Valvèdre - 06

sans l'admirer précisément, je l'aimais. Puisque vous faites si peu de
cas de l'ingénuité romanesque, je ne vous le rendrai pas, je vous en
avertis. Est-ce que vous le connaissez, ce garçon-là?
--Il est anonyme.
--Ce n'est pas une raison.
--C'est vrai. Je peux parler de lui sans le compromettre et vous dire ce
qu'il est devenu. Il est resté anonyme et ne fait plus de vers.
--Ah! mon Dieu! est-ce qu'il est devenu savant? dit-elle en baissant la
voix et comme pénétrée d'effroi.
--Vous détestez donc bien la science? repris-je en baissant la voix
aussi. Oh! ne vous gênez pas, je ne sais rien au monde!
--Vous avez bien raison; mais je ne peux rien dire ici. Nous parlerons
de cela demain à la promenade.
--Nous parlerons! je ne crois pas!
--Pourquoi? Voyons, dit-elle en s'efforçant de faire envoler en paroles
l'émotion qui m'accablait et qu'elle ne voulait plus subir en dépit
d'elle-même, pourquoi ne nous sommes-nous rien dit aujourd'hui? Moi, je
suis taciturne, mais c'est par timidité. Une ignorante qui a vécu dix
ans avec des oracles a dû prendre l'habitude de se taire; mais vous?
Allons, puisque vous n'êtes en train ni de lire ni de causer, vous
devriez me faire un peu de musique... Non? Je vous en prie!
Madame de Valvèdre, je l'ai su plus tard, était une séduisante enfant
qu'il fallait toujours occuper et distraire pour l'arracher à une
mélancolie profonde. Elle sentait si bien ce besoin, qu'elle allait
quêtant les soins et les attentions avec une naïveté désoeuvrée qui la
faisait paraître tantôt coquette, tantôt voluptueuse. Elle n'était ni
l'un ni l'autre. L'ennui et le besoin d'émotions étaient les mobiles de
toute sa conduite, dirai-je aussi de ses attachements?... Je ne sus pas
résister à sa prière et j'obtins seulement la permission de faire de la
musique à distance. Placé au bout de la galerie, je fis chanter mon
hautbois comme une voix de la nuit. Le bruit des cascades de la
montagne, la magie du clair de lune aidèrent au prestige; Alida fut
vivement émue, les fiancés eux-mêmes m'écoutèrent avec intérêt. Quand je
rentrai, le bon Obernay m'accabla d'éloges; la candide Paule aussi se
fit la complice de mon succès. Madame de Valvèdre ne me dit rien; elle
dit aux autres à demi-voix--mais je l'entendis bien--que j'avais le
talent le plus sympathique qu'elle eût encore rencontré.
Que se passa-t-il durant les deux jours qui suivirent? Je n'eus pas la
hardiesse de me déclarer et je fus compris; je tremblais d'être repoussé
si je parlais. Mon ingénuité était grande: on lisait clairement dans mon
coeur, et on se laissait adorer.
Le troisième jour, Obernay me prit à l'écart après le départ des fusées.
--Je suis inquiet et je pars, me dit-il; le signal que je viens
d'expliquer à ces dames comme n'annonçant rien de fâcheux était presque
un signal de détresse. Valvèdre est en péril; il ne peut ni monter ni
descendre, et le temps menace. Pour rien au monde, il ne faut inquiéter
Paule ni avertir Alida; elles voudraient me suivre, ce qui rendrait tout
impossible. Je viens d'inventer une migraine, et je suis censé me
retirer pour dormir; mais je me mets en route sur l'heure avec les
guides, qui, par mon ordre, sont toujours prêts. Je marcherai toute la
nuit, et, demain, j'espère rejoindre l'expédition dans l'après-midi. Tu
le sauras, s'il m'est possible de t'envoyer une fusée dans la soirée. Si
tu ne vois rien, il n'y aura rien à dire, rien à faire; tu t'armeras de
courage en te disant que ce n'est pas une preuve de désastre, mais que
la provision de pièces d'artifice est épuisée ou endommagée, ou bien
encore que nous sommes dans un pli de terrain qui ne nous permet pas
d'être vus d'ici. Quoi qu'il arrive, reste auprès de ces deux femmes
jusqu'à mon retour, ou jusqu'à celui de Valvèdre... ou jusqu'à une
nouvelle quelconque...
