Valvèdre - 01
VALVÈDRE
PAR
GEORGE SAND
OEUVRES
DE
GEORGE SAND
OEUVRES
DE
GEORGE SAND
NOUVELLE ÉDITION
FORMAT GRAND IN-18
OUVRAGES PARUS OU A PARAITRE:
ANDRÉ........... Un volume.
ELLE ET LUI......... Un volume.
LA FAMILLE DE GERMANDRE...... Un Volume.
INDIANA........... Un volume.
JEAN DE LA ROCHE......... Un volume.
LES MAITRES MOSAÏSTES....... Un volume.
LES MAITRES SONNEURS....... Un volume.
LA MARE AU DIABLE........ Un volume.
LE MARQUIS DE VILLEMER...... Un Volume.
MAUPRAT.......... Un volume.
MONT-REVÊCHE......... Un volume.
NOUVELLES.......... Un volume.
TAMARIS.......... Un volume.
VALENTINE.......... Un volume.
VALVÈDRE.......... Un volume.
LA VILLE NOIRE......... Un volume.
ETC., ETC.
CLICHY.--Imprimerie de MAURICE LOIGNON et Cie, rue du Bac d'Asnières, 12.
VALVÈDRE
PAR
GEORGE SAND
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1863
Tous droits réservés
A MON FILS
Ce récit est parti d'une idée que nous avons savourée en commun, que
nous avons, pour ainsi dire, bue à la même source: l'étude de la nature.
Tu l'as formulée le premier dans un travail de science qui va paraître.
Je la formule à mon tour et à ma manière dans un roman. Cette idée,
vieille comme le monde en apparence, est pourtant une conquête assez
nouvelle des temps où nous vivons. Pendant de longs siècles, l'homme
s'est pris pour le centre et le but de l'univers. Une notion plus juste
et plus vaste nous est enseignée aujourd'hui. Plusieurs la professent
avec éclat. Adeptes fervents, nous y apporterons aussi notre grain de
sable, car elle a besoin de passer dans beaucoup d'esprits pour faire
peu à peu à tous le bien qu'elle recèle. Elle peut se résumer en trois
mots que ton livre explique et que le mien tentera de prouver: _sortir
de soi_.--Il est doux d'en sortir ensemble, et cela nous est arrivé
souvent.
Tamaris, 1er mars 1861.
VALVÈDRE
* * * * *
I
Des motifs faciles à apprécier m'obligeant à déguiser tous les noms
propres qui figureront dans ce récit, le lecteur voudra bien n'exiger de
moi aucune précision géographique. Il y a plusieurs manières de raconter
une histoire. Celle qui consiste à vous faire parcourir une contrée
attentivement explorée et fidèlement décrite est, sous un rapport, la
meilleure: c'est un des côtés par lesquels le roman, cette chose si
longtemps réputée frivole, peut devenir une lecture utile, et mon avis
est que, quand on nomme une localité réellement existante, on ne saurait
la peindre trop consciencieusement; mais l'autre manière, qui, sans être
de pure fantaisie, s'abstient de préciser un itinéraire et de nommer le
vrai lieu des scènes principales, est parfois préférable pour
communiquer certaines impressions reçues. La première sert assez bien le
développement graduel des sentiments qui peuvent s'analyser; la seconde
laisse à l'élan et au décousu des vives passions un chemin plus large.
D'ailleurs, je ne serais pas libre de choisir entre ces deux méthodes,
car c'est l'histoire d'une passion subie, bien plus qu'expliquée, que je
me propose de retracer ici. Cette passion souleva en moi tant de
troubles, qu'elle m'apparaît encore à travers certains voiles. Il y a de
cela vingt ans. Je la portai en divers lieux, qui réapparurent
splendides ou misérables selon l'état de mon âme. Il y eut même des
jours, des semaines peut-être, où je vécus sans bien savoir où j'étais.
Je me garderai donc de reconstruire, par de froides recherches ou par de
laborieux efforts de mémoire, les détails d'un passé où tout fut
confusion et fièvre en moi comme autour de moi, et il ne sera peut-être
pas mauvais de laisser à mon récit un peu de ce désordre et de ces
incomplètes notions qui furent ma vie durant ces jours terribles.
J'avais vingt-trois ans quand mon père, professeur de littérature et de
philosophie à Bruxelles, m'autorisa à passer un an sur les chemins; en
cela, il cédait à mon désir autant qu'à une considération sérieuse. Je
me destinais aux lettres, et j'avais ce rare bonheur que ma vocation
inspirât de la confiance à ma famille. Je sentais le besoin de voir et
de comprendre la vie générale. Mon père reconnut que notre paisible
milieu et notre vie patriarcale constituaient un horizon bien court. Il
eut la foi. Il mit la bride sur le cou du cheval impatient. Ma mère
pleura; mais elle me cacha ses larmes, et je partis: hélas! pour quels
écueils de la vie morale!
J'avais été élevé en partie à Bruxelles, en partie à Paris, sous les
yeux d'un frère de mon père, Antonin Valigny, chimiste distingué, mort
jeune encore, lorsque je finissais mes classes au collège Saint-Louis.
Je n'éprouvais aucune curiosité pour les modernes foyers de
civilisation, j'avais soif de poésie et de pittoresque. Je voulais voir,
en Suisse d'abord, les grands monuments de la nature; en Italie ensuite,
les grands monuments de l'art.
Ma première et presque ma seule visite à Genève fut pour un ami de mon
père dont le fils avait été, à Paris, mon compagnon d'études et mon ami
de coeur; mais les adolescents s'écrivent peu. Henri Obernay fut le
premier à négliger notre correspondance. Je suivis le mauvais exemple.
Lorsque je le cherchai dans sa patrie, il y avait déjà des années que
nous ne nous écrivions plus. Il est donc probable que je ne l'eusse pas
beaucoup cherché, si mon père, en me disant adieu, ne m'eût pas
recommandé avec une grande insistance de renouer mes relations avec lui.
M. Obernay père, professeur ès sciences à Genève, était un homme d'un
vrai mérite. Son fils avait annoncé devoir tenir de lui. Sa famille
était chère à la mienne. Enfin ma mère désirait savoir si la petite
Adélaïde était toujours aimable et jolie. Je devinai quelque projet ou
du moins quelque souhait d'alliance, et, bien que je ne fusse nullement
disposé à commencer par la fin le roman de ma jeunesse, la curiosité
aidant un peu le devoir, je me présentai chez le professeur ès sciences.
Je n'y trouvai pas Henri; mais ses parents m'accueillirent presque comme
si j'eusse été son frère. Ils me retinrent à dîner et me forcèrent de
loger chez eux. C'était dans cette partie de Genève appelée la vieille
ville, qui avait encore à cette époque tant de physionomie. Séparée par
le Rhône et de la cité catholique, et du monde nouveau, et des
caravansérails de touristes, la ville de Calvin étageait sur la colline
ses demeures austères et ses étroits jardins, ombragés de grands murs et
de charmilles taillées. Là, point de bruit, pas de curieux, pas
d'oisifs, et, partant, rien de cette agitation qui caractérise la vie
industrielle moderne. Le silence de l'étude, le recueillement de la
piété ou des travaux de patience et de précision, un _chez soi_
hospitalier, mais qui ne paraissait se soumettre à aucun abus, un
bien-être méditatif et fier, tel était, en général, le caractère des
habitations aisées.
