Valvèdre - 13
mon âme, et qui me donnaient comme une rage de déballer mon hautbois,
condamné au silence! Elle était artiste _par-dessus le marché_,
lorsqu'elle avait un instant pour l'être, et sans vouloir d'autre public
que Rosa, d'autre confident que son oreiller! Et certes, elle ne le
tourmentait pas longtemps, cet oreiller virginal, car elle avait sur les
joues la fraîcheur veloutée que donnent le sommeil pur et la joie de
vivre en plein épanouissement. Et moi, je rejetais toute étude
technique, tant je craignais d'attiédir mon souffle et de ralentir mon
inspiration! Je ne croyais pas que la vie pût être scindée par une série
de préoccupations diverses; j'avais toujours trouvé mauvais que les
poëtes fissent du raisonnement ou de la philosophie, et que les femmes
eussent d'autre souci que celui d'être belles. J'étais soigneux pour mon
compte de laisser inactives les facultés variées que ma première
éducation avait développées en moi jusqu'à un certain point; j'étais
jaloux de n'avoir qu'une lyre pour manifestation et une seule corde à
cette lyre retentissante qui devait ébranler le monde... et qui n'avait
encore rien dit!
--Soit! pensais-je, Adélaïde est une femme supérieure, c'est-à-dire une
espèce d'homme. Elle ne sera pas longtemps belle, il lui poussera de la
barbe. Si elle se marie, ce sera avec un imbécile qui, ne se doutant pas
de sa propre infériorité, n'aura pas peur d'elle. On peut admirer,
estimer, considérer de telles exceptions; mais ne mettent-elles pas les
amours en fuite?
Et, je me retraçais les grâces voluptueuses d'Alida, sa préoccupation
d'amour exclusive, l'art féminin grâce auquel sa beauté pâlie et
fatiguée rivalisait avec les plus luxuriantes jeunesses, son idolâtrie
caressante pour l'objet de sa prédilection, ses ingénieuses et
enivrantes flatteries, enfin ce culte qu'elle avait pour moi dans ses
bons moments, et dont l'encens m'était si délicieux, qu'il me faisait
oublier le malheur de notre situation et l'amertume de nos
découragements.
--Oui, me disais-je, celle-là se connaît bien! Elle se proclame une
vraie femme, et c'est la femme type. L'autre n'est qu'un hybride
dénaturé par l'éducation, un écolier qui sait bien sa leçon et qui
mourra de vieillesse en la répétant, sans avoir aimé, sans avoir inspiré
l'amour, sans avoir vécu. Aimons donc et ne chantons que l'amour et la
femme! Alida sera la prêtresse; c'est elle qui allumera le feu sacré;
mon génie encore captif brisera sa prison quand j'aurai encore plus
aimé, encore plus souffert! Le vrai poëte est fait pour l'agitation
comme l'oiseau des tempêtes, pour la douleur comme le martyr de
l'inspiration. Il ne commande pas à l'expression et ne souffre pas les
lisières de la logique vulgaire. Il ne trouve pas une strophe tous les
soirs en mettant son bonnet de nuit; il est condamné à des stérilités
effrayantes comme à des enfantements miraculeux. Encore quelque temps,
et nous verrons bien si Adélaïde est un maître et si je dois aller à son
école comme la petite Rosa!
Et puis je me rappelais confusément mon jeune âge et les soins que
j'avais eus pour Adélaïde enfant. Il me semblait la revoir avec ses
cheveux bruns et ses grands yeux tranquilles, nature active et douce,
jamais bruyante, déjà polie et facile à égayer, sans être importune
quand on ne s'occupait pas d'elle. Je croyais, dans ce mirage du passé,
entendre ma mère s'écrier: «Quelle sage et belle fille! Je voudrais
qu'elle fût à moi!» et madame Obernay lui répondre: «Qui sait? Cela
pourrait bien se faire un jour!»
Et le jour où cela aurait pu être en effet, le jour où j'aurais pu
conduire dans les bras de ma mère cette créature accomplie, orgueil
d'une ville et joie d'une famille, idéal d'un poëte à coup sûr, le poëte
indécis et chagrin, stérile et mécontent de lui-même, s'efforçait de la
rabaisser et se défendait mal de l'envie!
Ces étrangetés un peu monstrueuses de ma situation morale n'étaient que
trop motivées par l'oisiveté de ma raison et l'activité maladive de ma
fantaisie. Quand j'eus brûlé mon manuscrit, je crus pouvoir le
recommencer à ma satisfaction nouvelle, et il n'en fut rien. J'étais
attiré sans cesse vers ce jardin où le secret de ma vie s'agitait
peut-être à deux pas de moi sans que je voulusse le connaître. Quand je
sentais approcher Valvèdre ou l'une de ses soeurs avec M. Obernay ou
avec Henri, je croyais toujours entendre prononcer mon nom. Je prêtais
l'oreille malgré moi, et, quand je m'étais assuré qu'il n'était
nullement question de moi, je m'éloignais sans m'apercevoir de
l'inconséquence de ma conduite.
Tout semblait paisible chez eux; Alida ne s'approchait jamais du mur,
tant elle craignait de provoquer une imprudence de ma part ou d'attirer
les soupçons en se réconciliant avec cet endroit qu'elle avait proscrit
comme trop exposé au soleil. J'entendais souvent les jeux bruyants de
ses fils et la voix posée des vieux parents qui encourageait ou modérait
leur impétuosité. Alida caressait tendrement l'aîné, mais ne causait
jamais ni avec l'un ni avec l'autre.
Sans pouvoir la suivre des yeux, car le devant de la maison était masqué
par des massifs d'arbustes, je sentais l'isolement de sa vie dans cet
intérieur si assidûment et saintement occupé. Je l'apercevais
quelquefois, lisant un roman ou un poëme entre deux caisses de myrte, ou
bien, de ma fenêtre, je la voyais à la sienne, regardant de mon côté et
pliant une lettre qu'elle avait écrite pour moi. Elle était étrangère,
il est vrai, au bonheur des autres, elle dédaignait et méconnaissait
leurs profondes et durables satisfactions; mais c'est de moi seul, ou
d'elle-même en vue de moi seul, qu'elle était incessamment préoccupée.
Toutes ses pensées étaient à moi, elle oubliait d'être amie et soeur, et
même presque d'être mère, tout cela pour moi, son tourment, son dieu,
son ennemi, son idole! Pouvais-je trouver le blâme dans mon coeur? Et
cet amour exclusif n'avait-il pas été mon rêve?
Tous les matins, un peu avant l'aube, nous échangions nos lettres au
moyen d'un caillou que Bianca venait lancer par-dessus le mur et que je
lui renvoyais avec mon message. L'impunité nous avait rendus téméraires.
Un matin, réveillé comme d'habitude avec les alouettes, je reçus mon
trésor accoutumé, et je lançai ma réponse anticipée; mais tout aussitôt
je reconnus qu'on marchait dans l'allée, et que ce n'était plus le pas
furtif et léger de la jeune confidente: c'était une démarche ferme et
régulière, le pas d'un homme. J'allai regarder à la fente du mur; je
crus, dans le crépuscule, reconnaître Valvèdre. C'était lui en effet.
Que venait-il faire chez les Obernay à pareille heure, lui qui avait
auprès d'eux son domicile solitaire? Une jalousie effroyable s'empara de
moi, à ce point que je m'éloignai instinctivement de la muraille, comme
s'il eût pu entendre les battements de mon coeur.
