Valentine - 18
Le lendemain, à peine était-elle levée que le comte et M. Grapp
demandèrent à être admis dans son appartement. Ils apportaient différents
papiers.
--Lisez-les, Madame, dit M. de Lansac en voyant qu'elle prenait
machinalement la plume pour les signer.
Elle leva en pâlissant les yeux sur lui; son regard était si absolu, son
sourire si dédaigneux, qu'elle se hâta de signer d'une main tremblante, et
les lui rendant:
--Monsieur, lui dit-elle, vous voyez que j'ai confiance en vous, sans
examiner si les apparences vous accusent.
--J'entends, Madame, répondit Lansac en remettant les papiers à M. Grapp.
En ce moment il se sentit si heureux et si léger d'être débarrassé
de cette créance qui lui avait suscité dix ans de tourments et de
persécutions, qu'il eut pour sa femme quelque chose qui ressemblait à de
la reconnaissance, et lui baisa la main en lui disant d'un air presque
franc:
--Un service en vaut un autre, Madame.
Le soir même, il lui annonça qu'il était forcé de repartir le lendemain
avec M. Grapp pour Paris, mais qu'il ne rejoindrait point l'ambassade
sans lui avoir fait ses adieux et sans la consulter sur ses projets
particuliers, auxquels, disait-il, il ne mettrait jamais d'opposition.
Il alla se coucher, heureux d'être débarrassé de sa dette et de sa femme.
Valentine, en se retrouvant seule le soir, réfléchit enfin avec calme aux
événements de ces trois jours. Jusque-là, l'épouvante l'avait rendue
incapable de raisonner sa position; maintenant que tout s'était arrangé à
l'amiable, elle pouvait y reporter un regard lucide. Mais ce ne fut pas
la démarche irréparable qu'elle avait faite en donnant sa signature
qui l'occupa un seul instant; elle ne put trouver dans son âme que le
sentiment d'une consternation profonde, en songeant qu'elle était perdue
sans retour dans l'opinion de son mari. Cette humiliation lui était si
douloureuse qu'elle absorbait tout autre sentiment.
Espérant trouver un peu de calme dans la prière, elle s'enferma dans son
oratoire; mais alors, habituée qu'elle était à mêler le souvenir de
Bénédict à toutes ses aspirations vers le ciel, elle fut effrayée de ne
plus trouver cette image aussi pure au fond de ses pensées. Le souvenir de
la nuit précédente, de cet entretien orageux dont chaque parole, entendue
sans doute par M. de Lansac, faisait monter la rougeur au front de
Valentine, la sensation de ce baiser, qui était restée cuisante sur ses
lèvres, ses terreurs, ses remords, ses agitations, en se retraçant les
moindres détails de cette scène, tout l'avertissait qu'il était temps de
retourner en arrière, si elle ne voulait tomber dans un abîme. Jusque-là
le sentiment audacieux de sa force l'avait soutenue, mais un instant avait
suffi pour lui montrer combien la volonté humaine est fragile. Quinze mois
d'abandon et de confiance n'avaient pas rendu Bénédict tellement stoïque
qu'un instant n'eût détruit le fruit de ces vertus péniblement acquises,
lentement amassées, témérairement vantées. Valentine ne pouvait pas se le
dissimuler, l'amour qu'elle inspirait n'était pas celui des anges pour le
Seigneur; c'était un amour terrestre, passionné, impétueux, un orage prêt
à tout renverser.
Elle ne fut pas plus tôt descendue ainsi dans les replis de sa conscience,
que son ancienne piété, rigide, positive et terrible, vint la tourmenter
de repentirs et de frayeurs. Toute la nuit se passa dans ces angoisses,
elle essaya vainement de dormir. Enfin, vers le jour, exaltée par ses
souffrances, elle s'abandonna à un projet romanesque et sublime, qui a
tenté plus d'une jeune femme au moment de commettre sa première faute:
elle résolut de voir son mari et d'implorer son appui.
Effrayée de ce qu'elle allait faire, à peine fut-elle habillée et prête à
sortir de sa chambre qu'elle y renonça; puis elle y revint, recula encore,
et après un quart d'heure d'hésitations et de tourments, elle se détermina
à descendre au salon et à faire demander M. de Lansac.
Il était à peine cinq heures du matin; le comte avait espéré quitter le
château avant que sa femme fût éveillée. Il se flattait d'échapper ainsi
à l'ennui de nouveaux adieux et de nouvelles dissimulations. L'idée de
cette entrevue le contraria donc vivement, mais il n'était aucun moyen
convenable de s'y soustraire. Il s'y rendit, un peu tourmenté de n'en
pouvoir deviner l'objet.
L'attention avec laquelle Valentine ferma les portes, afin de n'être
entendue de personne, et l'altération de ses traits et de sa voix,
achevèrent d'impatienter M. de Lansac, qui ne se sentait pas le temps
d'essuyer une scène de sensibilité. Malgré lui, ses mobiles sourcils se
contractèrent, et quand Valentine essaya de prendre la parole, elle trouva
dans sa physionomie quelque chose de si glacial et de si repoussant
qu'elle resta devant lui muette et anéantie.
Quelques mots polis de son mari lui firent sentir qu'il s'ennuyait
d'attendre; alors elle fit un effort violent pour parler, mais elle ne
trouva que des sanglots pour exprimer sa douleur et sa honte.
--Allons, ma chère Valentine, dit-il enfin en s'efforçant de prendre un
air ouvert et caressant, trêve de puérilités! Voyons, que pouvez-vous
avoir à me dire? Il me semblait que nous étions parfaitement d'accord sur
tous les points. De grâce, ne perdons pas de temps; Grapp m'attend, Grapp
est impitoyable.
--Eh bien, Monsieur, dit Valentine en rassemblant son courage, je vous
dirai en deux mots que j'ai à implorer de votre pitié: emmenez-moi.
En parlant ainsi, elle courba presque le genou devant le comte, qui recula
de trois pas.
--Vous emmener! vous! y pensez-vous. Madame?
--Je sais que vous me méprisez, s'écria Valentine avec la résolution du
désespoir; mais je sais que vous n'en avez pas le droit. Je jure, Monsieur,
que je suis encore digne d'être la compagne d'un honnête homme.
--Voudriez-vous me faire le plaisir de m'apprendre, dit le comte d'un ton
lent et accentué par l'ironie, combien de promenades nocturnes vous avez
faites seule (comme hier soir, par exemple) au pavillon du parc depuis
environ deux ans que nous sommes séparés?
Valentine, qui se sentait innocente, sentit en même temps son courage
augmenter.
--Je vous jure sur Dieu et l'honneur, dit-elle, que ce fut hier la
première fois.
--Dieu est bénévole, et l'honneur des femmes est fragile. Tachez de jurer
par quelque autre chose.
--Mais, Monsieur, s'écria Valentine en saisissant le bras de son mari d'un
ton d'autorité, vous avez entendu notre entretien cette nuit; je le sais,
j'en suis sûre. Eh bien, j'en appelle à votre conscience, ne vous a-t-il
pas prouvé que mon égarement fut toujours involontaire? N'avez-vous pas
compris que si j'étais coupable et odieuse à mes propres yeux, du moins
ma conduite n'était pas souillée de cette tache qu'un homme ne saurait
pardonner? Oh! vous le savez bien! vous savez bien que s'il en était
autrement, je n'aurais pas l'effronterie de venir réclamer votre
protection. Oh! Évariste, ne me la refusez pas! Il est temps encore de
me sauver; ne me laissez pas succomber à ma destinée; arrachez-moi à la
séduction qui m'environne et qui me presse. Voyez! je la fuis, je la hais,
je veux la repousser! Mais je suis une pauvre femme, isolée, abandonnée de
toutes parts; aidez-moi. Il est temps encore, vous dis-je, je puis vous
regarder en face. Tenez! ai-je rougi? ma figure ment-elle? Vous êtes
pénétrant, vous, on ne vous tromperait pas si grossièrement. Est-ce que
je l'oserais? Grand Dieu, vous ne me croyez pas! Oh! c'est une horrible
punition que ce doute!
