Valentine - 19
Valentin, il se décida à pénétrer jusqu'au pavillon. Tout était silencieux
et désert dans ce lieu naguère si plein de joie, de confiance et
d'affection. Son cœur se serra; il en sortit, et se hasarda à entrer dans
le jardin du château. Depuis la mort de la vieille marquise, Valentine
avait supprimé plusieurs domestiques. Le château était donc peu habité.
Bénédict en approcha sans rencontrer personne.
L'oratoire de Valentine était situé dans une tourelle vers la partie la
plus solitaire du bâtiment. Un petit escalier en vis, reste des anciennes
constructions sur lesquelles le nouveau manoir avait été bâti, descendait
de sa chambre à l'oratoire, et de l'oratoire au jardin. La fenêtre,
cintrée et surmontée d'ornements dans le goût italien de la renaissance,
s'élevait au-dessus d'un massif d'arbres dont la cime s'empourprait alors
des reflets du couchant. La chaleur du jour avait été extrême; des éclairs
silencieux glissaient faiblement sur l'horizon violet, l'air était rare et
comme chargé d'électricité; c'était un de ces soirs d'été où l'on respire
avec peine, où l'on sent en soi une excitation nerveuse extraordinaire, où
l'on souffre d'un mal sans nom qu'on voudrait pouvoir soulager par des
larmes.
Parvenu au pied du massif en face de la tour, Bénédict jeta un regard
inquiet sur la fenêtre de l'oratoire. Le soleil embrasait ses vitraux
coloriés. Bénédict chercha longtemps à saisir quelque chose derrière ce
miroir ardent, lorsqu'une main de femme l'ouvrit tout à coup, et une forme
fugitive se montra et disparut.
Bénédict monta sur un vieux if, et, caché par ses rameaux noirs et
pendants, il s'éleva assez pour que sa vue pût plonger dans l'intérieur.
Alors il vit distinctement Valentine à genoux, avec ses cheveux blonds à
demi détachés, qui tombaient négligemment sur son épaule, et que le soleil
dorait de ses derniers feux. Ses joues étaient animées, son attitude avait
un abandon plein de grâce et de candeur. Elle pressait sur sa poitrine et
baisait avec amour ce mouchoir sanglant que Bénédict avait cherché avec
tant d'anxiété après son suicide, et qu'il reconnut aussitôt entre ses
mains.
Alors Bénédict, promenant ses regards craintifs sur le jardin désert, et
n'ayant qu'un mouvement à faire pour atteindre à cette fenêtre, ne put
résister à la tentation. Il s'attacha à la balustrade sculptée, et,
abandonnant la dernière branche qui le soutenait encore, il s'élança au
péril de sa vie.
En voyant une ombre se dessiner dans l'air éblouissant de la croisée,
Valentine jeta un cri; mais, en le reconnaissant, sa terreur changea de
nature.
--Ô ciel! lui dit-elle, oserez-vous donc me poursuivre jusqu'ici?
--Me chassez-vous? répondit Bénédict. Voyez! vingt pieds seulement me
séparent du sol; ordonnez-moi de lâcher cette balustrade, et j'obéis.
--Grand Dieu! s'écria Valentine épouvantée de la situation où elle le
voyait, entrez, entrez! Vous me faites mourir de frayeur.
Il s'élança dans l'oratoire, et Valentine, qui s'était attachée à son
vêtement dans la crainte de le voir tomber, le pressa dans ses bras par un
mouvement de joie involontaire en le voyant sauvé.
En cet instant tout fut oublié, et les résistances que Valentine avait
tant méditées, et les reproches que Bénédict s'était promis de lui faire.
Ces huit jours de séparation, dans de si tristes circonstances, avaient
été pour eux comme un siècle. Le jeune homme s'abandonnait à une joie
folle en pressant contre son cœur Valentine, qu'il avait craint de trouver
mourante, et qu'il voyait plus belle et plus aimante que jamais.
Enfin, la mémoire de ce qu'il avait souffert loin d'elle lui revint; il
l'accusa d'avoir été menteuse et cruelle.
--Écoutez, lui dit Valentine avec feu en le conduisant devant sa madone,
j'avais fait serment de ne jamais vous revoir, parce que je m'étais
imaginé que je ne pourrais le faire sans crime. Maintenant jurez-moi que
vous m'aiderez à respecter mes devoirs; jurez-le devant Dieu, devant cette
image, emblème de pureté; rassurez-moi, rendez-moi la confiance que j'ai
perdue. Bénédict, votre âme est sincère, vous ne voudriez pas commettre un
sacrilège dans votre cœur; dites! vous sentez-vous plus fort que je ne le
suis?
Bénédict pâlit et recula avec épouvante. Il avait dans l'esprit une
droiture vraiment chevaleresque, et préférait le malheur de perdre
Valentine au crime de la tromper.
--Mais c'est un vœu que vous me demandez, Valentine! s'écria-t-il.
Pensez-vous que j'aie l'héroïsme de le prononcer et de le tenir sans y
être préparé?
--Eh quoi! ne l'êtes-vous pas depuis quinze mois? lui dit-elle. Ces
promesses solennelles que vous me fîtes un soir en face de ma sœur, et
que jusqu'ici vous aviez si loyalement observées...
--Oui, Valentine, j'ai eu cette force, et j'aurai peut-être celle de
renouveler mon vœu. Mais ne me demandez rien aujourd'hui, je suis trop
agité; mes serments n'auraient nulle valeur. Tout ce qui s'est passé a
chassé le calme que vous aviez fait rentrer dans mon sein. Et puis,
Valentine! femme imprudente! vous me dites que vous tremblez! Pourquoi me
dites-vous cela? Je n'aurais pas eu l'audace de le penser. Vous étiez
forte quand je vous croyais forte; pourquoi me demander, à moi, l'énergie
que vous n'avez pas? Où la trouverai-je maintenant? Adieu, je vais me
préparer à vous obéir. Mais jurez-moi que vous ne me fuirez plus; car vous
voyez l'effet de cette conduite sur moi: elle me tue, elle détruit tout
l'effet de ma vertu passée.
--Eh bien! Bénédict, je vous le jure; car il m'est impossible de ne pas me
fier à vous quand je vous vois et quand je vous entends. Adieu; demain
nous nous reverrons tous au pavillon.
Elle lui tendit la main; Bénédict hésita à la toucher. Un tremblement
convulsif l'agitait. À peine l'eut-il effleurée, qu'une sorte de rage
s'empara de lui. Il étreignit Valentine dans ses bras, puis il voulut la
repousser. Alors l'effroyable violence qu'il imposait à sa nature ardente
depuis si longtemps ayant épuisé toutes ses forces, il se tordit les mains
avec fureur et tomba presque mourant sur les marches du prie-Dieu.
--Prends pitié de moi, dit-il avec angoisse, toi qui as créé Valentine;
rappelle mon âme à toi, éteins ce souffle dévorant qui ronge ma poitrine
et torture ma vie; fais-moi la grâce de mourir.
Il était si pâle, tant de souffrance se peignait dans ses yeux éteints,
que Valentine le crut réellement sur le point de succomber. Elle se jeta
à genoux près de lui, le pressa sur son cœur avec délire, le couvrit de
caresses et de pleurs, et tomba épuisée elle-même dans ses bras avec des
cris étouffés, en le voyant défaillir et rejeter en arrière sa tête froide
et mourante.
Enfin elle le rappela à lui-même; mais il était si faible, si accablé,
qu'elle ne voulut point le renvoyer ainsi. Retrouvant toute son énergie
avec la nécessité de le secourir, elle le soutint et le traîna jusqu'à sa
chambre, où elle lui prépara du thé.
