Valvèdre - 08
c'est-à-dire de suppléer par le calcul et le raisonnement aux organes
qui lui manquent! Quoi! nous avons brisé la voûte de saphir de
l'empyrée, et nous y avons saisi la notion de l'infini avec la présence
des mondes sans nombre; nous avons percé la croûte du globe, nous y
avons découvert les éléments mystérieux de toute vie à sa surface, et
les poëtes viendront nous dire: «Vous êtes des pédants glacés, des
faiseurs de chiffres! vous ne voyez rien, vous ne jouissez de rien
autour de vous!» C'est comme si, en écoulant parler une langue étrangère
que nous comprendrions et qu'ils ne comprendraient pas, ils avaient la
prétention d'en sentir mieux que nous les beautés, sous prétexte que le
sens des paroles nous empêche d'en saisir l'harmonie.
Mon nouvel ami parlait avec un charme extraordinaire; sa voix et sa
prononciation étaient si belles et son accent si doux, son regard avait
tant de persuasion et son sourire tant de bonté, que je me laissai
morigéner sans révolte. Je me trouvais assoupli et comme influencé par
ce rare esprit doué de formes si charmantes. Était-ce là un simple
médecin de campagne, ou bien plutôt quelque homme célèbre savourant les
douceurs de la solitude et de l'_incognito?_
Il marquait si peu de curiosité sur mon compte, que je crus devoir
imiter sa discrétion. Il se contenta de me demander si je descendais la
montagne ou si je comptais la remonter. Je n'avais aucun projet arrêté
avant le 15 juillet, et nous n'étions qu'au 10. Je fus donc tenté
d'accepter l'offre qu'il me fit d'aller dîner avec lui à Brigg, où il
comptait passer la nuit; mais je pensai qu'il serait imprudent de me
faire connaître sur cette route, qui était celle de Valvèdre, et où je
comptais passer sans laisser mon nom dans aucune localité. Je prétextai
un projet d'excursion en sens contraire; seulement, pour profiter encore
quelques instants de sa compagnie, je le conduisis pendant une lieue
vers son gîte. Nous causâmes donc encore sur le même sujet qui nous
avait occupés, et je fus contraint d'avouer que son raisonnement avait
une grande valeur et une grande force dans sa bouche; mais je le priai
d'avouer à son tour que peu d'esprits étaient assez vastes pour
embrasser sous toutes ses faces la notion du beau dans la nature.
--Que l'étude des plus arides classifications, lui dis-je, n'ait pas
glacé une âme d'élite comme la vôtre, ce n'est pas en vous écoutant que
je puis le révoquer en doute; mais convenez donc qu'il y a des choses
qui, par elles-mêmes, s'excluent mutuellement dans la plupart des
organisations humaines. Je n'ai pas la modestie de me prendre pour un
idiot, et cependant je vous déclare qu'une sèche nomenclature et les
travaux plus ou moins ingénieux à l'aide desquels on a groupé les
modifications sans nombre de la pensée divine la rapetissent
singulièrement à mes yeux, et que je serais désolé, par exemple, de
savoir combien d'espèces de mouches sucent en ce moment autour de nous
le serpolet et les lavandes. Je sais bien que l'ignorant complet croit
avoir tout vu quand il a remarqué le bourdonnement de l'abeille; mais,
moi qui sais que l'abeille a beaucoup de soeurs ailées qui modifient et
répandent son type, je ne demande pas qu'on me dise où il commence et où
il finit. J'aime mieux me persuader que nulle part il ne finit, que
nulle part il ne commence, et mon besoin de poésie trouve que le mot
_abeille_ résume tout ce qui anime de son chant et de son travail les
tapis embaumés de la montagne. Permettez donc au poëte de ne voir que la
synthèse des choses et n'exigez pas que le chantre de la nature en soit
l'historien.
--Je trouve qu'ici vous avez mille fois raison, répondit mon docteur. Le
poëte doit résumer, vous êtes dans le vrai, et jamais la dure et souvent
arbitraire technologie des naturalistes ne sera de son domaine,
espérons-le! Seulement, le poëte qui chantera l'abeille ne perdra rien à
la connaître dans tous les détails de son organisation et de son
existence. Il prendra d'elle ainsi que de sa supériorité sur la foule
des espèces congénères, une idée plus grande, plus juste et plus
féconde. Et ainsi de tout, croyez-moi. L'examen attentif de chaque chose
est la clef de l'ensemble. Mais ce n'est pas là le point de vue le plus
sérieux de la thèse que vous m'avez permis de soutenir devant vous. Il
en est un purement philosophique qui a une bien autre importance: c'est
que la santé de l'âme n'est pas plus dans la tension perpétuelle de
l'enthousiasme lyrique que celle du corps n'est dans l'usage exclusif et
prolongé des excitants. Les calmes et saintes jouissances de l'étude
sont nécessaires à notre équilibre, à notre raison, permettez-moi de le
dire aussi, à notre moralité!...
Je fus frappé de la ressemblance de cette assertion avec les théories
d'Obernay, et ne pus m'empêcher de lui dire que j'avais un ami qui me
prêchait en ce sens.
--Votre ami a raison, reprit-il; il sait sans doute par expérience que
l'homme civilisé est un malade fort délicat qui doit être son propre
médecin sous peine de devenir fou ou bête!
--Docteur, voilà une proposition bien sceptique pour un croyant de votre
force!
--Je ne suis d'aucune force, répondit-il avec une bonhomie mélancolique;
je suis tout pareil aux autres, débile dans la lutte de mes affections
contre ma logique, troublé bien souvent dans ma confiance en Dieu par le
sentiment de mon infirmité intellectuelle. Les poëtes n'ont peut-être
pas autant que nous ce sentiment-là: ils s'enivrent d'une idée de
grandeur et de puissance qui les console, sauf à les égarer. L'homme
adonné à la réflexion sait bien qu'il est faible et toujours exposé à
faire de ses excès de force un abus qui l'épuise. C'est dans l'oubli de
ses propres misères qu'il trouve le renouvellement ou la conservation de
ses facultés; mais cet oubli salutaire ne se trouve ni dans la paresse
ni dans l'enivrement, il n'est que dans l'étude du grand livre de
l'univers. Vous verrez cela à mesure que vous avancerez dans la vie. Si,
comme je le crois, vous sentez vivement, vous serez bientôt las d'être
le liéros du poëme de votre existence, et vous demanderez plus d'une
fois à Dieu de se substituer à vous-même dans vos préoccupations. Dieu
vous écoutera, car il est le _grand écouteur de la création_, celui qui
entend tout, qui répond à tout selon le besoin que chaque être a de
savoir le mot de sa destinée, et auquel il suffit de penser
respectueusement en contemplant le moindre de ses ouvrages pour se
trouver en rapport direct et en conversation intime avec lui, comme
l'enfant avec son père. Mais je vous ai déjà trop endoctriné, et je suis
sûr que vous me faites parler pour entendre résumer en langue vulgaire
ce que votre brillante imagination possède mieux que moi. Puisque vous
ne voulez pas venir à Brigg, il ne faut pas vous retarder plus
longtemps. Au revoir et bon voyage!
--Au revoir! où donc et quand donc, cher docteur?
