Valentine - 16
frêle prit un essor plus rapide, et une douce nuance d'incarnat vint se
mêler à la blancheur mate de ses joues. Athénaïs, qui faisait plus de
cas de la beauté physique que de toute chose au monde, déclarait n'avoir
jamais vu une tête aussi ravissante que celle de ce bel adolescent, avec
ses cheveux d'un blond cendré, comme ceux de Valentine, flottant par
grosses boucles sur un cou blanc et poli comme le marbre de l'Antinoüs.
L'étourdie n'était pas fâchée de répéter à tout propos que c'était un
enfant sans conséquence, afin d'avoir le droit de baiser de temps en temps
ce front si pur et si limpide, et de passer ses doigts dans ces cheveux
qu'elle comparait à la soie vierge des cocons dorés.
Le pavillon était donc pour tous, à la fin du jour, un lieu de repos et de
délices. Valentine n'y admettait aucun profane, et ne permettait aucune
communication avec les gens du château. Catherine avait seule droit d'y
pénétrer et d'en prendre soin. C'était l'Élysée, le monde poétique, la vie
dorée de Valentine; au château, tous les ennuis, toutes les servitudes,
toutes les tristesses; la grand'mère infirme, les visites importunes, les
réflexions pénibles et l'oratoire plein de remords; au pavillon, tous les
bonheurs, tous les amis, tous les doux rêves, l'oubli des terreurs, et les
joies pures d'un amour chaste. C'était comme une île enchantée au milieu
de la vie réelle, comme une oasis dans le désert.
Au pavillon, Louise oubliait ses amertumes secrètes, ses violences
comprimées, son amour méconnu. Bénédict, heureux de voir Valentine
s'abandonner sans résistance à sa foi, semblait avoir changé de caractère;
il avait dépouillé ses inégalités, ses injustices, ses brusqueries
cruelles. Il s'occupait de Louise presque autant que de sa sœur; il se
promenait avec elle sous les tilleuls du parc, un bras passé sous le sien.
Il lui parlait de Valentin, lui vantait ses qualités, son intelligence,
ses progrès rapides; il la remerciait de lui avoir donné un ami et un
fils. La pauvre Louise pleurait en l'écoutant, et s'efforçait de trouver
l'amitié de Bénédict plus flatteuse et plus douce que ne l'eût été son
amour.
Athénaïs, rieuse et folâtre, reprenait au pavillon toute l'insouciance de
son âge; elle oubliait là les tracas du ménage, les orageuses tendresses
et la jalouse défiance de Pierre Blutty. Elle aimait encore Bénédict, mais
autrement que par le passé; elle ne voyait plus en lui qu'un ami sincère.
Il l'appelait sa sœur, comme Louise et Valentine; seulement il se plaisait
à la nommer sa petite sœur. Athénaïs n'avait pas assez de poésie dans
l'esprit pour s'obstiner à nourrir une passion malheureuse. Elle était
assez jeune, assez belle pour aspirer à un amour partagé, et jusque-là
Pierre Blutty n'avait pas contribué à faire souffrir sa petite vanité de
femme. Elle en parlait avec estime, la rougeur au front et le sourire sur
les lèvres; et puis, à la moindre remarque maligne de Louise, elle
s'enfuyait, légère espiègle, parmi les sentiers du parc, traînant après
elle le timide Valentin, qu'elle traitait de petit écolier, et qui n'avait
guère qu'un an de moins qu'elle.
Mais ce qu'il serait impossible de rendre, c'est la tendresse muette et
réservée de Bénédict et de Valentine, c'est ce sentiment exquis de pudeur
et de dévouement qui dominait chez eux la passion ardente toujours prête à
déborder. Il y avait dans cette lutte éternelle mille tourments et mille
délices, et peut-être Bénédict chérissait-il autant les uns que les
autres. Valentine pouvait souvent encore craindre d'offenser Dieu et
souffrir de ses scrupules religieux; mais lui, qui ne concevait pas aussi
bien l'étendue des devoirs d'une femme, se flattait de n'avoir entraîné
Valentine dans aucune faute et de ne l'exposer à aucun repentir. Il lui
sacrifiait avec joie ces brûlantes aspirations qui le dévoraient. Il était
fier de savoir souffrir et vaincre: tout bas, son imagination s'enivrait
de mille désirs et de mille rêves; mais tout haut il bénissait Valentine
des moindres faveurs. Effleurer ses cheveux, respirer ses parfums, se
coucher sur l'herbe à ses pieds, la tête appuyée sur un coin de son
tablier de soie, reprendre sur le front de Valentin un des baisers qu'elle
venait d'y déposer, emporter furtivement, le soir, le bouquet qui s'était
flétri à sa ceinture, c'étaient là les grands accidents et les grandes
joies de cette vie de privation, d'amour et de bonheur.
QUATRIÈME PARTIE.
XXX.
Quinze mois s'écoulèrent ainsi: quinze mois de calme et de bonheur dans la
vie de cinq individus, c'est presque fabuleux. Il en fut ainsi pourtant.
Le seul chagrin qu'éprouva Bénédict, ce fut de voir quelquefois Valentine
pâle et rêveuse. Alors il se hâtait d'en chercher la cause, et il
découvrait toujours qu'elle avait rapport à quelque alarme de son âme
pieuse et timorée. Il parvenait à chasser ces légers nuages, car Valentine
n'avait plus le droit de douter de sa force et de sa soumission. Les
lettres de M. de Lansac achevaient de la rassurer, elle avait pris le
parti de lui écrire que Louise était installée à la ferme avec son fils,
et que _M. Lhéry_ (Bénédict) s'occupait de l'éducation de ce jeune homme,
sans dire dans quelle intimité elle vivait avec ces trois personnes. Elle
avait ainsi expliqué leurs relations, en affectant de regarder M. de
Lansac comme lié envers elle par la promesse de lui laisser voir sa sœur.
Toute cette histoire avait paru bizarre et ridicule à M. de Lansac. S'il
n'avait pas tout à fait deviné la vérité, du moins était-il sur la voie.
Il avait haussé les épaules en songeant au mauvais goût et au mauvais ton
d'une intrigue de sa femme avec un cuistre de province.
Mais, tout bien considéré, la chose lui plaisait mieux ainsi qu'autrement.
Il s'était marié avec la ferme résolution de ne pas s'embarrasser de
madame de Lansac, et, pour le moment, il entretenait avec une première
danseuse du théâtre de Saint-Pétersbourg des relations qui lui faisaient
envisager très-philosophiquement la vie. Il trouvait donc fort juste que
sa femme se créât de son côté des affections qui l'enchaînassent loin
de lui sans reproches et sans murmures. Tout ce qu'il désirait, c'était
qu'elle agît avec prudence, et qu'elle ne le couvrît point, par une
conduite dissolue, de ce sot et injuste ridicule qui s'attache aux maris
trompés. Or, il se fiait assez au caractère de Valentine pour dormir en
paix sur ce point; et puisqu'il fallait nécessairement à cette jeune femme
abandonnée ce qu'il appelait une occupation de cœur, il aimait mieux la
lui voir chercher dans le mystère de la retraite qu'au milieu du bruit et
de l'éclat des salons. Il se garda donc bien de critiquer ou de blâmer son
genre de vie, et toutes ses lettres exprimèrent, dans les termes les plus
affectueux et les plus honorables, la profonde indifférence avec laquelle
il était résolu d'accueillir toutes les démarches de Valentine.
