Valvèdre - 10

plein de fleurs et de grands arbres, avec une vue magnifique au bord de
la terrasse. Les enfants demandèrent à jouer, et tout le monde s'en
mêla, excepté les gens âgés et Alida, qui, assise à l'écart, me fit
signe d'aller auprès d'elle. Je n'osai obéir. Juste me regardait, et
Rosa, qui s'était beaucoup enhardie avec moi pendant le dîner, vint me
prendre résolûment le bras, prétendant que tout le _jeune monde_ devait
jouer; son papa l'avait dit. J'essayai bien de me faire passer pour
vieux; mais elle n'en tint aucun compte. Son frère ouvrit la partie de
barres, et il était mon aîné. Elle me réclamait dans son camp, parce que
Henri était dans le camp opposé et que je devais courir aussi bien que
lui. Henri m'appela aussi, il fallut ôter mon habit et me mettre en
nage. Adélaïde courait après moi avec la rapidité d'une flèche. J'avais
peine à échapper à cette jeune Atalante, et je m'étonnais de tant de
force unie à tant de souplesse et de grâce. Elle riait, la belle fille;
elle montrait ses dents éblouissantes. Confiante au milieu des siens,
elle oubliait le tourment des regards; elle était heureuse, elle était
enfant, elle resplendissait aux feux du soleil couchant, comme ces roses
que la pourpre du soir fait paraître embrasées.
Je ne la voyais pourtant qu'avec des yeux de frère. Le ciel m'est témoin
que je ne songeais qu'à m'échapper de ce tourbillon de courses, de cris
et de rires, pour aller rejoindre Alida. Quand, par des miracles
d'obstination et de ruse, j'en fus venu à bout, je la trouvai sombre et
dédaigneuse. Elle était révoltée de ma faiblesse, de mon enfantillage;
elle voulait me parler, et je n'avais pas su faire un effort pour
quitter ces jeux imbéciles et pour venir à elle! J'étais lâche, je
craignais les propos, ou j'étais déjà charmé par les dix-huit ans et les
joues roses d'Adélaïde. Enfin elle était indignée, elle était jalouse;
elle maudissait ce jour, qu'elle avait attendu avec tant d'ardeur comme
le plus beau de sa vie.
J'étais désespéré de ne pouvoir la consoler; mais M. de Valvèdre venait
d'arriver, et je n'osais dire un mot, le sentant là. Il me semblait
qu'il entendait mes paroles avant que mes lèvres leur eussent livré
passage. Alida, plus hardie et comme dédaigneuse du péril, me reprochait
d'être trop jeune, de manquer de présence d'esprit et d'être plus
compromettant par ma terreur que je ne le serais avec de l'audace. Je
rougissais de mon inexpérience, je fis de grands efforts pour m'en
corriger. Tout le reste de la soirée, je réussis à paraître très-enjoué;
alors Alida me trouva trop gai.
On le voit, nous étions condamnés à nous réunir dans les circonstances
les plus pénibles et les plus irritantes. Le soir, retiré dans ma
chambre, je lui écrivis:
«Vous êtes mécontente de moi, et vous me l'avez témoigné avec colère.
Pauvre ange, tu souffres! et j'en suis la cause! Tu maudis ce jour tant
désiré qui ne nous a pas seulement donné un instant de sécurité pour
lire dans les yeux l'un de l'autre! Me voilà éperdu, furieux contre
moi-même et ne sachant que faire pour éviter ces angoisses et ces
impatiences qui me dévorent aussi, mais que je subirais avec
résignation, si je pouvais les assumer sur moi seul. Je suis trop jeune,
dis-tu! Eh bien, pardonne à mon inexpérience, et tiens-moi compte de la
candeur et de la nouveauté de mes émotions. Va, la jeunesse est une
force et un appui dans les grandes choses. Tu verras si, dans des périls
d'un autre genre, je suis au-dessous de ton rêve. Faut-il t'arracher
violemment à tous les liens qui pèsent sur toi? faut-il braver l'univers
et m'emparer de ta destinée à tout prix? Je suis prêt, dis un mot. Je
peux tout briser autour de nous deux... Mais tu ne le veux pas, tu
m'ordonnes d'attendre, de me soumettre à des épreuves contre lesquelles
se révolte la franchise de mon âge! Quel plus grand sacrifice pouvais-je
te faire? Je fais de mon mieux. Prends donc pitié de moi, cruelle! et
toi aussi, prends donc patience!