--_Au revoir dans tout et partout!_ puisque nous vivons dans une des
étapes de la vie infinie et que nous en avons le sentiment. J'ignore si
les plantes et les animaux ont une notion instinctive de l'éternité;
mais l'homme, surtout l'homme dont l'intelligence s'est exercée à la
réflexion, ne peut point passer auprès d'un autre homme à la manière
d'un fantôme pour se perdre dans l'éternelle nuit. Deux âmes libres ne
s'anéantissent pas l'une par l'autre: dès qu'elles ont échangé une
pensée, elles se sont mutuellement donné quelque chose d'elles-mêmes,
et, ne dussent-elles jamais se retrouver en présence matériellement
parlant, elles se connaissent assez pour se retrouver dans les chemins
du souvenir, qui ne sont pas d'aussi pures abstractions qu'on le
pense... Mais c'est assez de métaphysique. Adieu encore et merci de
l'heure agréable et sympathique que vous avez mise dans ma journée!
Je le quittai à regret; mais je croyais devoir conserver le plus strict
incognito, n'étant guère éloigné du but de mon mystérieux voyage. Enfin
vint le jour où je pouvais compter qu'Alida serait seule chez elle avec
Paule et ses enfants, et j'arrivai au versant des Alpes qui plonge
jusqu'aux rives du lac Majeur. Je reconnus de loin la villa que je
m'étais fait décrire par Obernay. C'était une délicieuse résidence à
mi-côte, dans un éden de verdure et de soleil, en face de cette étroite
et profonde perspective du lac, auquel les montagnes font un si
merveilleux cadre, à la fois austère et gracieuse. Comme je descendais
vers la vallée, un orage terrible s'amoncelait au midi, et je le voyais
arriver à ma rencontre, envahissant le ciel et les eaux d'une teinte
violacée rayée de rouge brûlant. C'était un spectacle grandiose, et
bientôt le vent et la foudre, répétés par mille échos, me donnèrent une
symphonie digne de la scène qu'elle emplissait. Je me réfugiai chez des
paysans auxquels je me donnai pour un peintre paysagiste, et qui,
habitués à des hôtes de ce genre, me firent bon accueil dans leur
demeure isolée.
C'était une toute petite ferme, proprement tenue et annonçant une
certaine aisance. La femme causait volontiers, et j'appris, pendant
qu'elle préparait mon repas, que ce petit domaine dépendait des terres
de Valvèdre. Dès lors je pouvais espérer des renseignements certains sur
la famille, et, tout en ayant l'air de ne pas la connaître et de ne
m'intéresser qu'aux petites affaires de ma vieille hôtesse, je sus tout
ce qui m'intéressait moi-même au plus haut point. M. de Valvèdre était
venu, le 4 juillet, chercher sa soeur aînée et l'aîné de ses fils pour
les conduire à Genève; mais, comme mademoiselle Juste voulait laisser la
maison et les affaires en ordre, elle n'avait pu partir le jour même.
Madame de Valvèdre était arrivée le 5 avec mademoiselle Paule et son
fiancé. Il y avait eu des explications. Tout le monde savait bien que
madame et mademoiselle Juste ne s'entendaient pas. Mademoiselle Juste
était un peu dure, et madame un peu vive. Enfin on était tombé d'accord,
puisqu'on s'était quitté en s'embrassant. Les domestiques l'avaient vu.
Mademoiselle Juste avait demandé à emmener mademoiselle Paule à Genève
pour s'occuper de son trousseau, et madame de Valvèdre, quoique pressée
par tout son monde, avait préféré rester seule au château avec le plus
jeune de ses fils, M. Paolino, le filleul de mademoiselle Paule; mais
l'enfant avait beaucoup pleuré pour se séparer de son frère et de sa
marraine, si bien que madame, qui ne pouvait pas voir pleurer _ces
messieurs_, avait décidé qu'ils partiraient ensemble, et qu'elle
resterait à Valvèdre jusqu'à la fin du mois. Toute la famille était donc
partie le 7, et l'on s'étonnait beaucoup dans la maison de l'idée que
madame avait eue de rester trois semaines toute seule à Valvèdre, où
l'on savait bien qu'elle s'ennuyait, même quand elle y avait de la
compagnie.
Tous ces détails étaient arrivés à mon hôtesse par un jardinier du
château qui était son neveu.
J'aurais volontiers tenté une promenade nocturne autour de ce château
enchanté, et rien n'eût été plus facile que de sortir de ma retraite
sans être observé; car, à dix heures, le vieux couple ronflait comme
s'il eût voulu faire concurrence au tonnerre; mais la tempête sévissait
avec rage, et je dus attendre le lendemain.
Le soleil se leva splendide. Je pris avec affectation mon album de
voyage, et je partis pour une promenade assez fantastique. Je fis cinq
ou six fois le tour de la résidence, en rétrécissant toujours le cercle,
de manière à connaître comme à vol d'oiseau tous les détails de la
localité. Chemins, fossés, prairies, habitations, ruisseaux et rochers,
tout me fut aussi familier au bout de quelques heures que si j'étais né
dans le pays. Je connus les endroits découverts et les endroits habités
où je ne devais pas repasser pour ne point attirer l'attention, les
sites dont d'autres paysagistes s'étaient emparés et où je ne voulais
pas être obligé de faire connaissance avec eux, les sentiers ombragés et
frayés seulement par les troupeaux au flanc des collines, où j'étais à
peu près sûr de ne point rencontrer d'êtres trop civilisés. Enfin je
m'assurai d'une direction invraisemblable, mais admirablement
mystérieuse, pour circuler de mon gîte à la villa, et qui offrait des
retraites sauvages où je pouvais me dérober aux regards méfiants ou
curieux, en m'enfonçant dans les bois jetés à pic le long des ravins.
Cette exploration faite, je me hasardai à pénétrer dans le parc de
Valvèdre par une brèche que j'avais réussi à découvrir. On était en
train de la réparer, mais les ouvriers étaient absents. Je me glissai
sous la futaie, j'arrivai jusqu'à la lisière d'un parterre richement
fleuri, et je vis en face de moi la maison blanche construite à
l'italienne, élevée sur un massif de maçonnerie entouré de colonnes. Je
remarquai quatre fenêtres à rideaux de soie rose que le soleil couchant
faisait resplendir. Je m'avançai un peu, et, caché dans un bosquet de
lauriers, je restai là plus d'une heure. La nuit approchait quand je
distinguai enfin une femme que je reconnus pour la Bianca, la suivante
dévouée de madame de Valvèdre. Elle releva les rideaux comme pour faire
entrer la fraîcheur du soir dans l'intérieur, et je vis bientôt circuler
des lumières. Puis on sonna une cloche, et les lumières disparurent.
C'était le signal du dîner; ces fenêtres étaient celles de l'appartement
d'Alida.
Je savais donc tout ce qu'il m'importait de savoir. Je retournai à Rocca
(c'était le nom de ma petite ferme), afin de ne pas causer d'inquiétude
à mes hôtes. Je soupai avec eux et me retirai dans ma chambrette, où je
pris deux heures de repos. Quand je fus assuré que moi seul étais
éveillé à la ferme, j'en sortis sans bruit. Le temps était propice:
très-serein, beaucoup d'étoiles, et pas de lune révélatrice. J'avais
compté les angles de mon chemin et noté, je crois, tous les cailloux.
Quand l'épaisseur des arbres me plongeait dans les ténèbres, je me
dirigeais par la mémoire.