Celle des Obernay était un type adouci et quelque peu modernisé de cette
vie respectable et grave. Les chefs de la famille, aussi bien que leurs
enfants et leur intime entourage, protestaient contre l'excès des
rigidités extérieures. Trop savant pour être fanatique, le professeur
suivait le culte et la coutume de ses pères; mais son intelligence
cultivée avait fait une large trouée dans le monde du goût et du
progrès. Sa femme, plus ménagère que docte, avait néanmoins pour la
science le même respect que pour la religion. Il suffisait que M.
Obernay fût adonné à certaines études pour qu'elle regardât ces
occupations comme les plus importantes et les plus utiles qui pussent
remplir la vie d'un homme de bien, et, quand cet époux vénéré demandait
un peu de sans-gêne et d'abandon autour de lui pour se reposer de ses
travaux, elle s'ingéniait naïvement à lui complaire, persuadée qu'elle
travaillait pour la plus grande gloire de Dieu dès qu'elle travaillait
pour lui.
Malgré l'absence momentanée de leur famille, ces vieux époux me parurent
donc extrêmement aimables. Rien chez eux ne sentait l'esprit souvent
étroit de la province. Ils s'intéressaient à tout et n'étaient étrangers
à rien. Ils y mettaient même une sorte de coquetterie, et l'on pouvait
comparer leur esprit à leur maison, vaste, propre, austère, mais égayée
par les plus belles fleurs, et s'ouvrant sur l'aspect grandiose du lac
et des montagnes.
Les deux filles, Adélaïde et Rosa, étaient allées voir une tante à
Morges. On me montra le portrait de la petite Rosa, dessiné par sa
soeur. Le dessin était charmant, la jeune tête ravissante; mais il n'y
avait pas de portrait d'Adélaïde.
On me demanda si je me souvenais d'elle. Je répondis hardiment que oui,
bien que ce souvenir fût très-vague.
--Elle avait cinq ans dans ce temps-là, me dit madame Obernay; vous
pensez qu'elle est bien changée! Pourtant elle passe pour une belle
personne. Elle ressemble à son père, qui n'est pas trop mal pour un
homme de cinquante-cinq ans. Rosa est moins bien; elle me ressemble,
ajouta en riant l'excellente femme, encore fraîche et belle; mais elle
est dans l'âge où l'on peut se refaire!
Henri Obernay était parti en tournée de naturaliste avec un ami de la
famille. Il explorait en ce moment la région du mont Rose. On me montra
une lettre de lui toute récente, où il décrivait avec tant
d'enthousiasme les sites où il se trouvait, que je me décidai à aller
l'y rejoindre. Déjà familiarisé avec les montagnes et parlant tous les
patois de la frontière, il me serait un guide excellent, et sa mère
assurait qu'il allait être heureux d'avoir à diriger mes premières
excursions. Il ne m'avait pas oublié, il avait toujours parlé de moi
avec la plus tendre affection. Madame Obernay me connaissait comme si
elle ne m'eût jamais perdu de vue. Elle savait mes penchants, mon
caractère, et se rappelait mes fantaisies d'enfant, qu'elle me racontait
à moi-même avec une bonhomie charmante. En voyant qu'Henri m'avait fait
aimer, je jugeai avec raison qu'il m'aimait réellement, et mon ancien
attachement pour lui se réveilla. Après vingt-quatre heures passées à
Genève, je me renseignai sur le lieu où j'avais bonne chance de le
rencontrer, et je partis pour le mont Rose.
C'est ici, lecteur, qu'il ne faut pas me suivre un guide à la main. Je
donnerai aux localités que je me rappelle les premiers noms qui me
viendront à l'esprit. Ce n'est point un voyage que je t'ai promis, c'est
une histoire d'amour.
A la base des montagnes, du côté de la Suisse, s'abrite un petit
village, les Chalets-Saint-Pierre, que j'appellerai Saint-Pierre tout
court. C'est là que je trouvai Henri Obernay. Il y était installé pour
une huitaine, son compagnon de voyage voulant explorer les glaciers. La
maison de bois dont ils s'étaient emparés était grande, pittoresque, et
d'une propreté réjouissante. On m'y fit place, car c'était une espèce
d'auberge pour les touristes. Je vois encore les paysages grandioses qui
se déroulaient sous les yeux, de toutes les faces de la galerie
extérieure, placée au couronnement de ce beau chalet. Un énorme banc de
rochers préservait le hameau du vent d'est et des avalanches. Ce rempart
naturel formait comme le piédestal d'une montagne toute nue, mais verte
comme une émeraude et couverte de troupeaux. Du bas de la maison partait
une prairie en fleurs qui s'abaissait rapidement vers le lit d'un
torrent plein de bruit et de colère, et dans lequel se déversaient de
fières et folles cascatelles tombant des rochers qui nous faisaient
face. Ces rochers, au sommet desquels commençaient les glaciers, d'abord
resserrés en étroites coulisses et peu à peu disposés en vastes arènes
éblouissantes, étaient les premières assises de la masse effrayante du
mont Rose, dont les neiges éternelles se dessinaient encore en carmin
orangé dans le ciel, quand la vallée nageait dans le bleu du soir.
C'était un spectacle sublime et que je pus savourer durant un jour libre
et calme, avant d'entrer dans la tourmente qui faillit emporter ma
raison et ma vie.
Les premières heures furent consacrées et pour ainsi dire laborieusement
employées à nous reconnaître, Obernay et moi. On sait combien est rapide
le développement qui succède à l'adolescence, et nous étions réellement
beaucoup changés. J'étais pourtant resté assez petit en comparaison
d'Henri, qui avait poussé comme un jeune chêne; mais, à demi Espagnol
par ma mère, je m'étais enrichi d'une jeune barbe très-noire qui, selon
mon ami, me donnait l'air d'un paladin. Quant à lui, bien qu'à
vingt-cinq ans il eût encore le menton lisse, l'extension de ses formes,
ses cheveux autrefois d'un blond d'épi, maintenant dorés d'un reflet
rougeâtre, sa parole jadis un peu hésitante et craintive, désormais
brève et assurée, ses manières franches et ouvertes, sa fière allure,
enfin sa force herculéenne plutôt acquise par l'exercice que liée à
l'organisation, en faisaient un être tout nouveau pour moi, mais non
moins sympathique que l'ancien compagnon d'études, et se présentant
franchement comme un aîné au physique et au moral. C'était, en somme, un
assez beau garçon, un vrai Suisse de la montagne, doux et fort, tout
rempli d'une tranquille et constante énergie. Une seule chose
très-caractéristique n'avait pas changé en lui: c'était une peau blanche
comme la neige et un ton de visage d'une fraîcheur vive qui eût pu être
envié par une femme.
Henri Obernay était devenu fort savant à plusieurs égards; mais la
botanique était pour le moment sa passion dominante. Son compagnon de
voyage, chimiste, physicien, géologue, astronome et je ne sais quoi
encore, était en course quand j'arrivai, et ne devait rentrer que le
soir. Le nom de ce personnage ne m'était pas inconnu, je l'avais souvent
entendu prononcer par mes parents: il s'appelait M. de Valvèdre.