J'y revins aussitôt. J'épiai, j'écoutai avec acharnement. Il semblait
qu'il eût disparu. Avait-il entendu tomber le caillou? Avait-il aperçu
Bianca? S'était-il emparé de ma lettre? Baigné d'une sueur froide,
j'attendis. Il reparut au bout de dix minutes avec Henri Obernay. Ils
marchèrent en silence, jusqu'à ce qu'Obernay lui dît:
--Eh bien, mon ami, qu'y a-t-il donc? Je suis à vos ordres.
--Ne penses-tu pas, lui répondit Valvèdre à voix haute, qu'on pourrait
entendre de l'autre côté du mur ce qui se dit ici?
--Je n'en répondrais pas, si l'endroit était habité; mais il ne l'est
pas.
--Cela appartient toujours au juif Manassé?
--Qui, par parenthèse, n'a jamais voulu le vendre à mon père; mais il
demeure beaucoup plus loin. Pourtant, si vous craignez d'être entendu,
sortons d'ici; allons chez vous.
--Non, restons là, dit Valvèdre avec une certaine fermeté.
Et, comme si, maître de mon secret et certain de ma présence, il eût
voulu me condamner à l'entendre, il ajouta:
--Asseyons-nous là, sous la tonnelle. J'ai un long récit à te faire, et
je sens que je dois te le faire. Si je prenais le temps de la réflexion,
peut-être que ma patience et ma résignation habituelles m'entraîneraient
encore au silence, et peut-être faut-il parler sous le coup de
l'émotion.
--Prenez garde! dit Obernay en s'asseyant auprès de lui. Si vous
regrettiez ce que vous allez faire? si, après m'avoir pris pour
confident, vous aviez moins d'amitié pour moi?
--Je ne suis pas fantasque, et je ne crains pas cela, répondit Valvèdre
en parlant avec une netteté de prononciation qui semblait destinée à ne
me laisser rien perdre de son discours. Tu es mon fils et mon frère,
Henri Obernay! l'enfant dont j'ai chéri et cultivé le développement,
l'homme à qui j'ai confié et donné ma soeur bien-aimée. Ce que j'ai à te
dire après des années de mutisme te sera utile à présent, car c'est
l'histoire de mon mariage que je te veux confier; tu pourras comparer
nos existences et conclure sur le mariage et sur l'amour en connaissance
de cause. Paule sera plus heureuse encore par toi quand tu sauras
combien une femme sans direction intellectuelle et sans frein moral peut
être à plaindre et rendre malheureux l'homme qui s'est dévoué à elle.
D'ailleurs, j'ai besoin de parler de moi une fois en ma vie! j'ai pour
principe, il est vrai, que l'émotion refoulée est plus digne d'un homme
de courage; mais tu sais que je ne suis pas pour les décisions sans
appel, pour les règles sans exception. Je crois qu'à un jour donné, il
faut ouvrir la porte à la douleur, afin qu'elle vienne plaider sa cause
devant le tribunal de la conscience. J'ai fini mon préambule. Écoute.
--J'écoute, dit Obernay, j'écoute avec mon coeur, qui vous appartient.
Valvèdre parla ainsi:
--Alida était belle et intelligente, mais absolument privée de direction
sérieuse et de convictions acquises. Cela eût dû m'effrayer. J'étais
déjà un homme mûr à vingt-huit ans, et, si j'ai cru à la douceur
ineffable de son regard, si j'ai eu l'orgueil de me persuader qu'elle
accepterait mes idées, mes croyances, ma religion philosophique, c'est
qu'à un jour donné j'ai été téméraire, enivré par l'amour, dominé à mon
insu par cette force terrible qui a été mise dans la nature pour tout
créer ou tout briser en vue de l'équilibre universel.
»Il a su ce qu'il faisait, lui, l'_ auteur du bien_, quand il a jeté sur
les principes engourdis de la vie ce feu dévorant qui l'exalte pour la
rendre féconde; mais, comme le caractère de la puissance infinie est
l'effusion sans bornes, cette force admirable de l'amour n'est pas
toujours en proportion avec celle de la raison humaine. Nous en sommes
éblouis, enivrés, nous buvons avec trop d'ardeur et de délices à
l'intarissable source, et plus nos facultés de compréhension et de
comparaison sont exercées, plus l'enthousiasme nous entraîne au delà de
toute prudence et de toute réflexion. Ce n'est pas la faute de l'amour,
ce n'est pas lui qui est trop vaste et trop brûlant, c'est nous qui lui
sommes un sanctuaire trop fragile et trop étroit.
»Je ne cherche donc pas à m'excuser. C'est moi qui ai commis la faute en
cherchant l'infini dans les yeux décevants d'une femme qui ne le
comprenait pas. J'oubliai que, si l'amour immense peut ouvrir ses ailes
et soutenir son vol sans péril, c'est à la condition de chercher Dieu,
son foyer rénovateur, et d'aller, à chaque élan, se retremper et se
purifier en lui. Oui, le grand amour, l'amour qui ne se repose pas
d'adorer et de brûler est possible; mais il faut croire, et il faut être
deux croyants, deux âmes confondues dans une seule pensée, dans une même
flamme. Si l'une des deux retombe dans les ténèbres, l'autre, partagée
entre le devoir de la sauver et le désir de ne pas se perdre, flotte à
jamais dans une aube froide et pâle, comme ces fantômes que Dante a vus
aux limites du ciel et de l'enfer: telle est ma vie!
»Alida était pure et sincère. Elle m'aimait. Elle connut aussi
l'enthousiasme, mais une sorte d'enthousiasme athée, si je puis
m'exprimer ainsi. J'étais son dieu, disait-elle. Il n'y en avait pas
d'autre que moi.
»Cette sorte de folie m'enivra un instant et m'effraya vite. Si j'étais
capable de sourire en ce moment, je te demanderais si tu te fais une
idée de ce rôle pour un homme sérieux, la divinité! J'en ai pourtant
souri un jour, une heure peut-être! et tout aussitôt j'ai compris que le
moment où je ne serais plus dieu, je ne serais plus rien. Et ce
moment-là, n'était-il pas déjà venu? Pouvais-je concevoir la possibilité
d'être pris au sérieux, si j'acceptais la moindre bouffée de cet encens
idolâtre?
»Je ne sais pas s'il est des hommes assez vains, assez sots ou assez
enfants pour s'asseoir ainsi sur un autel et pour poser la perfection
devant la femme exaltée qui les en a revêtus. Quels atroces mécomptes,
quelles sanglantes humiliations ils se préparent! Combien l'amante déçue
à la première faiblesse du faux dieu doit le mépriser et lui reprocher
d'avoir souffert un culte dont il n'était pas digne!
»Ma femme n'a du moins pas ce ridicule à m'attribuer. Après l'avoir
doucement raillée, je lui parlai sérieusement. Je voulais mieux que son
engouement, je voulais son estime. J'étais fier de lui paraître le plus
aimant et le meilleur des hommes, et je comptais consacrer ma vie à
mériter sa préférence; mais je n'étais ni le premier génie de mon
siècle, ni un être au-dessus de l'humanité. Elle devait se bien
persuader que j'avais besoin d'elle, de son amour, de ses encouragements
et de son indulgence dans l'occasion, pour rester digne d'elle. Elle
était ma compagne, ma vie, ma joie, mon appui et ma récompense; donc, je
n'étais pas Dieu, mais un pauvre serviteur de Dieu qui se donnait à
elle.
»Ce mot, je m'en souviens, parut la combler de joie, et lui fit dire des
choses étranges que je veux te redire, parce qu'elles résument toute sa
manière de voir et de comprendre.