Je n'avais pas donné signe de vie à madame de Valvèdre depuis mon départ
de Saint-Pierre. Elle devait se croire abandonnée, me mépriser, me haïr;
mais elle ne m'avait pas oublié, et elle avait souffert, je n'en pouvais
douter. Il ne fallait pas une grande expérience de la vie pour savoir
qu'en amour les blessures de l'orgueil sont poignantes et saignent
longtemps. Je me disais avec raison qu'une femme qui s'est crue adorée
ou seulement désirée avec passion ne se console pas aisément de
l'outrage d'un prompt et facile oubli. Je comptais sur les amertumes
amassées dans ce faible coeur pour frapper un grand coup par mon
apparition inopinée, par mon entreprise romanesque. Mon siége était
fait. Je comptais dire que j'avais voulu guérir et que je venais avouer
ma défaite; si l'imposture ne suffisait pas pour bouleverser cette âme
déjà troublée, je serais plus cruel et plus fourbe encore: je feindrais
de vouloir m'éloigner pour jamais, et de venir seulement me fortifier
par un dernier adieu.
Il y avait bien des moments où la conscience de la jeunesse et de
l'amour se révoltait en moi contre cette tactique de roué vulgaire. Je
me demandais si j'aurais le sang-froid nécessaire pour faire souffrir
sans tomber à genoux aussitôt, si tout cet échafaudage de ruses ne
s'écroulerait pas devant un de ces irrésistibles regards de langueur
plaintive et de résignation désolée qui m'avaient repris et vaincu déjà
tant de fois; mais je m'efforçais de croire à ma perversité, de
m'étourdir, et j'avançais rapide et palpitant sous la molle clarté des
étoiles, à travers les buissons déjà chargés de rosée. Je me dirigeai si
bien, que j'arrivai au pied de la villa sans avoir éveillé un oiseau
dans la feuillée, sans avoir été senti de loin par un chien de garde.
Un élégant et vaste perron descendait de la terrasse au parterre; mais
il était fermé par une grille, et je n'osais faire entendra aucun appel.
D'ailleurs, je voulais surprendre, apparaître comme le _deus ex
machina_. Madame de Valvèdre veillait encore, il n'était qu'onze heures.
Une seule de ses fenêtres était éclairée, ouverte même, avec le rideau
rose fermé.
Escalader la terrasse n'était pas facile; il le fallait pourtant. Elle
n'était guère élevée; mais où trouver un point d'appui le long des
colonnes de marbre blanc qui la soutenaient? Je retournai à la brèche
laissée ouverte par les maçons: ils n'avaient pas laissé l'échelle que
j'y avais remarquée dans le jour. Je me glissai dans une orangerie qui
longeait une des faces du parterre, et j'y trouvai une autre échelle;
elle était beaucoup trop courte. Comment je parvins quand même sur la
plate-forme, c'est ce que je ne saurais dire. La volonté fait des
miracles, ou plutôt la passion donne aux amants le sens mystérieux que
possèdent les somnambules.
La fenêtre ouverte était presque de niveau avec le pavé de la terrasse.
J'enjambai le rebord sans faire aucun bruit. Je regardai par la fente du
rideau. Alida était là, dans un délicieux boudoir qu'éclairait
faiblement une lampe posée sur une table. Assise devant cette table, où
elle semblait s'être placée pour écrire, elle rêvait ou sommeillait, le
visage caché dans ses deux mains. Quand elle releva la tête, j'étais à
ses pieds.
Elle retint un cri et jeta ses bras autour de mon cou. Je crus qu'elle
allait s'évanouir. Mes transports la rappelèrent à elle-même.
--Je vous souffre chez moi au milieu de la nuit, dit-elle, et privée de
tout secours que je puisse appeler sans me perdre de réputation. C'est
que j'ai foi en vous. Le moment où je croirai que j'ai eu tort sera le
dernier de mon amour. Francis, vous ne pouvez pas oublier cela!
--J'oublie tout, répondis-je. Je ne sais pas, je ne comprends pas ce que
vous me dites. Je sais que je vous vois, que je vous entends, que vous
semblez heureuse de me voir, que je suis à vos pieds, que vous me
menacez, que je me meurs de crainte et de joie, que vous pouvez me
chasser, et que je peux mourir. Voilà tout ce que je sais. Me voilà! que
voulez-vous faire de moi? Vous êtes tout dans ma vie. Suis-je quelque
chose dans la vôtre? Rien ne me le prouve, et je ne sais pas où j'ai
pris la folie de me le persuader et de venir jusqu'à vous. Parlez,
parlez, consolez-moi, rassurez-moi, effacez l'horreur des jours que je
viens de passer loin de vous, ou dites-moi tout de suite que vous me
chassez à jamais. Je ne peux plus vivre sans une solution, car je perds
la raison et la volonté. Ayez-en pour deux, dites-moi ce que je vais
devenir!
--Devenez mon unique ami, reprit-elle; devenez la consolation, le salut
et la joie d'une âme solitaire, rongée d'ennuis, et dont les forces,
longtemps inactives, sont tendues vers un besoin d'aimer qui là dévore.
Je ne vous dissimule rien. Vous êtes arrivé dans un moment de ma vie où,
après des années d'anéantissement, je sentais qu'il fallait aimer ou
mourir. J'ai trouvé en vous la passion subite, sincère, mais terrible.
J'ai eu peur, j'ai cent fois jugé que le remède à mon ennui allait être
pire que le mal, et, quand vous m'avez quittée, je vous ai presque béni
en vous maudissant; mais votre éloignement a été inutile. J'en ai plus
souffert que de toutes mes terreurs, et, à présent que vous voilà, je
sens, moi aussi, qu'il faut que vous décidiez de moi, que je ne
m'appartiens plus, et que, si nous nous quittons pour toujours, je perds
la raison et la force de vivre!
J'étais enivré de cet abandon, l'espoir me revenait; mais elle, elle
revint bien vite à ses menaces.
--Avant tout, dit-elle, pour être heureuse de votre affection, il faut
que je me sente respectée. Autrement, l'avenir que vous m'offrez me fait
horreur. Si vous m'aimez seulement comme mon mari m'a aimée, et comme
bien d'autres après lui m'ont offert de m'aimer, ce n'est pas la peine
que mon coeur soit coupable et perde le sentiment de la fidélité
conjugale. Vous m'avez dit là-bas que je n'étais capable d'aucun
sacrifice. Ne voyez-vous pas que, même en vous aimant comme je fais, je
suis une âme sans vertu, une épouse sans honneur? Quand le coeur est
adultère, le devoir est déjà trahi; je ne me fais donc pas d'illusion
sur moi-même. Je sais que je suis lâche, que je cède à un sentiment que
la morale réprouve, et qui est une insulte secrète à la dignité de mon
mari. Eh bien, qu'importe? laissez-moi ce tourment. Je saurai porter ma
honte devant vous, qui seul au monde ne me la reprocherez pas. Si je
souffre de ma dissimulation vis-à-vis des autres, vous n'entendrez
jamais aucune plainte. Je peux tout souffrir pour vous. Aimez-moi comme
je l'entends, et si, de votre côté, vous souffrez de ma retenue, sachez
souffrir, et trouvez en vous-même la délicatesse de ne pas me le
reprocher. Un grand amour est-il donc la satisfaction des appétits
aveugles? Où serait le mérite, et comment deux âmes élevées
pourraient-elles se chérir et s'admirer l'une l'autre pour la
satisfaction d'un instinct?... Non, non, l'amour ne résiste pas à de
certaines épreuves! Dans le mariage, l'amitié et le lien de la famille
peuvent compenser la perte de l'enthousiasme; mais dans une liaison que
rien ne sanctionne, que tout froisse et combat dans la société, il faut
de grandes forces et la conscience d'une lutte sublime. Je vous crois
capable de cela, et moi, je sens que je le suis. Ne m'ôtez pas cette
illusion, si c'en est une. Donnez-moi quelque temps pour la savourer. Si
nous devons succomber un jour, ce sera la fin de tout, et du moins nous
nous souviendrons d'avoir aimé!