La confiance de son mari, dont elle attribua les motifs à de plus nobles
causes, tourmenta longtemps Valentine en secret. Cependant peu à peu les
susceptibilités de son esprit rigide s'engourdirent et se reposèrent dans
le sein de Bénédict. Tant de respect, de stoïcisme, de désintéressement,
un amour si pur et si courageux, la touchèrent profondément. Elle en vint
à se dire que, loin d'être un sentiment dangereux, c'était là une vertu
héroïque et précieuse, que Dieu et l'honneur sanctionnaient leurs liens,
que son âme s'épurait et se fortifiait à ce feu sacré. Toutes les sublimes
utopies de la passion robuste et patiente vinrent l'éblouir. Elle osa bien
remercier le ciel de lui avoir donné pour sauveur et pour appui, dans les
périls de la vie, ce puissant et magnanime complice qui la protégeait et
la gardait contre elle-même. La dévotion jusqu'alors avait été pour elle
comme un code de principes sacrés, fortement raisonnés et gravement
repassés chaque jour pour la défense de ses mœurs; elle changea de nature
dans son esprit, et devint une passion poétique et enthousiaste, une
source de rêves ascétiques et brûlants, qui, bien loin de servir de
rempart à son cœur, l'ouvrirent de tous côtés aux attaques de la passion.
Cette dévotion nouvelle lui sembla meilleure que l'ancienne. Comme elle
la sentit plus intense et plus féconde en vives émotions, en ardentes
aspirations vers le ciel, elle l'accueillit avec imprudence, et se plut à
penser que l'amour de Bénédict l'avait allumée.
«De même que le feu purifie l'or, se disait-elle, l'amour vertueux élève
l'âme, dirige son essor vers Dieu, source de tout amour.»
Mais, hélas! Valentine ne s'aperçut point que cette foi, retrempée au feu
des passions humaines, transigeait souvent avec les devoirs de son origine,
et descendait à des alliances terrestres. Elle laissa ravager les forces
que vingt ans de calme et d'ignorance avaient amassées en elle; elle la
laissa envahir et altérer ses convictions, jadis si nettes et si rigides,
et couvrir de ses fleurs trompeuses l'âpre et étroit sentier du devoir.
Ses prières devinrent plus longues; le nom et l'image de Bénédict s'y
mêlaient sans cesse, et elle ne les repoussait plus; elle s'en entourait
pour s'exciter à mieux prier: le moyen était infaillible, mais il était
dangereux. Valentine sortait de son oratoire avec une âme exaltée, des
nerfs irrités, un sang actif et brûlant; alors les regards et les paroles
de Bénédict ravageaient son cœur comme une lave ardente. Qu'il eût été
assez hypocrite ou assez habile pour présenter l'adultère sous un jour
mystique, et Valentine se perdait en invoquant le ciel.
Mais ce qui devait les préserver longtemps, c'était la candeur de ce jeune
homme, en qui résidait vraiment une âme honnête. Il s'imaginait qu'au
moindre effort pour ébranler la vertu de Valentine il devait perdre son
estime et sa confiance, si péniblement achetées. Il ne savait pas qu'une
fois engagée sur la pente rapide des passions on ne revient guère sur ses
pas. Il n'avait pas la conscience de sa puissance; l'eût-il eue, peut-être
ne s'en serait-il pas servi, tant était droit et loyal encore cet esprit
tout neuf et tout jeune.
Il fallait voir de quelles nobles fatuités, de quelles sublimes paradoxes
ils sanctionnaient leur imprudent amour.
--Comment pourrais-je t'engager à manquer à tes principes, disait Bénédict
à Valentine, moi qui te chéris pour cette force virile que tu m'opposes!
moi qui préfère ta vertu à ta beauté, et ton âme à ton corps! moi qui te
tuerais avec moi, si l'on pouvait m'assurer de te posséder immédiatement
dans le ciel, comme les anges possèdent Dieu!
--Non, tu ne saurais mentir, lui répondait Valentine, toi que Dieu m'a
envoyé pour m'apprendre à le connaître et à l'aimer, toi qui le premier
m'as fait concevoir sa puissance et m'as enseigné les merveilles de la
création. Hélas! je la croyais si petite et si bornée! Mais toi, tu as
grandi le sens des prophéties, tu m'as donné la clef des poésies sacrées,
tu m'as révélé l'existence d'un vaste univers dont le pur amour est le
lien et le principe. Je sais maintenant que nous avons été créés l'un
pour l'autre, et que l'alliance immatérielle contractée entre nous est
préférable à tous les liens terrestres.
Un soir, ils étaient tous réunis dans le joli salon du pavillon. Valentin,
qui avait une voix agréable et fraîche, essayait une romance; sa mère
l'accompagnait. Athénaïs, un coude appuyé sur le piano, regardait
attentivement son jeune favori, et ne voulait point s'apercevoir du
malaise qu'elle lui causait. Bénédict et Valentine, assis près de la
fenêtre, s'enivraient des parfums de la soirée, de calme, d'amour, de
mélodie et d'air pur. Jamais Valentine n'avait senti une si profonde
sécurité. L'enthousiasme se glissait de plus en plus dans son âme,
et, sous le voile d'une juste admiration pour la vertu de son amant,
grandissait sa passion intense et rapide. La pâle clarté des étoiles leur
permettait à peine de se voir. Pour remplacer ce chaste et dangereux
plaisir que verse le regard, ils laissèrent leurs mains s'enlacer.
Peu à peu, l'étreinte devint plus brûlante, plus avide; leurs sièges
se rapprochèrent insensiblement, leurs cheveux s'effleuraient et se
communiquaient l'électricité abondante qu'ils dégagent; leurs haleines se
mêlaient, et la brise du soir s'embrasait autour d'eux. Bénédict, accablé
sous le poids du bonheur délicat et pénétrant que recèle un amour à la
fois repoussé et partagé, pencha sa tête sur le bord de la croisée et
appuya son front sur la main de Valentine, qu'il tenait toujours dans les
siennes. Ivre et palpitant, il n'osait faire un mouvement, de peur de
déranger l'autre main qui s'était glissée sur sa tête, et qui se promenait
mœlleuse et légère, comme le souffle d'un follet, parmi les flots rudes
et noirs de sa chevelure. C'était une émotion qui brisait sa poitrine
et qui faisait refluer tout son sang à son cœur. Il y avait de quoi en
mourir; mais il serait mort plutôt que de laisser voir son trouble, tant
il craignait d'éveiller les méfiances et les remords de Valentine. Si elle
avait su quels torrents de délices elle versait dans son sein, elle se fût
retirée. Pour obtenir cet abandon, ces molles caresses, ces cuisantes
voluptés, il y fallait paraître insensible. Bénédict retenait sa
respiration, et comprimait l'ardeur de sa fièvre. Son silence finit
par gêner Valentine, elle lui parla à voix basse pour se distraire de
l'émotion trop vive qui commençait à la gêner aussi.
--N'est-ce pas que nous sommes heureux, lui dit-elle, peut-être pour lui
faire entendre ou pour se dire à elle-même qu'il ne fallait pas désirer de
l'être davantage.
--Oh! dit Bénédict, en s'efforçant malgré lui d'assurer le son de sa voix,
il faudrait mourir ainsi!
Un pas rapide, qui traversait la pelouse et s'approchait du pavillon,
retentit au milieu du silence. Je ne sais quel pressentiment vint effrayer
Bénédict; il serra convulsivement la main de Valentine et la pressa contre
son cœur, qui battait aussi haut dans sa poitrine que le bruit inquiétant
de ces pas inattendus. Valentine sentit le sien se glacer d'une peur
vague, mais terrible; elle retira brusquement ses mains et se dirigea vers
la porte. Mais elle s'ouvrit avant qu'elle l'eût atteinte, et Catherine
essoufflée parut.