--Je vois, lui dis-je, que tu n'es pas sûr de revenir! Je veux
t'accompagner!
--N'y songe pas, tu ne ferais que me retarder et compliquer mes
préoccupations. Tu es nécessaire ici. Au nom de l'amitié, je te demande
de me remplacer, de protèger ma fiancée, de soutenir son courage au
besoin... de lui donner patience, si, comme je l'espère, il ne s'agit
que de quelques jours d'absence, enfin d'aider madame de Valvèdre à
rejoindre ses enfants, si...
--Allons, ne croyons pas au malheur! Pars vite, c'est ton devoir; je
reste, puisque c'est le mien.
Il fut convenu que, le lendemain matin, j'expliquerais l'absence d'Henri
en disant qu'il avait reçu un message de M. de Valvèdre, lequel
l'envoyait faire des observations sur une montagne voisine; que, pour la
suite, j'inventerais au besoin d'autres prétextes de son absence en
m'inspirant des circonstances qui pourraient se présenter.
J'entrais donc dans le poëme de l'amour heureux sous les plus funèbres
auspices. J'avoue que je m'inquiétais médiocrement de M. de Valvèdre. Il
suivait sa destinée, qui était de préférer la science à l'amour ou tout
au moins au bonheur domestique; il y risquait, par conséquent, son
honneur conjugal et sa vie. Soit! c'était son droit, et je ne voyais pas
pourquoi je l'aurais plaint ou épargné; mais Obernay m'était un grave
sujet d'effroi et de tristesse. J'eus beaucoup de peine à paraître calme
en expliquant son départ. Heureusement, mes compagnes furent aisément
dupes. Alida était plutôt portée à se plaindre des périlleuses
excursions de son mari qu'à s'en tounnenter. Il était facile de voir
qu'elle était humiliée d'avoir perdu l'ascendant qui l'avait retenu
plusieurs années dans son ménage. Elle ne paraissait plus en souffrir
pour son propre compte, mais elle en rougissait devant le inonde. Quant
à Paule, elle croyait si religieusement à la confiance et à la sincérité
d'Obernay, qu'elle combattit bravement un premier mouvement d'inquiétude
en disant:
--Non, non! Henri ne m'eût pas trompée. Si mon frère était en danger, il
me l'eût dit. Il n'eût pas douté de mon courage, il n'eût laissé à nul
autre que moi le soin de soutenir celui de ma belle-soeur.
Le temps était brouillé, on ne sortit pas ce jour-là. Paule travailla
dans sa chambre; malgré l'air humide et froid, Alida passa l'après-midi
assise sur la galerie, disant qu'elle étouffait dans ces pièces écrasées
par un plancher bas. J'étais à ses côtés, et ne pouvais douter qu'elle
ne se prêtât au tête-à-tête; j'eusse été enivré la veille de tant de
bontés, mais j'étais mortellement triste en songeant à Obernay, et je
faisais de vains efforts pour me sentir heureux. Elle s'en aperçut, et,
sans songer à deviner la vérité, elle attribua mon abattement à la
passion contenue par la crainte. Elle me pressa de questions imprudentes
et cruelles, et ce que je n'eusse pas osé lui dire dans l'ivresse de
l'espérance, elle me l'arracha dans la fièvre de l'angoisse; mais ce
furent des aveux amers et remplis de ces injustes reproches qui
trahissent le désir plus que la tendresse. Pourquoi voulait-elle lire
dans mon coeur troublé, si le sien, qui paraissait calme, n'avait à
m'offrir qu'une pitié stérile?
