Valentine - 20

Bénédict serait, je suppose, à la porte du verger sur les neuf heures et
demie, quand j'irais le lui ouvrir, quand vous causeriez dans la salle
basse une heure ou deux, quand il retournerait chez lui vers onze heures,
avant le lever de la lune, eh bien! qu'y aurait-il de si difficile et de
si dangereux?
Valentine fit bien des objections. Athénaïs insista, supplia, pleura
même, déclara que ce refus causerait la mort de Bénédict. Elle finit par
l'emporter. Le lendemain elle courut triomphante à la prairie, et y porta
cette bonne nouvelle.
Le soir même, Bénédict, muni des instructions de sa protectrice, et
connaissant parfaitement les lieux, fut introduit auprès de Valentine,
et passa deux heures avec elle; il réussit, dans cette entrevue, à
reconquérir tout son empire. Il la rassura sur l'avenir, lui jura de
renoncer à tout bonheur qui lui coûterait un regret, pleura d'amour et de
joie à ses pieds, et la quitta, heureux de la voir plus calme et plus
confiante, après avoir obtenu un second rendez-vous pour le lendemain.
Mais le lendemain Pierre Blutty et Georges Simonneau arrivèrent à
la ferme. Blutty dissimula assez bien sa fureur et observa sa femme
attentivement. Elle n'alla point A la prairie, il n'en était plus besoin;
et d'ailleurs elle craignait d'être suivie.
Blutty prit des renseignements autour de lui avec autant d'adresse qu'il
en fut capable, et il est vrai de dire que les paysans n'en manquent point
lorsqu'une des cordes épaisses de leur sensibilité est enfin mise en jeu.
Tout en affectant un air d'indifférence assez bien joué, il eut tout le
jour l'œil et l'oreille au guet. D'abord il entendit un garçon de charrue
dire à son compagnon que Charmette, la grande chienne fauve de la ferme,
n'avait pas cessé d'aboyer depuis neuf heures et demie jusqu'à minuit.
Ensuite il se promena dans le verger, et vit le sommet d'un mur en pierres
sèches qui l'entourait un peu dérangé. Mais un indice plus certain, ce fut
un talon de botte marqué en plusieurs endroits sur la glaise du fossé. Or,
personne à la ferme ne faisait usage de bottes; on n'y connaissait que les
sabots ou les souliers ferrés à triple rang de clous.
Alors Blutty n'eut plus de doutes. Pour s'emparer à coup sûr de son ennemi,
il sut renfermer sa colère et sa douleur, et vers le soir il embrassa
assez cordialement sa femme, en disant qu'il allait passer la nuit à une
métairie que possédait Simonneau, à une demi-lieue de là. On venait de
finir les vendanges; Simonneau, qui avait fait sa récolte un des derniers,
avait besoin d'aide pour surveiller et contenir pendant cette nuit la
fermentation de ses cuves. Cette fable n'inspira de doute à personne;
Athénaïs se sentait trop innocente pour s'effrayer des projets de son
mari.
Il se retira donc chez son compagnon, et brandissant avec fureur une de
ces lourdes fourches en fer dont on se sert dans le pays pour _afféter_ le
foin sur les charrettes en temps de récolte, il attendit la nuit avec une
cuisante impatience. Pour lui donner du cœur et du sang-froid, Simonneau
le fit boire.


XXXVIII

Sept heures sonnèrent. La soirée était froide et triste. Le vent mugissait
sur le chaume de la maisonnette, et le ruisseau, gonflé par les pluies
des jours précédents, remplissait le ravin de son murmure plaintif et
monotone. Bénédict se préparait à quitter son jeune ami, et il commençait,
comme la veille, à lui bâtir une fable sur la nécessité de sortir à une
pareille heure, lorsque Valentin l'interrompit.
--Pourquoi me tromper? lui dit-il tout à coup en jetant sur la table d'un
air résolu le livre qu'il tenait. Vous allez à la ferme.
