Valvèdre - 09
douleur que je vis en elle si poignante et si sincère me purifia, en ce
sens que j'abjurai mes projets de séduction par surprise et par ruse.
Malheureux par elle, je l'aimai davantage. Qui sait si le triomphe ne
m'eût pas rendu ingrat, comme elle le redoutait?
Dès le jour suivant, je pris la direction du Saint-Gothard pour me
rendre ensuite au lac des Quatre-Cantons. Alida blâmait mon empressement
à la quitter, elle pensait que je pouvais impunément passer une semaine
à Rocca; mais je voyais bien que la curiosité de ma vieille hôtesse
l'empêcherait, un jour ou l'autre, de dormir, et que mes promenades
nocturnes seraient un sujet de réflexions et de commentaires dans les
environs.
Après les premières heures de marche, je m'arrêtai à un énorme rocher
qu'Alida m'avait indiqué au loin comme une de ses promenades favorites.
De là, je voyais encore sa blanche villa comme un point brillant au
milieu des bois sombres. Tandis que je la contemplais, lui envoyant dans
mon coeur un tendre adieu, je sentis une main légère se poser sur mon
épaule, et, en me retournant, je vis Alida elle-même, qui m'avait
devancé là. Elle était venue à cheval avec un domestique qu'elle avait
laissé à quelque distance. Elle portait un petit panier rempli de
friandises. Elle avait voulu déjeuner avec moi sur la mousse à l'abri de
son beau rocher, dans ce lieu complètement désert. Je fus si touché de
cette gracieuse surprise, que je m'ingéniai à lui faire oublier les
chagrins et les orages de la veille. Je protestai de ma soumission, et
je fis tout mon possible vis-à-vis d'elle et vis-à-vis de moi-même pour
lui persuader sans mentir que je serais heureux ainsi.
--Mais où et quand nous reverrons-nous? dit-elle. Vous n'avez pas voulu
vous engager clairement à être à Genève pour le mariage de Paule, et
pourtant c'est le seul moyen de nous retrouver sans danger pour moi. Nos
rapports tels qu'ils sont, chastes et consacrés désormais par le
véritable amour, peuvent s'établir très-convenablement, si vous vous
décidez à être connu de mon mari et à faire naturellement partie des
amis qui m'entourent. Je ne vis pas toujours seule comme vous me voyez
en ce moment. Les injustes soupçons et l'aigre caractère de ma vieille
belle-soeur ont fait la solitude autour de moi dans ces derniers temps:
j'étais, grâce à elle, découragée de toute relation d'amitié, et de
voisinage; mais, depuis qu'elle est partie, j'ai fait des visites, j'ai
effacé la mauvaise impression de ses torts, dont j'avais dû paraître un
peu complice. On va me revenir. Je n'ai pas de nombreuses relations, je
n'ai jamais aimé cela, et ce n'en est que mieux. Vous me trouverez assez
entourée pour que nous n'ayons pas l'air de rechercher le tête-à-tête,
et assez libre pour que le tête-à-tête se fasse souvent et
naturellement. D'ailleurs, je découvrirai bien le moyen de m'absenter
quelquefois, et nous nous rencontrerons en pays neutre, loin des yeux
indiscrets. Je vais, dès à présent, travailler à ce que cela devienne
possible et même facile. J'éloignerai les gens dont je me méfie, je
m'attacherai solidement les serviteurs dévoués, je me créerai à l'avance
des prétextes, et notre connaissance étant avouée, nos rencontres, si on
les découvre, n'auront rien qui doive surprendre ou scandaliser. Voyez!
tout nous favorise. Vous avez devant vous la liberté du voyageur; moi,
je vais avoir celle de l'épouse délaissée, car M. de Valvèdre pense, lui
aussi, à un grand voyage que je ne combattrai plus. Il s'en ira
peut-être pour deux ans. Consentez à lui être présenté auparavant. Il
sait déjà que je vous connais, et il ne peut rien soupçonner.
Mettons-nous en mesure vis-à-vis de lui et du monde; ceci nous donnera
du temps, de la liberté, de la sécurité. Vous parcourrez la Suisse et
l'Italie, vous y deviendrez grand poëte, avec une belle nature sous les
yeux et l'amour dans le coeur; moi, jusqu'à ce jour, j'ai été
nonchalante et découragée. Je vais devenir active et ingénieuse. Je ne
songerai qu'à cela. Oui, oui, nous avons déjà devant nous deux années de
pur bonheur. C'est Dieu qui vous a envoyé à moi, au moment où la douleur
de me séparer de mon fils aîné allait m'achever. Quand il me faudra
quitter le second, j'aurai la compassion de vivre plus longtemps,
peut-être tout à fait près de vous, parce qu'alors j'aurai le droit de
dire à mon mari: «Je suis seule, je n'ai plus rien qui m'attache à ma
maison. Laissez-moi vivre où je voudrai.» Je feindrai d'aimer Rome,
Paris ou Londres, et tous deux, inconnus, perdus au sein d'une grande
ville, nous nous verrons tous les jours. Je saurai très-bien me passer
de luxe. Le mien m'ennuie affreusement, et tout mon rêve est une
chaumière au fond des Alpes ou une mansarde dans une grande cité, pourvu
que j'y sois aimée véritablement.
Nous nous séparâmes sur ces projets, qui n'avaient rien de trop
invraisemblable. Je m'engageai à sacrifier toutes mes répugnances, à
assister au mariage d'Obernay à Genève, à être présenté, par conséquent,
à M. de Valvèdre.
J'étais si éloigné de ce dernier parti, que, quand Alida m'eut quitté,
je faillis courir après elle pour reprendre ma parole; mais je fus
retenu par la crainte de lui sembler égoïste. Je ne pouvais la revoir
qu'à ce prix, à moins de risquer à chaque rencontre de la brouiller avec
son mari, avec l'opinion, avec la société tout entière. Je continuai mon
voyage; mais, au lieu de parcourir les montagnes, je pris le plus court
pour me rendre à Altorf, et j'y restai. C'est là qu'Alida devait
m'adresser ses lettres. Et que m'importait tout le reste? Nous nous
écrivîmes tous les jours, et l'on peut dire toute la journée, car nous
échangeâmes en une quinzaine des volumes d'effusion et d'enthousiasme.
Jamais je n'avais trouvé en moi une telle abondance d'émotion devant une
feuille de papier. Ses lettres, à elle, étaient ravissantes. Parler
l'amour, écrire l'amour, étaient en elle des facultés souveraines. Bien
supérieure à moi sous ce rapport, elle avait la touchante simplicité de
ne pas s'en apercevoir, de le nier, de m'admirer et de me le dire. Cela
me perdait; tout en m'élevant au diapason de ses théories de sentiment,
elle travaillait à me persuader que j'étais une grande âme, un grand
esprit, un oiseau du ciel dont les ailes n'avaient qu'à s'étendre pour
planer sur son siècle et sur la postérité. Je ne le croyais pas, non!
grâce à Dieu, je me préservais de la folie; mais, sous la plume de cette
femme, la flatterie était si douce, que je l'eusse payée au prix de la
risée publique, et que je ne comprenais plus le moyen de m'en passer.
Elle réussit également à détruire toutes mes révoltes relativement au
plan de vie qu'elle avait adopté pour nous deux. Je consentais à voir
son mari, et j'attendais avec impatience le moment de me rendre à
Genève. Enfin ce mois de fièvre et de vertige, qui était le terme de mes
aspirations les plus ardentes, touchait à son dernier jour.
V
J'avais promis à Obernay de frapper à sa porte la veille de son mariage.