En parlant ainsi, la malheureuse Valentine, désespérant de vaincre la
froideur insultante de cette âme de marbre, tomba sur ses genoux et
joignit les mains en les élevant vers le ciel, comme pour le prendre à
témoin.
--Vraiment, dit M. de Lansac après un silence féroce, vous êtes très-belle
et très-dramatique! Il faut être cruel pour vous refuser ce que vous
demandez si bien; mais comment voulez-vous que je vous expose à un
nouveau parjure? N'avez-vous pas juré à votre amant cette nuit que vous
n'appartiendriez jamais à aucun homme?
À cette réponse foudroyante, Valentine se releva indignée, et regardant
son mari de toute la hauteur de sa fierté de femme outragée:
--Que croyez-vous donc que je sois venue réclamer ici? lui dit-elle. Vous
affectez une étrange erreur, Monsieur; mais vous ne pensez pas que je me
sois mise à genoux pour solliciter une place dans votre lit?
M. de Lansac, mortellement blessé de l'aversion hautaine de cette femme
tout à l'heure si humble, mordit sa lèvre pâle et fit quelques pas pour se
retirer. Valentine s'attacha à lui.
--Ainsi vous me repoussez! lui dit-elle, vous me refusez un asile dans
votre maison et la sauvegarde de votre présence autour de moi! Si vous
pouviez m'ôter votre nom, vous le feriez sans doute! Oh! cela est inique,
Monsieur. Vous me parliez hier de nos devoirs respectifs; comment
remplissez-vous les vôtres? Vous me voyez près de rouler dans un précipice
dont j'ai horreur, et quand je vous supplie de me tendre la main, vous m'y
poussez du pied. Eh bien! que mes fautes retombent sur vous!...
--Oui, vous dites vrai, Valentine, répondit-il d'un ton goguenard en lui
tournant le dos, vos fautes retomberont sur ma tête.
Il sortait, charmé de ce trait d'esprit; elle le retint encore, et tout
ce qu'une femme au désespoir peut inventer d'humble, de touchant et de
pathétique, elle sut le trouver en cet instant de crise. Elle fut si
éloquente et si vraie que M. de Lansac, surpris de son esprit, la regarda
quelques instants d'un air qui lui fit espérer de l'avoir attendri. Mais
il se dégagea doucement en lui disant:
--Tout ceci est parfait, ma chère, mais c'est souverainement ridicule.
Vous êtes fort jeune, profitez d'un conseil d'ami: c'est qu'une femme
ne doit jamais prendre son mari pour son confesseur; c'est lui demander
plus de vertu que sa profession n'en comporte. Pour moi, je vous trouve
charmante; mais ma vie est trop occupée pour que je puisse entreprendre de
vous guérir d'une grande passion. Je n'aurais d'ailleurs jamais la fatuité
d'espérer ce succès. J'ai assez fait pour vous, ce me semble, en fermant
les yeux; vous me les ouvrez de force: alors il faut que je fuie, car ma
contenance vis-à-vis de vous n'est pas supportable, et nous ne pourrions
nous regarder l'un l'autre sans rire.
--Rire! Monsieur, rire! s'écria-t-elle avec une juste colère.
--Adieu, Valentine! reprit-il; j'ai trop d'expérience, je vous l'avoue,
pour me brûler la cervelle pour une infidélité; mais j'ai trop de bon sens
pour vouloir servir de chaperon à une jeune tête aussi exaltée que la
vôtre. C'est pour cela aussi que je ne désire pas trop vous voir rompre
cette liaison qui a pour vous encore toute la beauté romanesque d'un
premier amour. Le second serait plus rapide, le troisième...
--Vous m'insultez, dit Valentine d'un air morne, mais Dieu me protégera.
Adieu, Monsieur; je vous remercie de cette dure leçon; je tâcherai d'en
profiter.
Ils se saluèrent, et, un quart d'heure après, Bénédict et Valentin, en se
promenant sur le bord la grand'route, virent passer la chaise de poste qui
emportait le noble comte et l'usurier vers Paris.
XXXV.
Valentine, épouvantée en même temps qu'offensée mortellement des
injurieuses prédictions de son mari, alla dans sa chambre dévorer ses
larmes et sa honte. Plus que jamais effrayée des conséquences d'un
égarement que le monde punissait d'un tel mépris, Valentine, accoutumée
à respecter religieusement l'opinion, prit horreur de ses fautes et de
ses imprudences. Elle roula mille fois dans son esprit le projet de se
soustraire aux dangers de sa situation; elle chercha au dehors tous ses
moyens de résistance, car elle n'en trouvait plus en elle-même, et la peur
de succomber achevait d'énerver ses forces; elle reprochait amèrement à sa
destinée de lui avoir ôté tout secours, toute protection.
--Hélas! disait-elle, mon mari me repousse, ma mère ne saurait me
comprendre, ma sœur n'ose rien; qui m'arrêtera sur ce versant dont la
rapidité m'emporte?
Élevée pour le monde et selon ses principes, Valentine ne trouvait nulle
part en lui l'appui qu'elle avait droit d'en attendre en retour de ses
sacrifices. Si elle n'eût possédé l'inestimable trésor de la foi, sans
doute elle eût foulé aux pieds, dans son désespoir, tous les préceptes de
sa jeunesse. Mais sa croyance religieuse soutenait et ralliait toutes ses
croyances.
Elle ne se sentit pas la force, ce soir-là, de voir Bénédict; elle
ne le fit donc pas avertir du départ de son mari, et se flatta qu'il
l'ignorerait. Elle écrivit un mot à Louise pour la prier de venir au
pavillon à l'heure accoutumée.
Mais à peine étaient-ils ensemble que mademoiselle Beaujon dépêcha
Catherine au petit parc pour avertir Valentine que sa grand'mère,
sérieusement incommodée, demandait à la voir.
La vieille marquise avait pris dans la matinée une tasse de chocolat dont
la digestion, trop pénible pour ses organes débilités, lui occasionnait
une oppression et une fièvre violentes. Le vieux médecin, M. Faure, trouva
sa situation fort dangereuse.
Valentine s'empressait à lui prodiguer ses soins, lorsque la marquise, se
redressant tout à coup sur son chevet avec une netteté de prononciation et
de regard qu'on n'avait pas remarquée en elle depuis longtemps, demanda
à être seule avec sa petite-fille. Les personnes présentes se retirèrent
aussitôt, excepté la Beaujon, qui ne pouvait supposer que cette mesure
s'étendît jusqu'à elle. Mais la vieille marquise, rendue tout à coup, par
une révolution miraculeuse de la fièvre, à toute la clarté de son jugement
et à toute l'indépendance de sa volonté, lui ordonna impérieusement de
sortir.
--Valentine, lui dit-elle quand elles furent seules, j'ai à te demander
une grâce; il y a bien longtemps que je l'implore de la Beaujon, mais elle
me trouble l'esprit par ses réponses; toi, tu me l'accorderas, je parie.
--Ô ma bonne maman! s'écria Valentine en se mettant à genoux devant son
lit, parlez, ordonnez.