--Madame, dit-elle d'un air empressé et consterné, M. de Lansac est au
château!
Ce mot fit sur tous ceux qui l'entendirent le même effet qu'une pierre
lancée au sein des ondes pures et immobiles d'un lac; les cieux, les
arbres, les délicieux paysages qui s'y reflétaient se brisent, se tordent
et s'effacent; un caillou a suffi pour faire rentrer dans le chaos toute
une scène enchantée: ainsi fut rompue l'harmonie délicieuse qui régnait
en ce lieu une minute auparavant. Ainsi fut bouleversé le beau rêve de
bonheur dont se berçait cette famille. Dispersée tout à coup comme
les feuilles que le vent balaie en tourbillon, elle se sépara pleine
d'anxiétés et d'alarmes. Valentine pressa Louise et son fils dans ses
bras.
--À jamais à vous! leur dit-elle en les quittant; nous nous reverrons
bientôt, j'espère; peut-être demain.
Valentin secoua tristement la tête; un mouvement de fierté et de haine
indéfinissable venait d'éclore en lui au nom de M. de Lansac. Il avait
souvent songé que ce noble comte pourrait bien le chasser de sa maison;
cette idée avait parfois empoisonné le bonheur qu'il y goûtait.
--Cet homme fera bien de vous rendre heureuse, dit-il à sa tante d'un air
martial qui la fit sourire d'attendrissement; sinon il aura affaire à moi!
--Que pourrais-tu craindre avec un tel chevalier? dit Athénaïs à madame de
Lansac en s'efforçant de paraître gaie, et en donnant une petite tape de
sa main ronde et polie sur la joue enflammée du jeune homme.
--Venez-vous, Bénédict? cria Louise en se dirigeant vers la porte du parc
qui s'ouvrait sur la campagne.
--Tout à l'heure, répondit-il.
Il suivit Valentine vers l'autre sortie, et tandis que Catherine éteignait
à la hâte les bougies et fermait le pavillon:
--Valentine!... lui dit-il d'une voix sourde et violemment agitée.
Il ne put en dire davantage. Comment eût-il osé exprimer d'ailleurs le
sujet de ses craintes et de sa fureur?
Valentine le comprit, et lui tendant la main d'un air ferme:
--Soyez tranquille, lui répondit-elle avec un sourire d'amour et de
fierté.
L'expression de sa voix et de son regard eut tant de puissance sur
Bénédict que, docile à la volonté de Valentine, il s'éloigna presque
tranquille.
XXXI.
M. de Lansac en costume de voyage et affectant une grande fatigue, s'était
drapé nonchalamment sur le canapé du grand salon. Il vint au-devant de
Valentine d'un air galant et empressé dès qu'il l'aperçut. Valentine
tremblait et se sentait près de s'évanouir. Sa pâleur, sa consternation,
n'échappèrent point au comte; il feignit de ne pas s'en apercevoir, et lui
fit compliment au contraire sur l'éclat de ses yeux et la fraîcheur de
son teint. Puis il se mit aussitôt à causer avec cette aisance que donne
l'habitude de la dissimulation; et le ton dont il parla de son voyage,
la joie qu'il exprima de se retrouver auprès de sa femme, les questions
bienveillantes qu'il lui adressa sur sa santé, sur les plaisirs de sa
retraite, l'aidèrent à se remettre de son émotion et à paraître, comme
lui, calme, gracieuse et polie.
Ce fut alors seulement qu'elle remarqua dans un coin du salon un homme
gros et court, d'une figure rude et commune; M. de Lansac le lui présenta
comme _un de ses amis_. Il y avait quelque chose de contraint dans la
manière dont M. de Lansac prononça ces mots; le regard sombre et terne
de cet homme, le salut raide et gauche qu'il lui rendit, inspirèrent à
Valentine un éloignement irrésistible pour cette figure ingrate, qui
semblait se trouver déplacée en sa présence, et qui s'efforçait, à force
d'impudence, de déguiser le malaise de sa situation.
Après avoir soupé à la même table et vis-à-vis de cet inconnu d'un
extérieur si repoussant, M. de Lansac pria Valentine de donner des ordres
pour qu'on préparât un des meilleurs appartements du château à son bon
_M. Grapp_. Valentine obéit, et quelques instants après M. Grapp se retira,
après avoir échangé quelques paroles à voix basse avec M. de Lansac, et
avoir salué sa femme avec le même embarras et le même regard d'insolente
servilité que la première fois.
Lorsque les deux époux furent seuls ensemble, une mortelle frayeur
s'empara de Valentine. Pâle et les yeux baissés, elle cherchait en vain
à renouer la conversation, quand M. de Lansac, rompant le silence, lui
demanda la permission de se retirer, accablé qu'il était de fatigue.
--Je suis venu de Pétersbourg en quinze jours, lui dit-il avec une sorte
d'affectation; je ne me suis arrêté que vingt-quatre heures à Paris; aussi
je crois... j'ai certainement de la fièvre.
--Oh! sans doute, vous avez... vous devez avoir la fièvre, répéta
Valentine avec un empressement maladroit.
Un sourire haineux effleura les lèvres discrètes du diplomate.
--Vous avez l'air de Rosine dans _le Barbier_! dit-il d'un ton
semi-plaisant, semi-amer, _Buona sera, don Basilio_! Ah! ajouta-t-il en
se traînant vers la porte d'un air accablé, j'ai un impérieux besoin de
sommeiller! Une nuit de plus en poste, et je tombais malade. Il y a de
quoi, n'est-ce pas, ma chère Valentine?
--Oh oui! répondit-elle, il faut vous reposer; je vous ai fait préparer...
--L'appartement du pavillon, n'est-il pas vrai, ma très-belle? C'est le
plus propice au sommeil. J'aime ce pavillon, il me rappellera l'heureux
temps où je vous voyais tous les jours...
--Le pavillon! répondit Valentine d'un air épouvanté qui n'échappa point à
son mari, et qui lui servit de point de départ pour les découvertes qu'il
se proposait de faire avant peu.
--Est-ce que vous avez disposé du pavillon? dit-il d'un air parfaitement
simple et indifférent.
--J'en ai fait une espèce de retraite pour étudier, répondit-elle avec
embarras; car elle ne savait pas mentir. Le lit est enlevé, il ne
saurait être prêt pour ce soir... Mais l'appartement de ma mère, au
rez-de-chaussée, est tout prêt à vous recevoir... s'il vous convient.
--J'en réclamerai peut-être un autre demain, dit M. de Lansac avec une
intention féroce de vengeance et un sourire plein d'une fade tendresse;
en attendant, je m'arrangerai de celui que vous m'assignez.
Il lui baisa la main. Sa bouche sembla glacée à Valentine. Elle froissa
cette main dans l'autre pour la ranimer, quand elle se trouva seule.
Malgré la soumission de M. de Lansac à se conformer à ses désirs, elle
comprenait si peu ses véritables intentions que la peur domina d'abord
toutes les angoisses de son âme. Elle s'enferma dans sa chambre, et
le souvenir confus de cette nuit de léthargie qu'elle y avait passée
avec Bénédict lui revenant à l'esprit, elle se leva et marcha dans
l'appartement avec agitation pour chasser les idées décevantes et cruelles
que l'image de ces événements éveillait en elle. Vers trois heures,
ne pouvant ni dormir ni respirer, elle ouvrit sa fenêtre. Ses yeux
s'arrêtèrent longtemps sur un objet immobile, qu'elle ne pouvait préciser,
mais qui, se mêlant aux tiges des arbres, semblait être un tronc d'arbre
lui-même. Tout à coup elle le vit se mouvoir et s'approcher; elle reconnut
Bénédict. Épouvantée de le voir ainsi se montrer à découvert en face des
fenêtres de M. de Lansac, qui étaient directement au-dessous des siennes,
elle se pencha avec épouvante pour lui indiquer, par signes, le danger
auquel il s'exposait. Mais Bénédict, au lieu d'en être effrayé, ressentit
une joie vive en apprenant que son rival occupait cet appartement.