Le 31 juillet, à cinq heures du matin, je m'embarquais sur un bateau à
vapeur pour traverser le Léman, de Lausanne à Genève.
Je n'avais pas fermé l'oeil de la nuit, tant je craignais de manquer
l'heure du départ. Accablé de fatigue et roulé dans mon manteau, je pris
quelques instants de repos sur un banc. Quand j'ouvris les yeux, le
soleil se faisait déjà sentir. Un homme qui paraissait dormir également
était assis sur le même banc que moi. Au premier coup d'oeil que je
jetai sur lui, je reconnus mon ami anonyme du Simplon.
Cette rencontre aux portes de Genève m'inquiéta un peu; j'avais commis
la faute d'écrire d'Altorf à Obernay en lui donnant de ma promenade un
faux itinéraire. Cet excès de précaution devenait une maladresse
fâcheuse, si la personne qui m'avait vu sur la route de Valvèdre était
de Genève et en relation avec les Valvèdre ou les Obernay. J'aurais donc
voulu me soustraire à ses regards; mais le bateau était fort petit, et,
au bout de quelques instants, je me retrouvai face à face avec mon
aimable philosophe. Il me regardait avec attention, comme s'il eût
hésité à me reconnaître; mais son incertitude cessa vite, et il m'aborda
avec la grâce d'un homme du meilleur monde. Il me parla comme si nous
venions de nous quitter, et, s'abstenant, par grand savoir-vivre, de
toute surprise et de toute curiosité, il reprit la conversation où nous
l'avions laissée sur la route de Brigg. Je retombai sous le charme, et,
sans songer davantage à le contredire, je cherchai à profiter de cette
aimable et sereine sagesse qu'il portait en lui avec modestie, comme un
trésor dont il se croyait le dépositaire et non le maître ni
l'inventeur.
Je ne pouvais résister au désir de l'interroger, et cependant, à
plusieurs reprises, ma méditation laissa tomber l'entretien. J'éprouvais
le besoin de résumer intérieurement et de savourer sa parole. Dans ces
moments-là, croyant que je préférais être seul et ne désirant nullement
se produire, il essayait de me quitter; mais je le suivais et le
reprenais, poussé par un attrait inexplicable et comme condamné par une
invisible puissance à m'attacher aux pas de cet homme, que j'avais
résolu d'éviter. Quand nous approchâmes de Genève, les passagers, qui,
de la cabine, firent irruption sur le pont, nous séparèrent. Mon nouvel
ami fut abordé par plusieurs d'entre eux, et je dus m'éloigner. Je
remarquai que tous semblaient lui parler avec une extrême déférence;
néanmoins, comme il avait eu la délicatesse de ne pas s'enquérir de mon
nom, je crus devoir respecter également son incognito.
Une demi-heure après, j'étais à la porte d'Obernay. Le coeur me battait
avec tant de violence, que je m'arrêtai un instant pour me remettre. Ce
fut Obernay lui-même qui vint m'ouvrir; de la terrasse de son jardin, il
m'avait vu arriver.
--Je comptais sur toi, me dit-il, et me voilà pourtant dans un transport
de joie comme si je ne t'espérais plus. Viens, viens! toute la famille
est réunie, et nous attendons Valvèdre d'un moment à l'autre.
Je trouvai Alida au milieu d'une douzaine de personnes qui ne nous
permirent d'échanger que les saluts d'usage. Il y avait là, outre le
père, la mère et la fiancée d'Henri, la soeur aînée de Valvèdre,
mademoiselle Juste, personne moins âgée et moins antipathique que je ne
me la représentais, et une jeune fille d'une beauté étonnante. Bien
qu'absorbé par la pensée d'Àlida, je fus frappé de cette splendeur de
grâce, de jeunesse et de poésie, et, malgré moi, je demandai à Henri, au
bout de quelques instants, si cette belle personne était sa parente.
--Comment diable, si elle l'est! s'écria-t-il en riant, c'est ma soeur
Adélaïde! Et voici l'autre que tu n'as pas connue, comme celle-ci, dans
ton enfance; voici notre démon, ajouta-t-il en embrassant Rosa, qui
entrait.
Rosa était ravissante aussi, moins idéale que sa soeur et plus
sympathique, ou, pour mieux dire, moins imposante. Elle n'avait pas
quatorze ans, et sa tenue n'était pas encore celle d'une demoiselle bien
raisonnable; mais il y avait tant d'innocence dans sa gaieté pétulante
qu'on n'était pas tenté d'oublier combien l'enfant était près de devenir
une jeune fille.
--Quant à l'aînée, reprit Obernay, c'est la filleule de ta mère et mon
élève à moi, une botaniste consommée, je t'en avertis, et qui n'entend
pas raison avec les superbes railleurs de ton espèce. Fais attention à
ton bel esprit, si tu veux qu'elle consente à te reconnaître. Pourtant,
grâce à ta mère, qui lui fait l'honneur de lui écrire tous les ans en
réponse à ses lettres du 1er janvier, et pour qui elle conserve une
grande vénération, j'espère qu'elle ne fera pas trop mauvais accueil à
ta mine de poëte échevelé; mais il faut que ce soit ma mère qui vous
présente l'un à l'autre.
--Tout à l'heure! repris-je en voyant qu'Alida me regardait. Laisse-moi
revenir de ma surprise et de mon éblouissement.
--Tu la trouves belle? Tu n'es pas le seul; mais n'aie pas l'air de t'en
apercevoir, si tu ne veux la désespérer. Sa beauté est comme un fléau
pour elle. Elle ne peut sortir de la vieille ville sans qu'on s'attroupe
pour la voir, et elle n'est pas seulement intimidée de cette avidité des
regards, elle en est blessée et offensée. Elle en souffre véritablement,
et elle en devient triste et sauvage hors de l'intimité. Demain sera
pour elle un jour d'exhibition forcée, un jour de supplice par
conséquent. Si tu veux être de ses amis, regarde-la comme si elle avait
cinquante ans.
--A propos de cinquante ans, repris-je pour détourner la conversation,
il me semble que mademoiselle Juste n'a guère davantage. Je me figurais
une véritable duègne.
--Cause avec elle un quart d'heure, et tu verras que la duègne est une
femme d'un grand mérite. Tiens, je veux te présenter à elle; car, moi,
je l'aime, cette belle-soeur-là, et je veux qu'elle t'aime aussi.
Il ne me permit pas d'hésiter et me poussa vers mademoiselle Juste, dont
l'accueil digne et bienveillant devait naturellement me faire engager la
conversation. C'était une vieille fille un peu maigre et accentuée de
physionomie, mais qui avait dû être presque aussi belle que la soeur
d'Obernay, et dont le célibat me semblait devoir cacher quelque mystère,
car elle était riche, de bonne famille, et d'un esprit très-indépendant.
En l'écoutant parler, je trouvai en elle une distinction rare et même un
certain charme sérieux et profond qui me pénétra de respect et de
crainte. Elle me témoigna pourtant de l'intérêt et me questionna sur ma
famille, qu'elle paraissait très-bien connaître, sans pourtant rappeler
ou préciser les circonstances où elle l'avait connue.
On avait déjeuné, mais on tenait en réserve une collation pour moi et
pour M. de Valvèdre. En attendant qu'il arrivât, Henri me conduisit dans
ma chambre. Nous trouvâmes sur l'escalier madame Obernay et ses deux
filles, qui vaquaient aux soins domestiques. Henri saisit sa mère au
passage afin qu'elle me présentât en particulier à sa fille aînée.