»--Puisque tu te donnes à moi, s'écria-t-elle, tu n'es plus qu'à moi et
tu n'appartiens plus à cet admirable architecte de l'univers, dont il me
semblait que tu faisais trop un être saisissable et propre à inspirer
l'amour. Tiens, il faut que je te le dise à présent, je le détestais,
ton Dieu de savant; j'en étais jalouse. Ne me crois pas impie. Je sais
bien qu'il y a une grande âme, un principe, une loi qui a présidé à la
création; mais c'est si vague, que je ne veux pas m'en inquiéter. Quant
au Dieu personnel, parlant et écrivant des traditions, je ne le trouve
pas assez grand pour moi. Je ne peux pas le renfermer dans un buisson
ardent, encore moins dans une coupe de sang. Je me dis donc que le vrai
Dieu est trop loin pour nous et tout à fait inaccessible à mon examen
comme à ma prière. Juge si je souffre quand, pour t'excuser d'admirer si
longtemps la cassure d'une pierre ou l'aile d'une mouche, tu me dis que
c'est aimer Dieu que d'aimer les bêtes et les rochers! Je vois là une
idée systématique, une sorte de manie qui me trouble et qui m'offense.
L'homme qui est à moi peut bien s'amuser des curiosités de la nature,
mais il ne doit pas plus se passionner pour une autre idée que mon
amour, que pour une créature qui n'est pas moi.
»Je ne pus pas lui faire comprendre que ce genre de passion pour la
nature était le plus puissant auxiliaire de ma foi, de mon amour, de ma
santé morale; que se plonger dans l'étude, c'était se rapprocher autant
qu'il nous est possible de la source vivifiante nécessaire à l'activité
de l'âme, et se rendre plus digne d'apprécier la beauté, la tendresse,
les sublimes voluptés de l'amour, les plus précieux dons de la Divinité.
»Ce mot de Divinité n'avait pas de sens pour elle, bien qu'elle me l'eût
appliqué dans son délire. Elle s'offensa de mon obstination. Elle
s'alarma de ne pouvoir me détacher de ce qu'elle appelait une religion
de rêveur. Elle essaya de discuter en m'opposant des livres qu'elle
n'avait pas lus, des questions d'école qu'elle ne comprenait pas; puis,
irritée de son insuffisance, elle pleura, et je restai stupéfait de son
enfantillage, incapable de deviner ce qui se passait en elle, malheureux
de l'avoir fait souffrir, moi qui aurais donné ma vie pour elle.
»Je cherchai en vain: quel mystère découvrir dans le vide? Son âme ne
contenait que des vertiges et des aspirations vers je ne sais quel idéal
de fantaisie que je n'ai jamais pu me représenter.
»Ceci se passait bien peu de temps après notre mariage. Je ne m'en
inquiétai pas assez. Je crus à l'excitation nerveuse qui suit les
grandes crises de la vie. Bientôt je vis qu'elle était grosse et un peu
faible de complexion pour traverser sans défaillance le redoutable et
divin drame de la maternité. Je m'attachai à ménager une sensibilité
excessive, à ne la contredire sur rien, à prévenir tous ses caprices. Je
me fis son esclave, je me fis enfant avec elle, je cachai mes livres, je
renonçai presque à l'étude. J'admis toutes ses hérésies en quelque
sorte, puisque je lui laissai toutes ses erreurs. Je remis à un temps
plus favorable cette éducation de l'âme dont elle avait tant besoin. Je
me flattai aussi que la vue de son enfant lui révélerait Dieu et la
vérité beaucoup mieux que mes leçons.
»Ai-je eu tort de ne pas chercher plus vite à l'éclairer? J'éprouvais de
grandes perplexités; je voyais bien qu'elle se consumait dans le rêve
d'un bonheur puéril et d'impossible durée, tout d'extase et de
_parlage_, de caresses et d'exclamations, sans rien pour la vie de
l'esprit et pour l'intimité véritable du coeur. J'étais jeune et je
l'aimais: je partageais donc tous ses enivrements et me laissais
emporter par son exaltatation; mais, après, sentant que je l'aimais
davantage, j'étais effrayé de voir qu'elle m'aimait moins, que chaque
accès de cet enthousiasme la rendait ensuite plus soupçonneuse, plus
jalouse de ce qu'elle appelait mon idée fixe, plus amère devant mon
silence, plus railleuse de mes définitions.
»J'étais assez médecin pour savoir que la grossesse est quelquefois
accompagnée d'une sorte d'insanité d'esprit. Je redoublai de soumission,
d'effacement, de soins. Son mal me la rendait plus chère, et mon coeur
débordait d'une pitié aussi tendre que celle d'une mère pour l'enfant
qui souffre. J'adorais aussi en elle cet enfant de mes entrailles
qu'elle allait me donner; il me semblait entendre sa petite âme me
parler déjà dans mes rêves et me dire: «Ne fais jamais de peine »à ma
mère!»
»Elle fut, en effet, ravie pendant les premiers jours: elle voulut
nourrir notre cher petit Edmond; mais elle était trop faible, trop
insoumise aux prescriptions de l'hygiène, trop exaspérée par la moindre
inquiétude; elle dut bien vite confier l'enfant à une nourrice dont
aussitôt elle fut jalouse au point de se rendre plus souffrante encore.
Elle faisait de la vie un drame continuel; elle sophistiquait sur
l'instinct filial qui se portait avec ardeur vers le sein de la première
femme venue. Et pourquoi Dieu, ce Dieu intelligent et bon auquel je
feignais de croire, disait-elle, n'avait-il pas donné à l'homme dès le
berceau un instinct supérieur à celui des animaux? En d'autres moments,
elle voulait que la préférence de son enfant pour la nourrice fût un
symptôme d'ingratitude future, l'annonçe de malheurs effroyables pour
elle.
»Elle guérit pourtant, elle se calma, elle prit confiance en moi en me
voyant renoncer à toutes mes habitudes et à tous mes projets pour lui
complaire. Elle eut deux ans de ce triomphe, et son exaltation parut se
dissiper avec les résistances qu'elle avait prévues de ma part. Elle
voulait faire de moi un _artiste homme du monde_, disait-elle, et me
dépouiller de ma gravité de savant qui lui faisait peur. Elle voulait
voyager en princesse, s'arrêter où bon lui semblerait, voir le monde,
changer et reprendre sans cesse. Je cédai. Et pourquoi n'aurais-je pas
cédé? Je ne suis pas misanthrope, le commerce de mes semblables ne
pouvait me blesser ni me nuire. Je ne m'élevais pas au-dessus d'eux dans
mon appréciation. Si j'avais approfondi certaines questions spéciales
plus que certains d'entre eux, je pouvais recevoir d'eux tous, et même
des plus frivoles en apparence, une foule de notions que j'avais
laissées incomplètes, ne fût-ce que la connaissance du coeur humain,
dont j'avais peut-être fait une abstraction trop facile à résoudre. Je
n'en veux donc point à ma femme de m'avoir forcé à étendre le cercle de
mes relations et à secouer la poussière du cabinet. Au contraire, je lui
en ai toujours su gré. Les savants sont des instruments tranchants dont
il est bon d'émousser un peu la lame. J'ignore si je ne serais pas
devenu sociable par goût avec le temps; mais Alida hâta mon expérience
de la vie et le développement de ma bienveillance.
»Ce ne pouvait pourtant pas être là mon unique soin et mon unique but,
pas plus que son avenir à elle ne pouvait être d'avoir à ses ordres un
parfait _gentleman_ pour l'accompagner au bal, à la chasse, aux eaux, au
théâtre ou au sermon. Il me semblait porter en moi un homme plus
sérieux, plus digne d'être aimé, plus capable de lui donner, ainsi qu'à
son fils, une considération mieux fondée. Je ne prétendais pas à la
renommée, mais j'avais aspiré à être un serviteur utile, apportant son
contingent de recherches patientes et courageuses à cet édifice des
sciences, qui est pour lui l'autel de la vérité. Je comptais bien
qu'Alida arriverait à comprendre mon devoir, et que, la première ivresse
de domination assouvie, elle rendrait à sa véritable vocation celui qui
avait prouvé une tendresse sans bornes par une docilité sans réserve.