Alida parlait mieux que je ne sais la faire parler ici. Elle avait le
don d'exprimer admirablement un certain ordre d'idées. Elle avait lu
beaucoup de romans; mais, pour l'exaltation ou la subtilité des
sentiments, elle en eût remontré aux plus habiles romanciers. Son
langage frisait parfois l'emphase, et revenait tout à coup à la
simplicité avec un charme étrange. Son intelligence, peu développée
d'ailleurs, avait sous ce rapport une véritable puissance, car elle
était de bonne foi, et trouvait, au service du sophisme même, des
arguments d'une admirable sincérité: femme dangereuse s'il en fut, mais
dangereuse à elle-même plus qu'aux autres, étrangère à toute perversité,
et atteinte d'une maladie mortelle pour sa conscience, l'analyse
exclusive de sa personnalité.
J'étais à un moindre degré, mais à un degré beaucoup trop grand encore,
atteint de ce même mal qu'on pourrait appeler encore aujourd'hui la
maladie des poëtes. Trop absorbé en moi-même, je rapportais trop
volontiers tout à ma propre appréciation. Je ne voulais demander ni aux
religions, ni aux sociétés, ni aux sciences, ni aux philosophies, la
sanction de mes idées et de mes actes. Je sentais en moi des forces
vives et un esprit de révolte qui n'était nullement raisonné. Le _moi_
tenait une place démesurée dans mes réflexions comme dans mes instincts,
et, de ce que ces instincts étaient généreux et ardemment tournés vers
le grand, je concluais qu'ils ne pouvaient me tromper. En caressant ma
vanité, Alida, sans calcul et sans artifice, devait arriver à s'emparer
de moi. Plus logique et plus sage, j'eusse secoué le joug d'une femme
qui ne savait être ni épouse ni amante, et qui cherchait sa
réhabilitation dans je ne sais quel rêve de fausse vertu et de fausse
passion; mais elle faisait appel à ma force et la force était le rêve de
mon orgueil. Je fus dès lors enchaîné, et je goûtai dans mon sacrifice
l'incomplet et fiévreux bonheur qui était l'idéal de cette femme
exaltée. En me persuadant que je devenais, par ma soumission, un héros
et presque un ange, elle m'enivra doucement: la flatterie me monta au
cerveau, et je la quittai, sinon content d'elle, du moins enchanté de
moi-même.
Je ne devais ni ne voulais compromettre madame de Valvèdre. Aussi
avais-je résolu de partir dès le lendemain. J'eusse été moins prudent,
moins délicat peut-être, si elle se fût abandonnée à ma passion: vaincu
par sa vertu et forcé de me soumettre, je ne désirais pas exposer sa
réputation en pure perte; mais elle insista si tendrement, que je dus
promettre de revenir la nuit suivante, et je revins en effet. Elle
m'attendait dans la campagne, et, plus romanesque que passionnée, elle
voulut se promener avec moi sur le lac. J'aurais eu mauvaise grâce à me
refuser à une fantaisie aussi poétique. Pourtant je trouvai maussade
d'être condamné au métier de rameur, au lieu d'être à ses genoux et de
la serrer dans mes bras. Quand j'eus conduit un peu au large la jolie
barque qu'elle m'avait aidé à trouver dans les roseaux du rivage, et qui
lui appartenait, je laissai flotter les rames pour me coucher à ses
pieds. La nuit était splendide de sérénité, et les eaux si tranquilles,
qu'on y voyait à peine trembler le reflet des étoiles.
--Ne sommes-nous pas heureux ainsi? me dit-elle, et n'est-il pas
délicieux de respirer ensemble cet air pur, avec le profond sentiment de
la pureté de notre amour? Et tu ne voulais pas me donner cette nuit
charmante! Tu voulais partir comme un coupable, quand nous voici devant
Dieu, dignes de sa pitié secourable et bénis peut-être en dépit du monde
et de ses lois!
--Puisque tu crois à la bonté de Dieu, lui répondis-je, pourquoi ne t'y
fier qu'à demi? Serait-ce un si grand crime?...
Elle mit ses douces mains sur ma bouche.
--Tais-toi, dit-elle, ne trouble pas mon bonheur par des plaintes et
n'offense pas l'auguste paix de cette nuit sublime par des murmures
contre le sort. Si j'étais sûre de la miséricorde divine pour ma faute,
je ne serais pas sûre pour cela de la durée de ton amour après ma chute.
--Ainsi tu ne crois ni à Dieu ni à moi! m'écriai-je.
--Si cela est, plains-moi, car le doute est une grande douleur que je
traîne depuis que je suis au monde, et tâche de me guérir, mais en
ménageant ma frayeur et en me donnant confiance: confiance en Dieu
d'abord! Dis-moi, y crois-tu fermement, au Dieu qui nous voit, nous
entend et qui nous aime? Réponds, réponds! As-tu la foi, la certitude?
--Pas plus que toi, hélas! Je n'ai que l'espérance. Je n'ai pas été
longtemps bercé des douces chimères de l'enfance. J'ai bu à la source
froide du doute, qui coule sur toutes choses en ce triste siècle; mais
je crois à l'amour, parce que je le sens.
--Et moi aussi, je crois à l'amour que j'éprouve; mais je vois bien que
nous sommes aussi malheureux l'un que l'autre, puisque nous ne croyons
qu'à nous-mêmes.
Cette triste appréciation qui lui échappait me jeta dans une mélancolie
noire. Était-ce pour nous juger ainsi l'un l'autre, pour mesurer en
poëtes sceptiques la profondeur de notre néant, que nous étions venus
savourer l'union de nos âmes à la face des cieux étoilés? Elle me
reprocha mon silence et ma sombre attitude.
--C'est ta faute, lui répondis-je avec amertume. L'amour, dont tu veux
faire un raisonnement, est de sa nature une ivresse et un transport. Si,
au lieu de regarder dans l'inconnu en supputant les chances de l'avenir,
qui ne nous appartient pas, tu étais noyée dans les voluptés de ma
passion, tu ne te souviendrais pas d'avoir souffert, et tu croirais à
deux pour la première fois de ta vie.
--Allons-nous-en, dit-elle, tu me fais peur! Ces voluptés, ces ivresses
dont tu parles, ce n'est pas l'amour, c'est la fièvre, c'est
l'étourdissement et l'oubli de tout, c'est quelque chose de brutal et
d'insensé qui n'a ni veille ni lendemain. Reprends les rames, je veux
m'en aller!
Il me vint une sorte de rage. Je saisis les rames et je l'emmenai plus
au large. Elle eut peur et menaça de se jeter dans le lac, si je
continuais ce silencieux et farouche voyage, qui ressemblait à un
enlèvement. Je la ramenai vers la rive sans rien dire. J'étais en proie
à un violent orage intérieur. Elle se laissa tomber sur le sable en
pleurant. Désarmé, je pleurai aussi. Nous étions profondément malheureux
sans nous rendre bien compte des causes de notre souffrance. Certes, je
n'étais pas assez faible pour que la violence faite à ma passion me
parût un si grand effort et un si grand malheur, et, quant à elle, la
peur que je lui avais causée n'était pas aussi sérieuse qu'elle voulait
se le persuader. Qu'y avait-il donc d'impossible entre nous? quelle
barrière séparait nos âmes? Nous restâmes en face de cet effrayant
problème sans pouvoir le résoudre.