Immobile de surprise, Bénédict ne trouva point de réponse.
--Eh bien, mon ami, dit le jeune homme avec une amertume concentrée, allez
donc, et soyez heureux, vous le méritez mieux que moi; et si quelque chose
peut adoucir ce que je souffre, c'est de vous avoir pour rival.
Bénédict tombait des nues; les hommes ont peu de perspicacité pour ces
sortes de découvertes, et d'ailleurs ses propres chagrins l'avaient trop
absorbé depuis longtemps pour qu'il pût s'être aperçu que l'amour avait
fait irruption aussi chez cet enfant dont il avait la tutelle. Étourdi de
ce qu'il entendait, il s'imagina que Valentin était amoureux de sa tante,
et son sang se glaça de surprise et de chagrin.
--Mon ami, dit Valentin en se jetant sur une chaise d'un air accablé,
je vous offense, je vous irrite, je vous afflige peut-être! Vous que
j'aime tant! me voilà forcé de lutter contre la haine que vous m'inspirez
quelquefois! Tenez, Bénédict, prenez garde à moi, il y a des jours où je
suis tenté de vous assassiner.
--Malheureux enfant! s'écria Bénédict en lui saisissant fortement le bras;
vous osez nourrir un pareil sentiment pour celle que vous devriez
respecter comme votre mère!
--Comme ma mère, reprit-il avec un sourire triste; elle serait bien jeune,
ma mère!
--Grand Dieu! dit Bénédict consterné, que dira Valentine?
--Valentine! Et que lui importe? D'ailleurs, pourquoi n'a-t-elle pas prévu
ce qui arriverait? Pourquoi a-t-elle permis que chaque soir nous réunît
sous ses yeux? Et vous-même pourquoi m'avez-vous pris pour le confident
et le témoin de vos amours? Car vous l'aimez, maintenant je ne puis m'y
tromper. Hier, je vous ai suivi, vous alliez à la ferme, et je ne suppose
point que vous y alliez si secrètement pour voir ma mère ou ma tante.
Pourquoi vous en cacheriez-vous?
--Ah ça, que voulez-vous donc dire? s'écria Bénédict dégagé d'un poids
énorme; vous me croyez amoureux de ma cousine?
--Qui ne le serait? répondit le jeune homme avec un naïf enthousiasme.
--Viens, mon enfant, dit Bénédict en le pressant contre sa poitrine.
Crois-tu à la parole d'un ami? Eh bien! je te jure sur l'honneur que je
n'eus jamais d'amour pour Athénaïs, et que je n'en aurai jamais. Es-tu
content maintenant?
--Serait-il vrai? s'écria Valentin en l'embrassant avec transport; mais,
en ce cas, que vas-tu donc faire à la ferme?
--M'occuper, répondit Bénédict embarrassé, d'une affaire importante pour
l'existence de madame de Lansac. Forcé de me cacher pour ne pas rencontrer
Blutty, avec lequel je suis brouillé, et qui pourrait à juste titre
s'offenser de ma présence chez lui, je prends quelques précautions pour
parvenir auprès de ma tante. Ses intérêts exigent tous mes soins... C'est
une affaire d'argent que tu comprendrais peu... Que t'importe, d'ailleurs?
Je te l'expliquerai plus tard, il faut que je parte.
--Il suffit, dit Valentin; je n'ai pas d'explication à vous demander. Vos
motifs ne peuvent être que nobles et généreux. Mais permets-moi de
t'accompagner, Bénédict.
--Je le veux bien, pendant une partie du chemin, répondit-il.
Ils sortirent ensemble.
--Pourquoi ce fusil? dit Bénédict en voyant Valentin passer à ses côtés
l'arme sur l'épaule.
--Je ne sais. Je veux aller avec toi jusqu'à la ferme. Ce Pierre Blutty te
hait, je le sais. S'il te rencontrait, il te ferait un mauvais parti. Il
est lâche et brutal; laisse-moi t'escorter. Tiens, hier soir je n'ai pu
dormir tant que tu n'as pas été rentré. Je faisais des rêves affreux; et à
présent que j'ai le cœur déchargé d'une horrible jalousie, à présent que
je devrais être heureux, je me sens dans l'humeur la plus noire que j'aie
eue de ma vie.