»Dans cet espoir, je me risquais de temps en temps à lui faire
pressentir le néant de notre prétendue vie d'artistes. Nous aimions et
nous goûtions les arts; mais, n'étant artistes créateurs ni l'un ni
l'autre, nous ne devions pas prétendre à cette suite éternelle de
jugements et de comparaisons qui fait du rôle de _dilettante_, quand il
est exclusif, une vie blasée, hargneuse ou sceptique. Les créations de
l'art sont stimulantes; c'est là leur magnifique bienfait. En élevant
l'âme, elles lui communiquent une sainte émulation, et je ne crois pas
beaucoup aux véritables ravissements des admirateurs systématiquement
improductifs. Je ne parlais pas encore de me soustraire au doux _far
niente_ où ma femme se délectait, mais je tentais d'amener en elle-même
une conclusion à son usage.
»Elle était assez bien douée, et, d'ailleurs, assez frottée de musique,
de peinture et de poésie, depuis son enfance, pour avoir le désir et le
besoin de consacrer ses loisirs à quelque étude. Si elle était idolâtre
de mélodies, de couleurs ou d'images, n'était-elle pas assez jeune,
assez libre, assez encouragée par ma tendresse, pour vouloir sinon
créer, du moins pratiquer à son tour? Qu'elle eût un goût déterminé, ne
fût-ce qu'un seul, une occupation favorite, et je la voyais sauvée de
ses chimères. Je comprenais le but de son besoin de vivre dans une
atmosphère échauffée et comme parfumée d'art et de littérature; elle y
devenait l'abeille qui fait son miel après avoir couru de fleur en
fleur: autrement, elle n'était ni satisfaite ni émue réellement, sa vie
n'étant ni active ni reposée. Elle voulait voir et toucher les aliments
nutritifs par pure convoitise d'enfant malade; mais, privée de force et
d'appétit, elle ne se nourrissait pas.
»Elle fit d'abord la sourde oreille, et me présenta enfin un jour des
raisonnements assez spécieux, et qui paraissaient désintéressés.
»--Il ne s'agit pas de moi, disait-elle, ne vous en inquiétez pas. Je
suis une nature engourdie, peu pressée d'éclore à la vie comme vous
l'entendez. Je ressemble à ces bancs de corail dont vous m'avez parlé,
qui adhèrent tranquillement à leur rocher. Mon rocher, à moi, mon abri,
mon port, c'est vous! Mais, hélas! voilà que vous voulez changer toutes
les conditions de notre commune existence! Eh bien, soit; mais ne vous
pressez pas tant; vous avez encore beaucoup à gagner dans la prétendue
oisiveté où je vous retiens. Vous êtes destiné certainement à écrire sur
les sciences, ne fût-ce que pour rendre compte de vos découvertes au
jour le jour; vous aurez le fond, mais aurez-vous la forme, et
croyez-vous que la science ne serait pas plus répandue, si une
démonstration facile, une expression agréable et colorée, la rendaient
plus accessible aux artistes? Je vois bien votre entêtement: vous voulez
être positif et ne travailler que pour vos pareils. Vous prétendez, je
m'en souviens, qu'un véritable savant doit aller au fait, écrire en
latin, afin d'être à la portée de tous les érudits de l'Europe, et
laisser à des esprits d'un ordre moins élevé, à des traducteurs, à des
vulgarisateurs, le soin d'éclaircir et de répandre ses majestueuses
énigmes. Cela est d'un paresseux et d'un égoïste, permettez-moi de vous
le dire. Vous qui prétendez qu'il y a du temps pour tout, et qu'il ne
s'agit que de savoir l'employer avec méthode, vous devriez vous
perfectionner comme orateur ou comme écrivain, ne pas tant dédaigner les
succès de salon, étudier, dans la vie que nous menons, l'art de bien
dire et d'embellir la science par le sentiment de toutes les beautés.
Alors vous seriez le génie complet, le dieu que je rêve en vous malgré
vous-même, et moi, pauvre femme, je pourrais ne pas vivre à sept mille
mètres au-dessous de votre niveau, comprendre vos travaux, en jouir, et
en profiter par conséquent. Voyons, devons-nous rester isolés en nous
tenant la main? Votre amour veut-il faire une part pour vous et une pour
moi dans cette vie que nous devons traverser ensemble?
»--Ma chère bien-aimée, lui disais-je, votre thèse est excellente et
porte sa réponse avec elle. Je vous donne mille fois raison. Il me faut
un bon instrument pour célébrer la nature; mais voici l'instrument prêt
et accordé, il ne peut pas rester plus longtemps muet. Tout ce que vous
me dites de tendre et de charmant sur le plaisir que vous aurez à
l'entendre me donne une impatience généreuse de le faire parler; mais
les sujets ne s'improvisent pas dans la science: s'ils éclatent parfois
comme la lumière dans les découvertes, c'est par des faits qu'il faut
bien posément et bien consciencieusement constater avant de s'y fier, ou
par des idées résultats d'une logique méditative devant laquelle les
faits ne plient pas toujours spontanément. Tout cela demande, non pas
des heures et des jours, comme pour faire un roman, mais des mois, des
années; encore n'est-on jamais sûr de ne pas être amené à reconnaître
qu'on s'est trompé, et qu'on aurait perdu son temps et sa vie sans cette
compensation, presque infaillible dans les études naturelles, d'avoir
fait d'autres découvertes à côté et parfois en travers de celle que l'on
poursuivait. Le temps suffit à tout, me faites-vous dire. Peut-être,
mais à la condition de n'en plus perdre, et ce n'est pas dans notre vie
errante, entrecoupée de mille distractions imprévues, que je peux mettre
les heures à profit.
»--Ah! nous y voilà! s'écria ma femme avec impétuosité. Vous voulez me
quitter, voyager seul dans des pays impossibles!
»--Non, certes; je travaillerai près de vous, je renoncerai à de
certaines constatations qu'il faudrait aller chercher trop loin; mais
vous me ferez aussi quelques sacrifices: nous verrons moins d'oisifs,
nous nous fixerons quelque part pour un temps donné. Ce sera où vous
voudrez, et, si vous vous y déplaisez, nous essayerons un autre milieu;
mais, de temps en temps, vous me permettrez une phase de travail
sédentaire...
»--Oui, oui! reprit-elle, vous voulez vivre pour vous seul, vous avez
assez vécu pour moi. Je comprends: l'amour est assouvi, fini par
conséquent!
»Rien ne put la faire revenir de cette prévention que l'étude était sa
rivale, et que l'amour n'était possible qu'avec l'oisiveté.
»--Aimer est tout, disait-elle, et celui qui aime n'a pas le temps de
s'occuper d'autre chose. Pendant que l'époux s'enivre des merveilles de
la science, l'épouse languit et meurt. C'est le sort qui m'attend, et,
puisque je vous suis un fardeau, je ferais aussi bien de mourir tout de
suite.
»Mes réponses ne servirent qu'à l'exaspérer. J'essayai d'invoquer le
dévouement à mon avenir dont elle avait parlé d'abord. Elle jeta ce
léger masque dont elle avait essayé de couvrir son ardente personnalité.