«Pourquoi envenimer ces douleurs par ton injustice? pourquoi me dire
qu'Adélaïde?... Non! je ne veux pas me souvenir de ce que vous m'avez
dit. C'était insensé, c'était inique! Une autre que toi! mais
existe-t-il donc d'autres femmes sur la terre? Laissons cette folie et
n'y reviens jamais. Parlons d'une circonstance qui m'a bien autrement
frappé. Tes deux enfants vont demeurer ici... Et toi, que vas-tu faire?
Cette résolution de ton mari ne va-t-elle pas modifier ta vie?
Comptes-tu retourner dans cette solitude de Valvèdre, où j'aurais si peu
le droit de vivre auprès de toi, sous les regards de tes voisins
provinciaux, et entourée de gens qui tiendront note de toutes tes
démarches? Tu avais parlé d'aller dans quelque grande ville... Songe
donc! tu le peux à présent. Dis, quand pars-tu? où allons-nous? Je ne
peux pas admettre que tu hésites. Réponds, mon âme, réponds! Un mot, et
je supporte tout ce que tu voudras pour sauver les apparences, ou
plutôt, non, je pars demain soir. Je me dis rappelé par mes parents, je
me soustrais à toutes ces misérables dissimulations qui t'exaspèrent
autant que moi, je cours t'attendre où tu voudras. Ah! viens! fuyons! ma
vie t'appartient.»
La journée du lendemain s'écoula sans que je pusse lui glisser ma
lettre. Quoi que m'en eût dit madame de Valvèdre, je n'osais trop me
confier à la Bianca, qui me semblait bien jeune et bien éveillée pour ce
rôle de dépositaire du plus grand secret de ma vie. D'ailleurs, Juste de
Valvèdre faisait si bonne garde, que j'en perdais l'esprit.
Je ne raconterai pas la cérémonie du mariage protestant. Le temple était
si près de la maison, qu'on s'y rendit à pied sous les yeux des deux
villes, ameutées en quelque sorte pour voir l'agréable mariée, mais
surtout la belle Adélaïde dans sa fraîche et pudique toilette. Elle
donnait le bras à M. de Valvèdre, dont la considération semblait mieux
que tout autre porte-respect la protéger contre les brutalités de
l'admiration. Néanmoins elle était froissée de cette curiosité
outrageante des foules, et marchait triste, les yeux baissés, belle dans
sa fierté souffrante comme une reine qu'on traînerait au supplice.
Après elle, Àlida était aussi un objet d'émotion. Sa beauté n'était pas
frappante au premier abord; mais le charme en était si profond, qu'on
l'admirait surtout après qu'elle avait passé. J'entendis faire des
comparaisons, des réflexions plus ou moins niaises. Il me sembla qu'il
s'y mêlait des suspicions sur sa conduite. J'eus envie de chercher
prétexte à une querelle; mais à Genève, si on est très-petite ville, on
est généralement bon, et ma colère eût été ridicule.
