Valentine - 15


Ce noble orgueil d'elle-même, auquel Valentine avait encore droit, acheva
d'aigrir celle qui se livrait trop aveuglément peut-être à sa passion.
Toujours facile à blesser, parce que sa vie passée était souillée d'une
tache ineffaçable, elle éprouva comme un sentiment de haine pour la
supériorité de Valentine. Un instant, l'amitié, la compassion, la
générosité, tous les nobles sentiments s'éteignirent dans son cœur; elle
ne trouva pas de meilleure vengeance à exercer que d'humilier Valentine.
--Mais de quoi donc est-il question? lui dit-elle avec dureté. Quels
dangers courez-vous? Je ne comprends pas de quoi vous me parlez.
Il y avait dans sa voix une sécheresse qui fit mal à Valentine; jamais
elle ne l'avait vue ainsi. Elle s'arrêta quelques instants pour la
regarder avec surprise. À la lueur d'une pâle bougie qui brûlait sur le
piano au fond de l'appartement, elle crut voir dans les traits de sa sœur
une expression qu'elle ne leur connaissait pas. Ses sourcils étaient
contractés, ses lèvres pâles et serrées; son œil, terne et sévère, était
impitoyablement attaché sur Valentine. Celle-ci, troublée, recula
involontairement sa chaise, et, toute tremblante, chercha à s'expliquer la
froideur dédaigneuse dont pour la première fois de sa vie elle se voyait
l'objet. Mais elle eût tout imaginé plutôt que de deviner la vérité.
Humble et pieuse, elle eut en ce moment tout l'héroïsme que l'esprit
religieux, donne aux femmes, et, se jetant aux pieds de sa sœur, elle
cacha son visage baigné de larmes sur ses genoux.
--Vous ayez raison de m'humilier ainsi, lui dit-elle; je l'ai bien mérité,
et quinze ans de vertu vous donnent le droit de réprimander ma jeunesse
imprudente et vaine. Grondez-moi, méprisez-moi; mais ayez compassion de
mon repentir et de mes terreurs. Protégez-moi, Louise, sauvez-moi; vous le
pouvez, car vous savez tout!
--Laisse! s'écria Louise, bouleversée par cette conduite et ramenée tout
à coup aux nobles sentiments qui faisaient le fond de son caractère,
relève-toi, Valentine, ma sœur, mon enfant, ne reste pas ainsi à mes
genoux. C'est moi qui devrais être aux tiens; c'est moi qui suis
méprisable et qui devrais te demander, ange du ciel, de me réconcilier
avec Dieu! Hélas! Valentine, je ne sais que trop tes chagrins; mais
pourquoi me les confier, à moi, misérable, qui ne puis t'offrir aucune
protection et qui n'ai pas le droit de te conseiller?
--Tu peux me conseiller et me protéger, Louise, répondit Valentine en
l'embrassant avec effusion. N'as-tu pas pour toi, l'expérience qui donne
la raison et la force? Il faut que cet homme s'éloigne d'ici ou il faut
que je parte moi-même. Nous ne devons pas nous voir davantage; car chaque
jour le mal augmente, et le retour à Dieu devient plus difficile. Oh! tout
à l'heure je me vantais! je sens que mon cœur est bien coupable.
Les larmes amères que répandait Valentine brisèrent le cœur de Louise.
--Hélas! dit-elle, pâle et consternée, le mal est donc aussi grand que je
craignais! Vous aussi, vous voilà malheureuse à jamais!
--À jamais! dit Valentine épouvantée; avec la volonté de guérir et l'aide
du ciel...
--On ne guérit pas! reprit Louise d'un ton sinistré, en mettant ses deux
mains sur son cœur sombre et désolé.
Puis elle se leva, et, marchant avec agitation, elle s'arrêtait de temps
en temps devant Valentine pour lui parler d'une voix entrecoupée.
--Pourquoi me demander des conseils, à moi? Qui suis-je pour consoler
et pour guérir? Eh quoi! vous me demandez l'héroïsme qui terrasse
les passions, et les vertus qui préservent la société, à moi! à moi
malheureuse, que les passions ont flétrie, que la société a maudite et
repoussée! Et où prendrais-je, pour vous le donner, ce qui n'est pas en
moi? Adressez-vous aux femmes que le monde estime; adressez-vous à votre
mère! Celle-là est irréprochable; nul n'a su positivement que mon amant
ait été le sien. Elle avait tant de prudence! Et quand mon père, quand son
époux a tué cet homme qui lui avait été parjure, elle a battu des mains;
et le monde l'a vue triompher, tant elle avait de force d'âme et de
fierté! Voilà les femmes qui savent vaincre une passion ou en guérir!...