--Oui, oui, répondit-elle avec un affectueux enjouement, vous allez vous
faire de grandes révérences, c'est l'usage; mais souvenez-vous un peu
d'avoir été compagnons d'enfance pendant un an, à Paris. M. Valigny
était alors un garçon plein de douceur et d'obligeance pour toi, ma
fille, et tu en abusais sans scrupule. A présent que tu n'es que trop
raisonnable, remercie-le du passé et parle-lui de ta marraine, qui a
continué d'être si bonne pour toi.
Adélaïde était fort intimidée; mais j'étais si bien en garde contre le
danger de l'effaroucher, qu'elle se rassura avec un tact merveilleux. En
un instant, je la vis transformée. Cette rêveuse et fière beauté s'anima
d'un splendide sourire, et elle me tendit la main avec une sorte de
gaucherie charmante qui ajoutait à sa grâce naturelle. Je ne fus pas ému
en touchant cette main pure, et, comme si elle l'eût senti, elle sourit
davantage et m'apparut plus belle encore.
C'était un type très-différent de celui d'Obernay et de Rosa, qui
ressemblaient à leur mère. Adélaïde en tenait aussi par la blancheur et
l'éclat; mais elle avait l'oeil noir et pensif, le front vaste, la
taille dégagée et les extrémités fines de son père, qui avait été un des
plus beaux hommes du pays; madame Obernay restait gracieuse et fraîche
sous ses cheveux grisonnants, et, comme Paule de Valvèdre, sans être
jolie, était extrêmement agréable: on disait dans la ville que, lorsque
les Obernay et les Valvèdre étaient réunis, ou croyait entrer dans un
musée de figures plus ou moins belles, mais toutes noblement
caractérisées et dignes de la statuaire et du pinceau.
J'avais à peine fini ma toilette, qu'Obernay vint m'appeler.
--Valvèdre est en bas, me dit-il; il t'attend pour faire connaissance et
déjeuner avec toi.
Je descendis en toute hâte; mais, à la dernière marche de l'escalier, il
me vint une terreur étrange. Une vague appréhension qui, depuis quinze
jours, m'avait souvent traversé l'esprit et qui m'était revenue
fortement dans la journée, s'empara de moi à tel point, que, voyant la
porte de la maison ouverte, j'eus envie de fuir; mais Obernay était sur
mes talons, me fermant la retraite. J'entrai dans la salle à manger. Le
repas était servi; une voix à la fois douce et mâle partait du salon
voisin. Plus d'incertitude, plus de refuge; mon inconnu du Simplon,
c'était M. de Valvèdre lui-même.
Un monde de mensonges plus impossibles les uns que les autres, un siècle
d'anxiétés remplirent le peu d'instants qui me séparaient de cette
inévitable rencontre. Qu'allais-je dire à M. de Valvèdre, à Henri, à
Paule et devant les deux familles, pour motiver ma présence aux environs
de Valvèdre, quand on m'avait cru dans le nord de la Suisse à cette même
époque? A cette crainte se joignait un sentiment de douleur inouïe et
qu'il m'était impossible de combattre par les raisonnements vulgaires de
l'égoïsme. Je l'aimais, je l'aimais d'instinct, d'entraînement, de
conviction et par fatalité peut-être, cet homme accompli que je venais
essayer de tromper, de rendre par conséquent malheureux ou ridicule!
La tête me tournait quand Obernay me présenta à Valvèdre, et j'ignore si
je réussis à faire bonne contenance. Quant à lui, il eut un très-vif
sentiment de surprise, mais tout aussitôt réprimé.
--C'est là ton ami? dit-il à Henri. Eh bien, je le connais déjà. J'ai
fait la traversée du lac avec lui ce matin, et nous avons philosophé
ensemble pendant plus d'une heure.
Il me tendit la main et serra cordialement la mienne. Adélaïde nous
appela pour déjeuner, et nous nous assîmes vis-à-vis l'un de l'autre,
lui tranquille et n'ayant aucun soupçon, puisqu'il ignorait mon
mensonge, moi aussi en train de manger que si j'allais subir la torture.
Pour m'achever, Àlida vint s'asseoir auprès de son mari d'un air
d'intérêt et de déférence, et s'efforcer, tout en causant, de deviner
quelle impression nous avions produite l'un sur l'autre.
--Je connaissais M. Valigny avant vous, lui dit-elle; je vous ai dit
qu'à Saint-Pierre il avait été notre chevalier, à Paule et à moi,
pendant qu'Obernay vous cherchait dans ces affreux glaciers.
--Je n'ai pas oublié cela, répondit Valvèdre, et je suis content d'être
l'obligé d'une personne qui m'a été sympathique à première vue.
Alida, nous voyant si bien ensemble, retourna au salon, et Adélaïde vint
prendre sa place. Je remarquai entre elle et Valvèdre une affection à
laquelle il était certainement impossible d'entendre malice, à moins
d'avoir l'esprit brutal et le jugement grossier, mais qui n'en était pas
moins frappante. Il l'avait vue toute petite, et, comme il avait
quarante ans, il la tutoyait encore, tandis qu'elle lui disait vous avec
un mélange de respect et de tendresse qui rétablissait les convenances
de famille dans leur intimité. Elle le servait avec empressement, et il
se laissait servir, disant: «Merci, ma bonne fille!» avec un accent
pleinement paternel; mais elle était si grande et si belle, et lui, il
était encore si jeune et si charmant! Je fis mon possible pour
m'imaginer que ce mari trompé consentirait de bon coeur à ne pas s'en
apercevoir, tant il était heureux père!
On se sépara bientôt pour se réunir au dîner. La famille était occupée
de mille soins pour la grande journée du lendemain. Les hommes sortirent
ensemble. Je restai seul au salon avec madame de Valvèdre et ses deux
belles-soeurs. Ce fut une nouvelle phase de mon supplice. J'attendais
avec angoisse la possibilité d'échanger quelques mots avec Alida. Paule,
appelée par madame Obernay pour essayer sa toilette de noces, sortit
bientôt; mais mademoiselle Juste était comme rivée à son fauteuil. Elle
continuait donc ses fonctions de gardienne de l'honneur de son frère en
dépit des mesures prises pour l'en dispenser. Je regardai avec attention
son profil austère, et je sentis en elle autre chose que le désir de
contrarier. Elle remplissait un devoir qui lui pesait. Elle le
remplissait en dépit de tous et d'elle-même. Son regard lucide, qui
surprenait les rougeurs d'impatience d'Alida et qui pénétrait mon
affreux malaise, semblait nous dire à l'un et à l'autre: «Croyez-vous
que cela m'amuse?»
Au bout d'une heure de conversation très-pénible dont mademoiselle Juste
et moi fîmes tous les frais, car Alida était trop irritée pour avoir la
force de le dissimuler, j'appris enfin par hasard que M. de Valvèdre, au
lieu d'accompagner ses soeurs et ses enfants jusqu'à Genève le 8
juillet, les avait confiés à Obernay pour s'arrêter autour du Simplon.
Je me hâtai d'aller au-devant de la découverte qui me menaçait, en
disant que, là précisément, j'avais rencontré M. de Valvèdre et avais
fait connaissance avec lui sans savoir son nom.
--C'est singulier, observa mademoiselle Juste; M. Obernay ne croyait pas
que vous fussiez de ce côté-là.
Je répondis avec aplomb qu'en voulant gagner la vallée du Rhône par le
mont Cervin, j'avais fait fausse route, et que j'avais profité de ma
bévue pour voir le Simplon, mais que, craignant les plaisanteries
d'Obernay sur mon étourderie à me conduire en dépit de ses instructions,
je ne m'en étais pas vanté dans ma lettre.