Elle ne fut pas blessée de mes reproches.
--Écoutez, me dit-elle, j'ai provoqué cet abandon de votre part, vous
allez savoir pourquoi, et, si vous m'en savez mauvais gré, je croirai
que vous n'êtes pas digne de ma confiance. Depuis le premier jour où
nous nous sommes vus, vous avez pris vis-à-vis de moi une attitude
douloureuse, impossible. On m'a souvent reproché d'être coquette; on
s'est bien trompé, puisque la chose que je crains et que je hais le
plus, c'est de faire souffrir. J'ai inspiré plusieurs fois, je ne sais
pourquoi ni comment, des passions subites, je devrais plutôt dire des
fantaisies ardentes, offensantes même... Il en est pourtant que j'ai dû
plaindre, ne pouvant les partager. La vôtre...
--Tenez, m'écriai-je, ne parlez pas de moi: vous me calomniez, ne
pouvant me comprendre! Il est possible que vous soyez douce et bonne,
mais vous n'avez jamais aimé!
--Si fait, reprit-elle: j'ai aimé... mon mari! mais ne parlons pas
d'amour, il n'est pas question de cela. Ce n'est pas de l'amour que vous
avez pour moi! Oh! restez là, et laissez-moi tout vous dire. Vous
subissez une très-vive émotion auprès de moi, je le vois bien. Votre
imagination s'est exaltée, et vous me diriez que vous êtes capable de
tout pour m'obtenir, que je ne vous contredirais pas. Chez les hommes,
ces sortes de vouloirs sont aveugles; mais croyez-vous que la force de
votre désir vous crée un mérite quelconque? dites, le croyez-vous? Si
vous le croyez, pourquoi refuseriez-vous à M. Moserwald un droit égal à
ma bienveillance?
Elle me faisait horriblement souffrir. Elle avait raison dans son dire;
mais n'avais-je pas raison, moi aussi, de trouver cette froide sagesse
bien tardive après trois jours de confiance perfide et de muet
encouragement? Je m'en plaignis avec énergie; j'étais outré et prêt à
tout briser, dusse-je me briser moi-même.
Elle ne s'offensa de rien. Elle avait de l'expérience et peut-être
l'habitude de scènes semblables.
--Tenez, reprit-elle quand j'eus exhalé mon dépit et ma douleur, vous
êtes malheureux dans ce moment-ci; mais je suis plus à plaindre que
vous, et c'est pour toute la vie... Je sens que je ne guérirai jamais du
mal que vous me faites, tandis que vous...
--Expliquez-vous! m'écriai-je en serrant ses mains dans les miennes avec
violence. Pourquoi souffririez-vous à cause de moi?
--Parce que j'ai un rêve, un idéal que vous contristez, que vous brisez
affreusement! Depuis que j'existe, j'aspire à l'amitié, à l'amour vrai;
je peux dire ce mot-là, si celui d'amitié vous révolte. Je cherche une
affection à la fois ardente et pure, une préférence absolue, exclusive,
de mon âme pour un être qui la comprenne et qui consente à la remplir
sans la déchirer. On ne m'a jamais offert qu'une amitié pédante et
despotique, ou une passion insensée, pleine d'égoïsme ou d'exigences
blessantes. En vous voyant... oh! je peux bien vous le dire, à présent
que vous l'avez déjà méprisée et refoulée en moi, j'ai senti pour vous
une sympathie étrange..., perfide, à coup sûr! J'ai rêvé, j'ai cru me
sentir aimée; mais, dès le lendemain, vous me haïssiez, vous
m'outragiez... Et puis vous vous repentiez aussitôt, vous demandiez
pardon avec des larmes, j'ai recommencé à croire. Vous étiez si jeune et
vous paraissiez si naïf! Trois jours se sont passés, et... voyez comme
je suis coquette et rusée! je me suis sentie heureuse et je vous le dis!