--Je t'ai dit souvent, Valentin, que tu as les nerfs d'une femme. Pauvre
enfant! Ton amitié m'est douce pourtant. Je crois qu'elle réussirait à me
faire supporter la vie quand tout le reste me manquerait.
Ils marchèrent quelque temps en silence, puis ils reprirent une
conversation interrompue et brisée à chaque instant. Bénédict sentait
son cœur se gonfler de joie à l'approche du moment qui devait le réunir
à Valentine. Son jeune compagnon, d'une nature plus frêle et plus
impressionnable, se débattait sous le poids de je ne sais quel
pressentiment. Bénédict voulut lui montrer la folie de son amour pour
Athénaïs, et l'engager à lutter contre ce penchant dangereux. Il lui fit
des maux de la passion une peinture sinistre, et pourtant d'ardentes
palpitations de joie démentaient intérieurement ses paroles.
--Tu as raison peut-être! lui dit Valentin. Je crois que je suis destiné à
être malheureux. Du moins je le crois ce soir, tant je me sens oppressé et
abattu. Reviens de bonne heure, entends-tu? ou laisse-moi t'accompagner
jusqu'au verger.
--Non, mon enfant, non, dit Bénédict en s'arrêtant sous un vieux saule qui
formait l'angle du chemin. Rentre; je serai bientôt près de toi, et je
reprendrai ma mercuriale. Eh bien! qu'as-tu?
--Tu devrais prendre mon fusil.
--Quelle folie!
--Tiens, écoute! dit Valentin.
Un cri rauque et funèbre partit au-dessus de leurs têtes.
--C'est un engoulevent, répondit Bénédict. Il est caché dans le tronc
pourri de cet arbre. Veux-tu l'abattre? Je vais le faire partir.
Il donna un coup de pied contre l'arbre. L'oiseau partit d'un vol oblique
et silencieux. Valentin l'ajusta, mais il faisait trop sombre pour qu'il
pût l'atteindre. L'engoulevent s'éloigna en répétant son cri sinistre.
--Oiseau de malheur! dit le jeune homme, je t'ai manqué! n'est-ce pas
celui-là que les paysans appellent _l'oiseau de la mort_?
--Oui, dit Bénédict avec indifférence; ils prétendent qu'il chante sur la
tête d'un homme une heure avant sa fin. Gare à nous! nous étions sous cet
arbre quand il a chanté.
Valentin haussa les épaules, comme s'il eût été honteux de ses puérilités.
Cependant il pressa la main de son ami avec plus de vivacité que de
coutume.
--Reviens bientôt, lui dit-il.
Et ils se séparèrent.
Bénédict entra sans bruit et trouva Valentine à la porte de la maison.
--J'ai de grandes nouvelles à vous apprendre, lui dit-elle; mais ne
restons pas dans cette salle, la première personne venue pourrait nous y
surprendre. Athénaïs me cède sa chambre pour une heure. Suivez-moi.
Depuis le mariage de la jeune fermière, on avait arrangé et décoré, pour
les nouveaux époux, une assez jolie chambre au rez-de-chaussée. Athénaïs
l'avait offerte à son amie, et avait été attendre la fin de sa conférence
dans la chambre que celle-ci occupait à l'étage supérieur.
Valentine y conduisit Bénédict.
Pierre Blutty et Georges Simonneau quittèrent, à peu près à la même heure,
la métairie où ils avaient passé l'après-dîné. Tous deux suivaient en
silence un chemin creux sur le bord de l'Indre.
--Sacrebleu! Pierre, tu n'es pas un homme, dit Georges en s'arrêtant. On
dirait que tu vas faire un crime. Tu ne dis rien, tu as été pâle et défait
comme un linceul tout le jour, à peine si tu marches droit. Comment! c'est
pour une femme que tu te laisses ainsi démoraliser?