--Eh bien, mon enfant, dit la marquise en se penchant vers elle et en
baissant la voix, je ne voudrais pas mourir sans voir ta sœur.
Valentine se leva avec vivacité et courut à une sonnette.
--Oh! ce sera bientôt fait, lui dit-elle joyeusement, elle n'est pas loin
d'ici; qu'elle sera heureuse, chère grand'mère! Ses caresses vous rendront
la vie et la santé!
Catherine fut chargée par Valentine d'aller chercher Louise, qui était
restée au pavillon.
--Ce n'est pas tout, dit la marquise, je voudrais aussi voir son fils.
Précisément, Valentin, envoyé par Bénédict, qui était inquiet de Valentine
et n'osait se présenter devant elle sans son ordre, venait d'arriver au
petit parc lorsque Catherine s'y rendit. Au bout de quelques minutes,
Louise et son fils furent introduits dans la chambre de leur aïeule.
Louise, abandonnée avec un cruel égoïsme par cette femme, avait réussi
à l'oublier, mais quand elle la retrouva sur son lit de mort, hâve et
décrépite; quand elle revit les traits de celle dont la tendresse
indulgente avait veillé bien ou mal sur ses premières années d'innocence
et de bonheur, elle sentit se réveiller cet inextinguible sentiment de
respect et d'amour qui s'attache aux premières affections de la vie. Elle
s'élança dans les bras de sa grand'mère, et ses larmes, dont elle croyait
la source tarie pour elle, coulèrent avec effusion sur le sein qui l'avait
bercée.
La vieille femme retrouva aussi de vifs élans de sensibilité à la vue de
cette Louise, jadis si vive et si riche de jeunesse, de passion et de
santé, maintenant si pâle, si frêle et si triste. Elle s'exprima avec
une ardeur d'affection qui fut en elle comme le dernier éclair de cette
tendresse ineffable dont le ciel a doué la femme dans son rôle de mère.
Elle demanda pardon de son oubli avec une chaleur qui arracha des sanglots
de reconnaissance à ses deux petites-filles; puis elle pressa Valentin
dans ses bras étiques, s'extasia sur sa beauté, sur sa grâce, sur sa
ressemblance avec Valentine. Cette ressemblance, ils la tenaient du
comte Raimbault, le dernier fils de la marquise; elle retrouvait en eux
encore les traits de son époux. Comment les liens sacrés de la famille
pourraient-ils être effacés et méconnus sur la terre? Quoi de plus
puissant sur le cœur humain qu'un type de beauté recueilli comme un
héritage par plusieurs générations d'enfants aimés! Quel lien d'affection
que celui qui résume le souvenir et l'espérance! Quel empire que celui
d'un être dont le regard fait revivre tout un passé d'amour et de regrets,
toute une vie que l'on croyait éteinte et dont on retrouve les émotions
palpitantes dans un sourire d'enfant!
Mais bientôt cette émotion sembla s'éteindre chez la marquise, soit
qu'elle eût hâté l'épuisement de ses facultés, soit que la légèreté
naturelle à son caractère eût besoin de reprendre son cours. Elle fit
asseoir Louise sur son lit, Valentine dans le fond de l'alcôve, et
Valentin à son chevet. Elle leur parla avec esprit et gaieté, surtout avec
autant d'aisance que si elle les eût quittés de la veille; elle interrogea
beaucoup Valentin sur ses études, sur ses goûts, sur ses rêves d'avenir.
En vain ses filles lui représentèrent qu'elle se fatiguait par
cette longue causerie; peu à peu elles s'aperçurent que ses idées
s'obscurcissaient; sa mémoire baissa: l'étonnante présence d'esprit
qu'elle avait recouvrée fit place à des souvenirs vagues et flottants, à
des perceptions confuses; ses joues brillantes de fièvre passèrent à des
tons violets, sa parole s'embarrassa. Le médecin, que l'on fit rentrer,
lui administra un calmant. Il n'en était plus besoin; on la vit
s'affaisser et s'éteindre rapidement.
Puis tout à coup, se relevant sur son oreiller, elle appela encore
Valentine, et fit signe aux autres personnes de se retirer au fond de
l'appartement.
--Voici une idée qui me revient, lui dit-elle à voix basse. Je savais bien
que j'oubliais quelque chose, et je ne voulais pas mourir sans te l'avoir
dit. Je savais bien des secrets que je faisais semblant d'ignorer. Il y en
a un que tu ne m'as pas confié, Valentine; mais je l'ai deviné depuis
longtemps: tu es amoureuse, mon enfant.
Valentine frémit de tout son corps; dominée par l'exaltation que tous ces
événements accumulés en si peu de jours devaient avoir produite sur son
cerveau, elle crut qu'une voix d'en haut lui parlait par la bouche de son
aïeule mourante.
--Oui, c'est vrai, répondit-elle en penchant son visage brûlant sur les
mains glacées de la marquise; je suis bien coupable; ne me maudissez pas,
dites-moi une parole qui me ranime et qui me sauve.
--Ah! ma petite! dit la marquise en essayant de sourire, ce n'est pas
facile de sauver une jeune tête comme toi des passions! Bah! à ma dernière
heure je puis bien être sincère. Pourquoi ferais-je de l'hypocrisie avec
vous autres? En pourrai-je faire dans un instant devant Dieu? Non, va. Il
n'est pas possible de se préserver de ce mal tant qu'on est jeune. Aime
donc, ma fille; il n'y a que cela de bon dans la vie. Mais reçois le
dernier conseil de ta grand'mère et ne l'oublie pas: Ne prends jamais un
amant qui ne soit pas de ton rang.
Ici la marquise cessa de pouvoir parler.
Quelques gouttes de la potion lui rendirent encore quelques minutes de
vie. Elle adressa un sourire morbide à ceux qui l'environnaient et murmura
des lèvres quelques prières. Puis, se tournant vers Valentine:
--Tu diras à ta mère que je la remercie de ses bons procédés, et que je
lui pardonne les mauvais. Pour une femme sans naissance, après tout, elle
s'est conduite assez bien envers moi. Je n'attendais pas tant, je l'avoue,
de la part de mademoiselle Chignon.
Elle prononça ce mot avec une affectation de mépris. Ce fut le dernier
qu'elle fit entendre; et, selon elle, la plus grande vengeance qu'elle pût
tirer des tourments imposés à sa vieillesse, fut de dénoncer la roture de
madame de Raimbault comme son plus grand vice.
La perte de sa grand'mère, quoique sensible au cœur de Valentine, ne
pouvait pas être pour elle un malheur bien réel. Néanmoins, dans la
disposition d'esprit où elle était, elle la regarda comme un nouveau coup
de sa fatale destinée, et se plut à redire, dans l'amertume de ses pensées,
que tous ses appuis naturels lui étaient successivement enlevés, et,
comme à dessein, dans le temps où ils lui étaient le plus nécessaires.
De plus en plus découragée de sa situation, Valentine résolut d'écrire à
sa mère pour la supplier de venir à son secours, et de ne point revoir
Bénédict jusqu'à ce qu'elle eût consommé ce sacrifice. En conséquence,
après avoir rendu les derniers devoirs à la marquise, elle se retira chez
elle, s'y enferma, et, déclarant qu'elle était malade et ne voulait voir
personne, elle écrivit à la comtesse de Raimbault.
Alors, quoique la dureté de M. de Lansac eût bien dû la dégoûter de
verser sa douleur dans un cœur insensible, elle se confessa humblement
devant cette femme orgueilleuse qui l'avait fait trembler toute sa vie.