Il joignit les mains, les éleva vers le ciel avec reconnaissance, et
disparut. Malheureusement M. de Lansac, que l'agitation fébrile du voyage
empêchait aussi de dormir, avait observé cette scène de derrière un rideau
qui le cachait à Bénédict.
Le lendemain, M. de Lansac et M. Grapp se promenèrent seuls dès le matin.
--Eh bien! dit le petit homme ignoble au noble comte, avez-vous parlé à
votre _épouse_?
--Comme vous y allez, mon cher? Eh! donnez-moi le temps de respirer.
--Je ne l'ai pas, moi, Monsieur. Il faut terminer cette affaire avant huit
jours; vous savez que je ne puis différer davantage.
--Eh! patience! dit le comte avec humeur.
--Patience? reprit le créancier d'une voix sombre; il y a dix ans,
Monsieur, que je prends patience; et je vous déclare que ma patience est à
bout. Vous deviez vous acquitter en vous mariant, et voici déjà deux ans
que vous...
--Mais que diable craignez-vous? Cette terre vaut cinq cent mille francs,
et n'est grevée d'aucune autre hypothèque.
--Je ne dis pas que j'aie rien à risquer, répondit l'intraitable créancier;
mais je dis que je veux rentrer dans mes fonds, réunir mes capitaux, et
sans tarder. Cela est convenu, Monsieur, et j'espère que vous ne ferez pas
encore cette fois comme les autres.
--Dieu m'en préserve! j'ai fait cet horrible voyage exprès pour me
débarrasser à tout jamais de vous... de votre créance, je veux dire, et
il me tarde de me voir enfin libre de soucis. Avant huit jours vous serez
satisfait.
--Je ne suis pas aussi tranquille que vous, reprit l'autre du même ton
rude et persévérant; votre femme... c'est-à-dire votre _épouse_, peut
faire avorter tous vos projets; elle peut refuser de signer...
--Elle ne refusera pas...
--Hein! vous direz peut-être que je vais trop loin; mais moi, après tout,
j'ai le droit de voir clair dans les affaires de famille. Il m'a semblé
que vous n'étiez pas aussi enchantés de vous revoir que vous me l'aviez
fait entendre.
--Comment! dit le comte pâlissant de colère à l'insolence de cet homme.
--Non, non! reprit tranquillement l'usurier. Madame la comtesse a eu l'air
médiocrement flattée. Je m'y connais, moi...
--Monsieur! dit le comte d'un ton menaçant.
--Monsieur! dit l'usurier d'un ton plus haut encore et fixant sur son
débiteur ses petits yeux de sanglier; écoutez, il faut de la franchise en
affaires, et vous n'en avez point mis dans celle-ci... Écoutez, écoutez!
Il ne s'agit pas de s'emporter. Je n'ignore pas que d'un mot madame de
Lansac peut prolonger indéfiniment ma créance; et qu'est-ce que je tirerai
de vous après? Quand je vous ferais coffrer à Sainte-Pélagie, il faudrait
vous y nourrir; et il n'est pas sûr qu'au train dont va l'affection de
votre femme, elle voulût vous en tirer de si tôt...
--Mais enfin, Monsieur, s'écria le comte outré, que voulez-vous dire? sur
quoi fondez-vous...
--Je veux dire que j'ai aussi, moi, une femme jeune et jolie. Avec de
l'argent, qu'est-ce qu'on n'a pas? Eh bien, quand j'ai fait une absence de
quinze jours seulement, quoique ma maison soit aussi grande que la vôtre,
ma femme, je veux dire mon épouse, n'occupe pas le premier étage tandis
que j'occupe le rez-de-chaussée. Au lieu qu'ici, Monsieur... Je sais bien
que les ci-devant nobles ont conservé leurs anciens usages, qu'ils vivent
à part de leurs femmes; mais mordieu! Monsieur, il y a deux ans que vous
êtes séparé de la vôtre...
Le comte froissait avec fureur une branche qu'il avait ramassée pour se
donner une contenance.
--Monsieur, brisons là! dit-il étouffant de colère. Vous n'avez pas le
droit de vous immiscer dans mes affaires à ce point; demain vous aurez la
garantie que vous exigez, et je vous ferai comprendre alors que vous avez
été trop loin.
Le ton dont il prononça ces paroles effraya fort peu M. Grapp; il était
endurci aux menaces, et il y avait une chose dont il avait bien plus peur
que des coups de canne: c'était la banqueroute de ses débiteurs.
La journée fut employée à visiter la propriété. M. Grapp avait fait venir
dans la matinée un employé au cadastre. Il parcourut les bois, les champs,
les prairies, estimant tout, chicanant pour un sillon, pour un arbre
abattu; dépréciant tout, prenant des notes, et faisant le tourment et le
désespoir du comte, qui fut vingt fois tenté de le jeter dans la rivière.
Les habitants de Grangeneuve furent très-surpris de voir arriver ce noble
comte en personne, escorté de son acolyte qui examinait tout, et dressait
presque déjà l'inventaire du bétail et du mobilier aratoire. M. et madame
Lhéry crurent voir dans cette démarche de leur nouveau propriétaire
un témoignage de méfiance et l'intention de résilier le bail. Ils ne
demandaient pas mieux désormais. Un riche maître de forges, parent et ami
de la maison, venait de mourir sans enfants, et de laisser par testament
deux cent mille francs à _sa chère et digne filleule Athénaïs Lhéry, femme
Blutty_. Le père Lhéry proposa donc à M. de Lansac la résiliation du bail,
et M. Grapp se chargea de répondre que dans trois jours les parties
s'entendraient à cet égard.
Valentine avait cherché vainement une occasion d'entretenir son mari et
de lui parler de Louise. Après le dîner, M. de Lansac proposa à Grapp
d'examiner le parc. Ils sortirent ensemble, et Valentine les suivit,
craignant, avec quelque raison, les recherches du côté du parc réservé.
M. de Lansac lui offrit son bras, et affecta de s'entretenir avec elle sur
un ton d'amitié et d'aisance parfaite.
Elle commençait à reprendre courage, et se serait hasardée à lui adresser
quelques questions, lorsque la clôture particulière dont elle avait
entouré sa _réserve_ vint frapper l'attention de M. de Lansac.
--Puis-je vous demander, ma chère, ce que signifie cette division? lui
dit-il d'un ton très-naturel. On dirait d'une remise pour le gibier. Vous
livrez-vous donc au royal plaisir de la chasse?
Valentine expliqua, en s'efforçant de prendre un ton dégagé, qu'elle avait
établi sa retraite particulière en ce lieu, et qu'elle y venait jouir
d'une plus libre solitude pour travailler.
--Eh! mon Dieu, dit M. de Lansac, quel travail profond et consciencieux
exige donc de semblables précautions? Eh quoi! des palissades, des grilles,
des massifs impénétrables! mais vous avez fait du pavillon un palais de
fées, j'imagine! Moi qui croyais déjà la solitude du château si austère!