»--Je mentais, oui, je mentais! s'écria-t-elle. Votre avenir existe-t-il
donc en dehors du mien? Pouvez-vous et devez-vous oublier qu'en prenant
condamné au silence! Elle était artiste _par-dessus le marché_,
lorsqu'elle avait un instant pour l'être, et sans vouloir d'autre public
que Rosa, d'autre confident que son oreiller! Et certes, elle ne le
tourmentait pas longtemps, cet oreiller virginal, car elle avait sur les
joues la fraîcheur veloutée que donnent le sommeil pur et la joie de
vivre en plein épanouissement. Et moi, je rejetais toute étude
technique, tant je craignais d'attiédir mon souffle et de ralentir mon
inspiration! Je ne croyais pas que la vie pût être scindée par une série
de préoccupations diverses; j'avais toujours trouvé mauvais que les
poëtes fissent du raisonnement ou de la philosophie, et que les femmes
eussent d'autre souci que celui d'être belles. J'étais soigneux pour mon
compte de laisser inactives les facultés variées que ma première
éducation avait développées en moi jusqu'à un certain point; j'étais
jaloux de n'avoir qu'une lyre pour manifestation et une seule corde à
cette lyre retentissante qui devait ébranler le monde... et qui n'avait
encore rien dit!
--Soit! pensais-je, Adélaïde est une femme supérieure, c'est-à-dire une
espèce d'homme. Elle ne sera pas longtemps belle, il lui poussera de la
barbe. Si elle se marie, ce sera avec un imbécile qui, ne se doutant pas
de sa propre infériorité, n'aura pas peur d'elle. On peut admirer,
estimer, considérer de telles exceptions; mais ne mettent-elles pas les
amours en fuite?
Et, je me retraçais les grâces voluptueuses d'Alida, sa préoccupation
d'amour exclusive, l'art féminin grâce auquel sa beauté pâlie et
fatiguée rivalisait avec les plus luxuriantes jeunesses, son idolâtrie
caressante pour l'objet de sa prédilection, ses ingénieuses et
enivrantes flatteries, enfin ce culte qu'elle avait pour moi dans ses
bons moments, et dont l'encens m'était si délicieux, qu'il me faisait
oublier le malheur de notre situation et l'amertume de nos
découragements.
--Oui, me disais-je, celle-là se connaît bien! Elle se proclame une
vraie femme, et c'est la femme type. L'autre n'est qu'un hybride
dénaturé par l'éducation, un écolier qui sait bien sa leçon et qui
mourra de vieillesse en la répétant, sans avoir aimé, sans avoir inspiré
l'amour, sans avoir vécu. Aimons donc et ne chantons que l'amour et la
femme! Alida sera la prêtresse; c'est elle qui allumera le feu sacré;
mon génie encore captif brisera sa prison quand j'aurai encore plus
aimé, encore plus souffert! Le vrai poëte est fait pour l'agitation
comme l'oiseau des tempêtes, pour la douleur comme le martyr de
l'inspiration. Il ne commande pas à l'expression et ne souffre pas les
lisières de la logique vulgaire. Il ne trouve pas une strophe tous les
soirs en mettant son bonnet de nuit; il est condamné à des stérilités
effrayantes comme à des enfantements miraculeux. Encore quelque temps,
et nous verrons bien si Adélaïde est un maître et si je dois aller à son
école comme la petite Rosa!
Et puis je me rappelais confusément mon jeune âge et les soins que
j'avais eus pour Adélaïde enfant. Il me semblait la revoir avec ses
cheveux bruns et ses grands yeux tranquilles, nature active et douce,
jamais bruyante, déjà polie et facile à égayer, sans être importune
quand on ne s'occupait pas d'elle. Je croyais, dans ce mirage du passé,
entendre ma mère s'écrier: «Quelle sage et belle fille! Je voudrais
qu'elle fût à moi!» et madame Obernay lui répondre: «Qui sait? Cela
pourrait bien se faire un jour!»
Et le jour où cela aurait pu être en effet, le jour où j'aurais pu
conduire dans les bras de ma mère cette créature accomplie, orgueil
d'une ville et joie d'une famille, idéal d'un poëte à coup sûr, le poëte
indécis et chagrin, stérile et mécontent de lui-même, s'efforçait de la
rabaisser et se défendait mal de l'envie!
Ces étrangetés un peu monstrueuses de ma situation morale n'étaient que
trop motivées par l'oisiveté de ma raison et l'activité maladive de ma
fantaisie. Quand j'eus brûlé mon manuscrit, je crus pouvoir le
recommencer à ma satisfaction nouvelle, et il n'en fut rien. J'étais
attiré sans cesse vers ce jardin où le secret de ma vie s'agitait
peut-être à deux pas de moi sans que je voulusse le connaître. Quand je
sentais approcher Valvèdre ou l'une de ses soeurs avec M. Obernay ou
avec Henri, je croyais toujours entendre prononcer mon nom. Je prêtais
l'oreille malgré moi, et, quand je m'étais assuré qu'il n'était
nullement question de moi, je m'éloignais sans m'apercevoir de
l'inconséquence de ma conduite.
Tout semblait paisible chez eux; Alida ne s'approchait jamais du mur,
tant elle craignait de provoquer une imprudence de ma part ou d'attirer
les soupçons en se réconciliant avec cet endroit qu'elle avait proscrit
comme trop exposé au soleil. J'entendais souvent les jeux bruyants de
ses fils et la voix posée des vieux parents qui encourageait ou modérait
leur impétuosité. Alida caressait tendrement l'aîné, mais ne causait
jamais ni avec l'un ni avec l'autre.
Sans pouvoir la suivre des yeux, car le devant de la maison était masqué
par des massifs d'arbustes, je sentais l'isolement de sa vie dans cet
intérieur si assidûment et saintement occupé. Je l'apercevais
quelquefois, lisant un roman ou un poëme entre deux caisses de myrte, ou
bien, de ma fenêtre, je la voyais à la sienne, regardant de mon côté et
pliant une lettre qu'elle avait écrite pour moi. Elle était étrangère,
il est vrai, au bonheur des autres, elle dédaignait et méconnaissait
leurs profondes et durables satisfactions; mais c'est de moi seul, ou
d'elle-même en vue de moi seul, qu'elle était incessamment préoccupée.
Toutes ses pensées étaient à moi, elle oubliait d'être amie et soeur, et
même presque d'être mère, tout cela pour moi, son tourment, son dieu,
son ennemi, son idole! Pouvais-je trouver le blâme dans mon coeur? Et
cet amour exclusif n'avait-il pas été mon rêve?
Tous les matins, un peu avant l'aube, nous échangions nos lettres au
moyen d'un caillou que Bianca venait lancer par-dessus le mur et que je
lui renvoyais avec mon message. L'impunité nous avait rendus téméraires.
Un matin, réveillé comme d'habitude avec les alouettes, je reçus mon
trésor accoutumé, et je lançai ma réponse anticipée; mais tout aussitôt
je reconnus qu'on marchait dans l'allée, et que ce n'était plus le pas
furtif et léger de la jeune confidente: c'était une démarche ferme et
régulière, le pas d'un homme. J'allai regarder à la fente du mur; je
crus, dans le crépuscule, reconnaître Valvèdre. C'était lui en effet.
Que venait-il faire chez les Obernay à pareille heure, lui qui avait
auprès d'eux son domicile solitaire? Une jalousie effroyable s'empara de
moi, à ce point que je m'éloignai instinctivement de la muraille, comme
s'il eût pu entendre les battements de mon coeur.