Le soir, il y eut un petit bal composé d'environ cinquante personnes qui
formaient la parenté et l'intimité des deux familles. Alida parut avec
une toilette exquise, et, sur ma prière, elle dansa. Sa grâce indolente
fit son effet magique; on se pressa autour d'elle, les jeunes gens se la
disputèrent et se montrèrent d'autant plus enfiévrés qu'elle paraissait
moins se soucier d'aucun d'eux en particulier. J'avais espéré que la
danse me permettrait de lui parler. Ce fut le contraire qui arriva, et à
mon tour je pris de l'humeur contre elle. Je l'observai en boudant,
très-disposé à lui chercher noise, si je surprenais la moindre nuance de
coquetterie. Ce fut impossible: elle ne voulait plaire à personne; mais
elle sentait, elle savait qu'elle charmait tous les hommes, et il y
avait dans son indifférence je ne sais quel air de souveraineté blasée,
mais toujours absolue, qui m'irrita. Je trouvai qu'elle parlait à ces
jeunes gens, non comme s'ils eussent eu des droits sur elle, mais comme
si elle en avait eu sur eux, et c'était, à mon gré, leur faire trop
d'honneur. Elle avait le grand aplomb des femmes du monde, et je crus
retrouver, dans ses regards à des étrangers, cette prise de possession
qui avait bouleversé et ravi mon âme. Certes, auprès d'elle, Adélaïde et
ses jeunes amies étaient de simples bourgeoises, très-ignorantes de
l'empire de leurs charmes et très-incapables, malgré l'éclat de leur
jeunesse, de lui disputer la plus humble conquête; mais qu'il y avait de
pudeur dans leur modestie, et comme leur extrême politesse était une
sauvegarde contre la familiarité! Une petite circonstance me fit
insister en moi-même sur cette remarque. Alida, en se levant, laissa
tomber son éventail; dix admirateurs se précipitèrent pour le ramasser.
Pour un peu, on se fût battu; elle le prit de la main triomphante qui le
lui présentait, sans aucune parole de remerciement, sans même un sourire
de convention, et comme si elle était trop maîtresse des volontés de cet
inconnu pour lui savoir le moindre gré de son esclavage. C'était un bon
petit provincial qui parut heureux d'une telle familiarité. En fait,
c'était de sa part une bêtise; en théorie, il avait pourtant raison.
Quand une femme dispose d'un homme jusqu'au dédain, elle le provoque
plus qu'elle ne l'éloigne, et, quoi qu'on en puisse dire, il y a
toujours un peu d'encouragement au fond de ces _mépriseries_ royales.
Pour me venger du secret dépit que j'éprouvais, je cherchai quel service
je pourrais rendre à Adélaïde, qui dansait près de moi. Je vis qu'elle
avait failli tomber en glissant sur des feuilles de rose qui s'étaient
détachées de son bouquet, et, comme elle revenait à sa place, je les
enlevai vite et adroitement. Elle parut s'étonner un peu d'un si beau
zèle, et cet étonnement même était une impression de pudeur. Je ne la
regardais pas, craignant d'avoir l'air de mendier un remerciement; mais
elle me l'adressa un instant après, quand la figure de la contredanse la
replaça près de moi.
--Vous m'avez préservée d'une chute, me dit-elle tout haut en souriant;
vous êtes toujours bon pour moi, comme _jadis!_
Bon pour elle! c'était trop de reconnaissance à coup sûr, et cela
pouvait amener une déclaration de la part d'un impertinent; mais il eût
fallu l'être jusqu'à l'imbécillité pour ne pas sentir dans l'extrême
politesse de cette chaste fille un doute d'elle-même qui imposait aux
autres un respect sans bornes.
Je n'attendis pas la fin du bal. J'y souffrais trop. Comme j'allais
gagner ma petite chambre, Valvèdre se trouva devant moi et me fit signe
de le suivre à l'écart.
--Voici l'explication, pensai-je: qu'il se décide donc enfin à me
chercher querelle, ce mystérieux personnage! Ce sera me soulager d'une
montagne qui m'étouffe!
Mais il s'agissait de bien autre chose.