Vous la dédaignez, vous! C'est le secret du cloître; c'est le mystère
qu'il faut à vos sombres élucubrations. Mais, dites-moi, cherchez-vous la
mêler à la blancheur mate de ses joues. Athénaïs, qui faisait plus de
cas de la beauté physique que de toute chose au monde, déclarait n'avoir
jamais vu une tête aussi ravissante que celle de ce bel adolescent, avec
ses cheveux d'un blond cendré, comme ceux de Valentine, flottant par
grosses boucles sur un cou blanc et poli comme le marbre de l'Antinoüs.
L'étourdie n'était pas fâchée de répéter à tout propos que c'était un
enfant sans conséquence, afin d'avoir le droit de baiser de temps en temps
ce front si pur et si limpide, et de passer ses doigts dans ces cheveux
qu'elle comparait à la soie vierge des cocons dorés.
Le pavillon était donc pour tous, à la fin du jour, un lieu de repos et de
délices. Valentine n'y admettait aucun profane, et ne permettait aucune
communication avec les gens du château. Catherine avait seule droit d'y
pénétrer et d'en prendre soin. C'était l'Élysée, le monde poétique, la vie
dorée de Valentine; au château, tous les ennuis, toutes les servitudes,
toutes les tristesses; la grand'mère infirme, les visites importunes, les
réflexions pénibles et l'oratoire plein de remords; au pavillon, tous les
bonheurs, tous les amis, tous les doux rêves, l'oubli des terreurs, et les
joies pures d'un amour chaste. C'était comme une île enchantée au milieu
de la vie réelle, comme une oasis dans le désert.
Au pavillon, Louise oubliait ses amertumes secrètes, ses violences
comprimées, son amour méconnu. Bénédict, heureux de voir Valentine
s'abandonner sans résistance à sa foi, semblait avoir changé de caractère;
il avait dépouillé ses inégalités, ses injustices, ses brusqueries
cruelles. Il s'occupait de Louise presque autant que de sa sœur; il se
promenait avec elle sous les tilleuls du parc, un bras passé sous le sien.
Il lui parlait de Valentin, lui vantait ses qualités, son intelligence,
ses progrès rapides; il la remerciait de lui avoir donné un ami et un
fils. La pauvre Louise pleurait en l'écoutant, et s'efforçait de trouver
l'amitié de Bénédict plus flatteuse et plus douce que ne l'eût été son
amour.
Athénaïs, rieuse et folâtre, reprenait au pavillon toute l'insouciance de
son âge; elle oubliait là les tracas du ménage, les orageuses tendresses
et la jalouse défiance de Pierre Blutty. Elle aimait encore Bénédict, mais
autrement que par le passé; elle ne voyait plus en lui qu'un ami sincère.
Il l'appelait sa sœur, comme Louise et Valentine; seulement il se plaisait
à la nommer sa petite sœur. Athénaïs n'avait pas assez de poésie dans
l'esprit pour s'obstiner à nourrir une passion malheureuse. Elle était
assez jeune, assez belle pour aspirer à un amour partagé, et jusque-là
Pierre Blutty n'avait pas contribué à faire souffrir sa petite vanité de
femme. Elle en parlait avec estime, la rougeur au front et le sourire sur
les lèvres; et puis, à la moindre remarque maligne de Louise, elle
s'enfuyait, légère espiègle, parmi les sentiers du parc, traînant après
elle le timide Valentin, qu'elle traitait de petit écolier, et qui n'avait
guère qu'un an de moins qu'elle.
Mais ce qu'il serait impossible de rendre, c'est la tendresse muette et
réservée de Bénédict et de Valentine, c'est ce sentiment exquis de pudeur
et de dévouement qui dominait chez eux la passion ardente toujours prête à
déborder. Il y avait dans cette lutte éternelle mille tourments et mille
délices, et peut-être Bénédict chérissait-il autant les uns que les
autres. Valentine pouvait souvent encore craindre d'offenser Dieu et
souffrir de ses scrupules religieux; mais lui, qui ne concevait pas aussi
bien l'étendue des devoirs d'une femme, se flattait de n'avoir entraîné
Valentine dans aucune faute et de ne l'exposer à aucun repentir. Il lui
sacrifiait avec joie ces brûlantes aspirations qui le dévoraient. Il était
fier de savoir souffrir et vaincre: tout bas, son imagination s'enivrait
de mille désirs et de mille rêves; mais tout haut il bénissait Valentine
des moindres faveurs. Effleurer ses cheveux, respirer ses parfums, se
coucher sur l'herbe à ses pieds, la tête appuyée sur un coin de son
tablier de soie, reprendre sur le front de Valentin un des baisers qu'elle
venait d'y déposer, emporter furtivement, le soir, le bouquet qui s'était
flétri à sa ceinture, c'étaient là les grands accidents et les grandes
joies de cette vie de privation, d'amour et de bonheur.
QUATRIÈME PARTIE.
XXX.
Quinze mois s'écoulèrent ainsi: quinze mois de calme et de bonheur dans la
vie de cinq individus, c'est presque fabuleux. Il en fut ainsi pourtant.
Le seul chagrin qu'éprouva Bénédict, ce fut de voir quelquefois Valentine
pâle et rêveuse. Alors il se hâtait d'en chercher la cause, et il
découvrait toujours qu'elle avait rapport à quelque alarme de son âme
pieuse et timorée. Il parvenait à chasser ces légers nuages, car Valentine
n'avait plus le droit de douter de sa force et de sa soumission. Les
lettres de M. de Lansac achevaient de la rassurer, elle avait pris le
parti de lui écrire que Louise était installée à la ferme avec son fils,
et que _M. Lhéry_ (Bénédict) s'occupait de l'éducation de ce jeune homme,
sans dire dans quelle intimité elle vivait avec ces trois personnes. Elle
avait ainsi expliqué leurs relations, en affectant de regarder M. de
Lansac comme lié envers elle par la promesse de lui laisser voir sa sœur.
Toute cette histoire avait paru bizarre et ridicule à M. de Lansac. S'il
n'avait pas tout à fait deviné la vérité, du moins était-il sur la voie.
Il avait haussé les épaules en songeant au mauvais goût et au mauvais ton
d'une intrigue de sa femme avec un cuistre de province.
Mais, tout bien considéré, la chose lui plaisait mieux ainsi qu'autrement.
Il s'était marié avec la ferme résolution de ne pas s'embarrasser de
madame de Lansac, et, pour le moment, il entretenait avec une première
danseuse du théâtre de Saint-Pétersbourg des relations qui lui faisaient
envisager très-philosophiquement la vie. Il trouvait donc fort juste que
sa femme se créât de son côté des affections qui l'enchaînassent loin
de lui sans reproches et sans murmures. Tout ce qu'il désirait, c'était
qu'elle agît avec prudence, et qu'elle ne le couvrît point, par une
conduite dissolue, de ce sot et injuste ridicule qui s'attache aux maris
trompés. Or, il se fiait assez au caractère de Valentine pour dormir en
paix sur ce point; et puisqu'il fallait nécessairement à cette jeune femme
abandonnée ce qu'il appelait une occupation de cœur, il aimait mieux la
lui voir chercher dans le mystère de la retraite qu'au milieu du bruit et
de l'éclat des salons. Il se garda donc bien de critiquer ou de blâmer son
genre de vie, et toutes ses lettres exprimèrent, dans les termes les plus
affectueux et les plus honorables, la profonde indifférence avec laquelle
il était résolu d'accueillir toutes les démarches de Valentine.