En ce moment, la bonne et douce Valentine redevint l'officieuse et active
ménagère dont la vie était toute consacrée à être utile aux autres.
Ses terreurs de femme et d'amante se calmèrent pour faire place aux
sollicitudes de l'amitié. Elle oublia en quel lieu elle amenait Bénédict
et ce qui devait se passer dans son âme, pour ne songer qu'à secourir ses
sens. L'imprudente ne fit point attention aux regards sombres et farouches
qu'il jetait sur cette chambre où il n'était entré qu'une fois, sur ce
lit où il l'avait vue dormir toute une nuit, sur tous ces meubles qui lui
rappelaient la plus orageuse crise et la plus solennelle émotion de sa
vie. Assis sur un fauteuil, les sourcils froncés, les bras pendants, il
la regardait machinalement errer autour de lui, sans imaginer à quoi elle
s'occupait.
Quand elle lui apporta le breuvage calmant qu'elle venait de lui préparer,
il se leva brusquement et la regarda d'un air si étrange et si égaré
qu'elle laissa échapper la tasse et recula avec effroi.
Bénédict jeta ses bras autour d'elle et l'empêcha de fuir.
--Laissez-moi, s'écria-t-elle, le thé m'a horriblement brûlée.
En effet, elle s'éloigna en boitant. Il se jeta à genoux et baisa son
petit pied légèrement rougi au travers de son bas transparent, et puis il
faillit mourir encore; et Valentine, vaincue par la pitié, par l'amour,
par la peur surtout, ne s'arracha plus de ses bras quand il revint à la
vie...
C'était un moment fatal qui devait arriver tôt ou tard. Il y a bien de la
témérité à espérer vaincre une passion, quand on se voit tous les jours et
qu'on a vingt ans.
Durant les premiers jours, Valentine, emportée au delà de toutes ses
impressions habituelles, ne songea point au repentir; mais ce moment vint
et il fut terrible.
Alors Bénédict regretta amèrement un bonheur qu'il fallait payer si cher.
Sa faute reçut le plus rude châtiment qui pût lui être infligé: il vit
Valentine pleurer et dépérir de chagrin.
Trop vertueux l'un et l'autre pour s'endormir dans des joies qu'ils
avaient réprouvées et repoussées si longtemps, leur existence devint
cruelle. Valentine n'était point capable de transiger avec sa conscience.
Bénédict aimait trop passionnément pour sentir un bonheur que ne
partageait plus Valentine. Tous deux étaient trop faibles, trop livrés à
eux-mêmes, trop dominés par les impétueuses sensations de la jeunesse,
pour s'arracher à ces joies pleines de remords. Ils se quittaient avec
désespoir; ils se retrouvaient avec enthousiasme. Leur vie était un combat
perpétuel, un orage toujours renaissant, une volupté sans bornes et un
enfer sans issue.
Bénédict accusait Valentine de l'aimer peu, de ne pas savoir le préférer à
son honneur, à l'estime d'elle-même, de n'être capable d'aucun sacrifice
complet; et quand ces reproches avaient amené une nouvelle faiblesse de
Valentine, quand il la voyait pleurer avec désespoir et succomber sous de
pâles terreurs, il haïssait le bonheur qu'il venait de goûter; il eût
voulu au prix de son sang en laver le souvenir. Il lui offrait alors de la
fuir, il lui jurait de supporter la vie et l'exil; mais elle n'avait plus
la force de l'éloigner.
--Ainsi je resterais seule et abandonnée à ma douleur! lui disait-elle;
non, ne me laissez pas ainsi, j'en mourrais; je ne puis plus vivre qu'en
m'étourdissant. Dès que je rentre en moi-même, je sens que je suis perdue;
ma raison s'égare, et je serais capable de couronner mes crimes par le
suicide. Votre présence du moins me donne la force de vivre dans l'oubli
de mes devoirs. Attendons encore, espérons, prions Dieu; seule, je ne puis
plus prier; mais près de vous l'espoir me revient. Je me flatte de trouver
un jour assez de vertu en moi pour vous aimer sans crime. Peut-être m'en
donnerez-vous le premier, car enfin vous êtes plus fort que moi; c'est moi
qui vous repousse et qui vous rappelle toujours.
Et puis venaient ces moments de passion impétueuse où l'enfer avec ses
terreurs faisait sourire Valentine. Elle n'était pas incrédule alors, elle
était fanatique d'impiété.
--Eh bien, disait-elle, bravons tout; qu'importe que je perde mon âme?
Soyons heureux sur la terre; le bonheur d'être à toi sera-t-il trop payé
par une éternité de tourments? Je voudrais avoir quelque chose de plus à
te sacrifier; dis, ne sais-tu pas un prix qui puisse m'acquitter envers
toi?
--Oh! si tu étais toujours ainsi! s'écriait Bénédict.
Ainsi Valentine, de calme et réservée qu'elle était naturellement, était
devenue passionnée jusqu'au délire par suite d'un impitoyable concours
de malheurs et de séductions qui avaient développé en elle de nouvelles
facultés pour combattre et pour aimer. Plus sa résistance avait été longue
et raisonnée, plus sa chute était violente. Plus elle avait amassé de
forces pour repousser la passion, plus la passion trouvait en elle les
aliments de sa force et de sa durée.
Un événement que Valentine avait pour ainsi dire oublié de prévoir, vint
faire diversion à ces orages. Un matin, M. Grapp se présenta muni de
pièces en vertu desquelles le château et la terre de Raimbault lui
appartenaient, sauf une valeur de vingt mille francs environ, qui
constituait à l'avenir toute la fortune de madame de Lansac. Les terres
furent immédiatement mises en vente, au plus offrant, et Valentine fut
sommée de sortir, sous vingt-quatre heures, des propriétés de M. Grapp.
Ce fut un coup de foudre pour ceux qui l'aimaient; jamais fléau céleste ne
causa dans le pays une semblable consternation. Mais Valentine ressentit
moins son malheur qu'elle ne l'eût fait dans une autre situation; elle
pensa, dans le secret de son cœur, que M. de Lansac étant assez vil pour
se faire payer son déshonneur au poids de l'or, elle était pour ainsi dire
quitte envers lui. Elle ne regretta que le pavillon, asile d'un bonheur
pour jamais évanoui, et, après en avoir retiré le peu de meubles qu'il lui
fut permis d'emporter, elle accepta provisoirement un refuge à la ferme de
Grangeneuve, que les Lhéry, en vertu d'un arrangement avec Grapp, étaient
eux-mêmes sur le point de quitter.
XXXVII.
Au milieu de l'agitation que lui causa ce bouleversement de sa destinée,
elle passa quelques jours sans voir Bénédict. Le courage avec lequel elle
supporta l'épreuve de sa ruine raffermit un peu son âme, et elle trouva en
elle assez de calme pour tenter d'autres efforts.
Elle écrivit à Bénédict:
«Je vous supplie de ne point chercher à me voir durant cette quinzaine,
que je vais passer dans la famille Lhéry. Comme vous n'êtes point entré
à la ferme depuis le mariage d'Athénaïs, vous n'y sauriez reparaître
maintenant sans afficher nos relations. Quelque invité que vous puissiez
l'être par madame Lhéry, qui regrette toujours votre désunion apparente,
refusez, si vous ne voulez m'affliger beaucoup. Adieu; je ne sais point
ce que je deviendrai, j'ai quinze jours pour m'en occuper. Quand j'aurai
décidé de mon avenir, je vous le ferai savoir, et vous m'aiderez à le
supporter, quel qu'il soit. V.»
