Valvèdre - 04

sembla-t-il un événement digne de remarque? Il parut s'étonner de mes
questions. Il n'avait pas dit qu'il quittât la vallée définitivement. Il
était allé faire une excursion dans les environs, et, comptant en faire
d'autres, il revenait à Saint-Pierre comme au seul gîte possible à dix
lieues à la ronde. Pour lui, il n'était pas grand marcheur, disait-il;
il ne tenait pas à se casser le cou pour regarder de haut: il trouvait
les montagnes plus belles, vues à mi-côte. Il admirait fort les
chercheurs d'aventures, mais il leur souhaitait bonne chance et prenait
ses aises le plus qu'il pouvait. Il ne comprenait pas qu'on parcourût
les Alpes à pied et avec économie. Il fallait là plus qu'ailleurs
dépenser beaucoup d'argent pour se divertir un peu.
Après beaucoup de lieux communs de ce genre, il me salua et remonta dans
son véhicule; puis, arrêtant son conducteur au premier tour de roue, il
me rappela en disant:
--J'y songe! C'est bientôt l'heure du dîner là-bas, et vous êtes
peut-être en retard? Voulez-vous que je vous ramène?
Il me sembla qu'après s'être montré très-balourd, à dessein peut-être,
il attachait sur moi un regard de perspicacité soudaine. Je ne sais
quelle défiance ou quelle curiosité cet homme m'inspirait. Il y avait de
l'un et de l'autre. Mon rêve m'avait laissé une superstition. Je pris
place à ses côtés.
--Avez-vous quelque voyageur nouveau ici? me dit-il en me montrant le
hameau, dont le petit clocher à jour se dessinait en blanc vif sur un
fond de verdure sombre.
Des _voyageurs_? Non! répondis-je en me retranchant dans un jésuitisme
des plus maladroits.
Je me sentais beaucoup moins d'aplomb pour cacher mon trouble à
Moserwald, dont la sincérité m'était suspecte, que je n'en éprouvais à
tromper effrontément Obernay, le plus droit, le plus sincère des hommes.
C'était comme un châtiment de ma duplicité, cette lutte avec un juif qui
s'y entendait beaucoup mieux que moi, et j'étais humilié de me trouver
engagé dans cet assaut de dissimulation. Il eut un sourire d'astuce
niaise en reprenant:
--Alors vous n'avez pas vu passer une certaine caravane de femmes, de
guides et de mulets?... Moi, je l'ai rencontrée hier au soir, à dix
lieues d'ici, au village de Varallo, et je croyais bien qu'elle
s'arrêterait à Saint-Pierre; mais, puisque vous dites qu'il n'est arrivé
personne...
Je me sentis rougir, et je me hâtai de répondre avec un sourire forcé
que j'avais nié l'arrivée de nouveaux voyageurs, non celle de voyageuses
inattendues.
--Ah! bien! vous avez joué sur le mot!... Avec vous, il faut préciser le
genre, je vois cela. N'importe, vous avez vu ces belles chercheuses
d'aventures; quand je dis ces belles..., vous allez peut-être me
reprocher de ne pas faire accorder le nombre plus que le genre..., car
il n'y en a qu'une de belle! L'autre..., c'est, je crois, la petite
soeur du géologue..., est tout au plus passable. Vous savez que
monsieur... comment l'appelez-vous?... votre ami? n'importe, vous savez
qui je veux dire: il l'épouse!
--Je n'en sais rien du tout; mais, si vous le croyez, si vous l'avez ouï
dire, comment avez-vous eu le mauvais goût de faire des plaisanteries,
l'autre jour, sur ses relations avec...?
--Avec qui donc? Qu'est-ce que j'ai dit? Vrai! je ne m'en souviens plus!
On dit tant de choses dans la conversation!_Verba volant!_ N'allez pas
croire que je sache le latin! Qu'est-ce que j'ai dit? Voyons! dites
donc!