--Puisque vous étiez si près de Valvèdre, dit Alida avec la même
tranquillité, vous eussiez dû venir me voir.
--Vous ne m'y aviez pas autorisé, répondis-je, et je n'ai pas osé.
Mademoiselle Juste nous regarda tous les deux, et il me sembla bien
qu'elle n'était pas notre dupe.
Dès que je fus seul avec Alida, je lui parlai avec effroi de cette
fatale rencontre et lui demandai si elle ne pensait pas que son mari pût
concevoir des doutes.
--Lui jaloux? répondit-elle en haussant les épaules. Il ne me fait pas
tant d'honneur! Voyons, reprenez vos esprits, ayez du sang-froid. Je
vous avertis que vous en manquez, et qu'ici vous avez paru d'une
timidité singulière. On a déjà fait la remarque que vous n'étiez pas
ainsi à votre première apparition dans la maison.
--Je ne vous cache pas, repris-je, que je suis sur des épines. Il me
semble à chaque instant qu'on va me demander compte de ce voyage du côté
de Valvèdre et m'écraser sous le ridicule du prétexte que je viens de
trouver. M. de Valvèdre doit m'en vouloir de m'être moqué de lui en me
donnant pour un comédien. Il est vrai qu'il s'est laissé traiter de
docteur: je le prenais pour un médecin; mais j'ai eu l'initiative de ma
méprise, et il n'a rien fait pour m'y confirmer ou pour m'en retirer,
tandis que moi...
--Vous a-t-il reparlé de cela? reprit Alida un peu soucieuse.
--Non, pas un mot là-dessus! C'est bien étrange.
--Alors c'est tout naturel. Valvèdre ne connaît pas la feinte. Il a tout
oublié; n'y pensons plus et parlons du bonheur d'être ensemble.
Elle me tendait la main. Je n'eus pas le temps de la presser contre mes
lèvres. Ses deux enfants revenaient de la promenade. Ils entraient comme
un ouragan dans la maison et dans le salon.
L'aîné était beau comme son père, et lui ressemblait d'une manière
frappante. Paolino rappelait Alida, mais en charge; il était laid. Je me
souvins qu'Obernay m'avait parlé d'une préférenc marquée de madame de
Valvèdre pour Edmond, et involontairement j'épiai les premières caresses
qui accueillirent l'un et l'autre. De tendres baisers furent prodigués à
l'aîné, et elle me le présenta en me demandant si je le trouvais joli.
Elle effleura à peine les joues de l'autre, en ajoutant:
--Quant à celui-ci, il ne l'est pas, je le sais!
Le pauvre enfant se mit à rire, et, serrant la tête de sa mère dans ses
bras:
--C'est égal, dit-il, il faut embrasser ton singe!
Elle l'embrassa en le grondant de ses manières brusques. Il lui avait
meurtri les joues avec ses baisers, où un peu de malice et de vengeance
semblait se mêler à son effusion.
Je ne sais pourquoi cette petite scène me causa une impression pénible.
Les enfants se mirent à jouer. Alida me demanda à quoi je pensais en la
regardant d'un air si sombre. Et, comme je ne répondais pas, elle ajouta
à voix basse:
--Êtes-vous jaloux d'eux? Ce serait cruel. J'ai besoin que vous me
consoliez; car je vais être séparée de l'un et de l'autre, à moins que
je ne me fixe dans cette odieuse ville de Genève. Et encore n'est-il pas
certain qu'on voulût m'y autoriser.
Elle m'apprit que M. de Valvèdre s'était décidé à confier l'éducation de
ses deux fils à l'excellent professeur Karl Obernay, père d'Henri.
Élevés dans cette heureuse et sainte maison, ils seraient tendrement
choyés par les femmes et instruits sérieusement par les hommes. Alida
devait donc se réjouir de cette décision, qui épargnait à ses enfants
les rudes épreuves du collège, et elle s'en réjouissait en effet, mais
avec des larmes qui étaient visiblement à l'adresse d'Edmond, bien
qu'elle fit son possible pour regarder comme une douleur égale
l'éloignement du petit Paul. Elle souffrait aussi d'une circonstance
toute personnelle, je veux dire l'ascendant que Juste de Valvèdre devait
prendre de plus en plus sur ses enfants. Elle avait espéré les y
soustraire, et les voyait retomber davantage sous cette influence,
puisque Juste se fixait à Genève dans la maison voisine.
J'allais lui dire que cette prévention obstinée ne me paraissait pas
bien équitable, lorsque Juste rentra et caressa les enfants avec une
égale tendresse. Je remarquai la confiance et la gaieté avec laquelle
tous deux grimpèrent sur ses genoux et jouèrent avec son bonnet, dont
elle leur laissa chiffonner les dentelles. L'espiègle Paolino le lui ôta
même tout à fait, et la vieille fille ne fit aucune difficulté de
montrer ses cheveux gris ébouriffés par ces petites mains folles. A ce
moment, je vis sur cette figure rigide une maternité si vraie et une
bonhomie si touchante, que je lui pardonnai l'humeur qu'elle m'avait
causée.
Le dîner rassembla tout le monde, excepté M. de Valvèdre, qui ne vint
que dans la soirée. J'eus donc deux ou trois heures de répit, et je pus
me remettre au diapason convenable. Il régnait dans cette maison une
aménité charmante, et je trouvai qu'Alida avait tort quand elle se
disait condamnée à vivre avec des oracles. Si l'on sentait, dans chacune
des personnes qui se trouvaient là, un fonds de valeur réelle et ce je
ne sais quoi de mûr ou de calme qui trahit l'étude ou le respect de
l'étude, on sentait aussi en elles, avec les qualités essentielles de la
vie pratique, tout le charme de la vie heureuse et digne. Sous certains
rapports, il me semblait être chez moi parmi les miens; mais l'intérieur
génevois était plus enjoué et comme réchauffé par le rayon de jeunesse
et de beauté qui brillait dans les yeux d'Adélaïde et de Rosa. Leur mère
était comme ravie dans une béatitude religieuse en regardant Paule et en
pensant au bonheur d'Henri. Paule était paisible comme l'innocence,
confiante comme la droiture: elle avait peu d'expansions vives; mais,
dans chaque mot, dans chaque regard à son fiancé, à ses parents et à ses
soeurs, il y avait comme un intarissable foyer de dévouement et
d'admiration.
Les trois jeunes filles avaient été liées dès l'enfance, elles se
tutoyaient et se servaient mutuellement. Toutes trois aimaient
mademoiselle Juste, et, bien que Paule lui eût donné tort dans ses
différends avec Alida, on sentait bien qu'elle la chérissait davantage.
Alida était-elle aimée de ces trois jeunes filles? Évidemment, Paule la
savait malheureuse et l'aimait naïvement pour la consoler. Quant aux
demoiselles Obernay, elles s'efforçaient d'avoir de la sympathie pour
elle, et toutes deux l'entouraient d'égards et de soins; mais Alida ne
les encourageait nullement, et répondait à leurs timides avances avec
une grâce froide et un peu railleuse. Elle les traitait tout bas de
femmes savantes, la petite Rosa étant déjà, selon elle, infatuée de
pédantisme.
--Cela ne paraît pourtant pas du tout, lui dis-je: l'enfant est
ravissante... et Adélaïde me parait une excellente personne.
--Oh! j'étais bien sûre que vous auriez de l'indulgence pour ces beaux
yeux-là! reprit avec humeur Alida.
Je n'osai lui répondre: l'état de tension nerveuse où je la voyais me
faisait craindre qu'elle ne se trahit.