J'y revins aussitôt. J'épiai, j'écoutai avec acharnement. Il semblait
qu'il eût disparu. Avait-il entendu tomber le caillou? Avait-il aperçu
Bianca? S'était-il emparé de ma lettre? Baigné d'une sueur froide,
j'attendis. Il reparut au bout de dix minutes avec Henri Obernay. Ils
marchèrent en silence, jusqu'à ce qu'Obernay lui dît:
--Eh bien, mon ami, qu'y a-t-il donc? Je suis à vos ordres.
--Ne penses-tu pas, lui répondit Valvèdre à voix haute, qu'on pourrait
entendre de l'autre côté du mur ce qui se dit ici?
--Je n'en répondrais pas, si l'endroit était habité; mais il ne l'est
pas.
--Cela appartient toujours au juif Manassé?
--Qui, par parenthèse, n'a jamais voulu le vendre à mon père; mais il
demeure beaucoup plus loin. Pourtant, si vous craignez d'être entendu,
sortons d'ici; allons chez vous.
--Non, restons là, dit Valvèdre avec une certaine fermeté.
Et, comme si, maître de mon secret et certain de ma présence, il eût
voulu me condamner à l'entendre, il ajouta:
--Asseyons-nous là, sous la tonnelle. J'ai un long récit à te faire, et
je sens que je dois te le faire. Si je prenais le temps de la réflexion,
peut-être que ma patience et ma résignation habituelles m'entraîneraient
encore au silence, et peut-être faut-il parler sous le coup de
l'émotion.
--Prenez garde! dit Obernay en s'asseyant auprès de lui. Si vous
regrettiez ce que vous allez faire? si, après m'avoir pris pour
confident, vous aviez moins d'amitié pour moi?
--Je ne suis pas fantasque, et je ne crains pas cela, répondit Valvèdre
en parlant avec une netteté de prononciation qui semblait destinée à ne
me laisser rien perdre de son discours. Tu es mon fils et mon frère,
Henri Obernay! l'enfant dont j'ai chéri et cultivé le développement,
l'homme à qui j'ai confié et donné ma soeur bien-aimée. Ce que j'ai à te
dire après des années de mutisme te sera utile à présent, car c'est
l'histoire de mon mariage que je te veux confier; tu pourras comparer
nos existences et conclure sur le mariage et sur l'amour en connaissance
de cause. Paule sera plus heureuse encore par toi quand tu sauras
combien une femme sans direction intellectuelle et sans frein moral peut
être à plaindre et rendre malheureux l'homme qui s'est dévoué à elle.
D'ailleurs, j'ai besoin de parler de moi une fois en ma vie! j'ai pour
principe, il est vrai, que l'émotion refoulée est plus digne d'un homme
de courage; mais tu sais que je ne suis pas pour les décisions sans
appel, pour les règles sans exception. Je crois qu'à un jour donné, il
faut ouvrir la porte à la douleur, afin qu'elle vienne plaider sa cause
devant le tribunal de la conscience. J'ai fini mon préambule. Écoute.
--J'écoute, dit Obernay, j'écoute avec mon coeur, qui vous appartient.
Valvèdre parla ainsi:
--Alida était belle et intelligente, mais absolument privée de direction
sérieuse et de convictions acquises. Cela eût dû m'effrayer. J'étais
déjà un homme mûr à vingt-huit ans, et, si j'ai cru à la douceur
ineffable de son regard, si j'ai eu l'orgueil de me persuader qu'elle
accepterait mes idées, mes croyances, ma religion philosophique, c'est
qu'à un jour donné j'ai été téméraire, enivré par l'amour, dominé à mon
insu par cette force terrible qui a été mise dans la nature pour tout
créer ou tout briser en vue de l'équilibre universel.
»Il a su ce qu'il faisait, lui, l'_ auteur du bien_, quand il a jeté sur
les principes engourdis de la vie ce feu dévorant qui l'exalte pour la
rendre féconde; mais, comme le caractère de la puissance infinie est
l'effusion sans bornes, cette force admirable de l'amour n'est pas
toujours en proportion avec celle de la raison humaine. Nous en sommes
éblouis, enivrés, nous buvons avec trop d'ardeur et de délices à
l'intarissable source, et plus nos facultés de compréhension et de
comparaison sont exercées, plus l'enthousiasme nous entraîne au delà de
toute prudence et de toute réflexion. Ce n'est pas la faute de l'amour,
ce n'est pas lui qui est trop vaste et trop brûlant, c'est nous qui lui
sommes un sanctuaire trop fragile et trop étroit.
»Je ne cherche donc pas à m'excuser. C'est moi qui ai commis la faute en
cherchant l'infini dans les yeux décevants d'une femme qui ne le
comprenait pas. J'oubliai que, si l'amour immense peut ouvrir ses ailes
et soutenir son vol sans péril, c'est à la condition de chercher Dieu,
son foyer rénovateur, et d'aller, à chaque élan, se retremper et se
purifier en lui. Oui, le grand amour, l'amour qui ne se repose pas
d'adorer et de brûler est possible; mais il faut croire, et il faut être
deux croyants, deux âmes confondues dans une seule pensée, dans une même
flamme. Si l'une des deux retombe dans les ténèbres, l'autre, partagée
entre le devoir de la sauver et le désir de ne pas se perdre, flotte à
jamais dans une aube froide et pâle, comme ces fantômes que Dante a vus
aux limites du ciel et de l'enfer: telle est ma vie!
»Alida était pure et sincère. Elle m'aimait. Elle connut aussi
l'enthousiasme, mais une sorte d'enthousiasme athée, si je puis
m'exprimer ainsi. J'étais son dieu, disait-elle. Il n'y en avait pas
d'autre que moi.
»Cette sorte de folie m'enivra un instant et m'effraya vite. Si j'étais
capable de sourire en ce moment, je te demanderais si tu te fais une
idée de ce rôle pour un homme sérieux, la divinité! J'en ai pourtant
souri un jour, une heure peut-être! et tout aussitôt j'ai compris que le
moment où je ne serais plus dieu, je ne serais plus rien. Et ce
moment-là, n'était-il pas déjà venu? Pouvais-je concevoir la possibilité
d'être pris au sérieux, si j'acceptais la moindre bouffée de cet encens
idolâtre?
»Je ne sais pas s'il est des hommes assez vains, assez sots ou assez
enfants pour s'asseoir ainsi sur un autel et pour poser la perfection
devant la femme exaltée qui les en a revêtus. Quels atroces mécomptes,
quelles sanglantes humiliations ils se préparent! Combien l'amante déçue
à la première faiblesse du faux dieu doit le mépriser et lui reprocher
d'avoir souffert un culte dont il n'était pas digne!
»Ma femme n'a du moins pas ce ridicule à m'attribuer. Après l'avoir
doucement raillée, je lui parlai sérieusement. Je voulais mieux que son
engouement, je voulais son estime. J'étais fier de lui paraître le plus
aimant et le meilleur des hommes, et je comptais consacrer ma vie à
mériter sa préférence; mais je n'étais ni le premier génie de mon
siècle, ni un être au-dessus de l'humanité. Elle devait se bien
persuader que j'avais besoin d'elle, de son amour, de ses encouragements
et de son indulgence dans l'occasion, pour rester digne d'elle. Elle
était ma compagne, ma vie, ma joie, mon appui et ma récompense; donc, je
n'étais pas Dieu, mais un pauvre serviteur de Dieu qui se donnait à
elle.
»Ce mot, je m'en souviens, parut la combler de joie, et lui fit dire des
choses étranges que je veux te redire, parce qu'elles résument toute sa
manière de voir et de comprendre.