Je ne répondis pas. J'étais plein de dépit. Je m'enferrais de plus en
plus; j'avais envie de chercher noise à ce Moserwald, et pourtant il
fallait prendre tout en riant ou le laisser lire dans mon cerveau
bouleversé. J'eus beau essayer de rompre l'entretien en lui montrant les
beaux troupeaux qui passaient près de nous, il y revint avec acharnement
et il me fallut nommer madame de Valvèdre. Il fut aveugle ou charitable:
il ne releva pas l'étrange physionomie que je dus avoir en prononçant ce
nom terrible.
--Bon! s'écria-t-il avec sa légèreté naturelle ou affectée: j'ai dit
cela, moi, que M. Obernay (voilà son nom qui me revient) avait des vues
sur la femme de son ami? C'est possible!... On a toujours des vues sur
la femme de son ami... Je ne savais pas alors qu'il dût épouser la
belle-soeur, parole! Je ne l'ai su qu'hier au matin en faisant causer le
domestique de ces dames. Je vous dirai bien que cela ne me paraît pas
une raison sans appel... Je suis sceptique, moi, je vous l'ai dit; mais
je ne veux pas vous scandaliser, et je veux bien croire... Mon Dieu,
comme vous êtes distrait! A quoi donc pensez-vous?
--A rien, et c'est votre faute! Vous ne dites rien qui vaille. Vous
n'avez pas le sens commun, mon cher, avec vos idées de profonde
scélératesse. Quel mauvais genre vous avez là! C'est très-mal porté,
surtout quand on est riche et gras.
Si j'avais su combien il était impossible de fâcher Moserwald, je me
serais dispensé de ces duretés gratuites, qui le divertissaient
beaucoup. Il aimait qu'on s'occupât de lui, même pour le rudoyer ou le
railler.
--Oui, oui, vous avez raison! reprit-il comme transporté de
reconnaissance; vous me dites ce que me disent tous mes amis, et je vous
en sais gré. Je suis ridicule, et c'est là le plus triste de mon
affaire! J'ai le spleen, mon cher, et l'incrédulité des autres sur mon
compte vient s'ajouter à celle que j'ai envers tout le monde et envers
moi-même. Oui, je devrais être heureux, parce que je suis riche et bien
portant, parce que je suis gras! Et cependant je m'ennuie, j'ai mal au
foie, je ne crois pas aux hommes, aux femmes encore moins! Ah çà!
comment faites-vous pour croire aux femmes, par exemple? Vous me direz
que vous êtes jeune! Ce n'est pas une raison. Quand on est très-instruit
et très-intelligent, on n'est jamais jeune. Pourtant voilà que vous êtes
amoureux...
--Moi! où prenez-vous cela?
--Vous êtes amoureux, je le vois, et aussi naïvement que si vous étiez
sûr de réussir à être aimé; mais, mon cher enfant, c'est la chose
impossible, cela! On n'est jamais aimé que par intérêt! Moi, je l'ai été
parce que j'ai un capital de plusieurs millions; vous, vous le serez
parce que vous avez un capital de vingt-trois ou vingt-quatre ans, de
cheveux noirs, de regards brûlants, capital qui promet une somme de
plaisirs d'un autre ordre et non moins positifs que ceux que mon argent
représente, beaucoup plus positifs, devrais-je dire, car l'argent
procure des plaisirs élevés, le luxe, les arts, les voyages... tandis
que, lorsqu'une femme préfère à tout cela un beau garçon pauvre, on peut
être sûr qu'elle fait grand cas de la réalité. Mais ce n'est pas de
l'amour comme nous l'entendons, vous et moi. Nous voudrions être aimés
pour nous-mêmes, pour notre esprit, pour nos qualités sociales, pour
notre mérite personnel enfin. Eh bien, voilà ce que vous achèterez
probablement au prix de votre liberté, ce que je payerais volontiers de
toute ma fortune, et ce que nous ne rencontrerons jamais! Les femmes
n'ont pas de coeur. Elles se servent du mot _vertu_ pour cacher leur
infirmité, et avec cela elles font encore des dupes! des dupes que
j'envie, je vous le déclare...