La première chose qu'on se demande après une longue séparation, c'est si
l'on est content de son sort. Obernay me parut enchanté du sien. Il
était tout à la science, et, avec cette passion-là, quand elle est
sincère et désintéressée, il n'y a guère de mécomptes. L'idéal, toujours
beau, a l'avantage d'être toujours mystérieux, et de ne jamais assouvir
les saints désirs qu'il fait naître.
J'étais moins calme. L'étude des lettres, qui n'est autre que l'étude
des hommes, est douloureuse quand elle n'est pas terrible. J'avais déjà
beaucoup lu, et, bien que je n'eusse aucune expérience de la vie,
j'étais un peu atteint par ce que l'on a nommé la _maladie du siècle_,
l'ennui, le doute, l'orgueil. Elle est déjà bien loin, cette maladie du
romantisme. On l'a raillée, les pères de famille d'alors s'en sont
beaucoup plaints; mais ceux d'aujourd'hui devraient peut-être la
regretter. Peut-être valait-elle mieux que la réaction qui l'a suivie,
que cette soif d'argent, de plaisirs sans idéal et d'ambitions sans
frein, qui ne me paraît pas caractériser bien noblement la _santé du
siècle_.
Je ne fis pourtant point part à Obernay de mes souffrances secrètes. Je
lui laissai seulement pressentir que j'étais un peu blessé de vivre dans
un temps où il n'y avait rien de grand à faire. Nous étions alors dans
les premières années du règne de Louis-Philippe. On avait encore la
mémoire fraîche des épopées de l'Empire; on avait été élevé dans
l'indignation généreuse, dans la haine des idées rétrogrades du dernier
Bourbon; on avait rêvé un grand progrès en 1830, et on ne sentait pas ce
progrès s'accomplir sous l'influence triomphante de la bourgeoisie. On
se trompait à coup sûr: le progrès se fait quand même, à presque toutes
les époques de l'histoire, et on ne peut appeler réellement rétrogrades
que celles qui lui ferment plus d'issues qu'elles ne lui en ouvrent;
mais il est de ces époques où un certain équilibre s'établit entre
l'élan et l'obstacle. Ce sont des phases expectantes où la jeunesse
souffre et où elle ne meurt pourtant pas, puisqu'elle peut dire ce
qu'elle souffre.
Obernay ne comprit pas beaucoup ma critique du siècle (on appelle
toujours _le siècle_ le moment où l'on vit). Quant à lui, il vivait dans
l'éternité, puisqu'il était aux prises avec les lois naturelles. Il
s'étonna de mes plaintes, et me demanda si le véritable but de l'homme
n'était pas de s'instruire et d'aimer ce qui est toujours grand, ce
qu'aucune situation sociale ne peut ni rapetisser, ni rendre
inaccessible, l'étude des lois de l'univers. Nous discutâmes un peu sur
ce point. Je voulus lui prouver qu'il est, en effet, des situations
sociales où la science même est entravée par la superstition,
l'hypocrisie, ou, ce qui est pis, par l'indifférence des gouvernants et
des gouvernés. Il haussa légèrement les épaules.
--Ces entraves-là, dit-il, sont des accidents transitoires dans la vie
de l'humanité. L'éternité s'en moque, et la science des choses
éternelles par conséquent.
--Mais, nous qui n'avons qu'un jour à vivre, pouvons-nous en prendre à
ce point notre parti? Si tu avais en ce moment devant les yeux la preuve
que tes travaux seront enfouis ou supprimés, ou tout au moins sans aucun
effet sur tes contemporains, les poursuivrais-tu avec autant d'ardeur?
--Oui certes! s'écria-t-il: la science est une maîtresse assez belle
pour qu'on l'aime sans autre profit que l'honneur et l'ivresse de la
posséder.
Mon orgueil souffrit un peu de la bravoure enthousiaste de mon ami. Je
fus tenté, non de douter de sa sincérité, mais de croire à quelque
illusion, ferveur de novice. Je ne voulus pas le lui dire et commencer
notre reprise d'amitié par une discussion. J'étais, d'ailleurs,
très-fatigué. Je n'attendis pas que son compagnon le savant fût revenu
de sa promenade, et je remis au lendemain l'honneur de lui être
présenté.
Mais, le lendemain, j'appris que M. de Valvèdre, qui se préparait depuis
plusieurs jours à une grande exploration des glaciers et des moraines du
mont Rose, fixée la veille encore au surlendemain, voyant toutes choses
arrangées et le temps très-favorable, avait voulu profiter d'une des
rares époques de l'année où les cimes sont claires et calmes. Il était
donc parti à minuit, et Obernay l'avait escorté jusqu'à sa première
halte. Mon ami devait être de retour vers midi, et, de sa part, on me
priait de l'attendre et de ne point me risquer seul dans les précipices,
vu que tous les guides du pays avaient été emmenés par M. de Valvèdre.
Sachant que j'étais fatigué, on n'avait pas voulu me réveiller pour me
dire ce qui se passait, et j'avais dormi si profondément, que le bruit
du départ de l'expédition, véritable caravane avec mulets et bagages, ne
m'avait causé aucune alerte.
Je me conformai aux désirs d'Obernay et résolus de l'attendre au chalet,
ou, pour mieux dire, à l'hôtel d'Ambroise; tel était le nom de notre
hôte, excellent homme, très-intelligent et majestueusement obèse. En
causant avec lui, j'appris que sa maison avait été embellie par la
munificence et les soins de M. de Valvèdre, lequel avait pris ce pays en
amour. Comme il y venait assez souvent, sa propre résidence n'étant pas
très-éloignée, il s'était arrangé pour y avoir à sa disposition un
pied-à-terre confortable. Il avait si bien fait les choses, qu'Ambroise
se regardait autant comme son serviteur que comme son obligé; mais le
savant, qui me parut être un original fort agréable, avait exigé que le
montagnard fît de sa maison une auberge d'été pour les amants de la
nature qui pénétreraient dans cette région peu connue, et même qu'il
servit avec dévouement tous ceux qui entreprendraient l'exploration de
la montagne, à la seule condition, pour eux, de consigner leurs
observations sur un certain registre qui me fut montré, et que j'avouai
n'être pas destiné à enrichir. Ambroise n'en fut pas moins empressé à me
complaire. J'étais l'ami d'Obernay, je ne pouvais pas ne pas être un peu
savant, et Ambroise était persuadé qu'il le deviendrait lui-même, s'il
ne l'était pas déjà, pour avoir hébergé souvent des personnes de mérite.
Après avoir employé les premières heures de la journée à écrire à mes
parents, je descendis dans la salle commune pour déjeuner, et je m'y
trouvai en tête-à-tête avec un inconnu d'environ trente-cinq ans, d'une
assez belle figure, et qu'à première vue je reconnus pour un israélite.
Cet homme me parut tenir le milieu entre l'extrême distinction et la
repoussante vulgarité qui caractérisent chez les juifs deux races ou
deux types si tranchés. Celui-ci appartenait à un type intermédiaire ou
mélangé. Il parlait assez purement le français, avec un accent allemand
désagréable, et montrait tour à tour de la pesanteur et de la vivacité
dans l'esprit. Au premier abord, il me fut antipathique. Peu à peu il me
parut assez amusant. Son originalité consistait dans une indolence
physique et dans une activité d'idées extraordinaires. Mou et gras, il
se faisait servir comme un prince; curieux et commère, il s'enquérait de
tout et ne laissait pas tomber la conversation un seul instant.