Ce billet jeta une profonde terreur dans l'esprit de Bénédict; il crut y
voir cette décision tant redoutée qu'il avait fait révoquer si souvent à
Valentine, mais qui, à la suite de tant de chagrins, devenait peut-être
inévitable. Abattu, brisé sous le poids d'une vie si orageuse et d'un
avenir si sombre, il se laissa aller au découragement. Il n'avait même
plus l'espoir du suicide pour le soutenir. Sa conscience avait contracté
des engagements envers le fils de Louise; et puis, d'ailleurs, Valentine
était trop malheureuse pour qu'il voulût ajouter ce coup terrible à
tous ceux dont le sort l'avait frappée. Désormais qu'elle était ruinée,
abandonnée, navrée de chagrins et de remords, son devoir, à lui, était de
vivre pour s'efforcer de lui être utile et de veiller sur elle en dépit
d'elle-même.
Louise avait enfin vaincu cette folle passion qui l'avait si longtemps
torturée. La nature de ses liens avec Bénédict, consolidée et purifiée
par la présence de son fils, était devenue calme et sainte. Son caractère
violent s'était adouci à la suite de cette grande victoire intérieure. Il
est vrai qu'elle ignorait complètement le malheur qu'avait eu Bénédict
d'être trop heureux avec Valentine; elle s'efforçait de consoler celle-ci
de ses pertes, sans savoir qu'elle en avait fait une irréparable, celle de
sa propre estime. Elle passait donc tous ses instants auprès d'elle, et ne
comprenait pas quelles nouvelles anxiétés pesaient sur Bénédict.
La jeune et vive Athénaïs avait personnellement souffert de ces derniers
événements, d'abord parce qu'elle aimait sincèrement Valentine, et puis
parce que le pavillon fermé, les douces réunions du soir interrompues,
le petit parc abandonné pour jamais, gonflaient son cœur d'une amertume
indéfinissable. Elle s'étonnait elle-même de n'y pouvoir songer sans
soupirer; elle s'effrayait de la longueur de ses jours et de l'ennui de
ses soirées.
Évidemment il manquait à sa vie quelque chose d'important, et Athénaïs,
qui touchait à peine à sa dix-huitième année, s'interrogeait naïvement à
cet égard sans oser se répondre. Mais, dans tous ses rêves, la blonde et
noble tête du jeune Valentin se montrait parmi des buissons chargés de
fleurs. Sur l'herbe des prairies, elle croyait courir poursuivie par lui;
elle le voyait grand, élancé, souple comme un chamois, franchir les haies
pour l'atteindre; elle folâtrait avec lui, elle partageait ses rires si
francs et si jeunes; puis elle rougissait elle-même en voyant la rougeur
monter sur ce front candide, en sentant cette main frêle et blanche brûler
en touchant la sienne, en surprenant un soupir et un regard mélancolique
à cet enfant, dont elle ne voulait pas se méfier. Toutes les agitations
timides d'un amour naissant, elle les ressentait à son insu. Et quand elle
s'éveillait, quand elle trouvait à son côté ce Pierre Blutty, ce paysan
si rude, si brutal en amour, si dépourvu d'élégance et de charme, elle
sentait son cœur se serrer et des larmes venir au bord de ses paupières.
Athénaïs avait toujours aimé l'aristocratie; un langage élevé, lors même
qu'il était au-dessus de sa portée et de son intelligence, lui semblait
la plus puissante des séductions. Lorsque Bénédict parlait d'arts ou de
sciences, elle l'écoutait avec admiration, parce qu'elle ne le comprenait
pas. C'était par sa supériorité en ce genre qu'il l'avait longtemps
dominée. Depuis qu'elle avait pris son parti de renoncer à lui, le jeune
Valentin, avec sa douceur, sa retenue, la majesté féodale de son beau
profil, son aptitude aux connaissances abstraites, était devenu pour elle
un type de grâce et de perfection. Elle avait longtemps exprimé tout
haut sa prédilection pour lui; mais elle commençait à ne plus oser, car
Valentin grandissait d'une façon effrayante, son regard devenait pénétrant
comme le feu, et la jeune fermière sentait le sang lui monter au visage
chaque fois qu'elle prononçait son nom.
Le pavillon abandonné était donc un sujet involontaire d'aspirations et de
regrets. Valentin venait bien quelquefois embrasser sa mère et sa tante;
mais la maison du ravin était assez éloignée de la ferme pour qu'il ne pût
faire souvent cette course sans se déranger beaucoup de ses études, et la
première semaine parut mortellement longue à madame Blutty.
L'avenir devenait incertain. Louise parlait de retourner à Paris avec
son fils et Valentine. D'autres fois, les deux sœurs faisaient le projet
d'acheter une petite maison de paysan et d'y vivre solitaires. Blutty,
qui était toujours jaloux de Bénédict, quoi qu'il n'en eût guère sujet,
parlait d'emmener sa femme en Marche, où il avait des propriétés. De
toutes les manières, il faudrait s'éloigner de Valentin; Athénaïs ne
pouvait plus y penser sans des regrets qui portaient une vive lumière dans
les secrets de son cœur.
Un jour, elle se laissa entraîner par le plaisir de la promenade jusqu'à
un pré fort éloigné, qu'en bonne fermière elle voulait parcourir. Ce pré
touchait au bois de Vavray, et le ravin n'était pas loin sur la lisière du
bois. Or, il arriva que Bénédict et Valentin se promenaient par là; que le
jeune homme aperçut, sur le vert foncé de la prairie, la taille alerte et
bien prise de madame Blutty, et qu'il franchît la haie sans consulter
son mentor pour aller la rejoindre. Bénédict se rapprocha d'eux, et ils
causèrent quelque temps ensemble.
Alors Athénaïs, qui avait pour son cousin un reste de ce vif intérêt qui
rend l'amitié d'une femme pour un homme si complaisante et si douce,
s'aperçut des ravages que depuis quelques jours surtout, le chagrin avait
faits en lui. L'altération de ses traits l'effraya, et, passant son bras
sous le sien, elle le pria avec instance de lui dire franchement la cause
de sa tristesse et l'état de sa santé. Comme elle s'en doutait un peu,
elle eut la délicatesse de renvoyer Valentin à quelque distance, en le
chargeant de lui rapporter son ombrelle oubliée sous un arbre.
Il y avait si longtemps que Bénédict se contraignait pour cacher sa
souffrance à tous les yeux, que l'affection de sa cousine lui fut douce.
Il ne put résister au besoin de s'épancher, lui parla de son attachement
pour Valentine, de l'inquiétude où il vivait séparé d'elle, et finit par
lui avouer qu'il était réduit au désespoir par la crainte de la perdre à
jamais.
Athénaïs, dans sa candeur, ne voulut pas voir dans cette passion, qu'elle
connaissait depuis longtemps, le côté délicat, qui eût fait reculer une
personne plus prudente. Dans la sincérité de son âme, elle ne croyait pas
Valentine capable d'oublier ses principes, et jugeait cet amour aussi pur
que celui qu'elle éprouvait pour Valentin. Elle s'abandonna donc à l'élan
de la sympathie, et promit qu'elle solliciterait de Valentine une décision
moins rigide que celle qu'elle méditait...
--Je ne sais si je réussirai, lui dit-elle avec cette franchise expansive
qui la rendait aimable en dépit de ses travers; mais je vous jure que je
travaillerai à votre bonheur comme au mien propre. Puissé-je vous prouver
que je n'ai jamais cessé d'être votre amie!