--Il est arrivé ici tantôt, me dit-il, des parents de Lausanne sur
lesquels on ne comptait plus. On est forcé de leur donner l'hospitalité
et de disposer de votre chambre. Ce sont deux vieillards, et vous leur
cédez naturellement la place; mais on ne veut pas vous envoyer à
l'auberge, on vous confie à moi. J'ai mon pied-à-terre dans la ville,
tout près d'ici; voulez-vous me permettre d'être votre hôte?
Je remerciai et j'acceptai résolûment.
--S'il veut se réserver une explication chez lui, me disais-je, à la
bonne heure! j'aime mieux cela.
Il appela son domestique, qui enleva mon mince bagage, et lui-même me
prit le bras pour me conduire à son domicile. C'était une maison du
voisinage, où il me fit traverser plusieurs pièces encombrées de caisses
et d'instruments étranges, quelques-uns d'une grande dimension et qui
brillaient vaguement, dans l'obscurité, d'un éclat vitreux ou
métallique.
--C'est mon attirail de _docteur ès sciences_, me dit-il en riant. Cela
ressemble assez à un laboratoire d'alchimiste, n'est-ce pas? Vous
comprenez, ajouta-t-il d'un ton indéfinissable, que madame de Valvèdre
n'aime pas cette habitation, et qu'elle préfère l'agréable hospitalité
des Obernay? Mais vous dormirez ici fort tranquille. Voici la porte de
votre chambre, et voici la clef de la maison; car le bal n'est pas fini
là-bas, et, si vous vouliez y retourner...
--Pourquoi y retournerais-je? répondis-je affectant l'indifférence. Je
n'aime pas le bal, moi!
--N'y a-t-il donc personne dans ce bal qui vous intéresse?
--Tous les Obernay m'intéressent; mais le bal est la plus maussade
manière de jouir de la société des gens qu'on aime.
--Eh! pas toujours! Il donne une certaine animation... Quand j'étais
jeune, je ne haïssais pas ce bruit-là.
--C'est que vous avez eu l'esprit d'être jeune, monsieur de Valvèdre. A
présent, on ne l'a plus. On est vieux à vingt ans.
--Je n'en crois rien, dit-il en allumant son cigare; car il m'avait
suivi dans la chambre qui m'était destinée, comme pour s'assurer que
rien n'y manquait à mon bien-être. Je crois que c'est une prétention!
--De ma part? répondis-je un peu blessé de la leçon.
--Peut-être aussi de votre part, et sans que vous soyez pour cela
coupable ou ridicule. C'est une mode, et la jeunesse ne peut se
soustraire à son empire. Elle s'y soumet de bonne foi, parce que la plus
nouvelle mode lui paraît toujours la meilleure; mais, si vous m'en
croyez, vous examinerez un peu sérieusement les dangers de celle-ci, et
vous ne vous y laisserez pas trop prendre.
Son accent avait tant de douceur et de bonté, que je cessai de croire à
un piège tendu par sa suspicion à mon inexpérience, et, retombant sous
le charme, j'éprouvai plus que jamais tout d'un coup le besoin de lui
ouvrir mon coeur. Il y avait là quelque chose d'horrible dont je ne
saurais même aujourd'hui me rendre compte. Je souhaitais son estime, et
je courais au-devant de son affection sans pouvoir renoncer à lui
infliger le plus amer des outrages!
Il me dit encore quelques paroles qui furent comme un trait de lumière
sur le fond de sa pensée. Il me sembla qu'en m'invitant à retourner au
bal, c'est-à-dire à être jeune, naïf et croyant, il essayait de savoir
quelle impression Adélaïde avait faite sur moi et si j'étais capable
d'aimer, car le nom de cette charmante fille arriva, je ne me rappelle
plus comment, sur ses lèvres.
Je fis d'elle le plus grand éloge, autant pour paraître libre de coeur
et d'esprit vis-à-vis de sa femme que pour voir s'il éprouvait quelque
secrète douleur à propos de sa fille adoptive. Que n'aurais-je pas donné
pour découvrir qu'il l'aimait à l'insu de lui-même, et que l'infidélité
d'Alida ne troublerait pas la paix de son âme généreuse! Mais, s'il
aimait Adélaïde, c'était avec un désintéressement si vrai, ou avec une
si héroïque abnégation, que je ne pus saisir aucun trouble dans ses yeux
ni dans ses paroles.