Maintenant, Valentine, exaspérée par la souffrance, avait le courage du
désespoir pour tout entreprendre. Elle ne raisonnait plus rien; une
crainte majeure dominait toute autre crainte. Pour échapper à son amour,
elle aurait marché sur la mer. D'ailleurs, au moment où tout lui manquait
à la fois, une douleur de plus devenait moins effrayante que dans un temps
ordinaire. Elle se sentait une énergie féroce envers elle-même, pourvu
qu'elle n'eût pas à combattre Bénédict; les malédictions du monde entier
l'épouvantaient moins que l'idée d'affronter la douleur de son amant.
Elle avoua donc à sa mère qu'elle aimait _un autre homme que son mari_. Ce
furent là tous les renseignements qu'elle donna sur Bénédict; mais elle
peignit avec chaleur l'état de son âme et le besoin qu'elle avait d'un
appui. Elle la supplia de la rappeler auprès d'elle; car telle était la
soumission absolue qu'exigeait la comtesse, que Valentine n'eût pas osé la
rejoindre sans son aveu.
À défaut de tendresse, madame de Raimbault eût peut-être accueilli avec
vanité la confidence de sa fille; elle eût peut-être fait droit à sa
demande, si le même courrier ne lui eût apporté une lettre datée du
château de Raimbault, qu'elle lut la première: c'était une dénonciation en
règle de mademoiselle Beaujon.
Cette fille, suffoquée de jalousie en voyant la marquise entourée d'une
nouvelle famille à ses derniers moments, avait été furieuse surtout du don
de quelques bijoux antiques offerts à Louise par sa grand'mère, comme gage
de souvenir. Elle se regarda comme frustrée par ce legs, et, n'ayant aucun
droit pour s'en plaindre, elle résolut au moins de s'en venger; elle
écrivit donc sur-le-champ à la comtesse, sous prétexte de l'informer de
la mort de sa belle-mère, et elle profita de l'occasion pour révéler
l'intimité de Louise et de Valentine. l'installation scandaleuse de
Valentin dans le voisinage, son éducation faite à demi par madame de
Lansac, et tout ce qu'il lui plut d'appeler les _mystères du pavillon_;
car elle ne s'en tint pas à dévoiler l'amitié des deux sœurs, elle noircit
les relations qu'elles avaient avec le neveu du fermier, le _paysan
Benoît Lhéry_; elle présenta Louise comme une intrigante qui favorisait
odieusement l'union coupable de ce rustre avec sa sœur; elle ajouta qu'il
était bien tard sans doute pour remédier à tout cela, car le commerce
durait depuis quinze grands mois. Elle finit en déclarant que M. de Lansac
avait sans doute fait à cet égard de fâcheuses découvertes, car il était
parti au bout de trois jours sans avoir aucune relation avec sa femme.
Après avoir donné ce soulagement à sa haine, la Beaujon quitta Raimbault,
riche des libéralités de la famille, et vengée des bontés que Valentine
avait eues pour elle.
Ces deux lettres mirent la comtesse dans une fureur épouvantable; elle eût
ajouté moins de foi aux aveux de la duègne, si les aveux de sa fille,
arrivés en même temps, ne lui en eussent semblé la confirmation. Alors
tout le mérite de cette confession naïve fut perdu pour Valentine. Madame
de Raimbault ne vit plus en elle qu'une malheureuse dont l'honneur était
entaché sans retour, et qui, menacée de la vengeance de son mari, venait
implorer l'appui nécessaire de sa mère. Cette opinion ne fut que trop
confirmée par les bruits de la province qui arrivaient chaque jour à ses
oreilles. Le bonheur pur de deux amants n'a jamais pu s'abriter dans la
paix obscure des champs sans exciter la jalousie et la haine de tout ce
qui végète sottement au sein des petites villes. Le bonheur d'autrui est
un spectacle qui dessèche et dévore le provincial; la seule chose qui lui
fait supporter sa vie étroite et misérable, c'est le plaisir d'arracher
tout amour et toute poésie de la vie de son voisin.
Et puis madame de Raimbault, qui avait été déjà frappée du retour subit de
M. de Lansac à Paris, le vit, l'interrogea, ne put obtenir aucune réponse,
mais put fort bien comprendre, à l'habileté de son silence et à la dignité
de sa contenance évasive, que tout lien d'affection et de confiance était
rompu entre sa femme et lui.
Alors elle fit à Valentine une réponse foudroyante, lui conseilla de
chercher désormais son refuge dans la protection de cette sœur tarée comme
elle, lui déclara qu'elle l'abandonnait à l'opprobre de son sort, et finit
en lui donnant presque sa malédiction.
Il est vrai de dire que madame de Raimbault fut navrée de voir la vie de
sa fille gâtée à tout jamais; mais il entra encore plus d'orgueil blessé
que de tendresse maternelle dans sa douleur. Ce qui le prouve, c'est que
le courroux l'emporta sur la pitié, et qu'elle partit pour l'Angleterre,
afin, prétendit-elle, de s'étourdir sur ses chagrins, mais, en effet,
pour se livrer à la dissipation sans être exposée à rencontrer des gens
informés de ses malheurs domestiques, et disposés à critiquer sa conduite
en cette occasion.
Tel fut le résultat de la dernière tentative de l'infortunée Valentine.
La réponse de sa mère jeta une telle douleur dans son âme qu'elle absorba
toutes ses autres pensées. Elle se mit à genoux dans son oratoire, et
répandit son affliction en longs sanglots. Puis, au milieu de cette
amertume affreuse, elle sentit ce besoin de confiance et d'espoir qui
soutient les âmes religieuses; elle sentit surtout ce besoin d'affection
qui dévore la jeunesse. Haïe, méconnue, repoussée de partout, il lui
restait encore un asile: c'était le cœur de Bénédict. Était-il donc
si coupable, cet amour tant calomnié? Dans quel crime l'avait-il donc
entraînée?
«Mon Dieu! s'écria-t-elle avec ardeur, toi qui seul vois la pureté de
mes désirs, toi qui seul connais l'innocence de ma conduite, ne me
protégeras-tu pas? te retireras-tu aussi de moi? La justice que les hommes
me refusent, n'est-ce pas en toi que je la trouverai? Cet amour est-il
donc si coupable?»
Comme elle se penchait sur son prie-Dieu, elle aperçut un objet qu'elle y
avait déposé comme l'_ex-voto_ d'une superstition amoureuse; c'était ce
mouchoir teint de sang que Catherine avait rapporté de la maison du ravin
le jour du suicide de Bénédict, et que Valentine lui avait réclamé ensuite
en apprenant cette circonstance. En ce moment, la vue du sang répandu pour
elle fut comme une victorieuse protestation d'amour et de dévouement, en
réponse aux affronts qu'elle recevait de toutes parts. Elle saisit le
mouchoir, le pressa contre ses lèvres, et, plongée dans une mer de
tourments et de délices, elle resta longtemps immobile et recueillie,
ouvrant son cœur à la confiance, et sentant revenir cette vie ardente qui
dévorait son être quelques jours auparavant.
XXXVI.
Bénédict était bien malheureux depuis huit jours. Cette feinte maladie,
dont Louise ne savait lui donner aucun détail, le jetait dans de vives
inquiétudes. Tel est l'égoïsme de l'amour, qu'il aimait encore mieux
croire au mal de Valentine que de la soupçonner de vouloir le fuir. Ce
soir-là, poussé par un vague espoir, il rôda longtemps autour du parc;
enfin, maître d'une clef particulière que l'on confiait d'ordinaire à
demandèrent à être admis dans son appartement. Ils apportaient différents
papiers.