Valentine, épouvantée de ce qu'elle entendait, voulait interrompre sa
sœur; mais celle-ci, en proie à une sorte de délire, continua:
--Les femmes comme moi succombent, et sont à jamais perdues! Les femmes
comme vous, Valentine, doivent prier et combattre; elles doivent chercher
leur force en elles-mêmes et ne pas la demander aux autres. Des conseils!
des conseils! quels conseils vous donnerais-je que vous ne sachiez fort
bien vous dicter? C'est la force de les suivre qu'il faut trouver. Vous me
croyez donc plus forte que vous? Non, Valentine, je ne le suis pas. Vous
savez bien quelle a été ma vie, avec quelles passions indomptables je suis
née; vous savez bien où elles m'ont conduite!
--Tais-toi, Louise, s'écria Valentine en s'attachant à elle avec douleur,
cesse de te calomnier ainsi. Quelle femme fut plus grande et plus forte
que toi dans sa chute? Peut-on t'accuser éternellement d'une faute commise
dans l'âge de l'ignorance et de la faiblesse? Hélas! vous étiez une
enfant! et depuis vous avez été sublime, vous avez forcé l'estime de tout
ce qui porte un cœur élevé. Vous voyez bien que vous savez ce que c'est
que la vertu.
--Hélas! dit Louise, ne l'apprenez jamais au même prix; abandonnée à
moi-même dès mon enfance, privée des secours de la religion et de la
protection d'une mère, livrée à notre aïeule, cette femme si légère et si
dépourvue de pudeur, je devais tomber de flétrissure en flétrissure! Oui,
cela serait arrivé sans les sanglantes et terribles leçons que me donna le
sort. Mon amant immolé par mon père; mon père lui-même, abreuvé de douleur
et de honte par ma faute, cherchant et trouvant la mort quelques jours
après sur un champ de bataille; moi, bannie, chassée honteusement du toit
paternel, et réduite à traîner ma misère de ville en ville avec mon enfant
mourant de faim dans mes bras! Ah! Valentine, c'est là une horrible
destinée!
C'était la première fois que Louise parlait aussi hardiment de ses
malheurs. Exaltée par la crise douloureuse où elle se trouvait, elle
s'abandonnait à la triste satisfaction de se plaindre elle-même, et elle
oubliait les chagrins de Valentine et l'appui qu'elle lui devait. Mais
ces cris du remords et du désespoir produisirent plus d'effet que les
plus éloquentes remontrances. En mettant sous les yeux de Valentine le
tableau des malheurs où peuvent entraîner les passions, elle la frappa
d'épouvante. Valentine se vit sur le bord de l'abîme où sa sœur était
tombée.
--Vous avez raison, s'écria-t-elle, c'est une horrible destinée, et, pour
la porter avec courage et vertu, il faut être vous; mon âme, plus faible,
s'y perdrait. Mais, Louise, aidez-moi à avoir du courage, aidez-moi à
éloigner Bénédict.
Comme elle prononçait ce nom, un faible bruit lui fit tourner la tête.
Toutes deux jetèrent un cri perçant en voyant Bénédict debout, derrière
elles, comme une pâle apparition.
--Vous avez prononcé mon nom, Madame, dit-il à Valentine avec ce calme
profond qui donnait souvent le change sur ses impressions réelles.
Valentine s'efforça de sourire. Louise ne partagea pas son erreur.
--Où étiez-vous donc, lui dit-elle, pour avoir si bien entendu?
--J'étais fort près d'ici, Mademoiselle, répondit Bénédict avec un regard
double.
--Cela est au moins fort étrange, dit Valentine d'un ton sévère. Ma sœur
vous avait dit, ce me semble, qu'elle voulait me parler en particulier, et
vous êtes resté assez près de nous pour nous écouter, sans doute?