Bénédict, touché de cet élan d'amitié généreuse, lui baisa la main avec
reconnaissance. Valentin, qui revenait en ce moment avec l'ombrelle, vit
ce mouvement, et devint tour à tour si rouge et si pâle qu'Athénaïs s'en
aperçut et perdit elle-même contenance; mais, tâchant de se donner un air
solennel et important:
--Il faudra nous revoir, dit-elle à Bénédict, pour nous entendre sur cette
grande affaire. Comme je suis étourdie et maladroite, j'aurai besoin de
votre direction. Je viendrai donc demain me promener par ici, et vous
dire ce que j'aurai obtenu. Nous aviserons au moyen d'obtenir davantage.
À demain!
Et elle s'éloigna légèrement avec un signe de tête amical à son cousin;
mais ce n'est pas lui qu'elle regarda en prononçant son dernier mot.
Le lendemain, en effet, ils eurent une nouvelle conférence. Tandis que
Valentin errait en avant sur le sentier du bois, Athénaïs raconta à son
cousin le peu de succès de ses tentatives. Elle avait trouvé Valentine
impénétrable. Cependant elle ne se décourageait pas, et durant toute une
semaine elle travailla de tout son pouvoir à rapprocher les deux amants.
La négociation ne marcha pas très-vite. Peut-être la jeune
plénipotentiaire n'était-elle pas fâchée de multiplier les conférences
dans la prairie. Dans les intervalles de ces causeries avec Bénédict,
Valentin se rapprochait, et se consolait d'être exclu du secret en
obtenant un sourire et un regard qui valaient plus que mille paroles. Et
puis, quand les deux cousins s'étaient tout dit, Valentin courait après
les papillons avec Athénaïs, et, tout en folâtrant, il réussissait à
toucher sa main, à effleurer ses cheveux, à lui ravir quelque ruban ou
quelque fleur. À dix-sept ans, on en est encore à la poésie de Dorat.
Bénédict, lors même que sa cousine ne lui apportait aucune bonne nouvelle,
était heureux d'entendre parler de Valentine. Il l'interrogeait sur les
moindres actes de sa vie, il se faisait redire mot pour mot ses entretiens
avec Athénaïs. Enfin, il s'abandonnait à la douceur d'être encouragé et
consolé, sans se douter des funestes conséquences que devaient avoir ses
relations si pures avec sa cousine.
Pendant ce temps, Pierre Blutty était allé en Marche pour donner un coup
d'œil à ses affaires particulières. À la fin de la semaine, il revint par
un village où se tenait une foire, et où il s'arrêta pour vingt-quatre
heures. Il y rencontra son ami Simonneau.
Un malheureux hasard avait voulu que Simonneau se fût énamouré depuis peu
d'une grosse gardeuse d'oies, dont la chaumière était située dans un
chemin creux à trois pas de la prairie. Il s'y rendait chaque jour, et
de la lucarne d'un grenier à foin qui servait de temple à ses amours
rustiques, il voyait passer et repasser dans le sentier Athénaïs, appuyée
sur le bras de Bénédict. Il ne manqua pas d'incriminer ces rendez-vous.
Il se rappelait l'ancien amour de mademoiselle Lhéry pour son cousin; il
savait la jalousie de Pierre Blutty, et il n'imaginait pas qu'une femme
pût venir trouver un homme, causer confidentiellement avec lui, sans y
porter des sentiments et des intentions contraires à la fidélité
conjugale.
Dans son gros bon sens, il se promit d'avertir Pierre Blutty, et il n'y
manqua pas. Le fermier entra dans une fureur épouvantable, et voulut
partir sur-le-champ pour assommer son rival et sa femme. Simonneau le
calma un peu en lui faisant observer que le mal n'était peut-être pas
aussi grand qu'il pouvait le devenir.
--Foi de Simonneau, lui dit-il, j'ai presque toujours vu _le garçon à
mademoiselle Louise_ avec eux, mais à environ trente pas; il pouvait les
voir, aussi je pense bien qu'ils ne pouvaient pas faire grand mal; mais
ils pouvaient en dire; car, lorsqu'il s'approchait d'eux, ils avaient soin
de le renvoyer. Ta femme lui tapait doucement sur la joue, et le faisait
courir bien loin, afin de causer à son aise apparemment.
--Voyez-vous, l'effrontée! disait Pierre Blutty en se mordant les poings.
Ah! je devais bien m'en douter que cela finirait ainsi. Ce freluquet-là!
il en conte à toutes les femmes. Il a fait la cour à mademoiselle Louise
en même temps qu'à ma femme avant son mariage. Depuis, il est au _su_ de
tout le monde qu'il a osé courtiser madame de Lansac. Mais celle-là est
une femme honnête et respectable, qui a refusé de le voir, et qui a
déclaré qu'il ne mettrait jamais les pieds à la ferme tant qu'elle y
serait. Je le sais bien, peut-être! j'ai entendu qu'elle le disait à sa
sœur, le jour où elle est venue loger chez nous. Maintenant, faute de
mieux, ce monsieur veut bien revenir à ma femme! Qu'est-ce qui me répondra
d'ailleurs qu'ils ne s'entendent pas depuis longtemps? Pourquoi était-elle
si entichée, ces derniers mois, d'aller au château tous les soirs, contre
mon gré? C'est qu'elle le voyait là. Et il y a un diable de parc où ils se
promenaient tous deux tant qu'ils voulaient. Vingt mille tonnerres! je
m'en vengerai! À présent qu'on a fermé le parc, ils se donnent rendez-vous
dans le bois, c'est tout clair! Sais-je ce qui se passe la nuit? Mais,
triple diable! me voici; nous verrons si cette fois Satan défendra sa
peau. Je leur ferai voir qu'on n'insulte pas impunément Pierre Blutty.
--S'il te faut un camarade, tu sais que je suis là, répondit Simonneau.
Les deux amis se pressèrent la main et prirent ensemble le chemin de la
ferme.
Cependant Athénaïs avait si bien plaidé pour Bénédict, elle avait avec
tant de candeur et de zèle défendu la cause de l'amour; elle avait surtout
si bien peint sa tristesse, l'altération de sa santé, sa pâleur, ses
anxiétés; elle l'avait montré si soumis, si timide, que la faible
Valentine s'était laissé fléchir. En secret même, elle avait été bien aise
de voir solliciter son rappel; car à elle aussi les journées semblaient
bien longues et sa résolution bien cruelle.
Bientôt il n'avait plus été question que de la difficulté de se voir.
--Je suis forcée, avait dit Valentine, de me cacher de cet amour comme
d'un crime. Un ennemi que j'ignore, et qui sans doute me surveille de bien
près, a réussi à me brouiller avec ma mère. Maintenant je sollicite mon
pardon; car quel autre appui me reste? Mais si je me compromets par
quelque nouvelle imprudence, elle le saura, et il ne faudra plus espérer
la fléchir. Je ne puis donc pas aller avec toi à la prairie.
--Non, sans doute, dit Athénaïs, mais il peut venir ici.
--Y songes-tu? reprit Valentine. Outre que ton mari s'est prononcé souvent
à cet égard d'une manière hostile, et que la présence de Bénédict à la
ferme pourrait faire naître des querelles dans ta famille et dans ton
ménage, rien ne serait plus manifeste pour me compromettre que cette
démarche, après deux ans écoulés sans reparaître ici. Son retour serait
remarqué et commenté comme un événement, et nul ne pourrait douter que
j'en fusse la cause.