--Lisez-les, Madame, dit M. de Lansac en voyant qu'elle prenait
machinalement la plume pour les signer.
Elle leva en pâlissant les yeux sur lui; son regard était si absolu, son
sourire si dédaigneux, qu'elle se hâta de signer d'une main tremblante, et
les lui rendant:
--Monsieur, lui dit-elle, vous voyez que j'ai confiance en vous, sans
examiner si les apparences vous accusent.
--J'entends, Madame, répondit Lansac en remettant les papiers à M. Grapp.
En ce moment il se sentit si heureux et si léger d'être débarrassé
de cette créance qui lui avait suscité dix ans de tourments et de
persécutions, qu'il eut pour sa femme quelque chose qui ressemblait à de
la reconnaissance, et lui baisa la main en lui disant d'un air presque
franc:
--Un service en vaut un autre, Madame.
Le soir même, il lui annonça qu'il était forcé de repartir le lendemain
avec M. Grapp pour Paris, mais qu'il ne rejoindrait point l'ambassade
sans lui avoir fait ses adieux et sans la consulter sur ses projets
particuliers, auxquels, disait-il, il ne mettrait jamais d'opposition.
Il alla se coucher, heureux d'être débarrassé de sa dette et de sa femme.
Valentine, en se retrouvant seule le soir, réfléchit enfin avec calme aux
événements de ces trois jours. Jusque-là, l'épouvante l'avait rendue
incapable de raisonner sa position; maintenant que tout s'était arrangé à
l'amiable, elle pouvait y reporter un regard lucide. Mais ce ne fut pas
la démarche irréparable qu'elle avait faite en donnant sa signature
qui l'occupa un seul instant; elle ne put trouver dans son âme que le
sentiment d'une consternation profonde, en songeant qu'elle était perdue
sans retour dans l'opinion de son mari. Cette humiliation lui était si
douloureuse qu'elle absorbait tout autre sentiment.
Espérant trouver un peu de calme dans la prière, elle s'enferma dans son
oratoire; mais alors, habituée qu'elle était à mêler le souvenir de
Bénédict à toutes ses aspirations vers le ciel, elle fut effrayée de ne
plus trouver cette image aussi pure au fond de ses pensées. Le souvenir de
la nuit précédente, de cet entretien orageux dont chaque parole, entendue
sans doute par M. de Lansac, faisait monter la rougeur au front de
Valentine, la sensation de ce baiser, qui était restée cuisante sur ses
lèvres, ses terreurs, ses remords, ses agitations, en se retraçant les
moindres détails de cette scène, tout l'avertissait qu'il était temps de
retourner en arrière, si elle ne voulait tomber dans un abîme. Jusque-là
le sentiment audacieux de sa force l'avait soutenue, mais un instant avait
suffi pour lui montrer combien la volonté humaine est fragile. Quinze mois
d'abandon et de confiance n'avaient pas rendu Bénédict tellement stoïque
qu'un instant n'eût détruit le fruit de ces vertus péniblement acquises,
lentement amassées, témérairement vantées. Valentine ne pouvait pas se le
dissimuler, l'amour qu'elle inspirait n'était pas celui des anges pour le
Seigneur; c'était un amour terrestre, passionné, impétueux, un orage prêt
à tout renverser.
Elle ne fut pas plus tôt descendue ainsi dans les replis de sa conscience,
que son ancienne piété, rigide, positive et terrible, vint la tourmenter
de repentirs et de frayeurs. Toute la nuit se passa dans ces angoisses,
elle essaya vainement de dormir. Enfin, vers le jour, exaltée par ses
souffrances, elle s'abandonna à un projet romanesque et sublime, qui a
tenté plus d'une jeune femme au moment de commettre sa première faute:
elle résolut de voir son mari et d'implorer son appui.
Effrayée de ce qu'elle allait faire, à peine fut-elle habillée et prête à
sortir de sa chambre qu'elle y renonça; puis elle y revint, recula encore,
et après un quart d'heure d'hésitations et de tourments, elle se détermina
à descendre au salon et à faire demander M. de Lansac.
Il était à peine cinq heures du matin; le comte avait espéré quitter le
château avant que sa femme fût éveillée. Il se flattait d'échapper ainsi
à l'ennui de nouveaux adieux et de nouvelles dissimulations. L'idée de
cette entrevue le contraria donc vivement, mais il n'était aucun moyen
convenable de s'y soustraire. Il s'y rendit, un peu tourmenté de n'en
pouvoir deviner l'objet.
L'attention avec laquelle Valentine ferma les portes, afin de n'être
entendue de personne, et l'altération de ses traits et de sa voix,
achevèrent d'impatienter M. de Lansac, qui ne se sentait pas le temps
d'essuyer une scène de sensibilité. Malgré lui, ses mobiles sourcils se
contractèrent, et quand Valentine essaya de prendre la parole, elle trouva
dans sa physionomie quelque chose de si glacial et de si repoussant
qu'elle resta devant lui muette et anéantie.
Quelques mots polis de son mari lui firent sentir qu'il s'ennuyait
d'attendre; alors elle fit un effort violent pour parler, mais elle ne
trouva que des sanglots pour exprimer sa douleur et sa honte.
--Allons, ma chère Valentine, dit-il enfin en s'efforçant de prendre un
air ouvert et caressant, trêve de puérilités! Voyons, que pouvez-vous
avoir à me dire? Il me semblait que nous étions parfaitement d'accord sur
tous les points. De grâce, ne perdons pas de temps; Grapp m'attend, Grapp
est impitoyable.
--Eh bien, Monsieur, dit Valentine en rassemblant son courage, je vous
dirai en deux mots que j'ai à implorer de votre pitié: emmenez-moi.
En parlant ainsi, elle courba presque le genou devant le comte, qui recula
de trois pas.
--Vous emmener! vous! y pensez-vous. Madame?
--Je sais que vous me méprisez, s'écria Valentine avec la résolution du
désespoir; mais je sais que vous n'en avez pas le droit. Je jure, Monsieur,
que je suis encore digne d'être la compagne d'un honnête homme.
--Voudriez-vous me faire le plaisir de m'apprendre, dit le comte d'un ton
lent et accentué par l'ironie, combien de promenades nocturnes vous avez
faites seule (comme hier soir, par exemple) au pavillon du parc depuis
environ deux ans que nous sommes séparés?
Valentine, qui se sentait innocente, sentit en même temps son courage
augmenter.
--Je vous jure sur Dieu et l'honneur, dit-elle, que ce fut hier la
première fois.
--Dieu est bénévole, et l'honneur des femmes est fragile. Tachez de jurer
par quelque autre chose.
--Mais, Monsieur, s'écria Valentine en saisissant le bras de son mari d'un
ton d'autorité, vous avez entendu notre entretien cette nuit; je le sais,
j'en suis sûre. Eh bien, j'en appelle à votre conscience, ne vous a-t-il
pas prouvé que mon égarement fut toujours involontaire? N'avez-vous pas
compris que si j'étais coupable et odieuse à mes propres yeux, du moins
ma conduite n'était pas souillée de cette tache qu'un homme ne saurait
pardonner? Oh! vous le savez bien! vous savez bien que s'il en était
autrement, je n'aurais pas l'effronterie de venir réclamer votre
protection. Oh! Évariste, ne me la refusez pas! Il est temps encore de
me sauver; ne me laissez pas succomber à ma destinée; arrachez-moi à la
séduction qui m'environne et qui me presse. Voyez! je la fuis, je la hais,
je veux la repousser! Mais je suis une pauvre femme, isolée, abandonnée de
toutes parts; aidez-moi. Il est temps encore, vous dis-je, je puis vous
regarder en face. Tenez! ai-je rougi? ma figure ment-elle? Vous êtes
pénétrant, vous, on ne vous tromperait pas si grossièrement. Est-ce que
je l'oserais? Grand Dieu, vous ne me croyez pas! Oh! c'est une horrible
punition que ce doute!