D'autres jeunes filles, des cousines, des amies arrivèrent avec leurs
parents. On passa au jardin, qui, sans être grand, était fort beau,
sens que j'abjurai mes projets de séduction par surprise et par ruse.
Malheureux par elle, je l'aimai davantage. Qui sait si le triomphe ne
m'eût pas rendu ingrat, comme elle le redoutait?
Dès le jour suivant, je pris la direction du Saint-Gothard pour me
rendre ensuite au lac des Quatre-Cantons. Alida blâmait mon empressement
à la quitter, elle pensait que je pouvais impunément passer une semaine
à Rocca; mais je voyais bien que la curiosité de ma vieille hôtesse
l'empêcherait, un jour ou l'autre, de dormir, et que mes promenades
nocturnes seraient un sujet de réflexions et de commentaires dans les
environs.
Après les premières heures de marche, je m'arrêtai à un énorme rocher
qu'Alida m'avait indiqué au loin comme une de ses promenades favorites.
De là, je voyais encore sa blanche villa comme un point brillant au
milieu des bois sombres. Tandis que je la contemplais, lui envoyant dans
mon coeur un tendre adieu, je sentis une main légère se poser sur mon
épaule, et, en me retournant, je vis Alida elle-même, qui m'avait
devancé là. Elle était venue à cheval avec un domestique qu'elle avait
laissé à quelque distance. Elle portait un petit panier rempli de
friandises. Elle avait voulu déjeuner avec moi sur la mousse à l'abri de
son beau rocher, dans ce lieu complètement désert. Je fus si touché de
cette gracieuse surprise, que je m'ingéniai à lui faire oublier les
chagrins et les orages de la veille. Je protestai de ma soumission, et
je fis tout mon possible vis-à-vis d'elle et vis-à-vis de moi-même pour
lui persuader sans mentir que je serais heureux ainsi.
--Mais où et quand nous reverrons-nous? dit-elle. Vous n'avez pas voulu
vous engager clairement à être à Genève pour le mariage de Paule, et
pourtant c'est le seul moyen de nous retrouver sans danger pour moi. Nos
rapports tels qu'ils sont, chastes et consacrés désormais par le
véritable amour, peuvent s'établir très-convenablement, si vous vous
décidez à être connu de mon mari et à faire naturellement partie des
amis qui m'entourent. Je ne vis pas toujours seule comme vous me voyez
en ce moment. Les injustes soupçons et l'aigre caractère de ma vieille
belle-soeur ont fait la solitude autour de moi dans ces derniers temps:
j'étais, grâce à elle, découragée de toute relation d'amitié, et de
voisinage; mais, depuis qu'elle est partie, j'ai fait des visites, j'ai
effacé la mauvaise impression de ses torts, dont j'avais dû paraître un
peu complice. On va me revenir. Je n'ai pas de nombreuses relations, je
n'ai jamais aimé cela, et ce n'en est que mieux. Vous me trouverez assez
entourée pour que nous n'ayons pas l'air de rechercher le tête-à-tête,
et assez libre pour que le tête-à-tête se fasse souvent et
naturellement. D'ailleurs, je découvrirai bien le moyen de m'absenter
quelquefois, et nous nous rencontrerons en pays neutre, loin des yeux
indiscrets. Je vais, dès à présent, travailler à ce que cela devienne
possible et même facile. J'éloignerai les gens dont je me méfie, je
m'attacherai solidement les serviteurs dévoués, je me créerai à l'avance
des prétextes, et notre connaissance étant avouée, nos rencontres, si on
les découvre, n'auront rien qui doive surprendre ou scandaliser. Voyez!
tout nous favorise. Vous avez devant vous la liberté du voyageur; moi,
je vais avoir celle de l'épouse délaissée, car M. de Valvèdre pense, lui
aussi, à un grand voyage que je ne combattrai plus. Il s'en ira
peut-être pour deux ans. Consentez à lui être présenté auparavant. Il
sait déjà que je vous connais, et il ne peut rien soupçonner.
Mettons-nous en mesure vis-à-vis de lui et du monde; ceci nous donnera
du temps, de la liberté, de la sécurité. Vous parcourrez la Suisse et
l'Italie, vous y deviendrez grand poëte, avec une belle nature sous les
yeux et l'amour dans le coeur; moi, jusqu'à ce jour, j'ai été
nonchalante et découragée. Je vais devenir active et ingénieuse. Je ne
songerai qu'à cela. Oui, oui, nous avons déjà devant nous deux années de
pur bonheur. C'est Dieu qui vous a envoyé à moi, au moment où la douleur
de me séparer de mon fils aîné allait m'achever. Quand il me faudra
quitter le second, j'aurai la compassion de vivre plus longtemps,
peut-être tout à fait près de vous, parce qu'alors j'aurai le droit de
dire à mon mari: «Je suis seule, je n'ai plus rien qui m'attache à ma
maison. Laissez-moi vivre où je voudrai.» Je feindrai d'aimer Rome,
Paris ou Londres, et tous deux, inconnus, perdus au sein d'une grande
ville, nous nous verrons tous les jours. Je saurai très-bien me passer
de luxe. Le mien m'ennuie affreusement, et tout mon rêve est une
chaumière au fond des Alpes ou une mansarde dans une grande cité, pourvu
que j'y sois aimée véritablement.
Nous nous séparâmes sur ces projets, qui n'avaient rien de trop
invraisemblable. Je m'engageai à sacrifier toutes mes répugnances, à
assister au mariage d'Obernay à Genève, à être présenté, par conséquent,
à M. de Valvèdre.
J'étais si éloigné de ce dernier parti, que, quand Alida m'eut quitté,
je faillis courir après elle pour reprendre ma parole; mais je fus
retenu par la crainte de lui sembler égoïste. Je ne pouvais la revoir
qu'à ce prix, à moins de risquer à chaque rencontre de la brouiller avec
son mari, avec l'opinion, avec la société tout entière. Je continuai mon
voyage; mais, au lieu de parcourir les montagnes, je pris le plus court
pour me rendre à Altorf, et j'y restai. C'est là qu'Alida devait
m'adresser ses lettres. Et que m'importait tout le reste? Nous nous
écrivîmes tous les jours, et l'on peut dire toute la journée, car nous
échangeâmes en une quinzaine des volumes d'effusion et d'enthousiasme.
Jamais je n'avais trouvé en moi une telle abondance d'émotion devant une
feuille de papier. Ses lettres, à elle, étaient ravissantes. Parler
l'amour, écrire l'amour, étaient en elle des facultés souveraines. Bien
supérieure à moi sous ce rapport, elle avait la touchante simplicité de
ne pas s'en apercevoir, de le nier, de m'admirer et de me le dire. Cela
me perdait; tout en m'élevant au diapason de ses théories de sentiment,
elle travaillait à me persuader que j'étais une grande âme, un grand
esprit, un oiseau du ciel dont les ailes n'avaient qu'à s'étendre pour
planer sur son siècle et sur la postérité. Je ne le croyais pas, non!
grâce à Dieu, je me préservais de la folie; mais, sous la plume de cette
femme, la flatterie était si douce, que je l'eusse payée au prix de la
risée publique, et que je ne comprenais plus le moyen de m'en passer.
Elle réussit également à détruire toutes mes révoltes relativement au
plan de vie qu'elle avait adopté pour nous deux. Je consentais à voir
son mari, et j'attendais avec impatience le moment de me rendre à
Genève. Enfin ce mois de fièvre et de vertige, qui était le terme de mes
aspirations les plus ardentes, touchait à son dernier jour.
V
J'avais promis à Obernay de frapper à sa porte la veille de son mariage.