--Tout cela est fort bien, dit Athénaïs; mais qui l'empêche de venir ici à
la brune, sans être observé? Nous voici en automne, les jours sont courts;
à huit heures il fait nuit noire; à neuf heures tout le monde est couché;
mon mari, qui est un peu moins dormeur que les autres, est absent. Quand
et désert dans ce lieu naguère si plein de joie, de confiance et
d'affection. Son cœur se serra; il en sortit, et se hasarda à entrer dans
le jardin du château. Depuis la mort de la vieille marquise, Valentine
avait supprimé plusieurs domestiques. Le château était donc peu habité.
Bénédict en approcha sans rencontrer personne.
L'oratoire de Valentine était situé dans une tourelle vers la partie la
plus solitaire du bâtiment. Un petit escalier en vis, reste des anciennes
constructions sur lesquelles le nouveau manoir avait été bâti, descendait
de sa chambre à l'oratoire, et de l'oratoire au jardin. La fenêtre,
cintrée et surmontée d'ornements dans le goût italien de la renaissance,
s'élevait au-dessus d'un massif d'arbres dont la cime s'empourprait alors
des reflets du couchant. La chaleur du jour avait été extrême; des éclairs
silencieux glissaient faiblement sur l'horizon violet, l'air était rare et
comme chargé d'électricité; c'était un de ces soirs d'été où l'on respire
avec peine, où l'on sent en soi une excitation nerveuse extraordinaire, où
l'on souffre d'un mal sans nom qu'on voudrait pouvoir soulager par des
larmes.
Parvenu au pied du massif en face de la tour, Bénédict jeta un regard
inquiet sur la fenêtre de l'oratoire. Le soleil embrasait ses vitraux
coloriés. Bénédict chercha longtemps à saisir quelque chose derrière ce
miroir ardent, lorsqu'une main de femme l'ouvrit tout à coup, et une forme
fugitive se montra et disparut.
Bénédict monta sur un vieux if, et, caché par ses rameaux noirs et
pendants, il s'éleva assez pour que sa vue pût plonger dans l'intérieur.
Alors il vit distinctement Valentine à genoux, avec ses cheveux blonds à
demi détachés, qui tombaient négligemment sur son épaule, et que le soleil
dorait de ses derniers feux. Ses joues étaient animées, son attitude avait
un abandon plein de grâce et de candeur. Elle pressait sur sa poitrine et
baisait avec amour ce mouchoir sanglant que Bénédict avait cherché avec
tant d'anxiété après son suicide, et qu'il reconnut aussitôt entre ses
mains.
Alors Bénédict, promenant ses regards craintifs sur le jardin désert, et
n'ayant qu'un mouvement à faire pour atteindre à cette fenêtre, ne put
résister à la tentation. Il s'attacha à la balustrade sculptée, et,
abandonnant la dernière branche qui le soutenait encore, il s'élança au
péril de sa vie.
En voyant une ombre se dessiner dans l'air éblouissant de la croisée,
Valentine jeta un cri; mais, en le reconnaissant, sa terreur changea de
nature.
--Ô ciel! lui dit-elle, oserez-vous donc me poursuivre jusqu'ici?
--Me chassez-vous? répondit Bénédict. Voyez! vingt pieds seulement me
séparent du sol; ordonnez-moi de lâcher cette balustrade, et j'obéis.
--Grand Dieu! s'écria Valentine épouvantée de la situation où elle le
voyait, entrez, entrez! Vous me faites mourir de frayeur.
Il s'élança dans l'oratoire, et Valentine, qui s'était attachée à son
vêtement dans la crainte de le voir tomber, le pressa dans ses bras par un
mouvement de joie involontaire en le voyant sauvé.
En cet instant tout fut oublié, et les résistances que Valentine avait
tant méditées, et les reproches que Bénédict s'était promis de lui faire.
Ces huit jours de séparation, dans de si tristes circonstances, avaient
été pour eux comme un siècle. Le jeune homme s'abandonnait à une joie
folle en pressant contre son cœur Valentine, qu'il avait craint de trouver
mourante, et qu'il voyait plus belle et plus aimante que jamais.
Enfin, la mémoire de ce qu'il avait souffert loin d'elle lui revint; il
l'accusa d'avoir été menteuse et cruelle.
--Écoutez, lui dit Valentine avec feu en le conduisant devant sa madone,
j'avais fait serment de ne jamais vous revoir, parce que je m'étais
imaginé que je ne pourrais le faire sans crime. Maintenant jurez-moi que
vous m'aiderez à respecter mes devoirs; jurez-le devant Dieu, devant cette
image, emblème de pureté; rassurez-moi, rendez-moi la confiance que j'ai
perdue. Bénédict, votre âme est sincère, vous ne voudriez pas commettre un
sacrilège dans votre cœur; dites! vous sentez-vous plus fort que je ne le
suis?
Bénédict pâlit et recula avec épouvante. Il avait dans l'esprit une
droiture vraiment chevaleresque, et préférait le malheur de perdre
Valentine au crime de la tromper.
--Mais c'est un vœu que vous me demandez, Valentine! s'écria-t-il.
Pensez-vous que j'aie l'héroïsme de le prononcer et de le tenir sans y
être préparé?
--Eh quoi! ne l'êtes-vous pas depuis quinze mois? lui dit-elle. Ces
promesses solennelles que vous me fîtes un soir en face de ma sœur, et
que jusqu'ici vous aviez si loyalement observées...
--Oui, Valentine, j'ai eu cette force, et j'aurai peut-être celle de
renouveler mon vœu. Mais ne me demandez rien aujourd'hui, je suis trop
agité; mes serments n'auraient nulle valeur. Tout ce qui s'est passé a
chassé le calme que vous aviez fait rentrer dans mon sein. Et puis,
Valentine! femme imprudente! vous me dites que vous tremblez! Pourquoi me
dites-vous cela? Je n'aurais pas eu l'audace de le penser. Vous étiez
forte quand je vous croyais forte; pourquoi me demander, à moi, l'énergie
que vous n'avez pas? Où la trouverai-je maintenant? Adieu, je vais me
préparer à vous obéir. Mais jurez-moi que vous ne me fuirez plus; car vous
voyez l'effet de cette conduite sur moi: elle me tue, elle détruit tout
l'effet de ma vertu passée.
--Eh bien! Bénédict, je vous le jure; car il m'est impossible de ne pas me
fier à vous quand je vous vois et quand je vous entends. Adieu; demain
nous nous reverrons tous au pavillon.
Elle lui tendit la main; Bénédict hésita à la toucher. Un tremblement
convulsif l'agitait. À peine l'eut-il effleurée, qu'une sorte de rage
s'empara de lui. Il étreignit Valentine dans ses bras, puis il voulut la
repousser. Alors l'effroyable violence qu'il imposait à sa nature ardente
depuis si longtemps ayant épuisé toutes ses forces, il se tordit les mains
avec fureur et tomba presque mourant sur les marches du prie-Dieu.
--Prends pitié de moi, dit-il avec angoisse, toi qui as créé Valentine;
rappelle mon âme à toi, éteins ce souffle dévorant qui ronge ma poitrine
et torture ma vie; fais-moi la grâce de mourir.
Il était si pâle, tant de souffrance se peignait dans ses yeux éteints,
que Valentine le crut réellement sur le point de succomber. Elle se jeta
à genoux près de lui, le pressa sur son cœur avec délire, le couvrit de
caresses et de pleurs, et tomba épuisée elle-même dans ses bras avec des
cris étouffés, en le voyant défaillir et rejeter en arrière sa tête froide
et mourante.
Enfin elle le rappela à lui-même; mais il était si faible, si accablé,
qu'elle ne voulut point le renvoyer ainsi. Retrouvant toute son énergie
avec la nécessité de le secourir, elle le soutint et le traîna jusqu'à sa
chambre, où elle lui prépara du thé.