La confiance de son mari, dont elle attribua les motifs à de plus nobles
causes, tourmenta longtemps Valentine en secret. Cependant peu à peu les
susceptibilités de son esprit rigide s'engourdirent et se reposèrent dans
le sein de Bénédict. Tant de respect, de stoïcisme, de désintéressement,
un amour si pur et si courageux, la touchèrent profondément. Elle en vint
à se dire que, loin d'être un sentiment dangereux, c'était là une vertu
héroïque et précieuse, que Dieu et l'honneur sanctionnaient leurs liens,
que son âme s'épurait et se fortifiait à ce feu sacré. Toutes les sublimes
utopies de la passion robuste et patiente vinrent l'éblouir. Elle osa bien
remercier le ciel de lui avoir donné pour sauveur et pour appui, dans les
périls de la vie, ce puissant et magnanime complice qui la protégeait et
la gardait contre elle-même. La dévotion jusqu'alors avait été pour elle
comme un code de principes sacrés, fortement raisonnés et gravement
repassés chaque jour pour la défense de ses mœurs; elle changea de nature
dans son esprit, et devint une passion poétique et enthousiaste, une
source de rêves ascétiques et brûlants, qui, bien loin de servir de
rempart à son cœur, l'ouvrirent de tous côtés aux attaques de la passion.
Cette dévotion nouvelle lui sembla meilleure que l'ancienne. Comme elle
la sentit plus intense et plus féconde en vives émotions, en ardentes
aspirations vers le ciel, elle l'accueillit avec imprudence, et se plut à
penser que l'amour de Bénédict l'avait allumée.
«De même que le feu purifie l'or, se disait-elle, l'amour vertueux élève
l'âme, dirige son essor vers Dieu, source de tout amour.»
Mais, hélas! Valentine ne s'aperçut point que cette foi, retrempée au feu
des passions humaines, transigeait souvent avec les devoirs de son origine,
et descendait à des alliances terrestres. Elle laissa ravager les forces
que vingt ans de calme et d'ignorance avaient amassées en elle; elle la
laissa envahir et altérer ses convictions, jadis si nettes et si rigides,
et couvrir de ses fleurs trompeuses l'âpre et étroit sentier du devoir.
Ses prières devinrent plus longues; le nom et l'image de Bénédict s'y
mêlaient sans cesse, et elle ne les repoussait plus; elle s'en entourait
pour s'exciter à mieux prier: le moyen était infaillible, mais il était
dangereux. Valentine sortait de son oratoire avec une âme exaltée, des
nerfs irrités, un sang actif et brûlant; alors les regards et les paroles
de Bénédict ravageaient son cœur comme une lave ardente. Qu'il eût été
assez hypocrite ou assez habile pour présenter l'adultère sous un jour
mystique, et Valentine se perdait en invoquant le ciel.
Mais ce qui devait les préserver longtemps, c'était la candeur de ce jeune
homme, en qui résidait vraiment une âme honnête. Il s'imaginait qu'au
moindre effort pour ébranler la vertu de Valentine il devait perdre son
estime et sa confiance, si péniblement achetées. Il ne savait pas qu'une
fois engagée sur la pente rapide des passions on ne revient guère sur ses
pas. Il n'avait pas la conscience de sa puissance; l'eût-il eue, peut-être
ne s'en serait-il pas servi, tant était droit et loyal encore cet esprit
tout neuf et tout jeune.
Il fallait voir de quelles nobles fatuités, de quelles sublimes paradoxes
ils sanctionnaient leur imprudent amour.
--Comment pourrais-je t'engager à manquer à tes principes, disait Bénédict
à Valentine, moi qui te chéris pour cette force virile que tu m'opposes!
moi qui préfère ta vertu à ta beauté, et ton âme à ton corps! moi qui te
tuerais avec moi, si l'on pouvait m'assurer de te posséder immédiatement
dans le ciel, comme les anges possèdent Dieu!
--Non, tu ne saurais mentir, lui répondait Valentine, toi que Dieu m'a
envoyé pour m'apprendre à le connaître et à l'aimer, toi qui le premier
m'as fait concevoir sa puissance et m'as enseigné les merveilles de la
création. Hélas! je la croyais si petite et si bornée! Mais toi, tu as
grandi le sens des prophéties, tu m'as donné la clef des poésies sacrées,
tu m'as révélé l'existence d'un vaste univers dont le pur amour est le
lien et le principe. Je sais maintenant que nous avons été créés l'un
pour l'autre, et que l'alliance immatérielle contractée entre nous est
préférable à tous les liens terrestres.
Un soir, ils étaient tous réunis dans le joli salon du pavillon. Valentin,
qui avait une voix agréable et fraîche, essayait une romance; sa mère
l'accompagnait. Athénaïs, un coude appuyé sur le piano, regardait
attentivement son jeune favori, et ne voulait point s'apercevoir du
malaise qu'elle lui causait. Bénédict et Valentine, assis près de la
fenêtre, s'enivraient des parfums de la soirée, de calme, d'amour, de
mélodie et d'air pur. Jamais Valentine n'avait senti une si profonde
sécurité. L'enthousiasme se glissait de plus en plus dans son âme,
et, sous le voile d'une juste admiration pour la vertu de son amant,
grandissait sa passion intense et rapide. La pâle clarté des étoiles leur
permettait à peine de se voir. Pour remplacer ce chaste et dangereux
plaisir que verse le regard, ils laissèrent leurs mains s'enlacer.
Peu à peu, l'étreinte devint plus brûlante, plus avide; leurs sièges
se rapprochèrent insensiblement, leurs cheveux s'effleuraient et se
communiquaient l'électricité abondante qu'ils dégagent; leurs haleines se
mêlaient, et la brise du soir s'embrasait autour d'eux. Bénédict, accablé
sous le poids du bonheur délicat et pénétrant que recèle un amour à la
fois repoussé et partagé, pencha sa tête sur le bord de la croisée et
appuya son front sur la main de Valentine, qu'il tenait toujours dans les
siennes. Ivre et palpitant, il n'osait faire un mouvement, de peur de
déranger l'autre main qui s'était glissée sur sa tête, et qui se promenait
mœlleuse et légère, comme le souffle d'un follet, parmi les flots rudes
et noirs de sa chevelure. C'était une émotion qui brisait sa poitrine
et qui faisait refluer tout son sang à son cœur. Il y avait de quoi en
mourir; mais il serait mort plutôt que de laisser voir son trouble, tant
il craignait d'éveiller les méfiances et les remords de Valentine. Si elle
avait su quels torrents de délices elle versait dans son sein, elle se fût
retirée. Pour obtenir cet abandon, ces molles caresses, ces cuisantes
voluptés, il y fallait paraître insensible. Bénédict retenait sa
respiration, et comprimait l'ardeur de sa fièvre. Son silence finit
par gêner Valentine, elle lui parla à voix basse pour se distraire de
l'émotion trop vive qui commençait à la gêner aussi.
--N'est-ce pas que nous sommes heureux, lui dit-elle, peut-être pour lui
faire entendre ou pour se dire à elle-même qu'il ne fallait pas désirer de
l'être davantage.
--Oh! dit Bénédict, en s'efforçant malgré lui d'assurer le son de sa voix,
il faudrait mourir ainsi!
Un pas rapide, qui traversait la pelouse et s'approchait du pavillon,
retentit au milieu du silence. Je ne sais quel pressentiment vint effrayer
Bénédict; il serra convulsivement la main de Valentine et la pressa contre
son cœur, qui battait aussi haut dans sa poitrine que le bruit inquiétant
de ces pas inattendus. Valentine sentit le sien se glacer d'une peur
vague, mais terrible; elle retira brusquement ses mains et se dirigea vers
la porte. Mais elle s'ouvrit avant qu'elle l'eût atteinte, et Catherine
essoufflée parut.