Bénédict n'avait jamais vu Valentine irritée contre lui; il en fut étourdi
un instant, et faillit renoncer à son hardi projet. Mais comme c'était
pour lui une crise décisive, il paya d'audace, et, conservant dans son
regard et dans son attitude cette fermeté grave qui lui donnait tant de
puissance sur l'esprit des autres:
--Il est fort inutile de dissimuler, dit-il; j'étais assis derrière ce
rideau, et je n'ai rien perdu de votre entretien. J'aurais pu en entendre
davantage et me retirer, sans être aperçu, par la même fenêtre qui
m'avait donné entrée. Mais y étais si intéressé dans le sujet de votre
discussion...
Il s'arrêta en voyant Valentine devenir plus pâle que sa collerette et
tomber sur un fauteuil d'un air consterné. Il eut envie de se jeter à ses
pieds, de pleurer sur ses mains; mais il sentait trop la nécessité de
dominer l'agitation de ces deux femmes à force de sang-froid et de
fermeté.
--J'étais si intéressé dans votre discussion, reprit-il, que j'ai cru
rentrer dans mon droit en venant y prendre part. Si j'ai eu tort, l'avenir
en décidera. En attendant, tâchons d'être plus forts que notre destinée.
Louise, vous ne sauriez rougir de ce que vous avez dit devant moi; vous ne
pouvez oublier que vous vous êtes souvent accusée ainsi à moi-même, et je
serais tenté de croire qu'il y a de la coquetterie dans votre vertueuse
humilité, tant vous savez bien quel doit en être l'effet sur ceux qui,
comme moi, vous vénèrent pour les épreuves que vous avez subies.
En parlant ainsi, il prit la main de Louise, qui était penchée sur sa sœur
et la tenait embrassée; puis il l'attira doucement et d'un air affectueux
vers un siège plus éloigné; et quand il l'y eut assise, il porta cette
main à ses lèvres avec tendresse, et aussitôt, s'emparant du siège dont il
l'avait arrachée, et se plaçant entre elle et Valentine, il lui tourna le
dos et ne s'occupa plus d'elle.
--Valentine! dit-il alors d'une voix pleine et grave.
C'était la première fois qu'il osait l'appeler par son nom en présence
d'un tiers. Valentine tressaillit, écarta ses mains dont elle se cachait
le visage, et laissa tomber sur lui un regard froid et offensé. Mais
il répéta son nom avec une douceur pleine d'autorité, et tant d'amour
brillait dans ses yeux que Valentine se cacha de nouveau le visage pour ne
pas le voir.
--Valentine, reprit-il, n'essayez pas avec moi ces feintes puériles qu'on
dit être la grande défense de votre sexe; nous ne pouvons plus nous
tromper l'un l'autre. Voyez cette cicatrice! je l'emporterai dans la
tombe! C'est le sceau et le symbole de mon amour pour vous. Vous ne pouvez
pas croire que je consente à vous perdre, c'est une erreur trop naïve pour
que vous l'admettiez; Valentine, vous n'y songez pas!
Il prit ses mains dans les siennes. Subjuguée par son air de résolution,
elle les lui abandonna et le regarda d'un air effrayé.
--Ne me cachez pas vos traits, lui dit-il, et ne craignez pas de voir en
face de vous le spectre que vous avez retiré du tombeau! Vous l'avez
voulu, Madame! si je suis devant vous aujourd'hui comme un objet de
terreur et d'aversion, c'est votre faute. Mais écoute, ma Valentine, ma
toute-puissante maîtresse, je t'aime trop pour te contrarier; dis un mot,
et je retourne au linceul dont tu m'as retiré.
En même temps, il tira un pistolet de sa poche, et le lui montrant:
--Vois-tu, lui dit-il, c'est le même, absolument le même; ses braves
services ne l'ont point endommagé; c'est un ami fidèle et toujours à tes
ordres. Parle, chasse-moi, il est toujours prêt... Oh! rassurez-vous,
s'écria-t-il d'un ton railleur, en voyant ces deux femmes, pâles d'effroi,
se reculer en criant; ne craignez pas que je commette l'inconvenance de me
tuer sous vos yeux; je sais trop les égards qu'on doit aux nerfs des
femmes.
--C'est une scène horrible! s'écria Louise avec angoisse; vous voulez
faire mourir Valentine.
--Tout à l'heure, Mademoiselle, vous me réprimanderez, répondit-il d'un
air haut et sec; à présent je parle à Valentine, et je n'ai pas fini.
Il désarma son pistolet et le mit dans sa poche.