En ce moment, la bonne et douce Valentine redevint l'officieuse et active
ménagère dont la vie était toute consacrée à être utile aux autres.
Ses terreurs de femme et d'amante se calmèrent pour faire place aux
sollicitudes de l'amitié. Elle oublia en quel lieu elle amenait Bénédict
et ce qui devait se passer dans son âme, pour ne songer qu'à secourir ses
sens. L'imprudente ne fit point attention aux regards sombres et farouches
qu'il jetait sur cette chambre où il n'était entré qu'une fois, sur ce
lit où il l'avait vue dormir toute une nuit, sur tous ces meubles qui lui
rappelaient la plus orageuse crise et la plus solennelle émotion de sa
vie. Assis sur un fauteuil, les sourcils froncés, les bras pendants, il
la regardait machinalement errer autour de lui, sans imaginer à quoi elle
s'occupait.
Quand elle lui apporta le breuvage calmant qu'elle venait de lui préparer,
il se leva brusquement et la regarda d'un air si étrange et si égaré
qu'elle laissa échapper la tasse et recula avec effroi.
Bénédict jeta ses bras autour d'elle et l'empêcha de fuir.
--Laissez-moi, s'écria-t-elle, le thé m'a horriblement brûlée.
En effet, elle s'éloigna en boitant. Il se jeta à genoux et baisa son
petit pied légèrement rougi au travers de son bas transparent, et puis il
faillit mourir encore; et Valentine, vaincue par la pitié, par l'amour,
par la peur surtout, ne s'arracha plus de ses bras quand il revint à la
vie...
C'était un moment fatal qui devait arriver tôt ou tard. Il y a bien de la
témérité à espérer vaincre une passion, quand on se voit tous les jours et
qu'on a vingt ans.
Durant les premiers jours, Valentine, emportée au delà de toutes ses
impressions habituelles, ne songea point au repentir; mais ce moment vint
et il fut terrible.
Alors Bénédict regretta amèrement un bonheur qu'il fallait payer si cher.
Sa faute reçut le plus rude châtiment qui pût lui être infligé: il vit
Valentine pleurer et dépérir de chagrin.
Trop vertueux l'un et l'autre pour s'endormir dans des joies qu'ils
avaient réprouvées et repoussées si longtemps, leur existence devint
cruelle. Valentine n'était point capable de transiger avec sa conscience.
Bénédict aimait trop passionnément pour sentir un bonheur que ne
partageait plus Valentine. Tous deux étaient trop faibles, trop livrés à
eux-mêmes, trop dominés par les impétueuses sensations de la jeunesse,
pour s'arracher à ces joies pleines de remords. Ils se quittaient avec
désespoir; ils se retrouvaient avec enthousiasme. Leur vie était un combat
perpétuel, un orage toujours renaissant, une volupté sans bornes et un
enfer sans issue.
Bénédict accusait Valentine de l'aimer peu, de ne pas savoir le préférer à
son honneur, à l'estime d'elle-même, de n'être capable d'aucun sacrifice
complet; et quand ces reproches avaient amené une nouvelle faiblesse de
Valentine, quand il la voyait pleurer avec désespoir et succomber sous de
pâles terreurs, il haïssait le bonheur qu'il venait de goûter; il eût
voulu au prix de son sang en laver le souvenir. Il lui offrait alors de la
fuir, il lui jurait de supporter la vie et l'exil; mais elle n'avait plus
la force de l'éloigner.
--Ainsi je resterais seule et abandonnée à ma douleur! lui disait-elle;
non, ne me laissez pas ainsi, j'en mourrais; je ne puis plus vivre qu'en
m'étourdissant. Dès que je rentre en moi-même, je sens que je suis perdue;
ma raison s'égare, et je serais capable de couronner mes crimes par le
suicide. Votre présence du moins me donne la force de vivre dans l'oubli
de mes devoirs. Attendons encore, espérons, prions Dieu; seule, je ne puis
plus prier; mais près de vous l'espoir me revient. Je me flatte de trouver
un jour assez de vertu en moi pour vous aimer sans crime. Peut-être m'en
donnerez-vous le premier, car enfin vous êtes plus fort que moi; c'est moi
qui vous repousse et qui vous rappelle toujours.
Et puis venaient ces moments de passion impétueuse où l'enfer avec ses
terreurs faisait sourire Valentine. Elle n'était pas incrédule alors, elle
était fanatique d'impiété.
--Eh bien, disait-elle, bravons tout; qu'importe que je perde mon âme?
Soyons heureux sur la terre; le bonheur d'être à toi sera-t-il trop payé
par une éternité de tourments? Je voudrais avoir quelque chose de plus à
te sacrifier; dis, ne sais-tu pas un prix qui puisse m'acquitter envers
toi?
--Oh! si tu étais toujours ainsi! s'écriait Bénédict.
Ainsi Valentine, de calme et réservée qu'elle était naturellement, était
devenue passionnée jusqu'au délire par suite d'un impitoyable concours
de malheurs et de séductions qui avaient développé en elle de nouvelles
facultés pour combattre et pour aimer. Plus sa résistance avait été longue
et raisonnée, plus sa chute était violente. Plus elle avait amassé de
forces pour repousser la passion, plus la passion trouvait en elle les
aliments de sa force et de sa durée.
Un événement que Valentine avait pour ainsi dire oublié de prévoir, vint
faire diversion à ces orages. Un matin, M. Grapp se présenta muni de
pièces en vertu desquelles le château et la terre de Raimbault lui
appartenaient, sauf une valeur de vingt mille francs environ, qui
constituait à l'avenir toute la fortune de madame de Lansac. Les terres
furent immédiatement mises en vente, au plus offrant, et Valentine fut
sommée de sortir, sous vingt-quatre heures, des propriétés de M. Grapp.
Ce fut un coup de foudre pour ceux qui l'aimaient; jamais fléau céleste ne
causa dans le pays une semblable consternation. Mais Valentine ressentit
moins son malheur qu'elle ne l'eût fait dans une autre situation; elle
pensa, dans le secret de son cœur, que M. de Lansac étant assez vil pour
se faire payer son déshonneur au poids de l'or, elle était pour ainsi dire
quitte envers lui. Elle ne regretta que le pavillon, asile d'un bonheur
pour jamais évanoui, et, après en avoir retiré le peu de meubles qu'il lui
fut permis d'emporter, elle accepta provisoirement un refuge à la ferme de
Grangeneuve, que les Lhéry, en vertu d'un arrangement avec Grapp, étaient
eux-mêmes sur le point de quitter.
XXXVII.
Au milieu de l'agitation que lui causa ce bouleversement de sa destinée,
elle passa quelques jours sans voir Bénédict. Le courage avec lequel elle
supporta l'épreuve de sa ruine raffermit un peu son âme, et elle trouva en
elle assez de calme pour tenter d'autres efforts.
Elle écrivit à Bénédict:
«Je vous supplie de ne point chercher à me voir durant cette quinzaine,
que je vais passer dans la famille Lhéry. Comme vous n'êtes point entré
à la ferme depuis le mariage d'Athénaïs, vous n'y sauriez reparaître
maintenant sans afficher nos relations. Quelque invité que vous puissiez
l'être par madame Lhéry, qui regrette toujours votre désunion apparente,
refusez, si vous ne voulez m'affliger beaucoup. Adieu; je ne sais point
ce que je deviendrai, j'ai quinze jours pour m'en occuper. Quand j'aurai
décidé de mon avenir, je vous le ferai savoir, et vous m'aiderez à le
supporter, quel qu'il soit. V.»