Le seul remède à notre douleur était de souffrir ensemble, et ce fut
réellement le seul lien profondément vrai qui nous étreignit. Cette
qui lui manquent! Quoi! nous avons brisé la voûte de saphir de
l'empyrée, et nous y avons saisi la notion de l'infini avec la présence
des mondes sans nombre; nous avons percé la croûte du globe, nous y
avons découvert les éléments mystérieux de toute vie à sa surface, et
les poëtes viendront nous dire: «Vous êtes des pédants glacés, des
faiseurs de chiffres! vous ne voyez rien, vous ne jouissez de rien
autour de vous!» C'est comme si, en écoulant parler une langue étrangère
que nous comprendrions et qu'ils ne comprendraient pas, ils avaient la
prétention d'en sentir mieux que nous les beautés, sous prétexte que le
sens des paroles nous empêche d'en saisir l'harmonie.
Mon nouvel ami parlait avec un charme extraordinaire; sa voix et sa
prononciation étaient si belles et son accent si doux, son regard avait
tant de persuasion et son sourire tant de bonté, que je me laissai
morigéner sans révolte. Je me trouvais assoupli et comme influencé par
ce rare esprit doué de formes si charmantes. Était-ce là un simple
médecin de campagne, ou bien plutôt quelque homme célèbre savourant les
douceurs de la solitude et de l'_incognito?_
Il marquait si peu de curiosité sur mon compte, que je crus devoir
imiter sa discrétion. Il se contenta de me demander si je descendais la
montagne ou si je comptais la remonter. Je n'avais aucun projet arrêté
avant le 15 juillet, et nous n'étions qu'au 10. Je fus donc tenté
d'accepter l'offre qu'il me fit d'aller dîner avec lui à Brigg, où il
comptait passer la nuit; mais je pensai qu'il serait imprudent de me
faire connaître sur cette route, qui était celle de Valvèdre, et où je
comptais passer sans laisser mon nom dans aucune localité. Je prétextai
un projet d'excursion en sens contraire; seulement, pour profiter encore
quelques instants de sa compagnie, je le conduisis pendant une lieue
vers son gîte. Nous causâmes donc encore sur le même sujet qui nous
avait occupés, et je fus contraint d'avouer que son raisonnement avait
une grande valeur et une grande force dans sa bouche; mais je le priai
d'avouer à son tour que peu d'esprits étaient assez vastes pour
embrasser sous toutes ses faces la notion du beau dans la nature.
--Que l'étude des plus arides classifications, lui dis-je, n'ait pas
glacé une âme d'élite comme la vôtre, ce n'est pas en vous écoutant que
je puis le révoquer en doute; mais convenez donc qu'il y a des choses
qui, par elles-mêmes, s'excluent mutuellement dans la plupart des
organisations humaines. Je n'ai pas la modestie de me prendre pour un
idiot, et cependant je vous déclare qu'une sèche nomenclature et les
travaux plus ou moins ingénieux à l'aide desquels on a groupé les
modifications sans nombre de la pensée divine la rapetissent
singulièrement à mes yeux, et que je serais désolé, par exemple, de
savoir combien d'espèces de mouches sucent en ce moment autour de nous
le serpolet et les lavandes. Je sais bien que l'ignorant complet croit
avoir tout vu quand il a remarqué le bourdonnement de l'abeille; mais,
moi qui sais que l'abeille a beaucoup de soeurs ailées qui modifient et
répandent son type, je ne demande pas qu'on me dise où il commence et où
il finit. J'aime mieux me persuader que nulle part il ne finit, que
nulle part il ne commence, et mon besoin de poésie trouve que le mot
_abeille_ résume tout ce qui anime de son chant et de son travail les
tapis embaumés de la montagne. Permettez donc au poëte de ne voir que la
synthèse des choses et n'exigez pas que le chantre de la nature en soit
l'historien.
--Je trouve qu'ici vous avez mille fois raison, répondit mon docteur. Le
poëte doit résumer, vous êtes dans le vrai, et jamais la dure et souvent
arbitraire technologie des naturalistes ne sera de son domaine,
espérons-le! Seulement, le poëte qui chantera l'abeille ne perdra rien à
la connaître dans tous les détails de son organisation et de son
existence. Il prendra d'elle ainsi que de sa supériorité sur la foule
des espèces congénères, une idée plus grande, plus juste et plus
féconde. Et ainsi de tout, croyez-moi. L'examen attentif de chaque chose
est la clef de l'ensemble. Mais ce n'est pas là le point de vue le plus
sérieux de la thèse que vous m'avez permis de soutenir devant vous. Il
en est un purement philosophique qui a une bien autre importance: c'est
que la santé de l'âme n'est pas plus dans la tension perpétuelle de
l'enthousiasme lyrique que celle du corps n'est dans l'usage exclusif et
prolongé des excitants. Les calmes et saintes jouissances de l'étude
sont nécessaires à notre équilibre, à notre raison, permettez-moi de le
dire aussi, à notre moralité!...
Je fus frappé de la ressemblance de cette assertion avec les théories
d'Obernay, et ne pus m'empêcher de lui dire que j'avais un ami qui me
prêchait en ce sens.
--Votre ami a raison, reprit-il; il sait sans doute par expérience que
l'homme civilisé est un malade fort délicat qui doit être son propre
médecin sous peine de devenir fou ou bête!
--Docteur, voilà une proposition bien sceptique pour un croyant de votre
force!
--Je ne suis d'aucune force, répondit-il avec une bonhomie mélancolique;
je suis tout pareil aux autres, débile dans la lutte de mes affections
contre ma logique, troublé bien souvent dans ma confiance en Dieu par le
sentiment de mon infirmité intellectuelle. Les poëtes n'ont peut-être
pas autant que nous ce sentiment-là: ils s'enivrent d'une idée de
grandeur et de puissance qui les console, sauf à les égarer. L'homme
adonné à la réflexion sait bien qu'il est faible et toujours exposé à
faire de ses excès de force un abus qui l'épuise. C'est dans l'oubli de
ses propres misères qu'il trouve le renouvellement ou la conservation de
ses facultés; mais cet oubli salutaire ne se trouve ni dans la paresse
ni dans l'enivrement, il n'est que dans l'étude du grand livre de
l'univers. Vous verrez cela à mesure que vous avancerez dans la vie. Si,
comme je le crois, vous sentez vivement, vous serez bientôt las d'être
le liéros du poëme de votre existence, et vous demanderez plus d'une
fois à Dieu de se substituer à vous-même dans vos préoccupations. Dieu
vous écoutera, car il est le _grand écouteur de la création_, celui qui
entend tout, qui répond à tout selon le besoin que chaque être a de
savoir le mot de sa destinée, et auquel il suffit de penser
respectueusement en contemplant le moindre de ses ouvrages pour se
trouver en rapport direct et en conversation intime avec lui, comme
l'enfant avec son père. Mais je vous ai déjà trop endoctriné, et je suis
sûr que vous me faites parler pour entendre résumer en langue vulgaire
ce que votre brillante imagination possède mieux que moi. Puisque vous
ne voulez pas venir à Brigg, il ne faut pas vous retarder plus
longtemps. Au revoir et bon voyage!
--Au revoir! où donc et quand donc, cher docteur?