--Voyez-vous, Madame, dit-il à Valentine, c'est absolument à cause de vous
que je vis, non pour votre plaisir, mais pour le mien. Mon plaisir est
et sera toujours bien modeste. Je ne demande rien que vous ne puissiez
accorder sans remords à la plus pure amitié. Consultez votre mémoire et
votre conscience; l'avez-vous trouvé bien audacieux et bien dangereux,
ce Bénédict qui n'a au monde qu'une passion? Cette passion, c'est vous.
Vous ne pouvez pas espérer qu'il en ait jamais une autre, lui qui est déjà
vieux de cœur et d'expérience pour tout le reste! lui qui vous a aimée,
n'aimera jamais une autre femme; car enfin, ce n'est pas une brute, ce
Bénédict que vous voulez chasser! Eh quoi! vous m'aimez assez pour me
craindre, et vous me méprisez assez pour espérer me soumettre à vous
perdre? Oh! quelle folie! Non, non! je ne vous perdrai pas tant que
j'aurai un souffle de vie, j'en jure par le ciel et par l'enfer! je vous
verrai, je serai votre ami, votre frère, ou que Dieu me damne si...
--Par pitié, taisez-vous, dit Valentine, pâle et suffoquée, en lui
pressant les mains d'une manière convulsive; je ferai ce que vous voudrez,
je perdrai mon âme à jamais, s'il le faut, pour sauver votre vie...
--Non, vous ne perdrez pas votre âme, répondit-il, vous nous sauverez tous
deux. Croyez-vous donc que je ne puisse pas aussi mériter le ciel et tenir
un serment? Hélas! avant vous je croyais à peine en Dieu; mais j'ai adopté
tous vos principes, toutes vos croyances. Je suis prêt à jurer par celui
de vos anges que vous me nommerez. Laissez-moi vivre, Valentine; que vous
importe? Je ne repousse pas la mort; imposée par vous, cette fois, elle me
serait plus douce que la première. Mais, par pitié, Valentine, ne me
condamnez pas au néant!... Vous froncez le sourcil à ce mot. Eh! tu sais
bien que je crois au ciel avec toi; mais le ciel sans toi, c'est le néant.
Le ciel n'est pas où tu n'es pas; j'en suis si certain que, si tu me
condamnes à mourir, je te tuerai peut-être aussi afin de ne pas te perdre.
J'ai déjà eu cette idée... Il s'en est fallu de peu qu'elle ne dominât
toutes les autres!... Mais, crois-moi, vivons encore quelques jours
ici-bas. Hélas! ne sommes-nous pas heureux? En quoi donc sommes-nous
coupables? Tu ne me quitteras pas, dis?... Tu ne m'ordonneras pas de
mourir, c'est impossible; car tu m'aimes, et tu sais bien que ton honneur,
ton repos, tes principes me sont sacrés. Est-ce que vous me croyez capable
d'en abuser, Louise? dit-il en se tournant brusquement vers elle. Vous
faisiez tout à l'heure une horrible peinture des maux où la passion nous
entraîne; je proteste que j'ai foi en moi-même, et que si j'eusse été aimé
de vous jadis, je n'aurais point flétri et empoisonné votre vie. Non,
Louise, non, Valentine, tous les hommes ne sont pas des lâches...
Bénédict parla encore longtemps, tantôt avec force et passion, tantôt avec
une froide ironie, tantôt avec douceur et tendresse. Après avoir épouvanté
ces deux femmes et les avoir subjuguées par la crainte, il vint à bout de
les dominer par l'attendrissement. Il sut si bien s'emparer d'elles, qu'en
les quittant il avait obtenu toutes les promesses qu'elles se seraient
crues incapables d'accorder une heure auparavant.


XXIX.

Voici quel fut le résultat de leurs conventions.
Louise partit pour Paris, et revint quinze jours après avec son fils. Elle
força madame Lhéry à traiter avec elle pour une pension qu'elle voulait
lui payer chaque mois. Bénédict et Valentine se chargèrent tour à tour de
l'éducation de Valentin, et continuèrent à se voir presque tous les jours
après le coucher du soleil.
Valentin était un garçon de quinze ans, grand, mince et blond. Il
ressemblait à Valentine; il avait comme elle un caractère égal et facile.
Ses grands yeux bleus avaient déjà cette expression de douceur caressante
qui charmait en elle; son sourire avait la même fraîcheur, la même bonté.