--Je n'ajoute rien à vos éloges, dit-il, et, si vous la connaissiez
comme moi qui l'ai vue naître, vous sauriez que rien ne peut exprimer la
droiture et la bonté de cette âme-là. Heureux l'homme qui sera digne
d'être son compagnon et son appui dans la vie! C'est un si grand honneur
et une si grande félicité à envisager, que celui-là devra y travailler
sérieusement, et n'aura jamais le droit de se dire sceptique ou
désenchanté.
--Monsieur de Valvèdre, m'écriai-je involontairement, vous semblez me
dire que je pourrais aspirer...
--A conquérir sa confiance? Non, je ne puis dire cela, je n'en sais
rien. Elle vous connaît encore trop peu, et nul ne peut lire dans
l'avenir; mais vous n'ignorez pas que, dans le cas où cela arriverait,
vos parents et les siens s'en réjouiraient beaucoup.
--Henri ne s'en réjouirait peut-être pas! répondis-je.
--Henri? lui qui vous aime si ardemment? Prenez garde d'être ingrat, mon
cher enfant!
--Non, non! ne me croyez pas ingrat! Je sais qu'il m'aime, je le sais
d'autant plus qu'il m'aime en dépit de nos différences d'opinions et de
caractères; mais ces différences, qu'il me pardonne pour son compte, le
feraient beaucoup réfléchir, s'il s'agissait de me confier le sort d'une
de ses soeurs.
--Quelles sont donc ces différences? Il ne me les a pas signalées en me
parlant de vous avec effusion. Voyons, répugnez-vous à me les dire? Je
suis l'ami de la famille Obernay, et il y a eu, dans la vôtre, un homme
que j'aimais et respectais infiniment. Je ne parle pas de votre père,
qui mérite également ces sentiments-là, mais que j'ai fort peu connu; je
parle de votre oncle Antonin, un savant à qui je dois les premières et
les meilleures notions de ma vie intellectuelle et morale. Il y avait,
entre lui et moi, à peu près la même distance d'âge qui existe
aujourd'hui entre vous et moi. Vous voyez que j'ai le droit de vous
porter un vif intérêt, et que j'aimerais à m'acquitter envers sa mémoire
en devenant votre conseil et votre ami comme il était le mien.
Parlez-moi donc à coeur ouvert et dites-moi ce que le brave Henri
Obernay vous reproche.
Je fus sur le point de m'épancher dans le sein de Valvèdre comme un
enfant qui se confesse, et non plus comme un orgueilleux qui se défend.
Pourquoi ne cédai-je point à un salutaire entraînement? Il eût
probablement arraché de ma poitrine, sans le savoir et par la seule
puissance de sa haute moralité, le trait empoisonné qui devait se
tourner contre lui; mais je chérissais trop ma blessure, et j'eus peur
de la voir fermer. J'éprouvais aussi une horreur instinctive d'un pareil
épanchement avec celui dont j'étais le rival. Il fallait être résolu à
ne plus l'être, ou devenir le dernier des hypocrites. J'éludai
l'explication.
--Henri me reproche précisément, lui répondis-je, le scepticisme, cette
maladie de l'âme dont vous voulez me guérir; mais ceci nous mènerait
trop loin ce soir, et, si vous le permettez, nous en causerons une autre
fois.
--Allons, dit-il, je vois que vous avez envie de retourner au bal, et
peut-être sera-ce un meilleur remède à vos ennuis que tous mes
raisonnements. Un seul mot avant que je vous donne le bonsoir...
Pourquoi m'avez-vous dit, à notre première rencontre, que vous étiez
comédien?