Le 31 juillet, à cinq heures du matin, je m'embarquais sur un bateau à
vapeur pour traverser le Léman, de Lausanne à Genève.
Je n'avais pas fermé l'oeil de la nuit, tant je craignais de manquer
l'heure du départ. Accablé de fatigue et roulé dans mon manteau, je pris
quelques instants de repos sur un banc. Quand j'ouvris les yeux, le
soleil se faisait déjà sentir. Un homme qui paraissait dormir également
était assis sur le même banc que moi. Au premier coup d'oeil que je
jetai sur lui, je reconnus mon ami anonyme du Simplon.
Cette rencontre aux portes de Genève m'inquiéta un peu; j'avais commis
la faute d'écrire d'Altorf à Obernay en lui donnant de ma promenade un
faux itinéraire. Cet excès de précaution devenait une maladresse
fâcheuse, si la personne qui m'avait vu sur la route de Valvèdre était
de Genève et en relation avec les Valvèdre ou les Obernay. J'aurais donc
voulu me soustraire à ses regards; mais le bateau était fort petit, et,
au bout de quelques instants, je me retrouvai face à face avec mon
aimable philosophe. Il me regardait avec attention, comme s'il eût
hésité à me reconnaître; mais son incertitude cessa vite, et il m'aborda
avec la grâce d'un homme du meilleur monde. Il me parla comme si nous
venions de nous quitter, et, s'abstenant, par grand savoir-vivre, de
toute surprise et de toute curiosité, il reprit la conversation où nous
l'avions laissée sur la route de Brigg. Je retombai sous le charme, et,
sans songer davantage à le contredire, je cherchai à profiter de cette
aimable et sereine sagesse qu'il portait en lui avec modestie, comme un
trésor dont il se croyait le dépositaire et non le maître ni
l'inventeur.
Je ne pouvais résister au désir de l'interroger, et cependant, à
plusieurs reprises, ma méditation laissa tomber l'entretien. J'éprouvais
le besoin de résumer intérieurement et de savourer sa parole. Dans ces
moments-là, croyant que je préférais être seul et ne désirant nullement
se produire, il essayait de me quitter; mais je le suivais et le
reprenais, poussé par un attrait inexplicable et comme condamné par une
invisible puissance à m'attacher aux pas de cet homme, que j'avais
résolu d'éviter. Quand nous approchâmes de Genève, les passagers, qui,
de la cabine, firent irruption sur le pont, nous séparèrent. Mon nouvel
ami fut abordé par plusieurs d'entre eux, et je dus m'éloigner. Je
remarquai que tous semblaient lui parler avec une extrême déférence;
néanmoins, comme il avait eu la délicatesse de ne pas s'enquérir de mon
nom, je crus devoir respecter également son incognito.
Une demi-heure après, j'étais à la porte d'Obernay. Le coeur me battait
avec tant de violence, que je m'arrêtai un instant pour me remettre. Ce
fut Obernay lui-même qui vint m'ouvrir; de la terrasse de son jardin, il
m'avait vu arriver.
--Je comptais sur toi, me dit-il, et me voilà pourtant dans un transport
de joie comme si je ne t'espérais plus. Viens, viens! toute la famille
est réunie, et nous attendons Valvèdre d'un moment à l'autre.
Je trouvai Alida au milieu d'une douzaine de personnes qui ne nous
permirent d'échanger que les saluts d'usage. Il y avait là, outre le
père, la mère et la fiancée d'Henri, la soeur aînée de Valvèdre,
mademoiselle Juste, personne moins âgée et moins antipathique que je ne
me la représentais, et une jeune fille d'une beauté étonnante. Bien
qu'absorbé par la pensée d'Àlida, je fus frappé de cette splendeur de
grâce, de jeunesse et de poésie, et, malgré moi, je demandai à Henri, au
bout de quelques instants, si cette belle personne était sa parente.
--Comment diable, si elle l'est! s'écria-t-il en riant, c'est ma soeur
Adélaïde! Et voici l'autre que tu n'as pas connue, comme celle-ci, dans
ton enfance; voici notre démon, ajouta-t-il en embrassant Rosa, qui
entrait.
Rosa était ravissante aussi, moins idéale que sa soeur et plus
sympathique, ou, pour mieux dire, moins imposante. Elle n'avait pas
quatorze ans, et sa tenue n'était pas encore celle d'une demoiselle bien
raisonnable; mais il y avait tant d'innocence dans sa gaieté pétulante
qu'on n'était pas tenté d'oublier combien l'enfant était près de devenir
une jeune fille.
--Quant à l'aînée, reprit Obernay, c'est la filleule de ta mère et mon
élève à moi, une botaniste consommée, je t'en avertis, et qui n'entend
pas raison avec les superbes railleurs de ton espèce. Fais attention à
ton bel esprit, si tu veux qu'elle consente à te reconnaître. Pourtant,
grâce à ta mère, qui lui fait l'honneur de lui écrire tous les ans en
réponse à ses lettres du 1er janvier, et pour qui elle conserve une
grande vénération, j'espère qu'elle ne fera pas trop mauvais accueil à
ta mine de poëte échevelé; mais il faut que ce soit ma mère qui vous
présente l'un à l'autre.
--Tout à l'heure! repris-je en voyant qu'Alida me regardait. Laisse-moi
revenir de ma surprise et de mon éblouissement.
--Tu la trouves belle? Tu n'es pas le seul; mais n'aie pas l'air de t'en
apercevoir, si tu ne veux la désespérer. Sa beauté est comme un fléau
pour elle. Elle ne peut sortir de la vieille ville sans qu'on s'attroupe
pour la voir, et elle n'est pas seulement intimidée de cette avidité des
regards, elle en est blessée et offensée. Elle en souffre véritablement,
et elle en devient triste et sauvage hors de l'intimité. Demain sera
pour elle un jour d'exhibition forcée, un jour de supplice par
conséquent. Si tu veux être de ses amis, regarde-la comme si elle avait
cinquante ans.
--A propos de cinquante ans, repris-je pour détourner la conversation,
il me semble que mademoiselle Juste n'a guère davantage. Je me figurais
une véritable duègne.
--Cause avec elle un quart d'heure, et tu verras que la duègne est une
femme d'un grand mérite. Tiens, je veux te présenter à elle; car, moi,
je l'aime, cette belle-soeur-là, et je veux qu'elle t'aime aussi.
Il ne me permit pas d'hésiter et me poussa vers mademoiselle Juste, dont
l'accueil digne et bienveillant devait naturellement me faire engager la
conversation. C'était une vieille fille un peu maigre et accentuée de
physionomie, mais qui avait dû être presque aussi belle que la soeur
d'Obernay, et dont le célibat me semblait devoir cacher quelque mystère,
car elle était riche, de bonne famille, et d'un esprit très-indépendant.
En l'écoutant parler, je trouvai en elle une distinction rare et même un
certain charme sérieux et profond qui me pénétra de respect et de
crainte. Elle me témoigna pourtant de l'intérêt et me questionna sur ma
famille, qu'elle paraissait très-bien connaître, sans pourtant rappeler
ou préciser les circonstances où elle l'avait connue.
On avait déjeuné, mais on tenait en réserve une collation pour moi et
pour M. de Valvèdre. En attendant qu'il arrivât, Henri me conduisit dans
ma chambre. Nous trouvâmes sur l'escalier madame Obernay et ses deux
filles, qui vaquaient aux soins domestiques. Henri saisit sa mère au
passage afin qu'elle me présentât en particulier à sa fille aînée.