--Ah ça! m'écriai-je en interrompant ce flux de philosophie nauséabonde,
que me chantez-vous là depuis une heure? Vous me dites que vous avez été
aimé, que je le serai...
--Ah! mon Dieu! vous croyez que je vous parlais de madame de Valvèdre?
Je n'y pensais pas, mon cher, je parlais en général. D'abord je ne la
connais pas; sur l'honneur, je ne lui ai jamais parlé. Quant à vous...
vous ne pouvez pas la connaître encore; vous lui avez peut-être parlé
cependant?... A propos, la trouvez-vous jolie?
--Qui? madame de Valvèdre? Pas du tout, mon cher, elle m'a semblé laide.
Je fis cette réponse avec tant d'assurance, une assurance si désespérée
(je voulais à tout prix me soustraire aux investigations de Moserwald),
que celui-ci en fut dupe, et me laissa voir sa satisfaction. Quand nous
descendîmes de voiture, j'avais enfin réussi à lui ôter la lumière qu'il
avait cru saisir, qu'il avait saisie un moment, et il retombait dans les
ténèbres, tout en me laissant son secret dans les mains. Il était bien
évidemment revenu à Saint-Pierre parce qu'il avait rencontré madame de
Valvèdre à Varallo, parce qu'il avait questionné son laquais, parce
qu'il était épris d'elle, parce qu'il espérait lui plaire, et il m'avait
tâté pour voir s'il ne me trouverait pas en travers de son chemin.
Ayant appris d'Antoine que les dames de Valvèdre ne dîneraient pas en
bas, je voulus me soustraire au déplaisir d'un nouveau tête-à-tête avec
Moserwald en me faisant servir mystérieusement dans un coin du petit
jardin de mon hôte, quand celui-ci m'annonça que je serais seul dans sa
grande salle basse avec Obernay, l'israélite ayant dit qu'il souperait
peut-être dans la soirée.
--Et que fait-il? où est-il maintenant? demandai-je.
--Il est chez madame de Valvèdre, répondit Antoine, dont la figure prit
une expression d'étonnement comique à l'aspect de ma stupeur.
--Ah ça! m'écriai-je, il la connaît donc?
--Je n'en sais rien, monsieur; comment voulez-vous que je sache?...
--C'est juste, cela vous est fort égal, et, quant à moi... Mais vous le
connaissez, vous, ce M. Moserwald?
--Non, monsieur; je l'ai vu avant-hier pour la première fois.
--Il vous avait dit en partant qu'il reviendrait bientôt?
--Non, monsieur, il ne m'avait rien dit du tout.
Je ne sais quelle sourde colère s'était emparée de moi en apprenant que
ce juif avait eu l'audace ou l'habileté, à peine débarqué, de pénétrer
auprès d'Alida, qu'il prétendait ne pas connaître. Obernay s'attarda
beaucoup, il faisait nuit quand il rentra; je l'avais attendu pour
dîner, et sans mérite aucun, je n'avais certes pas faim. Je ne lui
parlai pas de Moserwald, craignant de trahir ma jalousie.
--Mets-toi à table, me dit-il, il me faut absolument un quart d'heure
pour arranger quelques plantes fontinales extrêmement délicates que je
rapporte.
Il me quitta, et Antoine me servit mon repas, disant qu'il connaissait
les quarts d'heure d'Obernay déballant son butin de botaniste, et que ce
n'était pas une raison pour me faire manger un rôti desséché. J'étais à
peine assis, que Moserwald parut, s'écria qu'il était charmé de ne pas
souper seul, et ordonna à notre hôte de le servir vis-à-vis de moi, ceci
sans m'en demander aucunement la permission. Cette familiarité, qui
m'eût diverti dans une autre situation d'esprit, me parut intolérable,
et j'allais le lui faire entendre quand, la curiosité dominant toutes
mes autres angoisses, je résolus de me contenir et de le faire parler.