--_Au revoir dans tout et partout!_ puisque nous vivons dans une des
étapes de la vie infinie et que nous en avons le sentiment. J'ignore si
les plantes et les animaux ont une notion instinctive de l'éternité;
mais l'homme, surtout l'homme dont l'intelligence s'est exercée à la
réflexion, ne peut point passer auprès d'un autre homme à la manière
d'un fantôme pour se perdre dans l'éternelle nuit. Deux âmes libres ne
s'anéantissent pas l'une par l'autre: dès qu'elles ont échangé une
pensée, elles se sont mutuellement donné quelque chose d'elles-mêmes,
et, ne dussent-elles jamais se retrouver en présence matériellement
parlant, elles se connaissent assez pour se retrouver dans les chemins
du souvenir, qui ne sont pas d'aussi pures abstractions qu'on le
pense... Mais c'est assez de métaphysique. Adieu encore et merci de
l'heure agréable et sympathique que vous avez mise dans ma journée!
Je le quittai à regret; mais je croyais devoir conserver le plus strict
incognito, n'étant guère éloigné du but de mon mystérieux voyage. Enfin
vint le jour où je pouvais compter qu'Alida serait seule chez elle avec
Paule et ses enfants, et j'arrivai au versant des Alpes qui plonge
jusqu'aux rives du lac Majeur. Je reconnus de loin la villa que je
m'étais fait décrire par Obernay. C'était une délicieuse résidence à
mi-côte, dans un éden de verdure et de soleil, en face de cette étroite
et profonde perspective du lac, auquel les montagnes font un si
merveilleux cadre, à la fois austère et gracieuse. Comme je descendais
vers la vallée, un orage terrible s'amoncelait au midi, et je le voyais
arriver à ma rencontre, envahissant le ciel et les eaux d'une teinte
violacée rayée de rouge brûlant. C'était un spectacle grandiose, et
bientôt le vent et la foudre, répétés par mille échos, me donnèrent une
symphonie digne de la scène qu'elle emplissait. Je me réfugiai chez des
paysans auxquels je me donnai pour un peintre paysagiste, et qui,
habitués à des hôtes de ce genre, me firent bon accueil dans leur
demeure isolée.
C'était une toute petite ferme, proprement tenue et annonçant une
certaine aisance. La femme causait volontiers, et j'appris, pendant
qu'elle préparait mon repas, que ce petit domaine dépendait des terres
de Valvèdre. Dès lors je pouvais espérer des renseignements certains sur
la famille, et, tout en ayant l'air de ne pas la connaître et de ne
m'intéresser qu'aux petites affaires de ma vieille hôtesse, je sus tout
ce qui m'intéressait moi-même au plus haut point. M. de Valvèdre était
venu, le 4 juillet, chercher sa soeur aînée et l'aîné de ses fils pour
les conduire à Genève; mais, comme mademoiselle Juste voulait laisser la
maison et les affaires en ordre, elle n'avait pu partir le jour même.
Madame de Valvèdre était arrivée le 5 avec mademoiselle Paule et son
fiancé. Il y avait eu des explications. Tout le monde savait bien que
madame et mademoiselle Juste ne s'entendaient pas. Mademoiselle Juste
était un peu dure, et madame un peu vive. Enfin on était tombé d'accord,
puisqu'on s'était quitté en s'embrassant. Les domestiques l'avaient vu.
Mademoiselle Juste avait demandé à emmener mademoiselle Paule à Genève
pour s'occuper de son trousseau, et madame de Valvèdre, quoique pressée
par tout son monde, avait préféré rester seule au château avec le plus
jeune de ses fils, M. Paolino, le filleul de mademoiselle Paule; mais
l'enfant avait beaucoup pleuré pour se séparer de son frère et de sa
marraine, si bien que madame, qui ne pouvait pas voir pleurer _ces
messieurs_, avait décidé qu'ils partiraient ensemble, et qu'elle
resterait à Valvèdre jusqu'à la fin du mois. Toute la famille était donc
partie le 7, et l'on s'étonnait beaucoup dans la maison de l'idée que
madame avait eue de rester trois semaines toute seule à Valvèdre, où
l'on savait bien qu'elle s'ennuyait, même quand elle y avait de la
compagnie.
Tous ces détails étaient arrivés à mon hôtesse par un jardinier du
château qui était son neveu.
J'aurais volontiers tenté une promenade nocturne autour de ce château
enchanté, et rien n'eût été plus facile que de sortir de ma retraite
sans être observé; car, à dix heures, le vieux couple ronflait comme
s'il eût voulu faire concurrence au tonnerre; mais la tempête sévissait
avec rage, et je dus attendre le lendemain.
Le soleil se leva splendide. Je pris avec affectation mon album de
voyage, et je partis pour une promenade assez fantastique. Je fis cinq
ou six fois le tour de la résidence, en rétrécissant toujours le cercle,
de manière à connaître comme à vol d'oiseau tous les détails de la
localité. Chemins, fossés, prairies, habitations, ruisseaux et rochers,
tout me fut aussi familier au bout de quelques heures que si j'étais né
dans le pays. Je connus les endroits découverts et les endroits habités
où je ne devais pas repasser pour ne point attirer l'attention, les
sites dont d'autres paysagistes s'étaient emparés et où je ne voulais
pas être obligé de faire connaissance avec eux, les sentiers ombragés et
frayés seulement par les troupeaux au flanc des collines, où j'étais à
peu près sûr de ne point rencontrer d'êtres trop civilisés. Enfin je
m'assurai d'une direction invraisemblable, mais admirablement
mystérieuse, pour circuler de mon gîte à la villa, et qui offrait des
retraites sauvages où je pouvais me dérober aux regards méfiants ou
curieux, en m'enfonçant dans les bois jetés à pic le long des ravins.
Cette exploration faite, je me hasardai à pénétrer dans le parc de
Valvèdre par une brèche que j'avais réussi à découvrir. On était en
train de la réparer, mais les ouvriers étaient absents. Je me glissai
sous la futaie, j'arrivai jusqu'à la lisière d'un parterre richement
fleuri, et je vis en face de moi la maison blanche construite à
l'italienne, élevée sur un massif de maçonnerie entouré de colonnes. Je
remarquai quatre fenêtres à rideaux de soie rose que le soleil couchant
faisait resplendir. Je m'avançai un peu, et, caché dans un bosquet de
lauriers, je restai là plus d'une heure. La nuit approchait quand je
distinguai enfin une femme que je reconnus pour la Bianca, la suivante
dévouée de madame de Valvèdre. Elle releva les rideaux comme pour faire
entrer la fraîcheur du soir dans l'intérieur, et je vis bientôt circuler
des lumières. Puis on sonna une cloche, et les lumières disparurent.
C'était le signal du dîner; ces fenêtres étaient celles de l'appartement
d'Alida.
Je savais donc tout ce qu'il m'importait de savoir. Je retournai à Rocca
(c'était le nom de ma petite ferme), afin de ne pas causer d'inquiétude
à mes hôtes. Je soupai avec eux et me retirai dans ma chambrette, où je
pris deux heures de repos. Quand je fus assuré que moi seul étais
éveillé à la ferme, j'en sortis sans bruit. Le temps était propice:
très-serein, beaucoup d'étoiles, et pas de lune révélatrice. J'avais
compté les angles de mon chemin et noté, je crois, tous les cailloux.
Quand l'épaisseur des arbres me plongeait dans les ténèbres, je me
dirigeais par la mémoire.