Comme il me fit, dès le premier moment, l'honneur d'être
très-communicatif, je sus bien vite qu'il se nommait Moserwald, qu'il
était assez riche pour se reposer un peu des affaires, et qu'il
voyageait en ce moment pour son plaisir. Il venait de Venise, où il
s'était plus occupé de jolies femmes et de beaux-arts que du soin de sa
fortune; il se rendait à Chamonix. Il voulait voir le mont Blanc, et il
passait par le mont Rose, dont il avait _souhaité se faire une idée_. Je
lui demandai s'il était tenté d'en faire l'escalade.
--Non pas! répondit-il. C'est trop dangereux, et pour voir quoi, je vous
le demande? Des glaçons les uns sur les autres! Personne n'a encore
atteint la cime de cette montagne, et il n'est pas dit que la caravane
partie cette nuit en reviendra au complet. Au reste, je n'ai pas fait
beaucoup de voeux pour elle. Arrivé à dix heures hier au soir et à peine
endormi, j'ai été réveillé par tous les gros souliers ferrés du pays,
qui n'ont fait, deux heures durant, que monter et descendre les
escaliers de bois de cette maison à jour. Tous les animaux de la
création ont beuglé, patoisé, henni, juré ou braillé sous la fenêtre,
et, quand je croyais en être quitte, on est revenu pour chercher je ne
sais quel instrument oublié, un baromètre et un télégraphe! Si j'avais
eu une potence à mon service, je l'aurais envoyée à ce M. de Valvèdre,
que Dieu bénisse! Le connaissez-vous?
--Pas encore. Et vous?
--Je ne le connais que de réputation; on parle beaucoup de lui à Genève,
où je réside, et on parle de sa femme encore davantage. La
connaissez-vous, sa femme? Non? Ah! mon cher, qu'elle est jolie! Des
yeux longs comme ça (il me montrait la lame de son couteau) et plus
brillants que ça! ajouta-t-il en montrant un magnifique saphir entouré
de brillants qu'il portait à son petit doigt.
--Alors ce sont des yeux étincelants, car vous avez là une belle bague.
--La souhaitez-vous? Je vous la cède pour ce qu'elle m'a coûté.
--Merci, je n'en saurais que faire.
--Ce serait pourtant un joli cadeau pour votre maîtresse, hein?
--Ma maîtresse? Je n'en ai pas!
--Ah bah! vraiment? Vous avez tort.
--Je me corrigerai.
--Je n'en doute pas; mais cette bague-là peut hâter l'heureux moment.
Voyons, la voulez-vous? C'est une bagatelle de douze mille francs.
--Mais, encore une fois, je n'ai pas de fortune.
--Ah! vous avez encore plus tort; mais cela peut se corriger aussi.
Voulez-vous faire des affaires? Je peux vous lancer, moi.
--Vous êtes bijoutier?
--Non, je suis riche.
--C'est un joli état; mais j'en ai un autre.
--Il n'y a point de joli état, si vous êtes pauvre.
--Pardonnez-moi, je suis libre!
--Alors vous avez de l'aisance, car, avec la misère, il n'y a
qu'esclavage. J'ai passé par là, moi qui vous parle, et j'ai manqué
d'éducation; mais je me suis un peu refait à mesure que j'ai surmonté le
mauvais sort. Donc, vous ne connaissez pas les Valvèdre? C'est un
singulier couple, à ce qu'on dit. Une femme ravissante, une vraie femme
du monde sacrifiée à un original qui vit dans les glaciers! Vous
jugez...
Ici, le juif fit quelques plaisanteries d'assez mauvais goût, mais dont
je ne me scandalisai point, les personnes dont il parlait ne m'étant pas
directement connues. Il ajouta que, du reste, avec un tel mari, madame
de Valvèdre était dans son droit, si elle avait eu les aventures que lui
prêtait la chronique génevoise. J'appris par lui que cette dame
paraissait de temps en temps à Genève, mais de moins en moins, parce que
son mari lui avait acheté, vers le lac Majeur, une villa d'où il
exigeait qu'elle ne sortît point sans sa permission.
--Vous comprenez bien, ajouta-t-il, qu'elle se ménage quelques échappées
quand il n'est pas là... et il n'y est jamais: mais il lui a donné pour
surveillante une vieille soeur à lui, qui, sous prétexte de soigner les
enfants,--il y en a quatre ou cinq,--fait en conscience son métier de
geôlière.
--Je vois que vous plaignez beaucoup l'intéressante captive. Peut-être
la connaissez-vous plus que vous ne voulez le dire à table d'hôte?
--Non, parole d'honneur! Je ne la connais que de vue, je ne lui ai
jamais parlé, et pourtant ce n'est pas l'envie qui m'a manqué; mais
patience! l'occasion viendra un jour ou l'autre, à moins que ce jeune
homme qui voyage avec le mari... Je l'ai aperçu hier au soir, M.
Obernay, je crois, le fils d'un professeur...
--C'est mon ami.
--Je ne demande pas mieux; mais je dis qu'il est beau garçon et qu'on
n'est jamais trahi que par les siens. Un apprenti, ça console toujours
la femme du patron, c'est dans l'ordre!
--Vous êtes un esprit fort, très-sceptique.
--Pas fort du tout, mais méfiant en diable; sans quoi, la vie ne serait
pas tenable. On prendrait la vertu au sérieux, et ce serait triste,
quand on n'est pas vertueux soi-même! Est-ce que vous avez la
prétention?...
--Je n'en ai aucune.
--Eh bien, restez ainsi, croyez-moi. Allez-y franchement, contentez vos
passions et n'en abusez pas. Vous voyez, je vous donne de sages
conseils, moi!
--Vous êtes bien bon.
--Oui, oui, vous vous moquez; mais ça m'est égal. Vos sourires n'ôteront
pas un sou de ma poche ni un cheveu de ma tête, tandis que votre
déférence ne remettrait pas dans ma vie une seule des heures que j'ai
perdues ou mal employées.
--Vous êtes philosophe!
--Excessivement, mais un peu trop tard. J'ai vécu beaucoup depuis que je
puis me passer mes fantaisies, et j'en suis puni par la diminution du
sens fantaisiste. Oui, vrai, je me blase déjà. J'ai des jours où je ne
sais plus que faire pour m'amuser. Voulez-vous venir dehors fumer un
cigare? Nous regarderons ce fameux mont Rose; on dit que c'est si joli!
Je l'ai regardé hier tout le long du voyage; je l'ai trouvé pareil à
toutes les montagnes un peu élevées de la chaîne des Alpes; mais
peut-être que vous me le ferez trouver différent. Voyons, qu'est-ce
qu'il y a de différent et qu'est-ce qu'il y a de beau selon vous? Je ne
demande qu'à admirer, moi; je n'ai été élevé ni en poëte, ni en artiste;
mais j'aime le beau, et j'ai des yeux comme un autre.
Il y avait tant de naïveté dans le babil de ce Moserwald, que, tout en
fumant dehors avec lui, je me laissai aller à la sotte vanité de lui
expliquer la beauté du mont Rose. Il m'écouta avec son bel oeil juif,
clair et avide, fixé sur moi. Il eut l'air de comprendre et de goûter
mon enthousiasme; après quoi, il reprit tout à coup son air de bonhomie
railleuse et me dit:
--Mon cher monsieur, vous aurez beau faire, vous ne réussirez pas à me
prouver qu'il y ait le moindre plaisir à regarder cette grosse masse
blanche. Il n'y a rien de bête comme le blanc, et c'est presque aussi
triste que le noir. On dit que le soleil sème des diamants sur ces
glaces: pour moi, je vous confesse que je n'en vois pas un seul, et je
suis sûr d'en avoir plus à mon petit doigt que ce gros bloc de
PAR
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LE MARQUIS DE VILLEMER...... Un Volume.