»--Puisque tu te donnes à moi, s'écria-t-elle, tu n'es plus qu'à moi et
tu n'appartiens plus à cet admirable architecte de l'univers, dont il me
semblait que tu faisais trop un être saisissable et propre à inspirer
l'amour. Tiens, il faut que je te le dise à présent, je le détestais,
ton Dieu de savant; j'en étais jalouse. Ne me crois pas impie. Je sais
bien qu'il y a une grande âme, un principe, une loi qui a présidé à la
création; mais c'est si vague, que je ne veux pas m'en inquiéter. Quant
au Dieu personnel, parlant et écrivant des traditions, je ne le trouve
pas assez grand pour moi. Je ne peux pas le renfermer dans un buisson
ardent, encore moins dans une coupe de sang. Je me dis donc que le vrai
Dieu est trop loin pour nous et tout à fait inaccessible à mon examen
comme à ma prière. Juge si je souffre quand, pour t'excuser d'admirer si
longtemps la cassure d'une pierre ou l'aile d'une mouche, tu me dis que
c'est aimer Dieu que d'aimer les bêtes et les rochers! Je vois là une
idée systématique, une sorte de manie qui me trouble et qui m'offense.
L'homme qui est à moi peut bien s'amuser des curiosités de la nature,
mais il ne doit pas plus se passionner pour une autre idée que mon
amour, que pour une créature qui n'est pas moi.
»Je ne pus pas lui faire comprendre que ce genre de passion pour la
nature était le plus puissant auxiliaire de ma foi, de mon amour, de ma
santé morale; que se plonger dans l'étude, c'était se rapprocher autant
qu'il nous est possible de la source vivifiante nécessaire à l'activité
de l'âme, et se rendre plus digne d'apprécier la beauté, la tendresse,
les sublimes voluptés de l'amour, les plus précieux dons de la Divinité.
»Ce mot de Divinité n'avait pas de sens pour elle, bien qu'elle me l'eût
appliqué dans son délire. Elle s'offensa de mon obstination. Elle
s'alarma de ne pouvoir me détacher de ce qu'elle appelait une religion
de rêveur. Elle essaya de discuter en m'opposant des livres qu'elle
n'avait pas lus, des questions d'école qu'elle ne comprenait pas; puis,
irritée de son insuffisance, elle pleura, et je restai stupéfait de son
enfantillage, incapable de deviner ce qui se passait en elle, malheureux
de l'avoir fait souffrir, moi qui aurais donné ma vie pour elle.
»Je cherchai en vain: quel mystère découvrir dans le vide? Son âme ne
contenait que des vertiges et des aspirations vers je ne sais quel idéal
de fantaisie que je n'ai jamais pu me représenter.
»Ceci se passait bien peu de temps après notre mariage. Je ne m'en
inquiétai pas assez. Je crus à l'excitation nerveuse qui suit les
grandes crises de la vie. Bientôt je vis qu'elle était grosse et un peu
faible de complexion pour traverser sans défaillance le redoutable et
divin drame de la maternité. Je m'attachai à ménager une sensibilité
excessive, à ne la contredire sur rien, à prévenir tous ses caprices. Je
me fis son esclave, je me fis enfant avec elle, je cachai mes livres, je
renonçai presque à l'étude. J'admis toutes ses hérésies en quelque
sorte, puisque je lui laissai toutes ses erreurs. Je remis à un temps
plus favorable cette éducation de l'âme dont elle avait tant besoin. Je
me flattai aussi que la vue de son enfant lui révélerait Dieu et la
vérité beaucoup mieux que mes leçons.
»Ai-je eu tort de ne pas chercher plus vite à l'éclairer? J'éprouvais de
grandes perplexités; je voyais bien qu'elle se consumait dans le rêve
d'un bonheur puéril et d'impossible durée, tout d'extase et de
_parlage_, de caresses et d'exclamations, sans rien pour la vie de
l'esprit et pour l'intimité véritable du coeur. J'étais jeune et je
l'aimais: je partageais donc tous ses enivrements et me laissais
emporter par son exaltatation; mais, après, sentant que je l'aimais
davantage, j'étais effrayé de voir qu'elle m'aimait moins, que chaque
accès de cet enthousiasme la rendait ensuite plus soupçonneuse, plus
jalouse de ce qu'elle appelait mon idée fixe, plus amère devant mon
silence, plus railleuse de mes définitions.
»J'étais assez médecin pour savoir que la grossesse est quelquefois
accompagnée d'une sorte d'insanité d'esprit. Je redoublai de soumission,
d'effacement, de soins. Son mal me la rendait plus chère, et mon coeur
débordait d'une pitié aussi tendre que celle d'une mère pour l'enfant
qui souffre. J'adorais aussi en elle cet enfant de mes entrailles
qu'elle allait me donner; il me semblait entendre sa petite âme me
parler déjà dans mes rêves et me dire: «Ne fais jamais de peine »à ma
mère!»
»Elle fut, en effet, ravie pendant les premiers jours: elle voulut
nourrir notre cher petit Edmond; mais elle était trop faible, trop
insoumise aux prescriptions de l'hygiène, trop exaspérée par la moindre
inquiétude; elle dut bien vite confier l'enfant à une nourrice dont
aussitôt elle fut jalouse au point de se rendre plus souffrante encore.
Elle faisait de la vie un drame continuel; elle sophistiquait sur
l'instinct filial qui se portait avec ardeur vers le sein de la première
femme venue. Et pourquoi Dieu, ce Dieu intelligent et bon auquel je
feignais de croire, disait-elle, n'avait-il pas donné à l'homme dès le
berceau un instinct supérieur à celui des animaux? En d'autres moments,
elle voulait que la préférence de son enfant pour la nourrice fût un
symptôme d'ingratitude future, l'annonçe de malheurs effroyables pour
elle.
»Elle guérit pourtant, elle se calma, elle prit confiance en moi en me
voyant renoncer à toutes mes habitudes et à tous mes projets pour lui
complaire. Elle eut deux ans de ce triomphe, et son exaltation parut se
dissiper avec les résistances qu'elle avait prévues de ma part. Elle
voulait faire de moi un _artiste homme du monde_, disait-elle, et me
dépouiller de ma gravité de savant qui lui faisait peur. Elle voulait
voyager en princesse, s'arrêter où bon lui semblerait, voir le monde,
changer et reprendre sans cesse. Je cédai. Et pourquoi n'aurais-je pas
cédé? Je ne suis pas misanthrope, le commerce de mes semblables ne
pouvait me blesser ni me nuire. Je ne m'élevais pas au-dessus d'eux dans
mon appréciation. Si j'avais approfondi certaines questions spéciales
plus que certains d'entre eux, je pouvais recevoir d'eux tous, et même
des plus frivoles en apparence, une foule de notions que j'avais
laissées incomplètes, ne fût-ce que la connaissance du coeur humain,
dont j'avais peut-être fait une abstraction trop facile à résoudre. Je
n'en veux donc point à ma femme de m'avoir forcé à étendre le cercle de
mes relations et à secouer la poussière du cabinet. Au contraire, je lui
en ai toujours su gré. Les savants sont des instruments tranchants dont
il est bon d'émousser un peu la lame. J'ignore si je ne serais pas
devenu sociable par goût avec le temps; mais Alida hâta mon expérience
de la vie et le développement de ma bienveillance.
»Ce ne pouvait pourtant pas être là mon unique soin et mon unique but,
pas plus que son avenir à elle ne pouvait être d'avoir à ses ordres un
parfait _gentleman_ pour l'accompagner au bal, à la chasse, aux eaux, au
théâtre ou au sermon. Il me semblait porter en moi un homme plus
sérieux, plus digne d'être aimé, plus capable de lui donner, ainsi qu'à
son fils, une considération mieux fondée. Je ne prétendais pas à la
renommée, mais j'avais aspiré à être un serviteur utile, apportant son
contingent de recherches patientes et courageuses à cet édifice des
sciences, qui est pour lui l'autel de la vérité. Je comptais bien
qu'Alida arriverait à comprendre mon devoir, et que, la première ivresse
de domination assouvie, elle rendrait à sa véritable vocation celui qui
avait prouvé une tendresse sans bornes par une docilité sans réserve.