Il me semblait avoir enfin rencontré mon ami, mon frère..., mon soutien
dans une vie dont vous ne pouvez deviner les souffrances et les
amertumes!... Je m'endormais tranquille, insensée. Je me disais «C'est
peut-être enfin _lui_ qui est là!» Mais, aujourd'hui, je vous ai vu
sombre et chargé d'ennuis à mes côtés. La peur m'a prise, et j'ai voulu
savoir... A présent, je sais, et me voilà tranquille, mais morne comme
le chagrin sans remède et sans espoir. C'est une dernière illusion qui
s'envole, et je rentre dans le calme de la mort.
Je me sentis vaincu, mais aussi j'étais brisé. Je n'avais pas prévu les
suites de ma passion, ou du moins je n'avais rêvé qu'une succession de
joies ou de douleurs terribles, auxquelles je m'étais vaillamment
soumis. Alida me montrait un autre avenir tout à fait inconnu et plus
effrayant encore. Elle m'imposait la tâche d'adoucir son existence
brisée et de lui donner un peu de repos et de bonheur au prix de tout
mon bonheur et de tout mon repos. Si elle voulait sincèrement m'éloigner
d'elle, c'était le plus habile expédient possible. Épouvanté, je gardai
un cruel silence en baissant la tête.
--Eh bien, reprit-elle avec une douceur qui n'était pas sans mélange de
dédain, vous voyez! j'ai bien compris, et j'ai bien fait de vouloir
comprendre: vous ne m'aimez pas, et l'idée de remplir envers moi un
devoir de coeur vous écrase comme une condamnation à mort! Je trouve
cela tout simple et très-juste, ajouta-t-elle en me tendant la main avec
un doux et froid sourire, et, comme vous êtes trop sincère pour essayer
de jouer la comédie, je vois que je peux vous estimer encore. Restons
amis. Je ne vous crains plus, et vous pouvez cesser de vous craindre
vous-même. Vous aurez la vie triomphante et facile des hommes qui ne
cherchent que le plaisir. Vous êtes dans le réel et dans le vrai, n'en
soyez pas humilié. L'_anonyme_ ne fait plus de vers, m'avez-vous dit: il
a bien raison, puisque la poésie l'a quitté! Il lui reste une honnête
mission à remplir, celle de ne tromper personne.
C'était là une sorte d'appel à mon honneur, et l'idée ne me vint pas que
je pusse être indigne même de la froide estime accordée comme un
pis-aller. Je n'essayai ni de me justifier ni de m'excuser. Je restai
muet et sombre. Alida me quitta, et bientôt je l'entendis causer avec
Paule sur un ton de tranquillité apparente.
Mon coeur se brisa tout à coup. C'en était donc fait pour toujours de
cette vie ardente à laquelle j'étais né depuis si peu de jours, et qui
me semblait déjà l'habitude normale, le but, la destinée de tout mon
être? Non! cela ne se pouvait pas! Tout ce qu'Alida m'avait dit pour
refouler ma passion, pour me faire rougir de mes aspirations violentes,
ne servait qu'à en raviver l'intensité.
--Égoïste, soit! me disais-je; l'amour peut-il être autre chose qu'une
expansion de personnalité irrésistible? Si elle m'en fait un crime,
c'est qu'elle ne partage pas mon trouble. Eh bien, je ne saurais m'en
offenser. J'ai manqué d'initiative, j'ai été maladroit: je n'ai su ni
parler ni me taire à propos. Cette femme exquise, blasée sur les
hommages rendus à sa beauté, m'a pris pour un enfant sans coeur et sans
force morale, capable de l'abandonner au lendemain de sa défaite. C'est
à moi de lui prouver maintenant que je suis un homme, un homme positif
en amour. Il est vrai, mais susceptible de dévouement, de reconnaissance
et de fidélité. Donnons-lui confiance en acceptant à titre d'épreuve
tous les sacrifices qu'il lui plaira de m'imposer. C'est à moi de la
persuader peu à peu, de fasciner sa raison, d'attendrir son coeur et de
lui faire partager le délire qui me possède.