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MONT-REVÊCHE......... Un volume.
NOUVELLES.......... Un volume.
TAMARIS.......... Un volume.
VALENTINE.......... Un volume.
VALVÈDRE.......... Un volume.
LA VILLE NOIRE......... Un volume.
ETC., ETC.
CLICHY.--Imprimerie de MAURICE LOIGNON et Cie, rue du Bac d'Asnières, 12.
VALVÈDRE
PAR
GEORGE SAND
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1863
Tous droits réservés
A MON FILS
Ce récit est parti d'une idée que nous avons savourée en commun, que
nous avons, pour ainsi dire, bue à la même source: l'étude de la nature.
Tu l'as formulée le premier dans un travail de science qui va paraître.
Je la formule à mon tour et à ma manière dans un roman. Cette idée,
vieille comme le monde en apparence, est pourtant une conquête assez
nouvelle des temps où nous vivons. Pendant de longs siècles, l'homme
s'est pris pour le centre et le but de l'univers. Une notion plus juste
et plus vaste nous est enseignée aujourd'hui. Plusieurs la professent
avec éclat. Adeptes fervents, nous y apporterons aussi notre grain de
sable, car elle a besoin de passer dans beaucoup d'esprits pour faire
peu à peu à tous le bien qu'elle recèle. Elle peut se résumer en trois
mots que ton livre explique et que le mien tentera de prouver: _sortir
de soi_.--Il est doux d'en sortir ensemble, et cela nous est arrivé
souvent.
Tamaris, 1er mars 1861.
VALVÈDRE
* * * * *
I
Des motifs faciles à apprécier m'obligeant à déguiser tous les noms
propres qui figureront dans ce récit, le lecteur voudra bien n'exiger de
moi aucune précision géographique. Il y a plusieurs manières de raconter
une histoire. Celle qui consiste à vous faire parcourir une contrée
attentivement explorée et fidèlement décrite est, sous un rapport, la
meilleure: c'est un des côtés par lesquels le roman, cette chose si
longtemps réputée frivole, peut devenir une lecture utile, et mon avis
est que, quand on nomme une localité réellement existante, on ne saurait
la peindre trop consciencieusement; mais l'autre manière, qui, sans être
de pure fantaisie, s'abstient de préciser un itinéraire et de nommer le
vrai lieu des scènes principales, est parfois préférable pour
communiquer certaines impressions reçues. La première sert assez bien le
développement graduel des sentiments qui peuvent s'analyser; la seconde
laisse à l'élan et au décousu des vives passions un chemin plus large.
D'ailleurs, je ne serais pas libre de choisir entre ces deux méthodes,
car c'est l'histoire d'une passion subie, bien plus qu'expliquée, que je
me propose de retracer ici. Cette passion souleva en moi tant de
troubles, qu'elle m'apparaît encore à travers certains voiles. Il y a de
cela vingt ans. Je la portai en divers lieux, qui réapparurent
splendides ou misérables selon l'état de mon âme. Il y eut même des
jours, des semaines peut-être, où je vécus sans bien savoir où j'étais.
Je me garderai donc de reconstruire, par de froides recherches ou par de
laborieux efforts de mémoire, les détails d'un passé où tout fut
confusion et fièvre en moi comme autour de moi, et il ne sera peut-être
pas mauvais de laisser à mon récit un peu de ce désordre et de ces
incomplètes notions qui furent ma vie durant ces jours terribles.
J'avais vingt-trois ans quand mon père, professeur de littérature et de
philosophie à Bruxelles, m'autorisa à passer un an sur les chemins; en
cela, il cédait à mon désir autant qu'à une considération sérieuse. Je
me destinais aux lettres, et j'avais ce rare bonheur que ma vocation
inspirât de la confiance à ma famille. Je sentais le besoin de voir et
de comprendre la vie générale. Mon père reconnut que notre paisible
milieu et notre vie patriarcale constituaient un horizon bien court. Il
eut la foi. Il mit la bride sur le cou du cheval impatient. Ma mère
pleura; mais elle me cacha ses larmes, et je partis: hélas! pour quels
écueils de la vie morale!
J'avais été élevé en partie à Bruxelles, en partie à Paris, sous les
yeux d'un frère de mon père, Antonin Valigny, chimiste distingué, mort
jeune encore, lorsque je finissais mes classes au collège Saint-Louis.
Je n'éprouvais aucune curiosité pour les modernes foyers de
civilisation, j'avais soif de poésie et de pittoresque. Je voulais voir,
en Suisse d'abord, les grands monuments de la nature; en Italie ensuite,
les grands monuments de l'art.
Ma première et presque ma seule visite à Genève fut pour un ami de mon
père dont le fils avait été, à Paris, mon compagnon d'études et mon ami
de coeur; mais les adolescents s'écrivent peu. Henri Obernay fut le
premier à négliger notre correspondance. Je suivis le mauvais exemple.
Lorsque je le cherchai dans sa patrie, il y avait déjà des années que
nous ne nous écrivions plus. Il est donc probable que je ne l'eusse pas
beaucoup cherché, si mon père, en me disant adieu, ne m'eût pas
recommandé avec une grande insistance de renouer mes relations avec lui.
M. Obernay père, professeur ès sciences à Genève, était un homme d'un
vrai mérite. Son fils avait annoncé devoir tenir de lui. Sa famille
était chère à la mienne. Enfin ma mère désirait savoir si la petite
Adélaïde était toujours aimable et jolie. Je devinai quelque projet ou
du moins quelque souhait d'alliance, et, bien que je ne fusse nullement
disposé à commencer par la fin le roman de ma jeunesse, la curiosité
aidant un peu le devoir, je me présentai chez le professeur ès sciences.
Je n'y trouvai pas Henri; mais ses parents m'accueillirent presque comme
si j'eusse été son frère. Ils me retinrent à dîner et me forcèrent de
loger chez eux. C'était dans cette partie de Genève appelée la vieille
ville, qui avait encore à cette époque tant de physionomie. Séparée par
le Rhône et de la cité catholique, et du monde nouveau, et des
caravansérails de touristes, la ville de Calvin étageait sur la colline
ses demeures austères et ses étroits jardins, ombragés de grands murs et
de charmilles taillées. Là, point de bruit, pas de curieux, pas
d'oisifs, et, partant, rien de cette agitation qui caractérise la vie
industrielle moderne. Le silence de l'étude, le recueillement de la
piété ou des travaux de patience et de précision, un _chez soi_
hospitalier, mais qui ne paraissait se soumettre à aucun abus, un
bien-être méditatif et fier, tel était, en général, le caractère des
habitations aisées.
Celle des Obernay était un type adouci et quelque peu modernisé de cette
vie respectable et grave. Les chefs de la famille, aussi bien que leurs
enfants et leur intime entourage, protestaient contre l'excès des
rigidités extérieures. Trop savant pour être fanatique, le professeur
suivait le culte et la coutume de ses pères; mais son intelligence
cultivée avait fait une large trouée dans le monde du goût et du
progrès. Sa femme, plus ménagère que docte, avait néanmoins pour la
science le même respect que pour la religion. Il suffisait que M.