»Dans cet espoir, je me risquais de temps en temps à lui faire
pressentir le néant de notre prétendue vie d'artistes. Nous aimions et
nous goûtions les arts; mais, n'étant artistes créateurs ni l'un ni
l'autre, nous ne devions pas prétendre à cette suite éternelle de
jugements et de comparaisons qui fait du rôle de _dilettante_, quand il
est exclusif, une vie blasée, hargneuse ou sceptique. Les créations de
l'art sont stimulantes; c'est là leur magnifique bienfait. En élevant
l'âme, elles lui communiquent une sainte émulation, et je ne crois pas
beaucoup aux véritables ravissements des admirateurs systématiquement
improductifs. Je ne parlais pas encore de me soustraire au doux _far
niente_ où ma femme se délectait, mais je tentais d'amener en elle-même
une conclusion à son usage.
»Elle était assez bien douée, et, d'ailleurs, assez frottée de musique,
de peinture et de poésie, depuis son enfance, pour avoir le désir et le
besoin de consacrer ses loisirs à quelque étude. Si elle était idolâtre
de mélodies, de couleurs ou d'images, n'était-elle pas assez jeune,
assez libre, assez encouragée par ma tendresse, pour vouloir sinon
créer, du moins pratiquer à son tour? Qu'elle eût un goût déterminé, ne
fût-ce qu'un seul, une occupation favorite, et je la voyais sauvée de
ses chimères. Je comprenais le but de son besoin de vivre dans une
atmosphère échauffée et comme parfumée d'art et de littérature; elle y
devenait l'abeille qui fait son miel après avoir couru de fleur en
fleur: autrement, elle n'était ni satisfaite ni émue réellement, sa vie
n'étant ni active ni reposée. Elle voulait voir et toucher les aliments
nutritifs par pure convoitise d'enfant malade; mais, privée de force et
d'appétit, elle ne se nourrissait pas.
»Elle fit d'abord la sourde oreille, et me présenta enfin un jour des
raisonnements assez spécieux, et qui paraissaient désintéressés.
»--Il ne s'agit pas de moi, disait-elle, ne vous en inquiétez pas. Je
suis une nature engourdie, peu pressée d'éclore à la vie comme vous
l'entendez. Je ressemble à ces bancs de corail dont vous m'avez parlé,
qui adhèrent tranquillement à leur rocher. Mon rocher, à moi, mon abri,
mon port, c'est vous! Mais, hélas! voilà que vous voulez changer toutes
les conditions de notre commune existence! Eh bien, soit; mais ne vous
pressez pas tant; vous avez encore beaucoup à gagner dans la prétendue
oisiveté où je vous retiens. Vous êtes destiné certainement à écrire sur
les sciences, ne fût-ce que pour rendre compte de vos découvertes au
jour le jour; vous aurez le fond, mais aurez-vous la forme, et
croyez-vous que la science ne serait pas plus répandue, si une
démonstration facile, une expression agréable et colorée, la rendaient
plus accessible aux artistes? Je vois bien votre entêtement: vous voulez
être positif et ne travailler que pour vos pareils. Vous prétendez, je
m'en souviens, qu'un véritable savant doit aller au fait, écrire en
latin, afin d'être à la portée de tous les érudits de l'Europe, et
laisser à des esprits d'un ordre moins élevé, à des traducteurs, à des
vulgarisateurs, le soin d'éclaircir et de répandre ses majestueuses
énigmes. Cela est d'un paresseux et d'un égoïste, permettez-moi de vous
le dire. Vous qui prétendez qu'il y a du temps pour tout, et qu'il ne
s'agit que de savoir l'employer avec méthode, vous devriez vous
perfectionner comme orateur ou comme écrivain, ne pas tant dédaigner les
succès de salon, étudier, dans la vie que nous menons, l'art de bien
dire et d'embellir la science par le sentiment de toutes les beautés.
Alors vous seriez le génie complet, le dieu que je rêve en vous malgré
vous-même, et moi, pauvre femme, je pourrais ne pas vivre à sept mille
mètres au-dessous de votre niveau, comprendre vos travaux, en jouir, et
en profiter par conséquent. Voyons, devons-nous rester isolés en nous
tenant la main? Votre amour veut-il faire une part pour vous et une pour
moi dans cette vie que nous devons traverser ensemble?
»--Ma chère bien-aimée, lui disais-je, votre thèse est excellente et
porte sa réponse avec elle. Je vous donne mille fois raison. Il me faut
un bon instrument pour célébrer la nature; mais voici l'instrument prêt
et accordé, il ne peut pas rester plus longtemps muet. Tout ce que vous
me dites de tendre et de charmant sur le plaisir que vous aurez à
l'entendre me donne une impatience généreuse de le faire parler; mais
les sujets ne s'improvisent pas dans la science: s'ils éclatent parfois
comme la lumière dans les découvertes, c'est par des faits qu'il faut
bien posément et bien consciencieusement constater avant de s'y fier, ou
par des idées résultats d'une logique méditative devant laquelle les
faits ne plient pas toujours spontanément. Tout cela demande, non pas
des heures et des jours, comme pour faire un roman, mais des mois, des
années; encore n'est-on jamais sûr de ne pas être amené à reconnaître
qu'on s'est trompé, et qu'on aurait perdu son temps et sa vie sans cette
compensation, presque infaillible dans les études naturelles, d'avoir
fait d'autres découvertes à côté et parfois en travers de celle que l'on
poursuivait. Le temps suffit à tout, me faites-vous dire. Peut-être,
mais à la condition de n'en plus perdre, et ce n'est pas dans notre vie
errante, entrecoupée de mille distractions imprévues, que je peux mettre
les heures à profit.
»--Ah! nous y voilà! s'écria ma femme avec impétuosité. Vous voulez me
quitter, voyager seul dans des pays impossibles!
»--Non, certes; je travaillerai près de vous, je renoncerai à de
certaines constatations qu'il faudrait aller chercher trop loin; mais
vous me ferez aussi quelques sacrifices: nous verrons moins d'oisifs,
nous nous fixerons quelque part pour un temps donné. Ce sera où vous
voudrez, et, si vous vous y déplaisez, nous essayerons un autre milieu;
mais, de temps en temps, vous me permettrez une phase de travail
sédentaire...
»--Oui, oui! reprit-elle, vous voulez vivre pour vous seul, vous avez
assez vécu pour moi. Je comprends: l'amour est assouvi, fini par
conséquent!
»Rien ne put la faire revenir de cette prévention que l'étude était sa
rivale, et que l'amour n'était possible qu'avec l'oisiveté.
»--Aimer est tout, disait-elle, et celui qui aime n'a pas le temps de
s'occuper d'autre chose. Pendant que l'époux s'enivre des merveilles de
la science, l'épouse languit et meurt. C'est le sort qui m'attend, et,
puisque je vous suis un fardeau, je ferais aussi bien de mourir tout de
suite.
»Mes réponses ne servirent qu'à l'exaspérer. J'essayai d'invoquer le
dévouement à mon avenir dont elle avait parlé d'abord. Elle jeta ce
léger masque dont elle avait essayé de couvrir son ardente personnalité.
»--Je mentais, oui, je mentais! s'écria-t-elle. Votre avenir existe-t-il
donc en dehors du mien? Pouvez-vous et devez-vous oublier qu'en prenant