--Pour me sauver d'une sotte honte! Vous m'aviez surpris parlant tout
seul.
--Et puis, en voyage, on aime à mystifier les passants, n'est-il pas
vrai?
--Oui! on fait l'agréable vis-à-vis de soi-même, on se croit fort
spirituel, et on s'aperçoit tout d'un coup que l'on n'est qu'un
impertinent de mauvais goût en présence d'un homme de mérite.
--Allons, allons, reprit en riant Valvèdre, le pauvre homme de mérite
vous pardonne de tout son coeur et ne racontera rien de ceci à la bonne
Adélaïde.
J'étais fort embarrassé de mon rôle, et, par moments, je me persuadais,
malgré la liberté d'esprit de M. de Valvèdre, que, s'il avait en dépit
de lui-même quelque velléité de jalousie, c'était bien plus à propos
d'Adélaïde qu'à propos de sa femme. Je me maudissais donc d'être
toujours dans la nécessité de le faire souffrir. Pourtant je me
rappelais les premières paroles qu'il m'avait dites au Simplon: «J'ai
beaucoup aimé une femme qui est morte.» Il aimait donc en souvenir, et
c'est là qu'il puisait sans doute la force de n'être ni jaloux de sa
femme, ni épris d'une autre.
Quoi qu'il en soit, je voulus au moins le délivrer d'un trouble
possible, en lui disant que je me trouvais encore trop jeune pour songer
au mariage, et que, si je venais à y songer, ce serait lorsque Rosa
serait en âge de quitter sa poupée.
--Rosa! répondit-il avec quelque vivacité. Eh! mais oui... vos âges
s'accorderont peut-être mieux alors! Je la connais autant que l'autre,
et c'est un trésor aussi que cette enfant-là. Mais partez donc et faites
danser mon petit diable rose. Allons, allons! vous n'êtes pas encore
aussi vieux que vous le prétendiez!
Il me tendit la main, cette main loyale qui brûlait la mienne, et je
m'enfuis comme un coupable, pendant qu'il disparaissait au milieu de ses
télescopes et de ses alambics.


VI

Je retournai chez les Obernay. On dansait encore; mais Alida,
secrètement blessée de mon départ, s'était retirée. Le jardin était
illuminé; on s'y promenait par groupes dans l'intervalle des
contredanses et des valses. Il n'y avait aucun moyen de nouer un mystère
quelconque dans cette fête modeste, pleine de bonhomie et d'honnête
abandon. Je ne vis pas reparaître Valvèdre, et j'affectai, devant
mademoiselle Juste, qui tenait bon jusqu'à la fin, beaucoup de gaieté et
de liberté d'esprit. On proposa un cotillon, et les jeunes filles
décidèrent que tout le monde en serait. J'allai inviter mademoiselle
Juste, Henri ayant invité sa mère.
--Quoi! me dit en souriant la vieille fille, vous voulez que je danse
aussi, moi? Eh bien, soit. Je ferai avec vous une fois le tour de la
salle; après quoi, je serai libre de me faire remplacer par une danseuse
dont je vais m'assurer d'avance.
Je ne pus voir à qui elle s'adressait; il y avait un peu de confusion
pour prendre place. Je me trouvai avec elle vis-à-vis de M. Obernay père
et d'Adélaïde. Quand ils eurent ouvert la figure, les deux graves
personnages se firent signe et s'éclipsèrent. Je devenais le cavalier
d'Adélaïde, avec laquelle je n'avais pas osé danser sous les yeux
d'Alida, et qui me tendit sa belle main avec confiance. Elle n'y
entendait certes pas malice; mais mademoiselle Juste savait bien ce
qu'elle faisait. Elle parlait bas au père Obernay en nous regardant d'un
air moitié bienveillant, moitié railleur. La figure candide du vieillard
semblait lui répondre: «Vous croyez? Moi, je n'en sais rien, ce n'est
pas impossible.»