Obernay fût adonné à certaines études pour qu'elle regardât ces
occupations comme les plus importantes et les plus utiles qui pussent
remplir la vie d'un homme de bien, et, quand cet époux vénéré demandait
un peu de sans-gêne et d'abandon autour de lui pour se reposer de ses
travaux, elle s'ingéniait naïvement à lui complaire, persuadée qu'elle
travaillait pour la plus grande gloire de Dieu dès qu'elle travaillait
pour lui.
Malgré l'absence momentanée de leur famille, ces vieux époux me parurent
donc extrêmement aimables. Rien chez eux ne sentait l'esprit souvent
étroit de la province. Ils s'intéressaient à tout et n'étaient étrangers
à rien. Ils y mettaient même une sorte de coquetterie, et l'on pouvait
comparer leur esprit à leur maison, vaste, propre, austère, mais égayée
par les plus belles fleurs, et s'ouvrant sur l'aspect grandiose du lac
et des montagnes.
Les deux filles, Adélaïde et Rosa, étaient allées voir une tante à
Morges. On me montra le portrait de la petite Rosa, dessiné par sa
soeur. Le dessin était charmant, la jeune tête ravissante; mais il n'y
avait pas de portrait d'Adélaïde.
On me demanda si je me souvenais d'elle. Je répondis hardiment que oui,
bien que ce souvenir fût très-vague.
--Elle avait cinq ans dans ce temps-là, me dit madame Obernay; vous
pensez qu'elle est bien changée! Pourtant elle passe pour une belle
personne. Elle ressemble à son père, qui n'est pas trop mal pour un
homme de cinquante-cinq ans. Rosa est moins bien; elle me ressemble,
ajouta en riant l'excellente femme, encore fraîche et belle; mais elle
est dans l'âge où l'on peut se refaire!
Henri Obernay était parti en tournée de naturaliste avec un ami de la
famille. Il explorait en ce moment la région du mont Rose. On me montra
une lettre de lui toute récente, où il décrivait avec tant
d'enthousiasme les sites où il se trouvait, que je me décidai à aller
l'y rejoindre. Déjà familiarisé avec les montagnes et parlant tous les
patois de la frontière, il me serait un guide excellent, et sa mère
assurait qu'il allait être heureux d'avoir à diriger mes premières
excursions. Il ne m'avait pas oublié, il avait toujours parlé de moi
avec la plus tendre affection. Madame Obernay me connaissait comme si
elle ne m'eût jamais perdu de vue. Elle savait mes penchants, mon
caractère, et se rappelait mes fantaisies d'enfant, qu'elle me racontait
à moi-même avec une bonhomie charmante. En voyant qu'Henri m'avait fait
aimer, je jugeai avec raison qu'il m'aimait réellement, et mon ancien
attachement pour lui se réveilla. Après vingt-quatre heures passées à
Genève, je me renseignai sur le lieu où j'avais bonne chance de le
rencontrer, et je partis pour le mont Rose.
C'est ici, lecteur, qu'il ne faut pas me suivre un guide à la main. Je
donnerai aux localités que je me rappelle les premiers noms qui me
viendront à l'esprit. Ce n'est point un voyage que je t'ai promis, c'est
une histoire d'amour.
A la base des montagnes, du côté de la Suisse, s'abrite un petit
village, les Chalets-Saint-Pierre, que j'appellerai Saint-Pierre tout
court. C'est là que je trouvai Henri Obernay. Il y était installé pour
une huitaine, son compagnon de voyage voulant explorer les glaciers. La
maison de bois dont ils s'étaient emparés était grande, pittoresque, et
d'une propreté réjouissante. On m'y fit place, car c'était une espèce
d'auberge pour les touristes. Je vois encore les paysages grandioses qui
se déroulaient sous les yeux, de toutes les faces de la galerie
extérieure, placée au couronnement de ce beau chalet. Un énorme banc de
rochers préservait le hameau du vent d'est et des avalanches. Ce rempart
naturel formait comme le piédestal d'une montagne toute nue, mais verte
comme une émeraude et couverte de troupeaux. Du bas de la maison partait
une prairie en fleurs qui s'abaissait rapidement vers le lit d'un
torrent plein de bruit et de colère, et dans lequel se déversaient de
fières et folles cascatelles tombant des rochers qui nous faisaient
face. Ces rochers, au sommet desquels commençaient les glaciers, d'abord
resserrés en étroites coulisses et peu à peu disposés en vastes arènes
éblouissantes, étaient les premières assises de la masse effrayante du
mont Rose, dont les neiges éternelles se dessinaient encore en carmin
orangé dans le ciel, quand la vallée nageait dans le bleu du soir.
C'était un spectacle sublime et que je pus savourer durant un jour libre
et calme, avant d'entrer dans la tourmente qui faillit emporter ma
raison et ma vie.
Les premières heures furent consacrées et pour ainsi dire laborieusement
employées à nous reconnaître, Obernay et moi. On sait combien est rapide
le développement qui succède à l'adolescence, et nous étions réellement
beaucoup changés. J'étais pourtant resté assez petit en comparaison
d'Henri, qui avait poussé comme un jeune chêne; mais, à demi Espagnol
par ma mère, je m'étais enrichi d'une jeune barbe très-noire qui, selon
mon ami, me donnait l'air d'un paladin. Quant à lui, bien qu'à
vingt-cinq ans il eût encore le menton lisse, l'extension de ses formes,
ses cheveux autrefois d'un blond d'épi, maintenant dorés d'un reflet
rougeâtre, sa parole jadis un peu hésitante et craintive, désormais
brève et assurée, ses manières franches et ouvertes, sa fière allure,
enfin sa force herculéenne plutôt acquise par l'exercice que liée à
l'organisation, en faisaient un être tout nouveau pour moi, mais non
moins sympathique que l'ancien compagnon d'études, et se présentant
franchement comme un aîné au physique et au moral. C'était, en somme, un
assez beau garçon, un vrai Suisse de la montagne, doux et fort, tout
rempli d'une tranquille et constante énergie. Une seule chose
très-caractéristique n'avait pas changé en lui: c'était une peau blanche
comme la neige et un ton de visage d'une fraîcheur vive qui eût pu être
envié par une femme.
Henri Obernay était devenu fort savant à plusieurs égards; mais la
botanique était pour le moment sa passion dominante. Son compagnon de
voyage, chimiste, physicien, géologue, astronome et je ne sais quoi
encore, était en course quand j'arrivai, et ne devait rentrer que le
soir. Le nom de ce personnage ne m'était pas inconnu, je l'avais souvent
entendu prononcer par mes parents: il s'appelait M. de Valvèdre.
La première chose qu'on se demande après une longue séparation, c'est si
l'on est content de son sort. Obernay me parut enchanté du sien. Il
était tout à la science, et, avec cette passion-là, quand elle est
sincère et désintéressée, il n'y a guère de mécomptes. L'idéal, toujours
beau, a l'avantage d'être toujours mystérieux, et de ne jamais assouvir
les saints désirs qu'il fait naître.