--Ce n'est plus tant l'amour que j'ai pour la femme, répondit Pierre d'une
voix creuse et en s'arrêtant, que la haine que j'ai pour l'homme. Celle-là
me fige le sang autour du cœur; et quand tu dis que je vais faire un
crime, je crois que tu ne te trompes pas.
--Ah ça, plaisantes-tu? dit Georges en s'arrêtant à son tour. Je me suis
associé avec toi pour donner une _roulée_.
--Une _roulée_ jusqu'à ce que mort s'ensuive, reprit l'autre d'un ton
grave. Il y a assez longtemps que sa figure me fait souffrir. Il faut que
l'un de nous deux cède la place à l'autre cette nuit.
--Diable! c'est plus sérieux que je ne pensais. Qu'est-ce donc que tu
tiens là en guise de bâton? Il fait si noir! Est-ce que tu t'es obstiné à
emporter cette diable de fourche?
--Peut-être!
--Mais, dis donc, n'allons pas nous jeter dans une affaire qui nous
mènerait aux assises, da! Cela ne m'amuserait pas, moi qui ai femme et
enfants!
--Si tu as peur, ne viens pas!
--J'irai, mais pour t'empêcher de faire un mauvais coup.
Ils se remirent en marche.
--Écoutez, dit Valentine en tirant de son sein une lettre cachetée de
noir; je suis bouleversée, et ce que je sens en moi me fait horreur de
moi-même. Lisez; mais si votre cœur est aussi coupable que le mien,
taisez-vous, car j'ai peur que la terre ne s'ouvre pour nous engloutir.
Bénédict, effrayé, ouvrit la lettre; elle était de Franck, le valet de
chambre de M. de Lansac. M. de Lansac venait d'être tué en duel.
Le sentiment d'une joie cruelle et violente envahit toutes les facultés de
Bénédict. Il se mit à marcher avec agitation dans la chambre pour dérober
à Valentine une émotion qu'elle condamnait, mais dont elle-même ne pouvait
se défendre. Ses efforts furent vains. Il s'élança vers elle, et, tombant
à ses pieds, il la pressa contre sa poitrine dans un transport d'ivresse
sauvage.
--À quoi bon feindre un recueillement hypocrite? s'écria-t-il. Est-ce toi,
est-ce Dieu que je pourrais tromper? N'est-ce pas Dieu qui règle nos
destinées? N'est-ce pas lui qui te délivre de la chaîne honteuse de
ce mariage? N'est-ce pas lui qui purge la terre de cet homme faux et
stupide?...
--Taisez-vous! dit Valentine en lui mettant ses mains sur la bouche.
Voulez-vous donc attirer sur nous la vengeance du ciel? N'avons-nous pas
assez offensé la vie de cet homme? faut-il l'insulter jusqu'après sa mort!
Oh! taisez-vous, cela est un sacrilège. Dieu n'a peut-être permis cet
événement que pour nous punir et nous rendre plus misérables encore.
--Craintive et folle Valentine! que peut-il donc nous arriver maintenant?
N'es-tu pas libre? L'avenir n'est-il pas à nous? Eh bien! n'insultons pas
les morts, j'y consens. Bénissons, au contraire, la mémoire de cet homme
qui s'est chargé d'aplanir entre nous les distances de rang et de fortune.
Béni soit-il pour t'avoir faite pauvre et délaissée comme te voilà! car
sans lui je n'aurais pu prétendre à toi. Ta richesse, ta considération,
eussent été des obstacles que ma fierté n'eût pas voulu franchir...