En parlant ainsi, la malheureuse Valentine, désespérant de vaincre la
froideur insultante de cette âme de marbre, tomba sur ses genoux et
joignit les mains en les élevant vers le ciel, comme pour le prendre à
témoin.
--Vraiment, dit M. de Lansac après un silence féroce, vous êtes très-belle
et très-dramatique! Il faut être cruel pour vous refuser ce que vous
demandez si bien; mais comment voulez-vous que je vous expose à un
nouveau parjure? N'avez-vous pas juré à votre amant cette nuit que vous
n'appartiendriez jamais à aucun homme?
À cette réponse foudroyante, Valentine se releva indignée, et regardant
son mari de toute la hauteur de sa fierté de femme outragée:
--Que croyez-vous donc que je sois venue réclamer ici? lui dit-elle. Vous
affectez une étrange erreur, Monsieur; mais vous ne pensez pas que je me
sois mise à genoux pour solliciter une place dans votre lit?
M. de Lansac, mortellement blessé de l'aversion hautaine de cette femme
tout à l'heure si humble, mordit sa lèvre pâle et fit quelques pas pour se
retirer. Valentine s'attacha à lui.
--Ainsi vous me repoussez! lui dit-elle, vous me refusez un asile dans
votre maison et la sauvegarde de votre présence autour de moi! Si vous
pouviez m'ôter votre nom, vous le feriez sans doute! Oh! cela est inique,
Monsieur. Vous me parliez hier de nos devoirs respectifs; comment
remplissez-vous les vôtres? Vous me voyez près de rouler dans un précipice
dont j'ai horreur, et quand je vous supplie de me tendre la main, vous m'y
poussez du pied. Eh bien! que mes fautes retombent sur vous!...
--Oui, vous dites vrai, Valentine, répondit-il d'un ton goguenard en lui
tournant le dos, vos fautes retomberont sur ma tête.
Il sortait, charmé de ce trait d'esprit; elle le retint encore, et tout
ce qu'une femme au désespoir peut inventer d'humble, de touchant et de
pathétique, elle sut le trouver en cet instant de crise. Elle fut si
éloquente et si vraie que M. de Lansac, surpris de son esprit, la regarda
quelques instants d'un air qui lui fit espérer de l'avoir attendri. Mais
il se dégagea doucement en lui disant:
--Tout ceci est parfait, ma chère, mais c'est souverainement ridicule.
Vous êtes fort jeune, profitez d'un conseil d'ami: c'est qu'une femme
ne doit jamais prendre son mari pour son confesseur; c'est lui demander
plus de vertu que sa profession n'en comporte. Pour moi, je vous trouve
charmante; mais ma vie est trop occupée pour que je puisse entreprendre de
vous guérir d'une grande passion. Je n'aurais d'ailleurs jamais la fatuité
d'espérer ce succès. J'ai assez fait pour vous, ce me semble, en fermant
les yeux; vous me les ouvrez de force: alors il faut que je fuie, car ma
contenance vis-à-vis de vous n'est pas supportable, et nous ne pourrions
nous regarder l'un l'autre sans rire.
--Rire! Monsieur, rire! s'écria-t-elle avec une juste colère.
--Adieu, Valentine! reprit-il; j'ai trop d'expérience, je vous l'avoue,
pour me brûler la cervelle pour une infidélité; mais j'ai trop de bon sens
pour vouloir servir de chaperon à une jeune tête aussi exaltée que la
vôtre. C'est pour cela aussi que je ne désire pas trop vous voir rompre
cette liaison qui a pour vous encore toute la beauté romanesque d'un
premier amour. Le second serait plus rapide, le troisième...
--Vous m'insultez, dit Valentine d'un air morne, mais Dieu me protégera.
Adieu, Monsieur; je vous remercie de cette dure leçon; je tâcherai d'en
profiter.
Ils se saluèrent, et, un quart d'heure après, Bénédict et Valentin, en se
promenant sur le bord la grand'route, virent passer la chaise de poste qui
emportait le noble comte et l'usurier vers Paris.
XXXV.
Valentine, épouvantée en même temps qu'offensée mortellement des
injurieuses prédictions de son mari, alla dans sa chambre dévorer ses
larmes et sa honte. Plus que jamais effrayée des conséquences d'un
égarement que le monde punissait d'un tel mépris, Valentine, accoutumée
à respecter religieusement l'opinion, prit horreur de ses fautes et de
ses imprudences. Elle roula mille fois dans son esprit le projet de se
soustraire aux dangers de sa situation; elle chercha au dehors tous ses
moyens de résistance, car elle n'en trouvait plus en elle-même, et la peur
de succomber achevait d'énerver ses forces; elle reprochait amèrement à sa
destinée de lui avoir ôté tout secours, toute protection.
--Hélas! disait-elle, mon mari me repousse, ma mère ne saurait me
comprendre, ma sœur n'ose rien; qui m'arrêtera sur ce versant dont la
rapidité m'emporte?
Élevée pour le monde et selon ses principes, Valentine ne trouvait nulle
part en lui l'appui qu'elle avait droit d'en attendre en retour de ses
sacrifices. Si elle n'eût possédé l'inestimable trésor de la foi, sans
doute elle eût foulé aux pieds, dans son désespoir, tous les préceptes de
sa jeunesse. Mais sa croyance religieuse soutenait et ralliait toutes ses
croyances.
Elle ne se sentit pas la force, ce soir-là, de voir Bénédict; elle
ne le fit donc pas avertir du départ de son mari, et se flatta qu'il
l'ignorerait. Elle écrivit un mot à Louise pour la prier de venir au
pavillon à l'heure accoutumée.
Mais à peine étaient-ils ensemble que mademoiselle Beaujon dépêcha
Catherine au petit parc pour avertir Valentine que sa grand'mère,
sérieusement incommodée, demandait à la voir.
La vieille marquise avait pris dans la matinée une tasse de chocolat dont
la digestion, trop pénible pour ses organes débilités, lui occasionnait
une oppression et une fièvre violentes. Le vieux médecin, M. Faure, trouva
sa situation fort dangereuse.
Valentine s'empressait à lui prodiguer ses soins, lorsque la marquise, se
redressant tout à coup sur son chevet avec une netteté de prononciation et
de regard qu'on n'avait pas remarquée en elle depuis longtemps, demanda
à être seule avec sa petite-fille. Les personnes présentes se retirèrent
aussitôt, excepté la Beaujon, qui ne pouvait supposer que cette mesure
s'étendît jusqu'à elle. Mais la vieille marquise, rendue tout à coup, par
une révolution miraculeuse de la fièvre, à toute la clarté de son jugement
et à toute l'indépendance de sa volonté, lui ordonna impérieusement de
sortir.
--Valentine, lui dit-elle quand elles furent seules, j'ai à te demander
une grâce; il y a bien longtemps que je l'implore de la Beaujon, mais elle
me trouble l'esprit par ses réponses; toi, tu me l'accorderas, je parie.
--Ô ma bonne maman! s'écria Valentine en se mettant à genoux devant son
lit, parlez, ordonnez.