Je me jurai de ne pas être hypocrite, de ne me laisser arracher aucune
promesse de vertu irréalisable, et de faire simplement accepter ma
soumission comme une marque de respectueuse patience. J'écrivis quelques
mots au crayon sur une page de carnet:
«Vous avez mille fois raison; je n'étais pas digne de vous. Je le
deviendrai, si vous ne m'abandonnez pas au désespoir.»
Je rentrai chez elle sous le prétexte de reprendre un livre, je lui
glissai le billet presque sous les yeux de Paule, et je retournai sur la
galerie, où la réponse ne se fit pas attendre. Elle vint me l'apporter
elle-même en me tendant la main avec un regard et un sourire ineffables.
--Nous essayerons! me dit-elle.
Et elle s'enfuit en rougissant.
J'étais trop jeune pour suspecter la sincérité de cette femme, et en
cela j'étais plus clairvoyant que ne l'eût été l'expérience, car cette
femme était sincère. Elle avait besoin d'aimer, elle aimait, et elle
cherchait le moyen de concilier le sentiment de sa fierté avec les élans
de son coeur avide d'émotions. Elle se réfugiait dans un _mezzo termine_
où la vertu n'eût pas vu bien clair, mais où la pudeur alarmée pouvait
s'endormir quelque temps. Elle m'aidait à la tromper, et nous nous
trompions l'un l'autre en nous persuadant que la loyauté la plus stricte
présidait à ce contrat perfide et boiteux. Tout cela m'entraînait dans
un abîme. Je débutais dans l'amour par une sorte de parjure; car, en me
vouant à une vertu de passage dont j'étais avide de me dépouiller,
j'étais plus coupable que je ne l'avais été jusque-là en m'abandonnant à
une passion sans frein, mais sans arrière-pensée.
Il ne me fut pas permis de m'en apercevoir suffisamment pour m'en
préserver. A partir de ce moment, Alida, exaltée par une reconnaissance
que j'étais loin de mériter, m'enivra de séductions invincibles. Elle se
fit tendre, naïve, confiante jusqu'à la folie, simple jusqu'à
l'enfantillage, pour me dédommager des privations qu'elle m'imposait. Sa
grâce et son abandon lui créèrent des périls inouïs avec lesquels elle
se joua comme si elle pouvait les ignorer. Sans doute, il y a un grand
charme dans ces souffrances de l'amour contenu qui attend et qui espère.
Elle en exaspéra pour moi les délices et les angoisses. Elle fut
passionnément coquette avec moi, ne s'en cachant plus et disant que cela
était permis à une femme qui aimait éperdument et qui voulait donner à
son amant tout le bonheur conciliable avec sa pudeur et ses devoirs:
étrange sophisme, où elle puisait effectivement pour son compte tout le
bonheur dont elle était susceptible, mais dont les âcres jouissances
détérioraient mon âme, annulaient ma conscience et flétrissaient ma foi!
Deux jours se passèrent sans que j'eusse aucun signal de la montagne,
aucune nouvelle d'Obernay. Cette mortelle inquiétude me rendit plus âpre
au bonheur, et le remords ajoutait encore à l'étourdissement de mes
coupables joies. Le soir, seul dans ma chambre, je frissonnais à l'idée
qu'en ce moment peut-être Obernay et Valvèdre, ensevelis sous les
glaces, exhalaient leur dernier souffle dans une étreinte suprême! Et
moi, j'avais pu oublier mon ami pendant des heures entières auprès d'une
femme qui me couvait d'un céleste regard de tendresse et de béatitude,
sans pressentir le destin qui pesait sur elle et qui peut-être la
faisait veuve en cet instant-là! Je me sentais alors baigné d'une sueur
froide, j'avais envie de m'élancer dans la nuit pour courir à la
recherche d'Obernay; il y avait des moments où, en songeant que je
trompais Valvèdre, un agonisant peut-être, un martyr de la science, je
me sentais lâche et me faisais l'effet d'un assassin.