À présent tu m'appartiens, tu ne peux pas, tu ne dois pas m'échapper,
Valentine; je suis ton époux, j'ai des droits sur toi. Ta conscience,
ta religion, t'ordonnent de me prendre pour appui et pour vengeur. Oh!
maintenant, qu'on vienne t'insulter dans mes bras, si on l'ose! Moi, je
comprendrai mes devoirs; moi, je saurai la valeur du dépôt qui m'est
confié; moi, je ne te quitterai pas; je veillerai sur toi avec amour! Que
nous serons heureux! Vois donc comme Dieu est bon! comme, après les rudes
épreuves, il nous envoie les biens dont nous étions avides! Te souviens-tu
qu'un jour tu regrettais ici de n'être pas fermière, de ne pouvoir
te soustraire à l'esclavage d'une vie opulente pour vivre en simple
villageoise sous un toit de chaume? Eh bien, voilà ton vœu exaucé. Tu
seras suzeraine dans la chamière du ravin; tu courras parmi les taillis
avec ta chèvre blanche. Tu cultiveras tes fleurs toi-même, tu dormiras
sans crainte et sans souci sur le sein d'un paysan. Chère Valentine, que
tu seras belle sous le chapeau de paille des faneuses! Que tu seras adorée
et obéie dans ta nouvelle demeure! Tu n'auras qu'un serviteur et qu'un
esclave, ce sera moi; mais j'aurai plus de zèle à moi seul que toute
une livrée. Tous les ouvrages pénibles me concerneront; toi, tu n'auras
d'autre soin que d'embellir ma vie et de dormir parmi les fleurs à mon
côté.
Et d'ailleurs nous serons riches. J'ai doublé déjà la valeur de mes terres;
j'ai mille francs de rente! et toi, quand tu auras vendu ce qui te reste,
tu en auras à peu près autant. Nous arrondirons notre propriété. Oh! ce
sera une terre magnifique! Nous aurons ta bonne Catherine pour factotum.
Nous aurons une vache et son veau, que sais-je?... Allons, réjouis-toi
donc, fais donc des projets avec moi!...
--Hélas! je suis accablée de tristesse, dit Valentine, et je n'ai pas la
force de repousser vos rêves. Ah! parle-moi parle-moi encore de ce bonheur;
dis-moi qu'il ne peut nous fuir: je voudrais y croire.
--Et pourquoi donc t'y refuser?
--Je ne sais, dit-elle en mettant sa main sur sa poitrine, je sens là un
poids qui m'étouffe. Le remords! Oh! oui, c est le remords! je n'ai pas
mérité d'être heureuse, moi, je ne dois pas l'être. J'ai été coupable;
j'ai trahi mes serments; j'ai oublié Dieu; Dieu me doit des châtiments, et
non des récompenses.
--Chasse ces noires idées. Pauvre Valentine! te laisseras-tu donc ainsi
ronger et flétrir par le chagrin? En quoi donc as-tu été si criminelle?
N'as-tu pas résisté assez longtemps? N'est-ce pas moi qui suis le
coupable? N'as-tu pas expié ta faute par ta douleur?
--Oh! oui, mes larmes auraient dû m'en laver! Mais, hélas! chaque jour
m'enfonçait plus avant dans l'abîme; et qui sait si je n'y aurais pas
croupi toute ma vie? Quel mérite aurai-je à présent? Comment réparerai-je
le passé? Toi-même, pourras-tu m'aimer toujours? Auras-tu confiance en
celle qui a trahi ses premiers serments?
--Mais, Valentine, pense donc à tout ce qui devrait te servir d'excuse.
Songe donc à ta position malheureuse et fausse. Rappelle-toi ce mari qui
t'a poussée à ta perte avec préméditation, à cette mère qui a refusé de
t'ouvrir ses bras dans le danger, à cette vieille femme qui n'a trouvé
rien de mieux à te dire à son lit de mort que ces religieuses paroles:
_Ma fille, prends un amant de ton rang_.