Oui, je l'ai su plus tard, ils parlaient du mariage autrefois vaguement
projeté avec mes parents. Juste, sans rien savoir de mon amour pour
Alida, pressentait quelque charme déjà jeté sur moi par l'enchanteresse,
et elle s'efforçait de le faire échouer en me rapprochant de ma fiancée.
Ma fiancée! cette splendide et parfaite créature eût pu être à moi! Et
moi, je préférais à une vie excellente et à de célestes félicités les
orages de la passion et le désastre de mon existence! Je me disais cela
en tenant sa main dans la mienne, en affrontant les magnificences de son
divin sourire, en contemplant les perfections de tout son être pudique
et suave! Et j'étais fier de moi, parce qu'elle n'éveillait en moi aucun
instinct, aucun germe d'infidélité envers ma dangereuse et terrible
souveraine! Ah! si elle eut pu lire dans mon âme, celle qui la possédait
si entièrement! Mais elle y lisait à contre-sens, et son oeil irrité me
condamnait au moment de mon plus pur triomphe sur moi-même; car elle
était là, cette magicienne haletante et jalouse, elle m'épiait d'un oeil
troublé par la fièvre. Quelle victoire pour Juste, si elle eût pu le
deviner!
L'appartement de madame de Valvèdre était au-dessus de la salle où l'on
dansait. D'un cabinet de toilette en entre-sol, on pouvait voir tout ce
qui se passait en bas par une rosace masquée de guirlandes. Alida avait
voulu jeter machinalement un dernier regard sur la petite fête; elle
avait écarté le feuillage, et, me voyant là, elle était restée clouée à
sa place. Et moi, me sentant sous les yeux de Juste, je croyais être un
grand diplomate et servir habilement la cause de mon amour en m'occupant
d'Adélaïde et en jouant le rôle d'un petit jeune homme enivré de
mouvement et de gaieté!
Aussi le lendemain, quand j'eus réussi à faire tenir ma lettre à madame
de Valvèdre, je reçus une réponse foudroyante. Elle brisait tout, elle
me rendait ma liberté. Dans la matinée, Juste et Paule avaient parlé
devant elle de mon union projetée avec Adélaïde et d'une récente lettre
de ma mère à madame Obernay, où ce désir était délicatement exprimé.
«Je ne savais rien de tout cela, disait Alida, vous me l'aviez laissé
ignorer. En apprenant que votre voyage en Suisse n'avait pas eu d'autre
but que la poursuite de ce mariage, et en voyant de mes propres yeux,
cette nuit, combien vous étiez ravi de la beauté de votre future, je me
suis expliqué votre conduite depuis trois jours. Dès que vous êtes entré
dans cette maison, dès que vous avez vu celle qu'on vous destinait,
votre manière d'être avec moi a entièrement changé. Vous n'avez pas su
trouver un instant pour me parler en secret, vous n'avez pas pu inventer
le plus petit expédient, vous qui savez si bien pénétrer dans les
forteresses par-dessus les murs, quand le désir vient en aide à votre
génie. Vous avez été vaincu par l'éclat de la jeunesse, et, moi, j'ai
pâli, j'ai disparu comme une étoile de la nuit devant le soleil levant.
C'est tout simple. Enfant, je ne vous en veux pas; mais pourquoi manquer
de franchise? pourquoi m'avoir fait souffrir mille tortures? pourquoi,
sachant que je haïssais à bon droit certaine vieille fille, l'avoir
traitée avec une vénération ridicule? N'avez-vous pas senti déjà des
mouvements de malveillance, presque d'aversion, contre la malheureuse
Alida? Il me semble que, dans un moment, l'unique moment où vos regards,
sinon vos paroles, pouvaient me rassurer, vous m'avez fait entendre que
j'étais, selon vous, une mauvaise mère. Oui, oui, on vous avait déjà dit
cela, que je préférais mon bel Edmond à mon pauvre Paul, que celui-ci
était une victime de ma partialité, de mon injustice: c'est le thème
favori de mademoiselle Juste, et elle avait bien réussi à le persuader à
mon mari, qui m'estime; elle a dû réussir plus vite à le prouver à mon
amant, qui ne m'estime pas!