C'était une curiosité douloureuse et indignée; mais je fus stoïque, et,
d'un air tout à fait dégagé, je lui demandai s'il avait réussi à voir
madame de Valvèdre.
--Non, répondit-il en se frottant les mains; mais je la verrai tantôt
avec vous, dans une heure.
--Ah! vraiment?
--Cela vous étonne? C'est pourtant bien simple. Ma figure et ma voix
étaient déjà connues de la belle-soeur, qui m'avait remarqué à Varallo.
Oh! je dis cela sans fatuité, je n'ai pas de prétention de ce côté-là.
Je note qu'elle m'avait remarqué avant-hier en passant dans ce village
où nous nous croisions. Eh bien, nous nous sommes rencontrés de nouveau
tout à l'heure, là-haut, dans la galerie. Elle est toute franche, toute
confiante, cette grande fille; elle est venue à moi pour savoir si je
n'avais pas recueilli sur mon chemin quelque nouvelle de son frère.
--Dont vous ne saviez rien?
--Pardon! avec de l'argent, on sait toujours ce qu'on veut savoir.
Voyant ces dames inquiètes, j'avais, dès hier au soir, dépéché le plus
hardi montagnard de Varallo vers la station présumée de M. de Valvèdre.
Ah! dame! cela m'a coûté cher; pendant la nuit et par des sentiers
impossibles, il a prétendu que cela valait...
--Faites-moi grâce des écus que vous avez dépensés. Vous avez des
nouvelles de l'expédition?
--Oui, et de très-bonnes. La soeur a failli me sauter au cou. Elle
voulait tout de suite me présenter à madame de Valvèdre; mais celle-ci,
qui avait passé la journée dans son lit, était en train de se lever et
m'a remis à tantôt. Voilà, mon cher! ce n'est pas plus malin que ça?
Moserwald ne dissimulait plus ses projets; il avait trop besoin de se
vanter de son habileté et de sa libéralité pour être prudent. Ma
jalousie essaya de se calmer. Que pouvais-je craindre d'un concurrent si
vain et si vulgaire? N'était-ce pas faire injure à une femme exquise
comme l'était Alida que de redouter pour elle les séductions d'un
Moserwald?
J'allais le questionner davantage quand Obernay vint manger à la hâte et
avec préoccupation un reste de volaille; après quoi, il regarda sa
montre et nous dit qu'il était temps de monter chez ces dames pour voir
partir les fusées.
--Il paraît, dit-il à Moserwald, que vous êtes invité à prendre le thé
là-haut en remerciement des bonnes nouvelles que vous avez données, ce
dont, pour ma part, je vous sais gré; mais permettez-moi une question.
--Mille, si vous voulez, _mon très-cher_, répondit Moserwald avec
aisance.
--Vous avez dépêché un montagnard vers la pointe de l'Ermitage; il s'y
est rendu à travers mille périls, et vous l'avez attendu à Varallo
jusqu'à ce matin. A-t-il vu M. de Valvèdre? lui a-t-il parlé?
--Il l'a vu de trop loin pour lui parler, mais il l'a vu.
--C'est fort bien; mais, s'il vous prenait l'obligeante fantaisie
d'envoyer encore des exprès et qu'ils parvinssent jusqu'à lui, veuillez
ne pas les charger de lui dire que sa femme et sa soeur sont à sa
recherche.
--Pas si sot! s'écria Moserwald avec un rire d'une ingénuité admirable.
--Comment, pas si sot? répliqua Obernay surpris en le regardant entre
les deux yeux.
Moserwald fut embarrassé un instant; mais son esprit délié lui suggéra
vite une réponse assez ingénieuse.