Enfin je reçus une lettre d'Obernay.
«Tout va bien, me disait-il. Je n'ai pu encore rejoindre Valvèdre; mais
je sais qu'il est à B***, à six lieues de moi, et qu'il est en bonne
santé. Je me repose quelques heures et je cours auprès de lui. J'espère
le décider à s'en tenir là et le ramener à Saint-Pierre, car la
tourmente a envahi les hautes neiges, et les dangers qu'il a courus pour
en sortir seraient aujourd'hui insurmontables. Tu peux maintenant dire
la vérité à ces dames et les exhorter à la patience. Dans deux ou trois
jours, nous serons tous réunis.»
En apprenant que Valvèdre avait été en grand péril, en devinant, à
travers le silence d'Obernay sur son propre compte, que lui-même avait
dû courir des dangers sérieux, Paule, à qui je fis part de la lettre,
eut un tremblement nerveux assez violent et me serra la main en silence.
--Courage, lui dis-je, ils sont sauvés! La fiancée d'un savant doit être
une femme forte et s'habituer à souffrir.
--Vous avez raison, répondit la brave enfant en essuyant de grosses
larmes qui vinrent à propos la soulager; oui, oui, il faut du courage:
j'en aurai! Songeons à ma belle-soeur: que lui dirons-nous? Elle n'est
pas forte; depuis quelques jours surtout, elle est très-nerveuse et
très-agitée. Elle ne dort pas. Laissez-moi la lettre, je ne la lui
montrerai qu'après l'avoir convenablement avertie.
--Elle est donc bien attachée à son mari? m'écriai-je étourdiment.
--En doutez-vous? reprit Paule étonnée de mon exclamation.
--Non certes; mais...
--Mais si, vous en doutez! Ah! vous n'avez pas traversé Genève sans
entendre quelque calomnie sur le compte de la pauvre Alida! Eh bien,
repoussez tout cela de votre pensée. Alida est bonne, elle a du coeur. A
beaucoup d'égards, c'est une enfant; mais elle est juste, et elle sait
apprécier le meilleur des hommes. Il est si bon pour elle! Si vous les
aviez vus un instant ensemble, vous sauriez tout de suite à quoi vous en
tenir sur leur prétendue désunion. Tant d'égards mutuels, tant de
déférences exquises et de délicates attentions ne se retrouvent pas
entre gens qui ont des reproches sérieux à se faire. Il y a entre eux
des différences de goûts et d'opinions, cela est certain; mais, si c'est
là un malheur réel dans la vie conjugale, il y a aussi dans les motifs
sérieux d'affection réciproque des compensations suffisantes. Ceux qui
accusent mon frère de froideur sont injustes et mal informés; ceux qui
accusent sa femme d'ingratitude ou de légèreté sont des méchants ou des
imbéciles.
Quelle que pût être l'ingénuité optimiste de Paule, ses paroles me
firent une vive impression. Je me sentis partagé entre une violente
jalousie naissante contre cet époux si parfait, si respecté, et une
sorte de blâme amer contre la femme qui cherchait ailleurs attachement
et protection. Ce furent les premières atteintes du mal implacable qui
devait me torturer plus tard. Quand je revis Alida, sa figure altérée
sembla confirmer les assertions de sa belle-soeur; elle avait été
bouleversée et semblait attendre avec impatience le retour de son mari.
J'en pris une humeur féroce, et, comme le temps s'était adouci et que
nous nous promenions au bord du torrent, Paule s'éloignant souvent avec
le guide pour chercher des plantes et satisfaire son ardeur de
locomotion, je pressai madame de Valvèdre de questions aigres et de
réflexions désespérées. Elle se vit alors entraînée et comme forcée à me
parler de son mari, de son intérieur, et à me raconter sa vie.