J'étais moins calme. L'étude des lettres, qui n'est autre que l'étude
des hommes, est douloureuse quand elle n'est pas terrible. J'avais déjà
beaucoup lu, et, bien que je n'eusse aucune expérience de la vie,
j'étais un peu atteint par ce que l'on a nommé la _maladie du siècle_,
l'ennui, le doute, l'orgueil. Elle est déjà bien loin, cette maladie du
romantisme. On l'a raillée, les pères de famille d'alors s'en sont
beaucoup plaints; mais ceux d'aujourd'hui devraient peut-être la
regretter. Peut-être valait-elle mieux que la réaction qui l'a suivie,
que cette soif d'argent, de plaisirs sans idéal et d'ambitions sans
frein, qui ne me paraît pas caractériser bien noblement la _santé du
siècle_.
Je ne fis pourtant point part à Obernay de mes souffrances secrètes. Je
lui laissai seulement pressentir que j'étais un peu blessé de vivre dans
un temps où il n'y avait rien de grand à faire. Nous étions alors dans
les premières années du règne de Louis-Philippe. On avait encore la
mémoire fraîche des épopées de l'Empire; on avait été élevé dans
l'indignation généreuse, dans la haine des idées rétrogrades du dernier
Bourbon; on avait rêvé un grand progrès en 1830, et on ne sentait pas ce
progrès s'accomplir sous l'influence triomphante de la bourgeoisie. On
se trompait à coup sûr: le progrès se fait quand même, à presque toutes
les époques de l'histoire, et on ne peut appeler réellement rétrogrades
que celles qui lui ferment plus d'issues qu'elles ne lui en ouvrent;
mais il est de ces époques où un certain équilibre s'établit entre
l'élan et l'obstacle. Ce sont des phases expectantes où la jeunesse
souffre et où elle ne meurt pourtant pas, puisqu'elle peut dire ce
qu'elle souffre.
Obernay ne comprit pas beaucoup ma critique du siècle (on appelle
toujours _le siècle_ le moment où l'on vit). Quant à lui, il vivait dans
l'éternité, puisqu'il était aux prises avec les lois naturelles. Il
s'étonna de mes plaintes, et me demanda si le véritable but de l'homme
n'était pas de s'instruire et d'aimer ce qui est toujours grand, ce
qu'aucune situation sociale ne peut ni rapetisser, ni rendre
inaccessible, l'étude des lois de l'univers. Nous discutâmes un peu sur
ce point. Je voulus lui prouver qu'il est, en effet, des situations
sociales où la science même est entravée par la superstition,
l'hypocrisie, ou, ce qui est pis, par l'indifférence des gouvernants et
des gouvernés. Il haussa légèrement les épaules.
--Ces entraves-là, dit-il, sont des accidents transitoires dans la vie
de l'humanité. L'éternité s'en moque, et la science des choses
éternelles par conséquent.
--Mais, nous qui n'avons qu'un jour à vivre, pouvons-nous en prendre à
ce point notre parti? Si tu avais en ce moment devant les yeux la preuve
que tes travaux seront enfouis ou supprimés, ou tout au moins sans aucun
effet sur tes contemporains, les poursuivrais-tu avec autant d'ardeur?
--Oui certes! s'écria-t-il: la science est une maîtresse assez belle
pour qu'on l'aime sans autre profit que l'honneur et l'ivresse de la
posséder.
Mon orgueil souffrit un peu de la bravoure enthousiaste de mon ami. Je
fus tenté, non de douter de sa sincérité, mais de croire à quelque
illusion, ferveur de novice. Je ne voulus pas le lui dire et commencer
notre reprise d'amitié par une discussion. J'étais, d'ailleurs,
très-fatigué. Je n'attendis pas que son compagnon le savant fût revenu
de sa promenade, et je remis au lendemain l'honneur de lui être
présenté.
Mais, le lendemain, j'appris que M. de Valvèdre, qui se préparait depuis
plusieurs jours à une grande exploration des glaciers et des moraines du
mont Rose, fixée la veille encore au surlendemain, voyant toutes choses
arrangées et le temps très-favorable, avait voulu profiter d'une des
rares époques de l'année où les cimes sont claires et calmes. Il était
donc parti à minuit, et Obernay l'avait escorté jusqu'à sa première
halte. Mon ami devait être de retour vers midi, et, de sa part, on me
priait de l'attendre et de ne point me risquer seul dans les précipices,
vu que tous les guides du pays avaient été emmenés par M. de Valvèdre.
Sachant que j'étais fatigué, on n'avait pas voulu me réveiller pour me
dire ce qui se passait, et j'avais dormi si profondément, que le bruit
du départ de l'expédition, véritable caravane avec mulets et bagages, ne
m'avait causé aucune alerte.
Je me conformai aux désirs d'Obernay et résolus de l'attendre au chalet,
ou, pour mieux dire, à l'hôtel d'Ambroise; tel était le nom de notre
hôte, excellent homme, très-intelligent et majestueusement obèse. En
causant avec lui, j'appris que sa maison avait été embellie par la
munificence et les soins de M. de Valvèdre, lequel avait pris ce pays en
amour. Comme il y venait assez souvent, sa propre résidence n'étant pas
très-éloignée, il s'était arrangé pour y avoir à sa disposition un
pied-à-terre confortable. Il avait si bien fait les choses, qu'Ambroise
se regardait autant comme son serviteur que comme son obligé; mais le
savant, qui me parut être un original fort agréable, avait exigé que le
montagnard fît de sa maison une auberge d'été pour les amants de la
nature qui pénétreraient dans cette région peu connue, et même qu'il
servit avec dévouement tous ceux qui entreprendraient l'exploration de
la montagne, à la seule condition, pour eux, de consigner leurs
observations sur un certain registre qui me fut montré, et que j'avouai
n'être pas destiné à enrichir. Ambroise n'en fut pas moins empressé à me
complaire. J'étais l'ami d'Obernay, je ne pouvais pas ne pas être un peu
savant, et Ambroise était persuadé qu'il le deviendrait lui-même, s'il
ne l'était pas déjà, pour avoir hébergé souvent des personnes de mérite.
Après avoir employé les premières heures de la journée à écrire à mes
parents, je descendis dans la salle commune pour déjeuner, et je m'y
trouvai en tête-à-tête avec un inconnu d'environ trente-cinq ans, d'une
assez belle figure, et qu'à première vue je reconnus pour un israélite.
Cet homme me parut tenir le milieu entre l'extrême distinction et la
repoussante vulgarité qui caractérisent chez les juifs deux races ou
deux types si tranchés. Celui-ci appartenait à un type intermédiaire ou
mélangé. Il parlait assez purement le français, avec un accent allemand
désagréable, et montrait tour à tour de la pesanteur et de la vivacité
dans l'esprit. Au premier abord, il me fut antipathique. Peu à peu il me
parut assez amusant. Son originalité consistait dans une indolence
physique et dans une activité d'idées extraordinaires. Mou et gras, il
se faisait servir comme un prince; curieux et commère, il s'enquérait de
tout et ne laissait pas tomber la conversation un seul instant.
Comme il me fit, dès le premier moment, l'honneur d'être
très-communicatif, je sus bien vite qu'il se nommait Moserwald, qu'il
était assez riche pour se reposer un peu des affaires, et qu'il
voyageait en ce moment pour son plaisir. Il venait de Venise, où il
s'était plus occupé de jolies femmes et de beaux-arts que du soin de sa
fortune; il se rendait à Chamonix. Il voulait voir le mont Blanc, et il
passait par le mont Rose, dont il avait _souhaité se faire une idée_. Je
lui demandai s'il était tenté d'en faire l'escalade.