--Eh bien, mon enfant, dit la marquise en se penchant vers elle et en
baissant la voix, je ne voudrais pas mourir sans voir ta sœur.
Valentine se leva avec vivacité et courut à une sonnette.
--Oh! ce sera bientôt fait, lui dit-elle joyeusement, elle n'est pas loin
d'ici; qu'elle sera heureuse, chère grand'mère! Ses caresses vous rendront
la vie et la santé!
Catherine fut chargée par Valentine d'aller chercher Louise, qui était
restée au pavillon.
--Ce n'est pas tout, dit la marquise, je voudrais aussi voir son fils.
Précisément, Valentin, envoyé par Bénédict, qui était inquiet de Valentine
et n'osait se présenter devant elle sans son ordre, venait d'arriver au
petit parc lorsque Catherine s'y rendit. Au bout de quelques minutes,
Louise et son fils furent introduits dans la chambre de leur aïeule.
Louise, abandonnée avec un cruel égoïsme par cette femme, avait réussi
à l'oublier, mais quand elle la retrouva sur son lit de mort, hâve et
décrépite; quand elle revit les traits de celle dont la tendresse
indulgente avait veillé bien ou mal sur ses premières années d'innocence
et de bonheur, elle sentit se réveiller cet inextinguible sentiment de
respect et d'amour qui s'attache aux premières affections de la vie. Elle
s'élança dans les bras de sa grand'mère, et ses larmes, dont elle croyait
la source tarie pour elle, coulèrent avec effusion sur le sein qui l'avait
bercée.
La vieille femme retrouva aussi de vifs élans de sensibilité à la vue de
cette Louise, jadis si vive et si riche de jeunesse, de passion et de
santé, maintenant si pâle, si frêle et si triste. Elle s'exprima avec
une ardeur d'affection qui fut en elle comme le dernier éclair de cette
tendresse ineffable dont le ciel a doué la femme dans son rôle de mère.
Elle demanda pardon de son oubli avec une chaleur qui arracha des sanglots
de reconnaissance à ses deux petites-filles; puis elle pressa Valentin
dans ses bras étiques, s'extasia sur sa beauté, sur sa grâce, sur sa
ressemblance avec Valentine. Cette ressemblance, ils la tenaient du
comte Raimbault, le dernier fils de la marquise; elle retrouvait en eux
encore les traits de son époux. Comment les liens sacrés de la famille
pourraient-ils être effacés et méconnus sur la terre? Quoi de plus
puissant sur le cœur humain qu'un type de beauté recueilli comme un
héritage par plusieurs générations d'enfants aimés! Quel lien d'affection
que celui qui résume le souvenir et l'espérance! Quel empire que celui
d'un être dont le regard fait revivre tout un passé d'amour et de regrets,
toute une vie que l'on croyait éteinte et dont on retrouve les émotions
palpitantes dans un sourire d'enfant!
Mais bientôt cette émotion sembla s'éteindre chez la marquise, soit
qu'elle eût hâté l'épuisement de ses facultés, soit que la légèreté
naturelle à son caractère eût besoin de reprendre son cours. Elle fit
asseoir Louise sur son lit, Valentine dans le fond de l'alcôve, et
Valentin à son chevet. Elle leur parla avec esprit et gaieté, surtout avec
autant d'aisance que si elle les eût quittés de la veille; elle interrogea
beaucoup Valentin sur ses études, sur ses goûts, sur ses rêves d'avenir.
En vain ses filles lui représentèrent qu'elle se fatiguait par
cette longue causerie; peu à peu elles s'aperçurent que ses idées
s'obscurcissaient; sa mémoire baissa: l'étonnante présence d'esprit
qu'elle avait recouvrée fit place à des souvenirs vagues et flottants, à
des perceptions confuses; ses joues brillantes de fièvre passèrent à des
tons violets, sa parole s'embarrassa. Le médecin, que l'on fit rentrer,
lui administra un calmant. Il n'en était plus besoin; on la vit
s'affaisser et s'éteindre rapidement.
Puis tout à coup, se relevant sur son oreiller, elle appela encore
Valentine, et fit signe aux autres personnes de se retirer au fond de
l'appartement.
--Voici une idée qui me revient, lui dit-elle à voix basse. Je savais bien
que j'oubliais quelque chose, et je ne voulais pas mourir sans te l'avoir
dit. Je savais bien des secrets que je faisais semblant d'ignorer. Il y en
a un que tu ne m'as pas confié, Valentine; mais je l'ai deviné depuis
longtemps: tu es amoureuse, mon enfant.
Valentine frémit de tout son corps; dominée par l'exaltation que tous ces
événements accumulés en si peu de jours devaient avoir produite sur son
cerveau, elle crut qu'une voix d'en haut lui parlait par la bouche de son
aïeule mourante.
--Oui, c'est vrai, répondit-elle en penchant son visage brûlant sur les
mains glacées de la marquise; je suis bien coupable; ne me maudissez pas,
dites-moi une parole qui me ranime et qui me sauve.
--Ah! ma petite! dit la marquise en essayant de sourire, ce n'est pas
facile de sauver une jeune tête comme toi des passions! Bah! à ma dernière
heure je puis bien être sincère. Pourquoi ferais-je de l'hypocrisie avec
vous autres? En pourrai-je faire dans un instant devant Dieu? Non, va. Il
n'est pas possible de se préserver de ce mal tant qu'on est jeune. Aime
donc, ma fille; il n'y a que cela de bon dans la vie. Mais reçois le
dernier conseil de ta grand'mère et ne l'oublie pas: Ne prends jamais un
amant qui ne soit pas de ton rang.
Ici la marquise cessa de pouvoir parler.
Quelques gouttes de la potion lui rendirent encore quelques minutes de
vie. Elle adressa un sourire morbide à ceux qui l'environnaient et murmura
des lèvres quelques prières. Puis, se tournant vers Valentine:
--Tu diras à ta mère que je la remercie de ses bons procédés, et que je
lui pardonne les mauvais. Pour une femme sans naissance, après tout, elle
s'est conduite assez bien envers moi. Je n'attendais pas tant, je l'avoue,
de la part de mademoiselle Chignon.
Elle prononça ce mot avec une affectation de mépris. Ce fut le dernier
qu'elle fit entendre; et, selon elle, la plus grande vengeance qu'elle pût
tirer des tourments imposés à sa vieillesse, fut de dénoncer la roture de
madame de Raimbault comme son plus grand vice.
La perte de sa grand'mère, quoique sensible au cœur de Valentine, ne
pouvait pas être pour elle un malheur bien réel. Néanmoins, dans la
disposition d'esprit où elle était, elle la regarda comme un nouveau coup
de sa fatale destinée, et se plut à redire, dans l'amertume de ses pensées,
que tous ses appuis naturels lui étaient successivement enlevés, et,
comme à dessein, dans le temps où ils lui étaient le plus nécessaires.
De plus en plus découragée de sa situation, Valentine résolut d'écrire à
sa mère pour la supplier de venir à son secours, et de ne point revoir
Bénédict jusqu'à ce qu'elle eût consommé ce sacrifice. En conséquence,
après avoir rendu les derniers devoirs à la marquise, elle se retira chez
elle, s'y enferma, et, déclarant qu'elle était malade et ne voulait voir
personne, elle écrivit à la comtesse de Raimbault.
Alors, quoique la dureté de M. de Lansac eût bien dû la dégoûter de
verser sa douleur dans un cœur insensible, elle se confessa humblement
devant cette femme orgueilleuse qui l'avait fait trembler toute sa vie.