Ce billet jeta une profonde terreur dans l'esprit de Bénédict; il crut y
voir cette décision tant redoutée qu'il avait fait révoquer si souvent à
Valentine, mais qui, à la suite de tant de chagrins, devenait peut-être
inévitable. Abattu, brisé sous le poids d'une vie si orageuse et d'un
avenir si sombre, il se laissa aller au découragement. Il n'avait même
plus l'espoir du suicide pour le soutenir. Sa conscience avait contracté
des engagements envers le fils de Louise; et puis, d'ailleurs, Valentine
était trop malheureuse pour qu'il voulût ajouter ce coup terrible à
tous ceux dont le sort l'avait frappée. Désormais qu'elle était ruinée,
abandonnée, navrée de chagrins et de remords, son devoir, à lui, était de
vivre pour s'efforcer de lui être utile et de veiller sur elle en dépit
d'elle-même.
Louise avait enfin vaincu cette folle passion qui l'avait si longtemps
torturée. La nature de ses liens avec Bénédict, consolidée et purifiée
par la présence de son fils, était devenue calme et sainte. Son caractère
violent s'était adouci à la suite de cette grande victoire intérieure. Il
est vrai qu'elle ignorait complètement le malheur qu'avait eu Bénédict
d'être trop heureux avec Valentine; elle s'efforçait de consoler celle-ci
de ses pertes, sans savoir qu'elle en avait fait une irréparable, celle de
sa propre estime. Elle passait donc tous ses instants auprès d'elle, et ne
comprenait pas quelles nouvelles anxiétés pesaient sur Bénédict.
La jeune et vive Athénaïs avait personnellement souffert de ces derniers
événements, d'abord parce qu'elle aimait sincèrement Valentine, et puis
parce que le pavillon fermé, les douces réunions du soir interrompues,
le petit parc abandonné pour jamais, gonflaient son cœur d'une amertume
indéfinissable. Elle s'étonnait elle-même de n'y pouvoir songer sans
soupirer; elle s'effrayait de la longueur de ses jours et de l'ennui de
ses soirées.
Évidemment il manquait à sa vie quelque chose d'important, et Athénaïs,
qui touchait à peine à sa dix-huitième année, s'interrogeait naïvement à
cet égard sans oser se répondre. Mais, dans tous ses rêves, la blonde et
noble tête du jeune Valentin se montrait parmi des buissons chargés de
fleurs. Sur l'herbe des prairies, elle croyait courir poursuivie par lui;
elle le voyait grand, élancé, souple comme un chamois, franchir les haies
pour l'atteindre; elle folâtrait avec lui, elle partageait ses rires si
francs et si jeunes; puis elle rougissait elle-même en voyant la rougeur
monter sur ce front candide, en sentant cette main frêle et blanche brûler
en touchant la sienne, en surprenant un soupir et un regard mélancolique
à cet enfant, dont elle ne voulait pas se méfier. Toutes les agitations
timides d'un amour naissant, elle les ressentait à son insu. Et quand elle
s'éveillait, quand elle trouvait à son côté ce Pierre Blutty, ce paysan
si rude, si brutal en amour, si dépourvu d'élégance et de charme, elle
sentait son cœur se serrer et des larmes venir au bord de ses paupières.
Athénaïs avait toujours aimé l'aristocratie; un langage élevé, lors même
qu'il était au-dessus de sa portée et de son intelligence, lui semblait
la plus puissante des séductions. Lorsque Bénédict parlait d'arts ou de
sciences, elle l'écoutait avec admiration, parce qu'elle ne le comprenait
pas. C'était par sa supériorité en ce genre qu'il l'avait longtemps
dominée. Depuis qu'elle avait pris son parti de renoncer à lui, le jeune
Valentin, avec sa douceur, sa retenue, la majesté féodale de son beau
profil, son aptitude aux connaissances abstraites, était devenu pour elle
un type de grâce et de perfection. Elle avait longtemps exprimé tout
haut sa prédilection pour lui; mais elle commençait à ne plus oser, car
Valentin grandissait d'une façon effrayante, son regard devenait pénétrant
comme le feu, et la jeune fermière sentait le sang lui monter au visage
chaque fois qu'elle prononçait son nom.
Le pavillon abandonné était donc un sujet involontaire d'aspirations et de
regrets. Valentin venait bien quelquefois embrasser sa mère et sa tante;
mais la maison du ravin était assez éloignée de la ferme pour qu'il ne pût
faire souvent cette course sans se déranger beaucoup de ses études, et la
première semaine parut mortellement longue à madame Blutty.
L'avenir devenait incertain. Louise parlait de retourner à Paris avec
son fils et Valentine. D'autres fois, les deux sœurs faisaient le projet
d'acheter une petite maison de paysan et d'y vivre solitaires. Blutty,
qui était toujours jaloux de Bénédict, quoi qu'il n'en eût guère sujet,
parlait d'emmener sa femme en Marche, où il avait des propriétés. De
toutes les manières, il faudrait s'éloigner de Valentin; Athénaïs ne
pouvait plus y penser sans des regrets qui portaient une vive lumière dans
les secrets de son cœur.
Un jour, elle se laissa entraîner par le plaisir de la promenade jusqu'à
un pré fort éloigné, qu'en bonne fermière elle voulait parcourir. Ce pré
touchait au bois de Vavray, et le ravin n'était pas loin sur la lisière du
bois. Or, il arriva que Bénédict et Valentin se promenaient par là; que le
jeune homme aperçut, sur le vert foncé de la prairie, la taille alerte et
bien prise de madame Blutty, et qu'il franchît la haie sans consulter
son mentor pour aller la rejoindre. Bénédict se rapprocha d'eux, et ils
causèrent quelque temps ensemble.
Alors Athénaïs, qui avait pour son cousin un reste de ce vif intérêt qui
rend l'amitié d'une femme pour un homme si complaisante et si douce,
s'aperçut des ravages que depuis quelques jours surtout, le chagrin avait
faits en lui. L'altération de ses traits l'effraya, et, passant son bras
sous le sien, elle le pria avec instance de lui dire franchement la cause
de sa tristesse et l'état de sa santé. Comme elle s'en doutait un peu,
elle eut la délicatesse de renvoyer Valentin à quelque distance, en le
chargeant de lui rapporter son ombrelle oubliée sous un arbre.
Il y avait si longtemps que Bénédict se contraignait pour cacher sa
souffrance à tous les yeux, que l'affection de sa cousine lui fut douce.
Il ne put résister au besoin de s'épancher, lui parla de son attachement
pour Valentine, de l'inquiétude où il vivait séparé d'elle, et finit par
lui avouer qu'il était réduit au désespoir par la crainte de la perdre à
jamais.
Athénaïs, dans sa candeur, ne voulut pas voir dans cette passion, qu'elle
connaissait depuis longtemps, le côté délicat, qui eût fait reculer une
personne plus prudente. Dans la sincérité de son âme, elle ne croyait pas
Valentine capable d'oublier ses principes, et jugeait cet amour aussi pur
que celui qu'elle éprouvait pour Valentin. Elle s'abandonna donc à l'élan
de la sympathie, et promit qu'elle solliciterait de Valentine une décision
moins rigide que celle qu'elle méditait...
--Je ne sais si je réussirai, lui dit-elle avec cette franchise expansive
qui la rendait aimable en dépit de ses travers; mais je vous jure que je
travaillerai à votre bonheur comme au mien propre. Puissé-je vous prouver
que je n'ai jamais cessé d'être votre amie!