--Je sais fort bien, reprit-il, que votre savant ami serait fort
contrarié de l'arrivée et de l'inquiétude de ces dames. Quand on risque
ses os dans une pareille campagne et que l'on a dans l'esprit les grands
problèmes de science auxquels je déclare ne rien comprendre, mais dont
j'admets la passion, vu que je comprends toutes les passions, moi qui
vous parle...
Obernay l'interrompit avec impatience en jetant sa serviette.
--Enfin, dit-il, vous avez deviné la vérité. M. de Valvèdre a besoin de
toute la liberté d'esprit possible en ce moment. Montons, nous n'avons
plus le temps de causer.
Alida était mise plus simplement que la veille. Je lui sus un gré infini
de ne pas s'être parée pour Moserwald; elle n'en était, d'ailleurs, que
plus belle. Je ne sais pas si sa belle-soeur était moins négligée que le
jour précédent; je crois que je ne la vis pas du tout ce soir-là.
J'étais si rempli de mon drame intérieur, que je m'imaginais presque
être en tête-à-tête avec madame de Valvèdre.
Son premier accueil fut froid et méfiant. Elle parut être impatiente de
voir partir la fusée. Je ne la suivis pas sur le balcon. Je ne sais pas
si les signaux furent de bon augure, je ne me souviens pas de m'en être
enquis. Je sais seulement qu'un quart d'heure après, Paule de Valvèdre
et son fiancé étaient assis à une grande table, et qu'ils examinaient
des plantes, baptisant de noms barbares ou pompeux la bourrache et le
chiendent, pendant que madame de Valvèdre, à demi couchée sûr sa chaise
longue, avec un guéridon placé entre elle et moi, brodait nonchalamment
sur du gros canevas, comme pour se dispenser de rencontrer les regards.
Je voyais bien, à ses mains distraites, qu'elle ne travaillait que pour
se renfermer en elle-même. Ses traits expressifs avaient en ce moment
une placidité mystérieuse. Il n'y avait, à coup sûr, aucune affinité
sympathique entre elle et Moserwald. Je remarquai même avec plaisir
qu'au fond des paroles de politesse et de remerciement qu'elle lui
adressa dans une forme très-laconique, il y avait un léger dédain.
Je me rassurai tout à fait en remarquant aussi que l'israélite, d'abord
plein d'aplomb vis-à-vis d'elle, perdait à chaque minute un peu de sa
vitalité. Sans doute, il avait compté, comme d'habitude, sur les
saillies enjouées et paradoxales de son esprit naturel pour faire passer
son manque d'éducation; mais sa faconde l'avait rapidement abandonné. Il
ne disait plus que des platitudes, et je l'y aidais cruellement,
devinant un imperceptible sourire d'ironie sur les lèvres closes de
madame de Valvèdre.
Pauvre Moserwald! il était pourtant meilleur et plus vrai en ce moment
de sa vie qu'il ne l'avait peut-être jamais été. Il était amoureux et
très-réellement ému. Comme moi, il buvait l'étrange poison de passion
irrésistible qui m'avait enivré, et, quand je songe à tout ce que par la
suite cette passion lui a fait faire de contraire à ses théories, à ses
idées et à ses instincts, je me demande avec stupeur s'il y a une école
pour le sentiment, et si le sentiment lui-même n'est pas le révélateur
par excellence.
A mesure qu'il se troublait, je retrouvais ma lucidité. Bientôt je fus
en état de comprendre et de commenter de sang-froid la situation. Il
n'avait pas osé se vanter à mademoiselle de Valvèdre de tout le zèle
qu'il avait mis à trouver un prétexte pour s'introduire auprès d'Alida.