--Oui, oui, répondit-elle avec un affectueux enjouement, vous allez vous
faire de grandes révérences, c'est l'usage; mais souvenez-vous un peu
d'avoir été compagnons d'enfance pendant un an, à Paris. M. Valigny
était alors un garçon plein de douceur et d'obligeance pour toi, ma
fille, et tu en abusais sans scrupule. A présent que tu n'es que trop
raisonnable, remercie-le du passé et parle-lui de ta marraine, qui a
continué d'être si bonne pour toi.
Adélaïde était fort intimidée; mais j'étais si bien en garde contre le
danger de l'effaroucher, qu'elle se rassura avec un tact merveilleux. En
un instant, je la vis transformée. Cette rêveuse et fière beauté s'anima
d'un splendide sourire, et elle me tendit la main avec une sorte de
gaucherie charmante qui ajoutait à sa grâce naturelle. Je ne fus pas ému
en touchant cette main pure, et, comme si elle l'eût senti, elle sourit
davantage et m'apparut plus belle encore.
C'était un type très-différent de celui d'Obernay et de Rosa, qui
ressemblaient à leur mère. Adélaïde en tenait aussi par la blancheur et
l'éclat; mais elle avait l'oeil noir et pensif, le front vaste, la
taille dégagée et les extrémités fines de son père, qui avait été un des
plus beaux hommes du pays; madame Obernay restait gracieuse et fraîche
sous ses cheveux grisonnants, et, comme Paule de Valvèdre, sans être
jolie, était extrêmement agréable: on disait dans la ville que, lorsque
les Obernay et les Valvèdre étaient réunis, ou croyait entrer dans un
musée de figures plus ou moins belles, mais toutes noblement
caractérisées et dignes de la statuaire et du pinceau.
J'avais à peine fini ma toilette, qu'Obernay vint m'appeler.
--Valvèdre est en bas, me dit-il; il t'attend pour faire connaissance et
déjeuner avec toi.
Je descendis en toute hâte; mais, à la dernière marche de l'escalier, il
me vint une terreur étrange. Une vague appréhension qui, depuis quinze
jours, m'avait souvent traversé l'esprit et qui m'était revenue
fortement dans la journée, s'empara de moi à tel point, que, voyant la
porte de la maison ouverte, j'eus envie de fuir; mais Obernay était sur
mes talons, me fermant la retraite. J'entrai dans la salle à manger. Le
repas était servi; une voix à la fois douce et mâle partait du salon
voisin. Plus d'incertitude, plus de refuge; mon inconnu du Simplon,
c'était M. de Valvèdre lui-même.
Un monde de mensonges plus impossibles les uns que les autres, un siècle
d'anxiétés remplirent le peu d'instants qui me séparaient de cette
inévitable rencontre. Qu'allais-je dire à M. de Valvèdre, à Henri, à
Paule et devant les deux familles, pour motiver ma présence aux environs
de Valvèdre, quand on m'avait cru dans le nord de la Suisse à cette même
époque? A cette crainte se joignait un sentiment de douleur inouïe et
qu'il m'était impossible de combattre par les raisonnements vulgaires de
l'égoïsme. Je l'aimais, je l'aimais d'instinct, d'entraînement, de
conviction et par fatalité peut-être, cet homme accompli que je venais
essayer de tromper, de rendre par conséquent malheureux ou ridicule!
La tête me tournait quand Obernay me présenta à Valvèdre, et j'ignore si
je réussis à faire bonne contenance. Quant à lui, il eut un très-vif
sentiment de surprise, mais tout aussitôt réprimé.
--C'est là ton ami? dit-il à Henri. Eh bien, je le connais déjà. J'ai
fait la traversée du lac avec lui ce matin, et nous avons philosophé
ensemble pendant plus d'une heure.
Il me tendit la main et serra cordialement la mienne. Adélaïde nous
appela pour déjeuner, et nous nous assîmes vis-à-vis l'un de l'autre,
lui tranquille et n'ayant aucun soupçon, puisqu'il ignorait mon
mensonge, moi aussi en train de manger que si j'allais subir la torture.
Pour m'achever, Àlida vint s'asseoir auprès de son mari d'un air
d'intérêt et de déférence, et s'efforcer, tout en causant, de deviner
quelle impression nous avions produite l'un sur l'autre.
--Je connaissais M. Valigny avant vous, lui dit-elle; je vous ai dit
qu'à Saint-Pierre il avait été notre chevalier, à Paule et à moi,
pendant qu'Obernay vous cherchait dans ces affreux glaciers.
--Je n'ai pas oublié cela, répondit Valvèdre, et je suis content d'être
l'obligé d'une personne qui m'a été sympathique à première vue.
Alida, nous voyant si bien ensemble, retourna au salon, et Adélaïde vint
prendre sa place. Je remarquai entre elle et Valvèdre une affection à
laquelle il était certainement impossible d'entendre malice, à moins
d'avoir l'esprit brutal et le jugement grossier, mais qui n'en était pas
moins frappante. Il l'avait vue toute petite, et, comme il avait
quarante ans, il la tutoyait encore, tandis qu'elle lui disait vous avec
un mélange de respect et de tendresse qui rétablissait les convenances
de famille dans leur intimité. Elle le servait avec empressement, et il
se laissait servir, disant: «Merci, ma bonne fille!» avec un accent
pleinement paternel; mais elle était si grande et si belle, et lui, il
était encore si jeune et si charmant! Je fis mon possible pour
m'imaginer que ce mari trompé consentirait de bon coeur à ne pas s'en
apercevoir, tant il était heureux père!
On se sépara bientôt pour se réunir au dîner. La famille était occupée
de mille soins pour la grande journée du lendemain. Les hommes sortirent
ensemble. Je restai seul au salon avec madame de Valvèdre et ses deux
belles-soeurs. Ce fut une nouvelle phase de mon supplice. J'attendais
avec angoisse la possibilité d'échanger quelques mots avec Alida. Paule,
appelée par madame Obernay pour essayer sa toilette de noces, sortit
bientôt; mais mademoiselle Juste était comme rivée à son fauteuil. Elle
continuait donc ses fonctions de gardienne de l'honneur de son frère en
dépit des mesures prises pour l'en dispenser. Je regardai avec attention
son profil austère, et je sentis en elle autre chose que le désir de
contrarier. Elle remplissait un devoir qui lui pesait. Elle le
remplissait en dépit de tous et d'elle-même. Son regard lucide, qui
surprenait les rougeurs d'impatience d'Alida et qui pénétrait mon
affreux malaise, semblait nous dire à l'un et à l'autre: «Croyez-vous
que cela m'amuse?»
Au bout d'une heure de conversation très-pénible dont mademoiselle Juste
et moi fîmes tous les frais, car Alida était trop irritée pour avoir la
force de le dissimuler, j'appris enfin par hasard que M. de Valvèdre, au
lieu d'accompagner ses soeurs et ses enfants jusqu'à Genève le 8
juillet, les avait confiés à Obernay pour s'arrêter autour du Simplon.
Je me hâtai d'aller au-devant de la découverte qui me menaçait, en
disant que, là précisément, j'avais rencontré M. de Valvèdre et avais
fait connaissance avec lui sans savoir son nom.
--C'est singulier, observa mademoiselle Juste; M. Obernay ne croyait pas
que vous fussiez de ce côté-là.
Je répondis avec aplomb qu'en voulant gagner la vallée du Rhône par le
mont Cervin, j'avais fait fausse route, et que j'avais profité de ma
bévue pour voir le Simplon, mais que, craignant les plaisanteries
d'Obernay sur mon étourderie à me conduire en dépit de ses instructions,
je ne m'en étais pas vanté dans ma lettre.
--Puisque vous étiez si près de Valvèdre, dit Alida avec la même
tranquillité, vous eussiez dû venir me voir.