Bénédict, touché de cet élan d'amitié généreuse, lui baisa la main avec
reconnaissance. Valentin, qui revenait en ce moment avec l'ombrelle, vit
ce mouvement, et devint tour à tour si rouge et si pâle qu'Athénaïs s'en
aperçut et perdit elle-même contenance; mais, tâchant de se donner un air
solennel et important:
--Il faudra nous revoir, dit-elle à Bénédict, pour nous entendre sur cette
grande affaire. Comme je suis étourdie et maladroite, j'aurai besoin de
votre direction. Je viendrai donc demain me promener par ici, et vous
dire ce que j'aurai obtenu. Nous aviserons au moyen d'obtenir davantage.
À demain!
Et elle s'éloigna légèrement avec un signe de tête amical à son cousin;
mais ce n'est pas lui qu'elle regarda en prononçant son dernier mot.
Le lendemain, en effet, ils eurent une nouvelle conférence. Tandis que
Valentin errait en avant sur le sentier du bois, Athénaïs raconta à son
cousin le peu de succès de ses tentatives. Elle avait trouvé Valentine
impénétrable. Cependant elle ne se décourageait pas, et durant toute une
semaine elle travailla de tout son pouvoir à rapprocher les deux amants.
La négociation ne marcha pas très-vite. Peut-être la jeune
plénipotentiaire n'était-elle pas fâchée de multiplier les conférences
dans la prairie. Dans les intervalles de ces causeries avec Bénédict,
Valentin se rapprochait, et se consolait d'être exclu du secret en
obtenant un sourire et un regard qui valaient plus que mille paroles. Et
puis, quand les deux cousins s'étaient tout dit, Valentin courait après
les papillons avec Athénaïs, et, tout en folâtrant, il réussissait à
toucher sa main, à effleurer ses cheveux, à lui ravir quelque ruban ou
quelque fleur. À dix-sept ans, on en est encore à la poésie de Dorat.
Bénédict, lors même que sa cousine ne lui apportait aucune bonne nouvelle,
était heureux d'entendre parler de Valentine. Il l'interrogeait sur les
moindres actes de sa vie, il se faisait redire mot pour mot ses entretiens
avec Athénaïs. Enfin, il s'abandonnait à la douceur d'être encouragé et
consolé, sans se douter des funestes conséquences que devaient avoir ses
relations si pures avec sa cousine.
Pendant ce temps, Pierre Blutty était allé en Marche pour donner un coup
d'œil à ses affaires particulières. À la fin de la semaine, il revint par
un village où se tenait une foire, et où il s'arrêta pour vingt-quatre
heures. Il y rencontra son ami Simonneau.
Un malheureux hasard avait voulu que Simonneau se fût énamouré depuis peu
d'une grosse gardeuse d'oies, dont la chaumière était située dans un
chemin creux à trois pas de la prairie. Il s'y rendait chaque jour, et
de la lucarne d'un grenier à foin qui servait de temple à ses amours
rustiques, il voyait passer et repasser dans le sentier Athénaïs, appuyée
sur le bras de Bénédict. Il ne manqua pas d'incriminer ces rendez-vous.
Il se rappelait l'ancien amour de mademoiselle Lhéry pour son cousin; il
savait la jalousie de Pierre Blutty, et il n'imaginait pas qu'une femme
pût venir trouver un homme, causer confidentiellement avec lui, sans y
porter des sentiments et des intentions contraires à la fidélité
conjugale.
Dans son gros bon sens, il se promit d'avertir Pierre Blutty, et il n'y
manqua pas. Le fermier entra dans une fureur épouvantable, et voulut
partir sur-le-champ pour assommer son rival et sa femme. Simonneau le
calma un peu en lui faisant observer que le mal n'était peut-être pas
aussi grand qu'il pouvait le devenir.
--Foi de Simonneau, lui dit-il, j'ai presque toujours vu _le garçon à
mademoiselle Louise_ avec eux, mais à environ trente pas; il pouvait les
voir, aussi je pense bien qu'ils ne pouvaient pas faire grand mal; mais
ils pouvaient en dire; car, lorsqu'il s'approchait d'eux, ils avaient soin
de le renvoyer. Ta femme lui tapait doucement sur la joue, et le faisait
courir bien loin, afin de causer à son aise apparemment.
--Voyez-vous, l'effrontée! disait Pierre Blutty en se mordant les poings.
Ah! je devais bien m'en douter que cela finirait ainsi. Ce freluquet-là!
il en conte à toutes les femmes. Il a fait la cour à mademoiselle Louise
en même temps qu'à ma femme avant son mariage. Depuis, il est au _su_ de
tout le monde qu'il a osé courtiser madame de Lansac. Mais celle-là est
une femme honnête et respectable, qui a refusé de le voir, et qui a
déclaré qu'il ne mettrait jamais les pieds à la ferme tant qu'elle y
serait. Je le sais bien, peut-être! j'ai entendu qu'elle le disait à sa
sœur, le jour où elle est venue loger chez nous. Maintenant, faute de
mieux, ce monsieur veut bien revenir à ma femme! Qu'est-ce qui me répondra
d'ailleurs qu'ils ne s'entendent pas depuis longtemps? Pourquoi était-elle
si entichée, ces derniers mois, d'aller au château tous les soirs, contre
mon gré? C'est qu'elle le voyait là. Et il y a un diable de parc où ils se
promenaient tous deux tant qu'ils voulaient. Vingt mille tonnerres! je
m'en vengerai! À présent qu'on a fermé le parc, ils se donnent rendez-vous
dans le bois, c'est tout clair! Sais-je ce qui se passe la nuit? Mais,
triple diable! me voici; nous verrons si cette fois Satan défendra sa
peau. Je leur ferai voir qu'on n'insulte pas impunément Pierre Blutty.
--S'il te faut un camarade, tu sais que je suis là, répondit Simonneau.
Les deux amis se pressèrent la main et prirent ensemble le chemin de la
ferme.
Cependant Athénaïs avait si bien plaidé pour Bénédict, elle avait avec
tant de candeur et de zèle défendu la cause de l'amour; elle avait surtout
si bien peint sa tristesse, l'altération de sa santé, sa pâleur, ses
anxiétés; elle l'avait montré si soumis, si timide, que la faible
Valentine s'était laissé fléchir. En secret même, elle avait été bien aise
de voir solliciter son rappel; car à elle aussi les journées semblaient
bien longues et sa résolution bien cruelle.
Bientôt il n'avait plus été question que de la difficulté de se voir.
--Je suis forcée, avait dit Valentine, de me cacher de cet amour comme
d'un crime. Un ennemi que j'ignore, et qui sans doute me surveille de bien
près, a réussi à me brouiller avec ma mère. Maintenant je sollicite mon
pardon; car quel autre appui me reste? Mais si je me compromets par
quelque nouvelle imprudence, elle le saura, et il ne faudra plus espérer
la fléchir. Je ne puis donc pas aller avec toi à la prairie.
--Non, sans doute, dit Athénaïs, mais il peut venir ici.
--Y songes-tu? reprit Valentine. Outre que ton mari s'est prononcé souvent
à cet égard d'une manière hostile, et que la présence de Bénédict à la
ferme pourrait faire naître des querelles dans ta famille et dans ton
ménage, rien ne serait plus manifeste pour me compromettre que cette
démarche, après deux ans écoulés sans reparaître ici. Son retour serait
remarqué et commenté comme un événement, et nul ne pourrait douter que
j'en fusse la cause.
--Tout cela est fort bien, dit Athénaïs; mais qui l'empêche de venir ici à
la brune, sans être observé? Nous voici en automne, les jours sont courts;
à huit heures il fait nuit noire; à neuf heures tout le monde est couché;
mon mari, qui est un peu moins dormeur que les autres, est absent. Quand