--Madame, dit-elle d'un air empressé et consterné, M. de Lansac est au
château!
Ce mot fit sur tous ceux qui l'entendirent le même effet qu'une pierre
lancée au sein des ondes pures et immobiles d'un lac; les cieux, les
arbres, les délicieux paysages qui s'y reflétaient se brisent, se tordent
et s'effacent; un caillou a suffi pour faire rentrer dans le chaos toute
une scène enchantée: ainsi fut rompue l'harmonie délicieuse qui régnait
en ce lieu une minute auparavant. Ainsi fut bouleversé le beau rêve de
bonheur dont se berçait cette famille. Dispersée tout à coup comme
les feuilles que le vent balaie en tourbillon, elle se sépara pleine
d'anxiétés et d'alarmes. Valentine pressa Louise et son fils dans ses
bras.
--À jamais à vous! leur dit-elle en les quittant; nous nous reverrons
bientôt, j'espère; peut-être demain.
Valentin secoua tristement la tête; un mouvement de fierté et de haine
indéfinissable venait d'éclore en lui au nom de M. de Lansac. Il avait
souvent songé que ce noble comte pourrait bien le chasser de sa maison;
cette idée avait parfois empoisonné le bonheur qu'il y goûtait.
--Cet homme fera bien de vous rendre heureuse, dit-il à sa tante d'un air
martial qui la fit sourire d'attendrissement; sinon il aura affaire à moi!
--Que pourrais-tu craindre avec un tel chevalier? dit Athénaïs à madame de
Lansac en s'efforçant de paraître gaie, et en donnant une petite tape de
sa main ronde et polie sur la joue enflammée du jeune homme.
--Venez-vous, Bénédict? cria Louise en se dirigeant vers la porte du parc
qui s'ouvrait sur la campagne.
--Tout à l'heure, répondit-il.
Il suivit Valentine vers l'autre sortie, et tandis que Catherine éteignait
à la hâte les bougies et fermait le pavillon:
--Valentine!... lui dit-il d'une voix sourde et violemment agitée.
Il ne put en dire davantage. Comment eût-il osé exprimer d'ailleurs le
sujet de ses craintes et de sa fureur?
Valentine le comprit, et lui tendant la main d'un air ferme:
--Soyez tranquille, lui répondit-elle avec un sourire d'amour et de
fierté.
L'expression de sa voix et de son regard eut tant de puissance sur
Bénédict que, docile à la volonté de Valentine, il s'éloigna presque
tranquille.
XXXI.
M. de Lansac en costume de voyage et affectant une grande fatigue, s'était
drapé nonchalamment sur le canapé du grand salon. Il vint au-devant de
Valentine d'un air galant et empressé dès qu'il l'aperçut. Valentine
tremblait et se sentait près de s'évanouir. Sa pâleur, sa consternation,
n'échappèrent point au comte; il feignit de ne pas s'en apercevoir, et lui
fit compliment au contraire sur l'éclat de ses yeux et la fraîcheur de
son teint. Puis il se mit aussitôt à causer avec cette aisance que donne
l'habitude de la dissimulation; et le ton dont il parla de son voyage,
la joie qu'il exprima de se retrouver auprès de sa femme, les questions
bienveillantes qu'il lui adressa sur sa santé, sur les plaisirs de sa
retraite, l'aidèrent à se remettre de son émotion et à paraître, comme
lui, calme, gracieuse et polie.
Ce fut alors seulement qu'elle remarqua dans un coin du salon un homme
gros et court, d'une figure rude et commune; M. de Lansac le lui présenta
comme _un de ses amis_. Il y avait quelque chose de contraint dans la
manière dont M. de Lansac prononça ces mots; le regard sombre et terne
de cet homme, le salut raide et gauche qu'il lui rendit, inspirèrent à
Valentine un éloignement irrésistible pour cette figure ingrate, qui
semblait se trouver déplacée en sa présence, et qui s'efforçait, à force
d'impudence, de déguiser le malaise de sa situation.
Après avoir soupé à la même table et vis-à-vis de cet inconnu d'un
extérieur si repoussant, M. de Lansac pria Valentine de donner des ordres
pour qu'on préparât un des meilleurs appartements du château à son bon
_M. Grapp_. Valentine obéit, et quelques instants après M. Grapp se retira,
après avoir échangé quelques paroles à voix basse avec M. de Lansac, et
avoir salué sa femme avec le même embarras et le même regard d'insolente
servilité que la première fois.
Lorsque les deux époux furent seuls ensemble, une mortelle frayeur
s'empara de Valentine. Pâle et les yeux baissés, elle cherchait en vain
à renouer la conversation, quand M. de Lansac, rompant le silence, lui
demanda la permission de se retirer, accablé qu'il était de fatigue.
--Je suis venu de Pétersbourg en quinze jours, lui dit-il avec une sorte
d'affectation; je ne me suis arrêté que vingt-quatre heures à Paris; aussi
je crois... j'ai certainement de la fièvre.
--Oh! sans doute, vous avez... vous devez avoir la fièvre, répéta
Valentine avec un empressement maladroit.
Un sourire haineux effleura les lèvres discrètes du diplomate.
--Vous avez l'air de Rosine dans _le Barbier_! dit-il d'un ton
semi-plaisant, semi-amer, _Buona sera, don Basilio_! Ah! ajouta-t-il en
se traînant vers la porte d'un air accablé, j'ai un impérieux besoin de
sommeiller! Une nuit de plus en poste, et je tombais malade. Il y a de
quoi, n'est-ce pas, ma chère Valentine?
--Oh oui! répondit-elle, il faut vous reposer; je vous ai fait préparer...
--L'appartement du pavillon, n'est-il pas vrai, ma très-belle? C'est le
plus propice au sommeil. J'aime ce pavillon, il me rappellera l'heureux
temps où je vous voyais tous les jours...
--Le pavillon! répondit Valentine d'un air épouvanté qui n'échappa point à
son mari, et qui lui servit de point de départ pour les découvertes qu'il
se proposait de faire avant peu.
--Est-ce que vous avez disposé du pavillon? dit-il d'un air parfaitement
simple et indifférent.
--J'en ai fait une espèce de retraite pour étudier, répondit-elle avec
embarras; car elle ne savait pas mentir. Le lit est enlevé, il ne
saurait être prêt pour ce soir... Mais l'appartement de ma mère, au
rez-de-chaussée, est tout prêt à vous recevoir... s'il vous convient.
--J'en réclamerai peut-être un autre demain, dit M. de Lansac avec une
intention féroce de vengeance et un sourire plein d'une fade tendresse;
en attendant, je m'arrangerai de celui que vous m'assignez.
Il lui baisa la main. Sa bouche sembla glacée à Valentine. Elle froissa
cette main dans l'autre pour la ranimer, quand elle se trouva seule.
Malgré la soumission de M. de Lansac à se conformer à ses désirs, elle
comprenait si peu ses véritables intentions que la peur domina d'abord
toutes les angoisses de son âme. Elle s'enferma dans sa chambre, et
le souvenir confus de cette nuit de léthargie qu'elle y avait passée
avec Bénédict lui revenant à l'esprit, elle se leva et marcha dans
l'appartement avec agitation pour chasser les idées décevantes et cruelles
que l'image de ces événements éveillait en elle. Vers trois heures,
ne pouvant ni dormir ni respirer, elle ouvrit sa fenêtre. Ses yeux
s'arrêtèrent longtemps sur un objet immobile, qu'elle ne pouvait préciser,
mais qui, se mêlant aux tiges des arbres, semblait être un tronc d'arbre
lui-même. Tout à coup elle le vit se mouvoir et s'approcher; elle reconnut
Bénédict. Épouvantée de le voir ainsi se montrer à découvert en face des
fenêtres de M. de Lansac, qui étaient directement au-dessous des siennes,
elle se pencha avec épouvante pour lui indiquer, par signes, le danger
auquel il s'exposait. Mais Bénédict, au lieu d'en être effrayé, ressentit
une joie vive en apprenant que son rival occupait cet appartement.