--Vous ne m'y aviez pas autorisé, répondis-je, et je n'ai pas osé.
Mademoiselle Juste nous regarda tous les deux, et il me sembla bien
qu'elle n'était pas notre dupe.
Dès que je fus seul avec Alida, je lui parlai avec effroi de cette
fatale rencontre et lui demandai si elle ne pensait pas que son mari pût
concevoir des doutes.
--Lui jaloux? répondit-elle en haussant les épaules. Il ne me fait pas
tant d'honneur! Voyons, reprenez vos esprits, ayez du sang-froid. Je
vous avertis que vous en manquez, et qu'ici vous avez paru d'une
timidité singulière. On a déjà fait la remarque que vous n'étiez pas
ainsi à votre première apparition dans la maison.
--Je ne vous cache pas, repris-je, que je suis sur des épines. Il me
semble à chaque instant qu'on va me demander compte de ce voyage du côté
de Valvèdre et m'écraser sous le ridicule du prétexte que je viens de
trouver. M. de Valvèdre doit m'en vouloir de m'être moqué de lui en me
donnant pour un comédien. Il est vrai qu'il s'est laissé traiter de
docteur: je le prenais pour un médecin; mais j'ai eu l'initiative de ma
méprise, et il n'a rien fait pour m'y confirmer ou pour m'en retirer,
tandis que moi...
--Vous a-t-il reparlé de cela? reprit Alida un peu soucieuse.
--Non, pas un mot là-dessus! C'est bien étrange.
--Alors c'est tout naturel. Valvèdre ne connaît pas la feinte. Il a tout
oublié; n'y pensons plus et parlons du bonheur d'être ensemble.
Elle me tendait la main. Je n'eus pas le temps de la presser contre mes
lèvres. Ses deux enfants revenaient de la promenade. Ils entraient comme
un ouragan dans la maison et dans le salon.
L'aîné était beau comme son père, et lui ressemblait d'une manière
frappante. Paolino rappelait Alida, mais en charge; il était laid. Je me
souvins qu'Obernay m'avait parlé d'une préférenc marquée de madame de
Valvèdre pour Edmond, et involontairement j'épiai les premières caresses
qui accueillirent l'un et l'autre. De tendres baisers furent prodigués à
l'aîné, et elle me le présenta en me demandant si je le trouvais joli.
Elle effleura à peine les joues de l'autre, en ajoutant:
--Quant à celui-ci, il ne l'est pas, je le sais!
Le pauvre enfant se mit à rire, et, serrant la tête de sa mère dans ses
bras:
--C'est égal, dit-il, il faut embrasser ton singe!
Elle l'embrassa en le grondant de ses manières brusques. Il lui avait
meurtri les joues avec ses baisers, où un peu de malice et de vengeance
semblait se mêler à son effusion.
Je ne sais pourquoi cette petite scène me causa une impression pénible.
Les enfants se mirent à jouer. Alida me demanda à quoi je pensais en la
regardant d'un air si sombre. Et, comme je ne répondais pas, elle ajouta
à voix basse:
--Êtes-vous jaloux d'eux? Ce serait cruel. J'ai besoin que vous me
consoliez; car je vais être séparée de l'un et de l'autre, à moins que
je ne me fixe dans cette odieuse ville de Genève. Et encore n'est-il pas
certain qu'on voulût m'y autoriser.
Elle m'apprit que M. de Valvèdre s'était décidé à confier l'éducation de
ses deux fils à l'excellent professeur Karl Obernay, père d'Henri.
Élevés dans cette heureuse et sainte maison, ils seraient tendrement
choyés par les femmes et instruits sérieusement par les hommes. Alida
devait donc se réjouir de cette décision, qui épargnait à ses enfants
les rudes épreuves du collège, et elle s'en réjouissait en effet, mais
avec des larmes qui étaient visiblement à l'adresse d'Edmond, bien
qu'elle fit son possible pour regarder comme une douleur égale
l'éloignement du petit Paul. Elle souffrait aussi d'une circonstance
toute personnelle, je veux dire l'ascendant que Juste de Valvèdre devait
prendre de plus en plus sur ses enfants. Elle avait espéré les y
soustraire, et les voyait retomber davantage sous cette influence,
puisque Juste se fixait à Genève dans la maison voisine.
J'allais lui dire que cette prévention obstinée ne me paraissait pas
bien équitable, lorsque Juste rentra et caressa les enfants avec une
égale tendresse. Je remarquai la confiance et la gaieté avec laquelle
tous deux grimpèrent sur ses genoux et jouèrent avec son bonnet, dont
elle leur laissa chiffonner les dentelles. L'espiègle Paolino le lui ôta
même tout à fait, et la vieille fille ne fit aucune difficulté de
montrer ses cheveux gris ébouriffés par ces petites mains folles. A ce
moment, je vis sur cette figure rigide une maternité si vraie et une
bonhomie si touchante, que je lui pardonnai l'humeur qu'elle m'avait
causée.
Le dîner rassembla tout le monde, excepté M. de Valvèdre, qui ne vint
que dans la soirée. J'eus donc deux ou trois heures de répit, et je pus
me remettre au diapason convenable. Il régnait dans cette maison une
aménité charmante, et je trouvai qu'Alida avait tort quand elle se
disait condamnée à vivre avec des oracles. Si l'on sentait, dans chacune
des personnes qui se trouvaient là, un fonds de valeur réelle et ce je
ne sais quoi de mûr ou de calme qui trahit l'étude ou le respect de
l'étude, on sentait aussi en elles, avec les qualités essentielles de la
vie pratique, tout le charme de la vie heureuse et digne. Sous certains
rapports, il me semblait être chez moi parmi les miens; mais l'intérieur
génevois était plus enjoué et comme réchauffé par le rayon de jeunesse
et de beauté qui brillait dans les yeux d'Adélaïde et de Rosa. Leur mère
était comme ravie dans une béatitude religieuse en regardant Paule et en
pensant au bonheur d'Henri. Paule était paisible comme l'innocence,
confiante comme la droiture: elle avait peu d'expansions vives; mais,
dans chaque mot, dans chaque regard à son fiancé, à ses parents et à ses
soeurs, il y avait comme un intarissable foyer de dévouement et
d'admiration.
Les trois jeunes filles avaient été liées dès l'enfance, elles se
tutoyaient et se servaient mutuellement. Toutes trois aimaient
mademoiselle Juste, et, bien que Paule lui eût donné tort dans ses
différends avec Alida, on sentait bien qu'elle la chérissait davantage.
Alida était-elle aimée de ces trois jeunes filles? Évidemment, Paule la
savait malheureuse et l'aimait naïvement pour la consoler. Quant aux
demoiselles Obernay, elles s'efforçaient d'avoir de la sympathie pour
elle, et toutes deux l'entouraient d'égards et de soins; mais Alida ne
les encourageait nullement, et répondait à leurs timides avances avec
une grâce froide et un peu railleuse. Elle les traitait tout bas de
femmes savantes, la petite Rosa étant déjà, selon elle, infatuée de
pédantisme.
--Cela ne paraît pourtant pas du tout, lui dis-je: l'enfant est
ravissante... et Adélaïde me parait une excellente personne.
--Oh! j'étais bien sûre que vous auriez de l'indulgence pour ces beaux
yeux-là! reprit avec humeur Alida.
Je n'osai lui répondre: l'état de tension nerveuse où je la voyais me
faisait craindre qu'elle ne se trahit.
D'autres jeunes filles, des cousines, des amies arrivèrent avec leurs
parents. On passa au jardin, qui, sans être grand, était fort beau,