Il avait même eu le bon goût de ne pas parler de son argent dépensé. Il
prétendait avoir seulement été aux informations dans les environs, et
avoir réussi à déterrer un chasseur qui descendait de la montagne et qui
avait vu de loin le campement du savant et le savant lui-même en lieu
sûr et en bonne apparence de santé. On l'avait remercié de son
obligeance, Paule disait ingénument «de son bon coeur.» On le
connaissait de nom et de réputation; mais on n'avait jamais remarqué sa
figure, bien qu'il s'évertuât à vouloir rappeler diverses circonstances
où il s'était trouvé, à la promenade à Genève ou au spectacle à Turin,
non loin de _ces dames_. Il insinuait, avec autant de finesse qu'il lui
était possible, que madame de Valvèdre l'avait vivement frappé, que, tel
jour et en telle rencontre, il avait remarqué tous les détails de sa
toilette.
--On jouait _le Barbier de Séville_.
--Oui, je m'en souviens, répondait-elle.
--Vous aviez une robe de soie bleu pâle avec des ornements blancs, et
vos cheveux étaient bouclés, au lieu d'être en bandeaux comme
aujourd'hui.
--Je ne m'en souviens pas, répondait Alida d'un ton qui signifiait:
«Qu'est-ce que cela vous fait?»
Il y eut un tel _crescendo_ de froideur de sa part, que le pauvre juif,
tout à fait décontenancé, quitta l'angle de la cheminée, où il se
dandinait depuis un quart d'heure, et alla déranger et impatienter les
fiancés botanistes en leur faisant de lourdes questions railleuses sur
leurs saintes études de la nature. Je m'emparai de cette place que
Moserwald avait accaparée: c'était la plus favorable pour voir Alida
sans être gêné par la petite lampe dont elle s'était masquée; c'était
aussi la plus proche que l'on pût convenablement prendre auprès d'elle.
Jusque-là, ne voulant pas m'asseoir plus loin, je n'avais fait que la
deviner.
Je pus enfin lui parler. J'eus bien de la peine à lui adresser une
question directe. Enfin ma langue se délia par un effort désespéré, et,
au risque d'être aussi gauche et aussi bête que Moserwald, je lui
demandai si j'étais assez malheureux pour que mon maudit hautbois eût
réellement troublé son sommeil.
--Tellement troublé, répondit-elle en souriant tristement, que je n'ai
pas pu me rendormir; mais ne prenez pas ce reproche pour une critique.
Il m'a semblé que vous jouiez fort bien: c'est précisément parce que
j'étais forcée de vous écouter... Mais je ne veux pas non plus vous
faire de compliments. A votre âge, cela ne vaut rien.
--A mon âge? Oui, je suis un enfant, c'est vrai, rien qu'un enfant!
C'est l'âge où l'on est avide de bonheur. Est-ce un crime d'être heureux
d'un rien, d'un mot, d'un regard, fût-ce un regard distrait ou sévère,
fût-ce un mot de simple bienveillance ou seulement de généreux pardon
sous forme d'éloge?
--Je vois, répondit-elle, que vous avez lu le petit volume que vous
m'avez envoyé ce matin; car vous êtes tout rempli de l'orgueil de la
première jeunesse, et ce n'est guère obligeant pour ceux ou pour celles
qui sont entrés dans la seconde.
--Dans les volumes que, par votre ordre, je vous ai fait remettre ce
matin, y en avait-il donc un qui ait eu le malheur de vous déplaire?
Elle sourit avec une ineffable douceur, et elle allait répondre. J'étais
suspendu au mouvement de ses lèvres; Moserwald, penché sur la table, ne
regardait nullement dans la loupe d'Obernay, qu'il avait prise
machinalement et qu'il ternissait de son haleine, au grand déplaisir du
botaniste. Il grimaçait derrière cette loupe; mais il avait un oeil
braqué sur moi, et louchait d'une façon si burlesque, que madame de
Valvèdre partit d'un éclat de rire. Ce fut pour moi un moment de cruel
triomphe, mais qu'un instant après j'expiai cruellement. En riant,
madame de Valvèdre laissa tomber sa broderie et un petit objet de métal
que je pris pour un dé et que je ramassai précipitamment; mais je l'eus
à peine dans les mains, qu'un cri de surprise et de douleur m'échappa.