--J'ai passionnément aimé M. de Valvèdre, dit-elle. C'est la seule
passion de ma vie. Paule vous a dit qu'il était parfait: eh bien, oui,
elle a raison, il est parfait. Il n'a qu'un défaut, il n'aime pas. Il ne
peut, ni ne sait, ni ne veut aimer. Il est supérieur aux passions, aux
souffrances, aux orages de la vie. Moi, je suis une femme, une vraie
femme, faible, ignorante, sans valeur aucune. Je ne sais qu'aimer. Il
fallait me tenir compte de cela et ne pas me demander autre chose. Ne le
savait-il pas, lorsqu'il m'épousa, que je n'avais ni connaissances
sérieuses, ni talents distingués? Je n'avais pas voulu me farder, et
c'eût été bien en vain que je l'eusse tenté avec un homme qui sait tout.
Je lui plus, il me trouva belle, il voulut être mon mari afin de pouvoir
être mon amant. Voilà tout le mystère de ces grandes affections
auxquelles une jeune fille sans expérience est condamnée à se laisser
prendre. Certes, l'homme qui la trompe ainsi n'est pas coupable de
dissimulation. Aveuglé, il se trompe lui-même, et son erreur porte le
châtiment avec elle, puisque cet homme s'enchaîne à jamais, sauf à s'en
repentir plus tard. Valvèdre s'est repenti à coup sûr: il me l'a caché
aussi bien que possible; mais je l'ai deviné, et j'en ai été
mortellement humiliée. Après beaucoup de souffrances, l'orgueil froissé
a tué l'amour dans mon coeur. Nous n'avons donc été coupables ni l'un ni
l'autre. Nous avons subi une fatalité. Nous sommes assez intelligents,
assez équitables, pour l'avoir reconnu et pour n'avoir point nourri
d'amertume l'un contre l'autre. Nous sommes restés amis, frère et soeur,
muets sur le passé, calmes dans le présent et résignés à l'avenir. Voilà
toute notre histoire. Quel sujet de colère et de jalousie y trouvez-vous
donc?...
J'en trouvais mille, et des soupçons et des inquiétudes sans nombre.
Elle l'avait passionnément aimé, elle le proclamait devant moi, sans
paraître se douter de la torture attachée pour un coeur tout neuf à ce
mot de la femme adorée: «Vous n'êtes pas le premier dans ma vie.»
J'aurais voulu qu'elle me trompât, qu'elle me fît croire à un mariage de
raison, à un attachement paisible dès le principe, ou qu'elle prît la
peine de me répéter ce banal mensonge, naïf souvent chez les femmes à
passions vives: «J'ai cru aimer; mais ce que j'éprouve pour vous me
détrompe. C'est vous seul qui m'avez appris l'amour.» Et, en même temps,
je me rendais bien compte de l'incrédulité avec laquelle j'eusse
accueilli ce mensonge, de la fureur qui m'eût envahi en me sentant
trompé dès les premiers mots. J'étais en proie à toutes les
contradictions d'un sentiment sauvage et despotique. Par moments, je
m'essayais à l'amitié, à l'amour pur comme elle l'entendait; mais je
reconnaissais avec terreur que ce qu'elle m'avait dit de son mari
pourrait bien s'appliquer à moi. Je ne trouvais pas en elle ce fond de
logique, cette maturité de l'esprit, cette conscience de la volonté, qui
sont les indispensables bases d'une affection bienfaisante et d'une
intimité heureuse. Elle s'était bien confessée, elle était femme
jusqu'au bout des ongles, faite seulement pour aimer, disait-elle...
faite, à coup sûr, pour allumer mille ardeurs sans qu'on pût prévoir si
elle était capable de les apaiser et de les convertir un jour en bonheur
durable et vrai. Un point, d'ailleurs, restait voilé dans son bref
récit, et ce point terrible, l'infidélité..., _les infidélités_ qu'on
lui attribuait, je voulais et ne voulais pas l'éclaircir. Je
questionnais malgré moi; elle s'en offensa.