Il joignit les mains, les éleva vers le ciel avec reconnaissance, et
disparut. Malheureusement M. de Lansac, que l'agitation fébrile du voyage
empêchait aussi de dormir, avait observé cette scène de derrière un rideau
qui le cachait à Bénédict.
Le lendemain, M. de Lansac et M. Grapp se promenèrent seuls dès le matin.
--Eh bien! dit le petit homme ignoble au noble comte, avez-vous parlé à
votre _épouse_?
--Comme vous y allez, mon cher? Eh! donnez-moi le temps de respirer.
--Je ne l'ai pas, moi, Monsieur. Il faut terminer cette affaire avant huit
jours; vous savez que je ne puis différer davantage.
--Eh! patience! dit le comte avec humeur.
--Patience? reprit le créancier d'une voix sombre; il y a dix ans,
Monsieur, que je prends patience; et je vous déclare que ma patience est à
bout. Vous deviez vous acquitter en vous mariant, et voici déjà deux ans
que vous...
--Mais que diable craignez-vous? Cette terre vaut cinq cent mille francs,
et n'est grevée d'aucune autre hypothèque.
--Je ne dis pas que j'aie rien à risquer, répondit l'intraitable créancier;
mais je dis que je veux rentrer dans mes fonds, réunir mes capitaux, et
sans tarder. Cela est convenu, Monsieur, et j'espère que vous ne ferez pas
encore cette fois comme les autres.
--Dieu m'en préserve! j'ai fait cet horrible voyage exprès pour me
débarrasser à tout jamais de vous... de votre créance, je veux dire, et
il me tarde de me voir enfin libre de soucis. Avant huit jours vous serez
satisfait.
--Je ne suis pas aussi tranquille que vous, reprit l'autre du même ton
rude et persévérant; votre femme... c'est-à-dire votre _épouse_, peut
faire avorter tous vos projets; elle peut refuser de signer...
--Elle ne refusera pas...
--Hein! vous direz peut-être que je vais trop loin; mais moi, après tout,
j'ai le droit de voir clair dans les affaires de famille. Il m'a semblé
que vous n'étiez pas aussi enchantés de vous revoir que vous me l'aviez
fait entendre.
--Comment! dit le comte pâlissant de colère à l'insolence de cet homme.
--Non, non! reprit tranquillement l'usurier. Madame la comtesse a eu l'air
médiocrement flattée. Je m'y connais, moi...
--Monsieur! dit le comte d'un ton menaçant.
--Monsieur! dit l'usurier d'un ton plus haut encore et fixant sur son
débiteur ses petits yeux de sanglier; écoutez, il faut de la franchise en
affaires, et vous n'en avez point mis dans celle-ci... Écoutez, écoutez!
Il ne s'agit pas de s'emporter. Je n'ignore pas que d'un mot madame de
Lansac peut prolonger indéfiniment ma créance; et qu'est-ce que je tirerai
de vous après? Quand je vous ferais coffrer à Sainte-Pélagie, il faudrait
vous y nourrir; et il n'est pas sûr qu'au train dont va l'affection de
votre femme, elle voulût vous en tirer de si tôt...
--Mais enfin, Monsieur, s'écria le comte outré, que voulez-vous dire? sur
quoi fondez-vous...
--Je veux dire que j'ai aussi, moi, une femme jeune et jolie. Avec de
l'argent, qu'est-ce qu'on n'a pas? Eh bien, quand j'ai fait une absence de
quinze jours seulement, quoique ma maison soit aussi grande que la vôtre,
ma femme, je veux dire mon épouse, n'occupe pas le premier étage tandis
que j'occupe le rez-de-chaussée. Au lieu qu'ici, Monsieur... Je sais bien
que les ci-devant nobles ont conservé leurs anciens usages, qu'ils vivent
à part de leurs femmes; mais mordieu! Monsieur, il y a deux ans que vous
êtes séparé de la vôtre...
Le comte froissait avec fureur une branche qu'il avait ramassée pour se
donner une contenance.
--Monsieur, brisons là! dit-il étouffant de colère. Vous n'avez pas le
droit de vous immiscer dans mes affaires à ce point; demain vous aurez la
garantie que vous exigez, et je vous ferai comprendre alors que vous avez
été trop loin.
Le ton dont il prononça ces paroles effraya fort peu M. Grapp; il était
endurci aux menaces, et il y avait une chose dont il avait bien plus peur
que des coups de canne: c'était la banqueroute de ses débiteurs.
La journée fut employée à visiter la propriété. M. Grapp avait fait venir
dans la matinée un employé au cadastre. Il parcourut les bois, les champs,
les prairies, estimant tout, chicanant pour un sillon, pour un arbre
abattu; dépréciant tout, prenant des notes, et faisant le tourment et le
désespoir du comte, qui fut vingt fois tenté de le jeter dans la rivière.
Les habitants de Grangeneuve furent très-surpris de voir arriver ce noble
comte en personne, escorté de son acolyte qui examinait tout, et dressait
presque déjà l'inventaire du bétail et du mobilier aratoire. M. et madame
Lhéry crurent voir dans cette démarche de leur nouveau propriétaire
un témoignage de méfiance et l'intention de résilier le bail. Ils ne
demandaient pas mieux désormais. Un riche maître de forges, parent et ami
de la maison, venait de mourir sans enfants, et de laisser par testament
deux cent mille francs à _sa chère et digne filleule Athénaïs Lhéry, femme
Blutty_. Le père Lhéry proposa donc à M. de Lansac la résiliation du bail,
et M. Grapp se chargea de répondre que dans trois jours les parties
s'entendraient à cet égard.
Valentine avait cherché vainement une occasion d'entretenir son mari et
de lui parler de Louise. Après le dîner, M. de Lansac proposa à Grapp
d'examiner le parc. Ils sortirent ensemble, et Valentine les suivit,
craignant, avec quelque raison, les recherches du côté du parc réservé.
M. de Lansac lui offrit son bras, et affecta de s'entretenir avec elle sur
un ton d'amitié et d'aisance parfaite.
Elle commençait à reprendre courage, et se serait hasardée à lui adresser
quelques questions, lorsque la clôture particulière dont elle avait
entouré sa _réserve_ vint frapper l'attention de M. de Lansac.
--Puis-je vous demander, ma chère, ce que signifie cette division? lui
dit-il d'un ton très-naturel. On dirait d'une remise pour le gibier. Vous
livrez-vous donc au royal plaisir de la chasse?
Valentine expliqua, en s'efforçant de prendre un ton dégagé, qu'elle avait
établi sa retraite particulière en ce lieu, et qu'elle y venait jouir
d'une plus libre solitude pour travailler.
--Eh! mon Dieu, dit M. de Lansac, quel travail profond et consciencieux
exige donc de semblables précautions? Eh quoi! des palissades, des grilles,
des massifs impénétrables! mais vous avez fait du pavillon un palais de
fées, j'imagine! Moi qui croyais déjà la solitude du château si austère!
Vous la dédaignez, vous! C'est le secret du cloître; c'est le mystère
qu'il faut à vos sombres élucubrations. Mais, dites-moi, cherchez-vous la