»Allons! il faut se placer au-dessus de ces misères! Il faut que je
dédaigne tout cela, et que je vous apprenne que, si je suis une personne
odieuse, au moins j'ai la fierté qui convient à ma situation.
Épargnez-vous de vains mensonges; vous aimez Adélaïde et vous serez son
mari, je vais vous y aider de tout mon pouvoir. Renvoyez-moi mes lettres
et reprenez les vôtres. Je vous pardonne de tout mon coeur comme on doit
pardonner aux enfants. J'aurai plus de peine à m'absoudre moi-même de ma
folie et de ma crédulité.»
Ainsi ce n'était pas assez de la situation terrible où nous nous
trouvions vis-à-vis de la famille et de la société: il fallait que le
désespoir, la jalousie et la colère missent en cendre nos pauvres coeurs
déjà battus en ruine!
Je fus pris d'un accès de rage contre la destinée, contre Alida et
contre moi-même. J'allai faire mes adieux à la famille Obernay, et je
repartis pour mon prétendu voyage d'agrément; mais je m'arrêtai à deux
lieues de Genève, en proie à une terreur douloureuse. Je n'avais pas
pris congé de madame de Valvèdre; elle était sortie quand j'étais allé
faire mes adieux. En rentrant et en apprenant ma brusque résolution,
elle était bien femme à se trahir; mon départ, au lieu de la sauver,
pouvait la perdre... Je revins sur mes pas, incapable d'ailleurs de
supporter la pensée de ses souffrances. Je feignis d'avoir oublié
quelque chose chez Obernay, et j'y arrivai avant qu'Alida fût rentrée.
Où donc était-elle depuis le matin? Adélaïde et Rosa étaient seules à la
maison. Je me hasardai à leur demander si madame de Valvedre avait aussi
quitté Genève. Je regrettais de ne l'avoir pas saluée. Adélaïde me
répondit avec une sainte tranquillité que madame de Valvèdre était à la
chapelle catholique au bas de la rue. Et, comme elle prenait mon trouble
pour de la surprise, elle ajouta:
--Est-ce que cela vous étonne? Elle est fervente papiste, et, nous
autres hérétiques, nous respectons toute sincérité. C'est demain, nous
a-t-elle dit, l'anniversaire de la mort de sa mère; et elle se reproche
de nous avoir fait, cette nuit, le sacrifice de danser. Elle veut s'en
confesser, commander une messe, je crois... Enfin, si vous vouliez
prendre congé d'elle, attendez-la.
--Non, répondis-je, vous voudrez bien lui exprimer mes regrets.
Les deux soeurs essayèrent de me retenir, pour causer, disaient-elles,
une bonne surprise à Henri, qui allait rentrer. Adélaïde insista
beaucoup; mais, comme je ne cédai pas, et que, sans m'en vouloir, elle
me dit amicalement adieu et gaiement bon voyage, je vis que cette
simplicité de manières bienveillantes ne couvrait aucun regret
déchirant.
Je fus à peine dehors, que je me dirigeai vers la petite église. J'y
entrai; elle était déserte. Je fis le tour de la nef; dans un coin
obscur et froid, je vis, entre un confessionnal et l'angle de la
muraille, une femme habillée de noir, agenouillée sur le pavé, et comme
écrasée sous le poids d'une douleur extatique. Elle était couverte de
tant de voiles, que j'hésitai à la reconnaître. Enfin je devinai ses
formes délicates sous le crêpe de son deuil, et je me hasardai à lui
toucher le bras. Ce bras roidi et glacé ne sentit rien. Je me précipitai
sur elle, je la soulevai, je l'entraînai. Elle se ranima faiblement et