--Qu'est-ce donc que cela? m'écriai-je.
--Eh bien, répondit-elle tranquillement, c'est ma bague. Elle est
beaucoup trop large pour mon doigt.
--Votre bague!... répétai-je hors de moi en regardant d'un oeil hagard
le gros saphir entouré de brillants que j'avais vu l'avant-veille au
doigt de Moserwald.
Et j'ajoutai, en proie à un véritable désespoir:
--Mais cette chose-là n'est point à vous, madame!
--Pardonnez-moi: à qui voulez-vous donc qu'elle soit?
--Ah! vous l'avez achetée aujourd'hui?
--Eh bien, qu'est-ce que cela vous fait, par exemple? Rendez-la-moi
donc!
--Puisque vous l'avez achetée, lui dis-je d'un ton amer en la lui
rendant, gardez-la, elle est bien à vous; mais, à votre place, je ne la
porterais pas. Elle est d'un goût affreux!
--Vous trouvez? C'est bien possible. J'ai acheté cela hier vingt-cinq
francs à un vilain petit juif qui monte en vermeil, à Varallo, les
améthystes et les autres cailloux du pays; mais la grosse pierre est
jolie. Je la ferai arranger autrement, et tout le monde croira que c'est
un saphir oriental.
J'allais dire à madame de Valvèdre que le petit juif avait volé cette
bague à M. Moserwald, lorsque, la modicité du prix de vente supposant
chez un juif bijoutier une ignorance par trop invraisemblable de la
valeur de l'objet, je me sentis replongé dans une énigme insoluble.
Alida venait de parler avec une sincérité évidente, et pourtant, quelque
effort que fit Moserwald pour me cacher sa main gauche, je voyais bien
qu'il n'avait plus sa bague. Un soupçon hideux pesait sur moi comme un
cauchemar. Je pris le bras de l'israélite et je l'emmenai sur la
galerie, comme pour lui parler d'autre chose. Je flattai sa vanité pour
lui arracher la vérité.
--Vous êtes un habile homme et un amant magnifique, lui dis-je; vous
faites accepter vos dons de la manière la plus ingénieuse!
Il donna dans le piège sans se faire prier.
--Eh bien, oui, dit-il, voilà comme je suis! Rien ne me coûte pour
procurer un petit plaisir à une jolie femme, et je n'ai pas le mauvais
goût de lui faire des conditions, moi! C'est à elle de deviner.
--Et certainement on vous devine? Vous êtes coutumier du fait?
--Avec celle-ci... c'est la première fois, et je me demande avec un peu
de crainte si elle prend réellement cette gemme de premier choix pour
une améthyste de cent sous! Non, ce n'est pas probable. Toutes les
femmes se connaissent en gemmes, elles les aiment tant!
--Pourtant, si _elle_ n'y connaît rien, elle ne vous devine pas, et vous
voilà dans une impasse. Ou il faut vous déclarer, ou il faut risquer de
voir la bague passer à la femme de chambre.
--Me déclarer? répondit-il avec un véritable effroi. Oh! non, c'est trop
tôt! je ne suis pas encouragé jusqu'à présent... à moins que ce ton
moqueur ne soit une manière de grande dame!... C'est possible, je
n'avais jamais visé si haut, moi!... car elle est comtesse, vous savez?
Son mari ne prend pas de titre, mais il est de grande maison...
--Mon cher, repris-je avec une ironie qu'il ne comprit pas, tout madré
qu'il était, je ne vois qu'un moyen: c'est qu'un ami généreux l'éclaire
sur la valeur de l'objet qu'on lui a fait si adroitement accepter.
Voulez-vous que je m'en charge?
--Oui! mais pas aujourd'hui au moins! Vous attendrez que je sois parti.