--Non pas! répondit-il. C'est trop dangereux, et pour voir quoi, je vous
le demande? Des glaçons les uns sur les autres! Personne n'a encore
atteint la cime de cette montagne, et il n'est pas dit que la caravane
partie cette nuit en reviendra au complet. Au reste, je n'ai pas fait
beaucoup de voeux pour elle. Arrivé à dix heures hier au soir et à peine
endormi, j'ai été réveillé par tous les gros souliers ferrés du pays,
qui n'ont fait, deux heures durant, que monter et descendre les
escaliers de bois de cette maison à jour. Tous les animaux de la
création ont beuglé, patoisé, henni, juré ou braillé sous la fenêtre,
et, quand je croyais en être quitte, on est revenu pour chercher je ne
sais quel instrument oublié, un baromètre et un télégraphe! Si j'avais
eu une potence à mon service, je l'aurais envoyée à ce M. de Valvèdre,
que Dieu bénisse! Le connaissez-vous?
--Pas encore. Et vous?
--Je ne le connais que de réputation; on parle beaucoup de lui à Genève,
où je réside, et on parle de sa femme encore davantage. La
connaissez-vous, sa femme? Non? Ah! mon cher, qu'elle est jolie! Des
yeux longs comme ça (il me montrait la lame de son couteau) et plus
brillants que ça! ajouta-t-il en montrant un magnifique saphir entouré
de brillants qu'il portait à son petit doigt.
--Alors ce sont des yeux étincelants, car vous avez là une belle bague.
--La souhaitez-vous? Je vous la cède pour ce qu'elle m'a coûté.
--Merci, je n'en saurais que faire.
--Ce serait pourtant un joli cadeau pour votre maîtresse, hein?
--Ma maîtresse? Je n'en ai pas!
--Ah bah! vraiment? Vous avez tort.
--Je me corrigerai.
--Je n'en doute pas; mais cette bague-là peut hâter l'heureux moment.
Voyons, la voulez-vous? C'est une bagatelle de douze mille francs.
--Mais, encore une fois, je n'ai pas de fortune.
--Ah! vous avez encore plus tort; mais cela peut se corriger aussi.
Voulez-vous faire des affaires? Je peux vous lancer, moi.
--Vous êtes bijoutier?
--Non, je suis riche.
--C'est un joli état; mais j'en ai un autre.
--Il n'y a point de joli état, si vous êtes pauvre.
--Pardonnez-moi, je suis libre!
--Alors vous avez de l'aisance, car, avec la misère, il n'y a
qu'esclavage. J'ai passé par là, moi qui vous parle, et j'ai manqué
d'éducation; mais je me suis un peu refait à mesure que j'ai surmonté le
mauvais sort. Donc, vous ne connaissez pas les Valvèdre? C'est un
singulier couple, à ce qu'on dit. Une femme ravissante, une vraie femme
du monde sacrifiée à un original qui vit dans les glaciers! Vous
jugez...
Ici, le juif fit quelques plaisanteries d'assez mauvais goût, mais dont
je ne me scandalisai point, les personnes dont il parlait ne m'étant pas
directement connues. Il ajouta que, du reste, avec un tel mari, madame
de Valvèdre était dans son droit, si elle avait eu les aventures que lui
prêtait la chronique génevoise. J'appris par lui que cette dame
paraissait de temps en temps à Genève, mais de moins en moins, parce que
son mari lui avait acheté, vers le lac Majeur, une villa d'où il
exigeait qu'elle ne sortît point sans sa permission.
--Vous comprenez bien, ajouta-t-il, qu'elle se ménage quelques échappées
quand il n'est pas là... et il n'y est jamais: mais il lui a donné pour
surveillante une vieille soeur à lui, qui, sous prétexte de soigner les
enfants,--il y en a quatre ou cinq,--fait en conscience son métier de
geôlière.
--Je vois que vous plaignez beaucoup l'intéressante captive. Peut-être
la connaissez-vous plus que vous ne voulez le dire à table d'hôte?
--Non, parole d'honneur! Je ne la connais que de vue, je ne lui ai
jamais parlé, et pourtant ce n'est pas l'envie qui m'a manqué; mais
patience! l'occasion viendra un jour ou l'autre, à moins que ce jeune
homme qui voyage avec le mari... Je l'ai aperçu hier au soir, M.
Obernay, je crois, le fils d'un professeur...
--C'est mon ami.
--Je ne demande pas mieux; mais je dis qu'il est beau garçon et qu'on
n'est jamais trahi que par les siens. Un apprenti, ça console toujours
la femme du patron, c'est dans l'ordre!
--Vous êtes un esprit fort, très-sceptique.
--Pas fort du tout, mais méfiant en diable; sans quoi, la vie ne serait
pas tenable. On prendrait la vertu au sérieux, et ce serait triste,
quand on n'est pas vertueux soi-même! Est-ce que vous avez la
prétention?...
--Je n'en ai aucune.
--Eh bien, restez ainsi, croyez-moi. Allez-y franchement, contentez vos
passions et n'en abusez pas. Vous voyez, je vous donne de sages
conseils, moi!
--Vous êtes bien bon.
--Oui, oui, vous vous moquez; mais ça m'est égal. Vos sourires n'ôteront
pas un sou de ma poche ni un cheveu de ma tête, tandis que votre
déférence ne remettrait pas dans ma vie une seule des heures que j'ai
perdues ou mal employées.
--Vous êtes philosophe!
--Excessivement, mais un peu trop tard. J'ai vécu beaucoup depuis que je
puis me passer mes fantaisies, et j'en suis puni par la diminution du
sens fantaisiste. Oui, vrai, je me blase déjà. J'ai des jours où je ne
sais plus que faire pour m'amuser. Voulez-vous venir dehors fumer un
cigare? Nous regarderons ce fameux mont Rose; on dit que c'est si joli!
Je l'ai regardé hier tout le long du voyage; je l'ai trouvé pareil à
toutes les montagnes un peu élevées de la chaîne des Alpes; mais
peut-être que vous me le ferez trouver différent. Voyons, qu'est-ce
qu'il y a de différent et qu'est-ce qu'il y a de beau selon vous? Je ne
demande qu'à admirer, moi; je n'ai été élevé ni en poëte, ni en artiste;
mais j'aime le beau, et j'ai des yeux comme un autre.
Il y avait tant de naïveté dans le babil de ce Moserwald, que, tout en
fumant dehors avec lui, je me laissai aller à la sotte vanité de lui
expliquer la beauté du mont Rose. Il m'écouta avec son bel oeil juif,
clair et avide, fixé sur moi. Il eut l'air de comprendre et de goûter
mon enthousiasme; après quoi, il reprit tout à coup son air de bonhomie
railleuse et me dit:
--Mon cher monsieur, vous aurez beau faire, vous ne réussirez pas à me
prouver qu'il y ait le moindre plaisir à regarder cette grosse masse
blanche. Il n'y a rien de bête comme le blanc, et c'est presque aussi
triste que le noir. On dit que le soleil sème des diamants sur ces
glaces: pour moi, je vous confesse que je n'en vois pas un seul, et je
suis sûr d'en avoir plus à mon petit doigt que ce gros bloc de