--Ah! il est vrai, dit Valentine faisant un amer retour sur le passé, ils
traitaient tous la vertu avec une incroyable légèreté. Moi seule, qu'ils
accusaient, je concevais la grandeur de mes devoirs, et je voulais faire
du mariage une obligation réciproque et sacrée. Mais ils riaient de ma
simplicité; l'un me parlait d'argent, l'autre de dignité, un troisième de
convenances. L'ambition ou le plaisir, c'était là toute la morale de leurs
actions, tout le sens de leurs préceptes; ils m'invitaient à faillir et
m'exhortaient à savoir seulement professer les dehors de la vertu. Si, au
lieu d'être le fils d'un paysan, tu eusses été duc et pair, mon pauvre
Bénédict, ils m'auraient portée en triomphe!
--Sois-en sûre, et ne prends donc plus les menaces de leur sottise et leur
méchanceté pour les reproches de ta conscience.
Lorsque onze heures sonnèrent au _coucou_ de la ferme, Bénédict s'apprêta
à quitter Valentine. Il avait réussi à la calmer, à l'enivrer d'espoir, à
la faire sourire; mais au moment où il la pressa contre son cœur pour lui
dire adieu, elle fut saisie d'une étrange terreur.
--Et si j'allais te perdre! lui dit-elle en pâlissant. Nous avons prévu
tout, hormis cela! Avant que tout ce bonheur se réalise, tu peux mourir,
Bénédict!
--Mourir! lui dit-il en la couvrant de baisers, est-ce qu'on meurt quand
on s'aime ainsi?
Elle lui ouvrit doucement la porte du verger, et l'embrassa encore sur le
seuil.
--Te souviens-tu, lui dit-il tout bas, que tu m'as donné ici ton premier
baiser sur le front?...
--À demain! lui répondit-elle.
Elle avait à peine regagné sa chambre qu'un cri profond et terrible
retentit dans le verger; ce fut le seul bruit; mais il fut horrible, et
toute la maison l'entendit.
En approchant de la ferme, Pierre Blutty avait vu de la lumière dans la
chambre de sa femme, qu'il ne savait pas être occupée par Valentine. Il
avait vu passer distinctement deux ombres sur le rideau, celle d'un homme
et celle d'une femme; plus de doutes pour lui. En vain Simonneau avait
voulu le calmer; désespérant d'y parvenir et craignant d'être inculpé dans
une affaire criminelle, il avait pris le parti de s'éloigner. Blutty avait
vu la porte s'entr'ouvrir, un rayon de lumière qui s'en échappait lui
avait fait reconnaître Bénédict; une femme venait derrière lui, il ne put
voir son visage parce que Bénédict le lui cacha en l'embrassant; mais ce
ne pouvait être qu'Athénaïs. Le malheureux jaloux dressa alors sa fourche
de fer au moment où Bénédict, voulant franchir la clôture du verger, monta
sur le mur en pierres sèches à l'endroit qui portait encore les traces de
son passage de la veille; il s'élança pour sauter et se jeta sur l'arme
aiguë; les deux pointes s'enfoncèrent bien avant dans sa poitrine, et il
tomba baigné dans son sang.
À cette même place, deux ans auparavant, il avait soutenu Valentine dans
ses bras la première fois qu'elle était venue furtivement à la ferme pour
voir sa sœur.
Une rumeur affreuse s'éleva dans la maison à la vue de ce crime; Blutty
s'enfuit et s'alla remettre à la discrétion du procureur du roi. Il lui
raconta franchement l'affaire: l'homme était son rival, il avait été
assassiné dans le jardin du meurtrier; celui-ci pouvait se défendre en
assurant qu'il l'avait pris pour un voleur. Aux yeux de la loi il devait
être acquitté; aux yeux du magistrat auquel il confiait avec franchise la
passion qui l'avait fait agir et le remords qui le déchirait, il trouva
grâce. Il fût résulté des débats un horrible scandale pour la famille
Lhéry, la plus nombreuse et la plus estimée du département. Il n'y eut
point de poursuites contre Pierre Blutty.
On apporta le cadavre dans la salle.
Valentine recueillit encore un sourire, une parole d'amour et un regard
vers le ciel. Il mourut sur son sein.