--Bah! vous voilà bien craintif! N'êtes-vous pas persuadé qu'une femme
est toujours flattée d'un riche cadeau?
--Non! cela dépend; elle peut aimer le cadeau et détester la personne
qui l'offre. Dans ce cas-là, il faut beaucoup de patience et beaucoup de
cadeaux, toujours glissés dans ses mains sans qu'elle songe à les
repousser, et ne témoignant jamais d'aucune espérance. Vous voyez que
j'ai ma tactique!
--Elle est magnifique, et très-flatteuse pour les femmes que vous
honorez de vos poursuites!
--Mais... je la crois fort délicate, reprit-il avec conviction, et, si
vous la critiquez, c'est qu'il vous serait impossible de la suivre!
Je ne lui passai pas ce mouvement d'impertinence et je rentrai au petit
salon, bien décidé à l'en punir. Je me sentis dès lors un aplomb
extraordinaire, et, m'approchant d'Alida:
--Savez-vous, madame, lui dis-je, de quoi je m'entretenais avec M.
Moserwald au clair de la lune?
--Du clair de lune, peut-être?
--Non, nous parlions bijouterie. Monsieur prétend que toutes les femmes
se connaissent en pierres précieuses parce qu'elles les aiment
passionnément, et j'ai promis de m'en rapporter à votre arbitrage.
--Il y a là deux questions, répondit madame de Valvèdre. Je ne peux pas
résoudre la première; car, pour mon compte, je n'y entends rien; mais,
pour la seconde, je suis forcée de donner raison à M. Moserwald. Je
crois que toutes les femmes aiment les bijoux.
--Excepté moi pourtant, dit Paule avec gaieté; je ne m'en soucie pas le
moins du monde.
--Oh! vous, ma chère, reprit Alida du même ton, vous êtes une femme
supérieure! Il n'est question ici que des simples mortelles.
--Moi, dis-je à mon tour avec une amertume extrême, je croyais qu'en
fait de femmes il n'y avait que les courtisanes qui eussent la passion
des diamans.
Alida me regarda d'un air très-étonné.
--Voilà une singulière idée! reprit-elle. Chez les créatures dont vous
parlez, cette passion-là n'existe pas du tout. Les diamants ne
représentent pour elles que des écus. Chez les femmes honnêtes, c'est
quelque chose de plus noble: cela représente les dons sacrés de la
famille ou les gages durables des affections sérieuses. Cela est si
vrai, que, ruinée, une véritable grande dame souffre mille privations
plutôt que de vendre son écrin. Elle n'en fait le sacrifice que pour
sauver ses enfants ou ses princes.
--Ah! que cela est bien dit et que cela est vrai! s'écria Moserwald
enthousiasmé. Entre la femme et le diamant, il y a une attraction
surnaturelle! J'en ai vu mille exemples. Le serpent avait, dit une
légende, un gros diamant dans la tête; Ève vit ce feu à travers ses yeux
et fut fascinée. Elle s'y mira comme dans les glaces d'un palais
enchanté...
--Voilà de la poésie, ou je ne m'y connais pas, dis-je en
l'interrompant. Et vous vous moquez des poëtes, vous!
--Cela vous étonne, mon cher? reprit-il. C'est que je deviens poëte
aussi, apparemment, avec les personnes qui m'inspirent!
En parlant ainsi, il lança sur Alida un regard enflammé qu'elle
rencontra et soutint avec une impassibilité extraordinaire. C'était le
comble du dédain ou de l'effronterie, car son grand oeil interrogateur
était toujours plein de mystères. Je ne pus supporter cette situation
douteuse, horrible pour elle, si elle n'était pas la dernière des
femmes. Je lui demandai à voir encore sa bague de vingt-cinq francs, et,
l'ayant regardée:
--Je m'étonne beaucoup, lui dis-je, du peu d'attention que vous avez
accordée à une gemme si belle après l'aveu que vous venez de faire de