Je n'avais pas donné signe de vie à madame de Valvèdre depuis mon départ
de Saint-Pierre. Elle devait se croire abandonnée, me mépriser, me haïr;
mais elle ne m'avait pas oublié, et elle avait souffert, je n'en pouvais
douter. Il ne fallait pas une grande expérience de la vie pour savoir
qu'en amour les blessures de l'orgueil sont poignantes et saignent
longtemps. Je me disais avec raison qu'une femme qui s'est crue adorée
ou seulement désirée avec passion ne se console pas aisément de
l'outrage d'un prompt et facile oubli. Je comptais sur les amertumes
amassées dans ce faible coeur pour frapper un grand coup par mon
apparition inopinée, par mon entreprise romanesque. Mon siége était
fait. Je comptais dire que j'avais voulu guérir et que je venais avouer
ma défaite; si l'imposture ne suffisait pas pour bouleverser cette âme
déjà troublée, je serais plus cruel et plus fourbe encore: je feindrais
de vouloir m'éloigner pour jamais, et de venir seulement me fortifier
par un dernier adieu.
Il y avait bien des moments où la conscience de la jeunesse et de
l'amour se révoltait en moi contre cette tactique de roué vulgaire. Je
me demandais si j'aurais le sang-froid nécessaire pour faire souffrir
sans tomber à genoux aussitôt, si tout cet échafaudage de ruses ne
s'écroulerait pas devant un de ces irrésistibles regards de langueur
plaintive et de résignation désolée qui m'avaient repris et vaincu déjà
tant de fois; mais je m'efforçais de croire à ma perversité, de
m'étourdir, et j'avançais rapide et palpitant sous la molle clarté des
étoiles, à travers les buissons déjà chargés de rosée. Je me dirigeai si
bien, que j'arrivai au pied de la villa sans avoir éveillé un oiseau
dans la feuillée, sans avoir été senti de loin par un chien de garde.
Un élégant et vaste perron descendait de la terrasse au parterre; mais
il était fermé par une grille, et je n'osais faire entendra aucun appel.
D'ailleurs, je voulais surprendre, apparaître comme le _deus ex
machina_. Madame de Valvèdre veillait encore, il n'était qu'onze heures.
Une seule de ses fenêtres était éclairée, ouverte même, avec le rideau
rose fermé.
Escalader la terrasse n'était pas facile; il le fallait pourtant. Elle
n'était guère élevée; mais où trouver un point d'appui le long des
colonnes de marbre blanc qui la soutenaient? Je retournai à la brèche
laissée ouverte par les maçons: ils n'avaient pas laissé l'échelle que
j'y avais remarquée dans le jour. Je me glissai dans une orangerie qui
longeait une des faces du parterre, et j'y trouvai une autre échelle;
elle était beaucoup trop courte. Comment je parvins quand même sur la
plate-forme, c'est ce que je ne saurais dire. La volonté fait des
miracles, ou plutôt la passion donne aux amants le sens mystérieux que
possèdent les somnambules.
La fenêtre ouverte était presque de niveau avec le pavé de la terrasse.
J'enjambai le rebord sans faire aucun bruit. Je regardai par la fente du
rideau. Alida était là, dans un délicieux boudoir qu'éclairait
faiblement une lampe posée sur une table. Assise devant cette table, où
elle semblait s'être placée pour écrire, elle rêvait ou sommeillait, le
visage caché dans ses deux mains. Quand elle releva la tête, j'étais à
ses pieds.
Elle retint un cri et jeta ses bras autour de mon cou. Je crus qu'elle
allait s'évanouir. Mes transports la rappelèrent à elle-même.
--Je vous souffre chez moi au milieu de la nuit, dit-elle, et privée de
tout secours que je puisse appeler sans me perdre de réputation. C'est
que j'ai foi en vous. Le moment où je croirai que j'ai eu tort sera le
dernier de mon amour. Francis, vous ne pouvez pas oublier cela!
--J'oublie tout, répondis-je. Je ne sais pas, je ne comprends pas ce que
vous me dites. Je sais que je vous vois, que je vous entends, que vous
semblez heureuse de me voir, que je suis à vos pieds, que vous me
menacez, que je me meurs de crainte et de joie, que vous pouvez me
chasser, et que je peux mourir. Voilà tout ce que je sais. Me voilà! que
voulez-vous faire de moi? Vous êtes tout dans ma vie. Suis-je quelque
chose dans la vôtre? Rien ne me le prouve, et je ne sais pas où j'ai
pris la folie de me le persuader et de venir jusqu'à vous. Parlez,
parlez, consolez-moi, rassurez-moi, effacez l'horreur des jours que je
viens de passer loin de vous, ou dites-moi tout de suite que vous me
chassez à jamais. Je ne peux plus vivre sans une solution, car je perds
la raison et la volonté. Ayez-en pour deux, dites-moi ce que je vais
devenir!
--Devenez mon unique ami, reprit-elle; devenez la consolation, le salut
et la joie d'une âme solitaire, rongée d'ennuis, et dont les forces,
longtemps inactives, sont tendues vers un besoin d'aimer qui là dévore.
Je ne vous dissimule rien. Vous êtes arrivé dans un moment de ma vie où,
après des années d'anéantissement, je sentais qu'il fallait aimer ou
mourir. J'ai trouvé en vous la passion subite, sincère, mais terrible.
J'ai eu peur, j'ai cent fois jugé que le remède à mon ennui allait être
pire que le mal, et, quand vous m'avez quittée, je vous ai presque béni
en vous maudissant; mais votre éloignement a été inutile. J'en ai plus
souffert que de toutes mes terreurs, et, à présent que vous voilà, je
sens, moi aussi, qu'il faut que vous décidiez de moi, que je ne
m'appartiens plus, et que, si nous nous quittons pour toujours, je perds
la raison et la force de vivre!
J'étais enivré de cet abandon, l'espoir me revenait; mais elle, elle
revint bien vite à ses menaces.
--Avant tout, dit-elle, pour être heureuse de votre affection, il faut
que je me sente respectée. Autrement, l'avenir que vous m'offrez me fait
horreur. Si vous m'aimez seulement comme mon mari m'a aimée, et comme
bien d'autres après lui m'ont offert de m'aimer, ce n'est pas la peine
que mon coeur soit coupable et perde le sentiment de la fidélité
conjugale. Vous m'avez dit là-bas que je n'étais capable d'aucun
sacrifice. Ne voyez-vous pas que, même en vous aimant comme je fais, je
suis une âme sans vertu, une épouse sans honneur? Quand le coeur est
adultère, le devoir est déjà trahi; je ne me fais donc pas d'illusion
sur moi-même. Je sais que je suis lâche, que je cède à un sentiment que
la morale réprouve, et qui est une insulte secrète à la dignité de mon
mari. Eh bien, qu'importe? laissez-moi ce tourment. Je saurai porter ma
honte devant vous, qui seul au monde ne me la reprocherez pas. Si je
souffre de ma dissimulation vis-à-vis des autres, vous n'entendrez
jamais aucune plainte. Je peux tout souffrir pour vous. Aimez-moi comme
je l'entends, et si, de votre côté, vous souffrez de ma retenue, sachez
souffrir, et trouvez en vous-même la délicatesse de ne pas me le
reprocher. Un grand amour est-il donc la satisfaction des appétits
aveugles? Où serait le mérite, et comment deux âmes élevées
pourraient-elles se chérir et s'admirer l'une l'autre pour la
satisfaction d'un instinct?... Non, non, l'amour ne résiste pas à de
certaines épreuves! Dans le mariage, l'amitié et le lien de la famille
peuvent compenser la perte de l'enthousiasme; mais dans une liaison que
rien ne sanctionne, que tout froisse et combat dans la société, il faut
de grandes forces et la conscience d'une lutte sublime. Je vous crois
capable de cela, et moi, je sens que je le suis. Ne m'ôtez pas cette
illusion, si c'en est une. Donnez-moi quelque temps pour la savourer. Si
nous devons succomber un jour, ce sera la fin de tout, et du moins nous
nous souviendrons d'avoir aimé!
