept ans me séparaient déjà de cette terrible époque de ma vie quand je
revis Obernay. J'étais dans l'industrie. Employé par une compagnie, je
surveillais d'importants travaux métallurgiques. J'avais appris mon état
en commençant par le plus dur, l'état manuel. Henri me trouva près de