--Vous voulez que je vous rende compte de ma conduite? dit-elle avec
hauteur. De quel droit? Et pourquoi me faites-vous l'honneur de m'aimer,
si d'avance vous ne m'estimez pas? Est-ce que, moi, je vous questionne?
Est-ce que je ne vous ai pas accepté tel que vous êtes, sans rien savoir
de votre passé?
--Mon passé! m'écriai-je. Est-ce que j'ai un passé, moi? Je suis un
enfant dont tout le inonde a pu suivre la vie au grand jour, et jamais
je n'ai eu de motifs pour cacher la moindre de mes actions. D'ailleurs,
je vous l'ai dit et je peux l'attester sur l'honneur, je n'ai jamais
aimé. Je n'ai donc rien à confesser, rien à raconter, tandis que vous...
vous qui repoussez la passion aveugle et confiante, et qui exigez un
sentiment désintéressé, un amour idéal... il vous faut imposer l'estime
de votre caractère et donner des garanties morales à l'homme dont vous
prenez la conscience et la vie.
--Voici la question bien déplacée, répondit-elle en tirant de son sein
le billet que je lui avais écrit l'avant-veille. Je croyais que vous me
demandiez de vous rendre digne de moi, et de ne pas vous abandonner au
désespoir. Aujourd'hui, c'est autre chose, c'est moi qui apparemment
implore votre confiance et vous supplie de me croire digne de vous.
Tenez, pauvre enfant! vous avez un caractère violent avec une tête
faible, et je ne suis ni assez énergique ni assez habile pour vous
apprendre à aimer; je souffrirais trop, et vous deviendriez fou. Nous
avons fait un roman. N'en parlons plus.
Elle déchira le billet en menus fragments qu'elle sema dans l'herbe et
dans les buissons; puis elle se leva, sourit, et voulut rejoindre sa
belle-soeur. J'aurais dû la laisser faire, nous étions sauvés!... Mais
son sourire était déchirant, et il y avait des larmes au bord de ses
paupières. Je la retins, je demandai pardon, je m'interdis de jamais
l'interroger. Les deux jours qui suivirent, je manquai cent fois de
parole; mais elle ne s'expliqua pas davantage, et les pleurs furent
toute sa réponse. Je me haïssais de faire souffrir une si douce
créature, car, malgré de nombreux accès de dépit et de vives révoltes de
fierté, elle ne savait pas rompre: elle ignorait le ressentiment, et son
pardon avait une infinie mansuétude.


IV

J'oubliais tout au milieu de ces orages mêlés de délices, et, en
exerçant mes forces contre le torrent qui m'entraînait, je les sentais
s'éteindre et se tourner vers le rêve du bonheur à tout prix, lorsqu'un
signal parti de la montagne m'annonça le retour probable d'Obernay pour
le lendemain. C'était une double fusée blanche attestant que tout allait
bien, et que mon ami se dirigeait vers nous; mais M. de Valvèdre
était-il avec lui? serait-il à Saint-Pierre dans douze heures?
Ce fut la première fois que je pensai à l'attitude qu'il faudrait
prendre vis-à-vis de ce mari, et je n'en pus imaginer aucune qui ne me
glaçât de terreur. Que n'aurais-je pas donné pour avoir affaire à un
homme brutal et violent que j'aurais paralysé et dominé par un froid
dédain et un tranquille courage? Mais ce Valvèdre qu'on m'avait dépeint
si calme, si indifférent ou si miséricordieux envers sa femme, en tout
cas si poli, si prudent, et religieux observateur des plus délicates
convenances, de quel front soutiendrais-je son regard? de quel air
recevrais-je ses avances? car il était bien certain qu'Obernay lui avait
déjà parlé de moi comme de son meilleur ami, et qu'en raison de son âge