Alida parlait mieux que je ne sais la faire parler ici. Elle avait le
don d'exprimer admirablement un certain ordre d'idées. Elle avait lu
beaucoup de romans; mais, pour l'exaltation ou la subtilité des
sentiments, elle en eût remontré aux plus habiles romanciers. Son
langage frisait parfois l'emphase, et revenait tout à coup à la
simplicité avec un charme étrange. Son intelligence, peu développée
d'ailleurs, avait sous ce rapport une véritable puissance, car elle
était de bonne foi, et trouvait, au service du sophisme même, des
arguments d'une admirable sincérité: femme dangereuse s'il en fut, mais
dangereuse à elle-même plus qu'aux autres, étrangère à toute perversité,
et atteinte d'une maladie mortelle pour sa conscience, l'analyse
exclusive de sa personnalité.
J'étais à un moindre degré, mais à un degré beaucoup trop grand encore,
atteint de ce même mal qu'on pourrait appeler encore aujourd'hui la
maladie des poëtes. Trop absorbé en moi-même, je rapportais trop
volontiers tout à ma propre appréciation. Je ne voulais demander ni aux
religions, ni aux sociétés, ni aux sciences, ni aux philosophies, la
sanction de mes idées et de mes actes. Je sentais en moi des forces
vives et un esprit de révolte qui n'était nullement raisonné. Le _moi_
tenait une place démesurée dans mes réflexions comme dans mes instincts,
et, de ce que ces instincts étaient généreux et ardemment tournés vers
le grand, je concluais qu'ils ne pouvaient me tromper. En caressant ma
vanité, Alida, sans calcul et sans artifice, devait arriver à s'emparer
de moi. Plus logique et plus sage, j'eusse secoué le joug d'une femme
qui ne savait être ni épouse ni amante, et qui cherchait sa
réhabilitation dans je ne sais quel rêve de fausse vertu et de fausse
passion; mais elle faisait appel à ma force et la force était le rêve de
mon orgueil. Je fus dès lors enchaîné, et je goûtai dans mon sacrifice
l'incomplet et fiévreux bonheur qui était l'idéal de cette femme
exaltée. En me persuadant que je devenais, par ma soumission, un héros
et presque un ange, elle m'enivra doucement: la flatterie me monta au
cerveau, et je la quittai, sinon content d'elle, du moins enchanté de
moi-même.
Je ne devais ni ne voulais compromettre madame de Valvèdre. Aussi
avais-je résolu de partir dès le lendemain. J'eusse été moins prudent,
moins délicat peut-être, si elle se fût abandonnée à ma passion: vaincu
par sa vertu et forcé de me soumettre, je ne désirais pas exposer sa
réputation en pure perte; mais elle insista si tendrement, que je dus
promettre de revenir la nuit suivante, et je revins en effet. Elle
m'attendait dans la campagne, et, plus romanesque que passionnée, elle
voulut se promener avec moi sur le lac. J'aurais eu mauvaise grâce à me
refuser à une fantaisie aussi poétique. Pourtant je trouvai maussade
d'être condamné au métier de rameur, au lieu d'être à ses genoux et de
la serrer dans mes bras. Quand j'eus conduit un peu au large la jolie
barque qu'elle m'avait aidé à trouver dans les roseaux du rivage, et qui
lui appartenait, je laissai flotter les rames pour me coucher à ses
pieds. La nuit était splendide de sérénité, et les eaux si tranquilles,
qu'on y voyait à peine trembler le reflet des étoiles.
--Ne sommes-nous pas heureux ainsi? me dit-elle, et n'est-il pas
délicieux de respirer ensemble cet air pur, avec le profond sentiment de
la pureté de notre amour? Et tu ne voulais pas me donner cette nuit
charmante! Tu voulais partir comme un coupable, quand nous voici devant
Dieu, dignes de sa pitié secourable et bénis peut-être en dépit du monde
et de ses lois!
--Puisque tu crois à la bonté de Dieu, lui répondis-je, pourquoi ne t'y
fier qu'à demi? Serait-ce un si grand crime?...
Elle mit ses douces mains sur ma bouche.
--Tais-toi, dit-elle, ne trouble pas mon bonheur par des plaintes et
n'offense pas l'auguste paix de cette nuit sublime par des murmures
contre le sort. Si j'étais sûre de la miséricorde divine pour ma faute,
je ne serais pas sûre pour cela de la durée de ton amour après ma chute.
--Ainsi tu ne crois ni à Dieu ni à moi! m'écriai-je.
--Si cela est, plains-moi, car le doute est une grande douleur que je
traîne depuis que je suis au monde, et tâche de me guérir, mais en
ménageant ma frayeur et en me donnant confiance: confiance en Dieu
d'abord! Dis-moi, y crois-tu fermement, au Dieu qui nous voit, nous
entend et qui nous aime? Réponds, réponds! As-tu la foi, la certitude?
--Pas plus que toi, hélas! Je n'ai que l'espérance. Je n'ai pas été
longtemps bercé des douces chimères de l'enfance. J'ai bu à la source
froide du doute, qui coule sur toutes choses en ce triste siècle; mais
je crois à l'amour, parce que je le sens.
--Et moi aussi, je crois à l'amour que j'éprouve; mais je vois bien que
nous sommes aussi malheureux l'un que l'autre, puisque nous ne croyons
qu'à nous-mêmes.
Cette triste appréciation qui lui échappait me jeta dans une mélancolie
noire. Était-ce pour nous juger ainsi l'un l'autre, pour mesurer en
poëtes sceptiques la profondeur de notre néant, que nous étions venus
savourer l'union de nos âmes à la face des cieux étoilés? Elle me
reprocha mon silence et ma sombre attitude.
--C'est ta faute, lui répondis-je avec amertume. L'amour, dont tu veux
faire un raisonnement, est de sa nature une ivresse et un transport. Si,
au lieu de regarder dans l'inconnu en supputant les chances de l'avenir,
qui ne nous appartient pas, tu étais noyée dans les voluptés de ma
passion, tu ne te souviendrais pas d'avoir souffert, et tu croirais à
deux pour la première fois de ta vie.
--Allons-nous-en, dit-elle, tu me fais peur! Ces voluptés, ces ivresses
dont tu parles, ce n'est pas l'amour, c'est la fièvre, c'est
l'étourdissement et l'oubli de tout, c'est quelque chose de brutal et
d'insensé qui n'a ni veille ni lendemain. Reprends les rames, je veux
m'en aller!
Il me vint une sorte de rage. Je saisis les rames et je l'emmenai plus
au large. Elle eut peur et menaça de se jeter dans le lac, si je
continuais ce silencieux et farouche voyage, qui ressemblait à un
enlèvement. Je la ramenai vers la rive sans rien dire. J'étais en proie
à un violent orage intérieur. Elle se laissa tomber sur le sable en
pleurant. Désarmé, je pleurai aussi. Nous étions profondément malheureux
sans nous rendre bien compte des causes de notre souffrance. Certes, je
n'étais pas assez faible pour que la violence faite à ma passion me
parût un si grand effort et un si grand malheur, et, quant à elle, la
peur que je lui avais causée n'était pas aussi sérieuse qu'elle voulait
se le persuader. Qu'y avait-il donc d'impossible entre nous? quelle
barrière séparait nos âmes? Nous restâmes en face de cet effrayant
problème sans pouvoir le résoudre.
Le seul remède à notre douleur était de souffrir ensemble, et ce fut
réellement le seul lien profondément vrai qui nous étreignit. Cette