Maintenant, Valentine, exaspérée par la souffrance, avait le courage du
désespoir pour tout entreprendre. Elle ne raisonnait plus rien; une
crainte majeure dominait toute autre crainte. Pour échapper à son amour,
elle aurait marché sur la mer. D'ailleurs, au moment où tout lui manquait
à la fois, une douleur de plus devenait moins effrayante que dans un temps
ordinaire. Elle se sentait une énergie féroce envers elle-même, pourvu
qu'elle n'eût pas à combattre Bénédict; les malédictions du monde entier
l'épouvantaient moins que l'idée d'affronter la douleur de son amant.
Elle avoua donc à sa mère qu'elle aimait _un autre homme que son mari_. Ce
furent là tous les renseignements qu'elle donna sur Bénédict; mais elle
peignit avec chaleur l'état de son âme et le besoin qu'elle avait d'un
appui. Elle la supplia de la rappeler auprès d'elle; car telle était la
soumission absolue qu'exigeait la comtesse, que Valentine n'eût pas osé la
rejoindre sans son aveu.
À défaut de tendresse, madame de Raimbault eût peut-être accueilli avec
vanité la confidence de sa fille; elle eût peut-être fait droit à sa
demande, si le même courrier ne lui eût apporté une lettre datée du
château de Raimbault, qu'elle lut la première: c'était une dénonciation en
règle de mademoiselle Beaujon.
Cette fille, suffoquée de jalousie en voyant la marquise entourée d'une
nouvelle famille à ses derniers moments, avait été furieuse surtout du don
de quelques bijoux antiques offerts à Louise par sa grand'mère, comme gage
de souvenir. Elle se regarda comme frustrée par ce legs, et, n'ayant aucun
droit pour s'en plaindre, elle résolut au moins de s'en venger; elle
écrivit donc sur-le-champ à la comtesse, sous prétexte de l'informer de
la mort de sa belle-mère, et elle profita de l'occasion pour révéler
l'intimité de Louise et de Valentine. l'installation scandaleuse de
Valentin dans le voisinage, son éducation faite à demi par madame de
Lansac, et tout ce qu'il lui plut d'appeler les _mystères du pavillon_;
car elle ne s'en tint pas à dévoiler l'amitié des deux sœurs, elle noircit
les relations qu'elles avaient avec le neveu du fermier, le _paysan
Benoît Lhéry_; elle présenta Louise comme une intrigante qui favorisait
odieusement l'union coupable de ce rustre avec sa sœur; elle ajouta qu'il
était bien tard sans doute pour remédier à tout cela, car le commerce
durait depuis quinze grands mois. Elle finit en déclarant que M. de Lansac
avait sans doute fait à cet égard de fâcheuses découvertes, car il était
parti au bout de trois jours sans avoir aucune relation avec sa femme.
Après avoir donné ce soulagement à sa haine, la Beaujon quitta Raimbault,
riche des libéralités de la famille, et vengée des bontés que Valentine
avait eues pour elle.
Ces deux lettres mirent la comtesse dans une fureur épouvantable; elle eût
ajouté moins de foi aux aveux de la duègne, si les aveux de sa fille,
arrivés en même temps, ne lui en eussent semblé la confirmation. Alors
tout le mérite de cette confession naïve fut perdu pour Valentine. Madame
de Raimbault ne vit plus en elle qu'une malheureuse dont l'honneur était
entaché sans retour, et qui, menacée de la vengeance de son mari, venait
implorer l'appui nécessaire de sa mère. Cette opinion ne fut que trop
confirmée par les bruits de la province qui arrivaient chaque jour à ses
oreilles. Le bonheur pur de deux amants n'a jamais pu s'abriter dans la
paix obscure des champs sans exciter la jalousie et la haine de tout ce
qui végète sottement au sein des petites villes. Le bonheur d'autrui est
un spectacle qui dessèche et dévore le provincial; la seule chose qui lui
fait supporter sa vie étroite et misérable, c'est le plaisir d'arracher
tout amour et toute poésie de la vie de son voisin.
Et puis madame de Raimbault, qui avait été déjà frappée du retour subit de
M. de Lansac à Paris, le vit, l'interrogea, ne put obtenir aucune réponse,
mais put fort bien comprendre, à l'habileté de son silence et à la dignité
de sa contenance évasive, que tout lien d'affection et de confiance était
rompu entre sa femme et lui.
Alors elle fit à Valentine une réponse foudroyante, lui conseilla de
chercher désormais son refuge dans la protection de cette sœur tarée comme
elle, lui déclara qu'elle l'abandonnait à l'opprobre de son sort, et finit
en lui donnant presque sa malédiction.
Il est vrai de dire que madame de Raimbault fut navrée de voir la vie de
sa fille gâtée à tout jamais; mais il entra encore plus d'orgueil blessé
que de tendresse maternelle dans sa douleur. Ce qui le prouve, c'est que
le courroux l'emporta sur la pitié, et qu'elle partit pour l'Angleterre,
afin, prétendit-elle, de s'étourdir sur ses chagrins, mais, en effet,
pour se livrer à la dissipation sans être exposée à rencontrer des gens
informés de ses malheurs domestiques, et disposés à critiquer sa conduite
en cette occasion.
Tel fut le résultat de la dernière tentative de l'infortunée Valentine.
La réponse de sa mère jeta une telle douleur dans son âme qu'elle absorba
toutes ses autres pensées. Elle se mit à genoux dans son oratoire, et
répandit son affliction en longs sanglots. Puis, au milieu de cette
amertume affreuse, elle sentit ce besoin de confiance et d'espoir qui
soutient les âmes religieuses; elle sentit surtout ce besoin d'affection
qui dévore la jeunesse. Haïe, méconnue, repoussée de partout, il lui
restait encore un asile: c'était le cœur de Bénédict. Était-il donc
si coupable, cet amour tant calomnié? Dans quel crime l'avait-il donc
entraînée?
«Mon Dieu! s'écria-t-elle avec ardeur, toi qui seul vois la pureté de
mes désirs, toi qui seul connais l'innocence de ma conduite, ne me
protégeras-tu pas? te retireras-tu aussi de moi? La justice que les hommes
me refusent, n'est-ce pas en toi que je la trouverai? Cet amour est-il
donc si coupable?»
Comme elle se penchait sur son prie-Dieu, elle aperçut un objet qu'elle y
avait déposé comme l'_ex-voto_ d'une superstition amoureuse; c'était ce
mouchoir teint de sang que Catherine avait rapporté de la maison du ravin
le jour du suicide de Bénédict, et que Valentine lui avait réclamé ensuite
en apprenant cette circonstance. En ce moment, la vue du sang répandu pour
elle fut comme une victorieuse protestation d'amour et de dévouement, en
réponse aux affronts qu'elle recevait de toutes parts. Elle saisit le
mouchoir, le pressa contre ses lèvres, et, plongée dans une mer de
tourments et de délices, elle resta longtemps immobile et recueillie,
ouvrant son cœur à la confiance, et sentant revenir cette vie ardente qui
dévorait son être quelques jours auparavant.
XXXVI.
Bénédict était bien malheureux depuis huit jours. Cette feinte maladie,
dont Louise ne savait lui donner aucun détail, le jetait dans de vives
inquiétudes. Tel est l'égoïsme de l'amour, qu'il aimait encore mieux
croire au mal de Valentine que de la soupçonner de vouloir le fuir. Ce
soir-là, poussé par un vague espoir, il rôda longtemps autour du parc;
enfin, maître d'une clef particulière que l'on confiait d'ordinaire à