Alors elle fut entraînée dans sa chambre par Lhéry, tandis que madame
Lhéry emmenait de son côté Athénaïs évanouie.
Louise, pâle, froide, et conservant toute sa raison, toutes ses facultés
pour souffrir, resta seule auprès du cadavre.
Au bout d'une heure Lhéry vint la rejoindre.
--Votre sœur est bien mal, lui dit le vieillard consterné. Vous devriez
aller la secourir. Je remplirai, moi, le triste devoir de rester ici.
Louise ne répondit rien, et entra dans la chambre de Valentine.
Lhéry l'avait déposée sur son lit. Elle avait la face verdâtre, ses yeux
rouges et ardents ne versaient pas de larmes. Ses mains étaient raidies.
autour de son cou; une sorte de râle convulsif s'exhalait de sa poitrine.
Louise, pâle aussi, mais calme en apparence, prit un flambeau et se pencha
vers sa sœur.
Quand ces deux femmes se regardèrent, il y eut entre elles comme un
magnétisme horrible. Le visage de Louise exprimait un mépris féroce, une
haine glaciale; celui de Valentine, contracté par la terreur, cherchait
vainement à fuir ce terrible examen, cette vengeresse apparition.
--Ainsi, dit Louise en passant sa main furieuse dans les cheveux épars de
Valentine, comme si elle eût voulu les arracher, c'est vous qui l'avez tué!
--Oui, c'est moi! moi! moi! bégaya Valentine hébétée.
--Cela devait arriver, dit Louise. Il l'a voulu; il s'est attaché à votre
destinée, et vous l'ayez perdu! Eh bien! achevez votre tâche, prenez aussi
ma vie; car ma vie, c'était la sienne, et moi je ne lui survivrai pas!
Savez-vous quel double coup vous avez frappé? Non, vous ne vous flattiez
pas d'avoir fait tant de mal! Eh bien! triomphez! Vous m'avez supplantée,
vous m'avez rongé le cœur tous les jours de votre vie, et vous venez d'y
enfoncer le couteau. C'est bien! Valentine, vous avez complété l'œuvre de
votre race. Il était écrit que de votre famille sortiraient pour moi tous
les maux. Vous avez été la fille de votre mère, la fille de votre père,
qui savait, lui aussi, faire si bien couler le sang! C'est vous qui m'avez
attirée dans ces lieux, que je ne devais jamais revoir, vous qui, comme un
basilic, m'y avez fascinée et attachée afin d'y dévorer mes entrailles à
votre aise. Ah! vous ne savez pas comme vous m'avez fait souffrir! Le
succès a dû passer votre attente. Vous ne savez pas comme je l'aimais, cet
homme qui est mort! mais vous lui aviez jeté un charme, et il ne voyait
plus clair autour de lui. Oh! je l'aurais rendu heureux, moi! Je ne
l'aurais pas torturé comme vous avez fait! Je lui aurais sacrifié une
vaine gloire et d'orgueilleux principes. Je n'aurais pas fait de sa vie
un supplice de tous les jours. Sa jeunesse, si belle et si suave, ne se
serait pas flétrie sous mes caresses égoïstes! Je ne l'aurais pas condamné
à dépérir rongé de chagrins et de privations. Ensuite je ne l'aurais
pas attiré dans un piège pour le livrer à un assassin. Non! il serait
aujourd'hui plein d'avenir et de vie, s'il eût voulu m'aimer! Soyez
maudite, vous qui l'en avez empêché!
En proférant ces imprécations, la malheureuse Louise s'affaiblit, et finit
par tomber mourante aux pieds de sa sœur.
Quand elle revint à la vie, elle ne se souvint plus de ce qu'elle avait
dit. Elle soigna Valentine avec amour; elle l'accabla de caresses et
de larmes. Mais elle ne put effacer l'affreuse impression que cette
confession involontaire lui avait faite. Dans ses accès de fièvre,
Valentine se jetait dans ses bras en lui demandant pardon avec toutes les
terreurs de la démence.
Elle mourut huit jours après. La religion versa quelque baume sur ses
derniers instants, et la tendresse de Louise adoucit ce rude passage de la
terre au ciel.
Louise avait tant souffert, que ses facultés, rompues au joug de la
douleur, trempées au feu des passions dévorantes, avaient acquis une force
surnaturelle. Elle résista à ce coup affreux, et vécut pour son fils.
Pierre Blutty ne put jamais se consoler de sa méprise. Malgré la rudesse
de son organisation, le remords et le chagrin le rongeaient secrètement.
Il devint sombre, hargneux, irritable. Tout ce qui ressemblait à un
reproche l'exaspérait, parce que le reproche s'élevait encore plus haut
en lui-même. Il eut peu de relations avec sa famille durant l'année qui
suivit son crime. Athénaïs faisait de vains efforts pour dissimuler
l'effroi et l'éloignement qu'il lui inspirait. Madame Lhéry se cachait
pour ne pas le voir, et Louise quittait la ferme les jours où il devait y
venir. Il chercha dans le vin une consolation à ses ennuis, et parvint à
s'étourdir en s'enivrant tous les jours. Un soir il s'alla jeter dans la
rivière, que la clarté blanche de la lune lui fit prendre pour un chemin
sablé. Les paysans remarquèrent, comme une juste punition du ciel, que sa
mort arriva, jour pour jour, heure pour heure, un an après celle de
Bénédict.
Plusieurs années après, on vit bien du changement dans le pays. Athénaïs,
héritière de deux cent mille francs légués par son parrain le maître de
forges, acheta le château de Raimbault et les terres qui l'environnaient.
M. Lhéry, poussé par sa femme à cet acte de vanité, vendit ses propriétés,
ou plutôt les troqua (les malins du pays disent avec perte) contre les
autres terres de Raimbault. Les bons fermiers s'installèrent donc dans
l'opulente demeure de leurs anciens seigneurs, et la jeune veuve put
satisfaire enfin ces goûts de luxe qu'on lui avait inspirés dès l'enfance.


XXXIX.

Louise, qui avait été achever à Paris l'éducation de son fils, fut invitée
alors à venir se fixer auprès de ses fidèles amis. Valentin venait d'être
reçu médecin. On l'engageait à se fixer dans le pays, où M. Faure, devenu
trop vieux pour exercer, lui léguait avec empressement sa clientèle.
Louise et son fils revinrent donc, et trouvèrent chez cette honnête
famille l'accueil le plus sincère et le plus tendre. Ce fut une triste
consolation pour eux que d'habiter le pavillon. Pendant cette longue
absence, le jeune Valentin était devenu un homme; sa beauté, son
instruction, sa modestie, ses nobles qualités, lui gagnaient l'estime
et l'affection des plus récalcitrants sur l'article de la naissance.
Cependant il portait bien légitimement le nom de Raimbault. Madame Lhéry
ne l'oubliait pas, et disait tout bas à son mari que c'était peu d'être
propriétaire si l'on n'était seigneur; ce qui signifiait, en d'autres
termes, qu'il ne manquait plus à leur fille que le nom de leurs anciens
maîtres. M. Lhéry trouvait le jeune médecin bien jeune.
--Eh! disait la mère Lhéry, notre Athénaïs l'est bien aussi. Est-ce que
nous ne sommes pas de _la même âge_, toi et moi? Est-ce que nous en avons
été moins heureux pour ça?
Le père Lhéry était plus positif que sa femme; il disait que _l'argent
attire l'argent_; que sa fille était un assez beau parti pour prétendre
non-seulement à un noble, mais encore à un riche propriétaire. Il fallut
céder, car l'ancienne inclination de madame Blutty se réveilla avec une
intensité nouvelle en retrouvant son _jeune écolier_ si grand et si
perfectionné. Louise hésita; Valentin, partagé entre son amour et sa
fierté, se laissa pourtant convaincre par les brûlants regards de la belle
veuve. Athénaïs devint sa femme.