Il ne l'eut pas plus tôt vue, qu'il se prit d'affection pour elle au point
que sa mère en fut jalouse.
On régla ainsi l'emploi de son temps: il allait passer dans la matinée
deux heures avec sa tante, qui cultivait en lui les arts d'agrément. Le
reste du jour, il le passait à la maisonnette du ravin. Bénédict avait
fait d'assez bonnes études pour remplacer avantageusement ses professeurs.
Il avait pour ainsi dire forcé Louise à lui confier l'éducation de cet
enfant; il s'était senti le courage et la volonté ferme de s'en charger et
de lui consacrer plusieurs années de sa vie. C'était une manière de
s'acquitter envers elle, et sa conscience embrassait cette tâche avec
ardeur. Mais quand il eut vu Valentin, la ressemblance de ses traits et de
son caractère avec Valentine, et jusqu'à la similitude de son nom, lui
firent concevoir pour lui une affection dont il ne se serait pas cru
capable. Il l'adopta dans son cœur, et pour lui épargner les longues
courses qu'il était forcé de faire chaque jour, il obtint que sa mère le
laissât habiter avec lui. Il lui fallut bien souffrir alors que, sous
prétexte de rendre l'habitation commode à son nouvel occupant, Valentine
et Louise y fissent faire quelques embellissements. Par leurs soins, la
maison du ravin devint en peu de jours une retraite délicieuse pour un
homme frugal et poétique comme l'était Bénédict; le pavé humide et malsain
fit place à un plancher élevé de plusieurs pieds au-dessus de l'ancien
sol. Les murs furent recouverts d'une étoffe sombre et fort commune, mais
élégamment plissée en forme de tente pour cacher les poutres du plafond.
Des meubles simples, mais propres, des livres choisis, quelques gravures,
et de jolis tableaux peints par Valentine, furent apportés du château, et
achevèrent de créer comme par magie un élégant cabinet de travail sous le
toit de chaume de Bénédict. Valentine fit présent à son neveu d'un joli
poney du pays pour venir chaque matin déjeuner et travailler avec elle.
Le jardinier du château vint arranger le petit jardin de la chaumière;
il cacha les légumes prosaïques derrière des haies de pampres; il sema
de fleurs le tapis de verdure qui s'arrondissait devant la porte de
la maison, il fit courir des guirlandes de liseron et de houblon sur
le chaume rembruni de la toiture; il couronna la porte d'un dais de
chèvrefeuille et de clématite: il élagua un peu les houx et les buis du
ravin, et ouvrit quelques percées d'un aspect sauvage et pittoresque. En
homme intelligent, que la science de l'horticulture n'avait pas abruti, il
respecta les longues fougères qui s'accrochaient aux rochers; il nettoya
le ruisseau sans lui ôter ses pierres moussues et ses margelles de
bruyères empourprées, enfin il embellit considérablement cette demeure.
Les libéralités de Bénédict et les bontés de Valentine fermèrent la bouche
à tout commentaire insolent. Qui pouvait ne pas aimer Valentine? Dans les
premiers jours, l'arrivée de Valentin, ce témoignage vivant du déshonneur
de sa mère, fit un peu jaser le village et les serviteurs du château.
Quelque porté qu'on soit à la bienveillance, on ne renonce pas aisément à
une occasion si favorable de blâmer et de médire. Alors on fit attention à
tout; on remarqua les fréquentes visites de Bénédict au château, le genre
de vie mystérieux et retiré de madame de Lansac. Quelques vieilles femmes
qui, du reste, détestaient cordialement madame de Raimbault, firent
observer à leurs voisines, avec un soupir et un clignement d'œil piteux,
que les habitudes étaient déjà bien changées au château depuis le départ
de la comtesse, et que tout ce qui s'y passait ne lui conviendrait guère
si elle pouvait s'en douter. Mais les commérages furent tout à coup
arrêtés par l'invasion d'une épidémie dans le pays. Valentine, Louise et
Bénédict prodiguèrent leurs soins, s'exposèrent courageusement aux dangers
de la contagion, fournirent avec générosité à toutes les dépenses,
prévinrent tous les besoins du pauvre, éclairèrent l'ignorance du riche.
Bénédict avait étudié un peu en médecine; avec une saignée et quelques
ordonnances rationnelles, il sauva beaucoup de malades. Les tendres soins
de Louise et de Valentine adoucirent les dernières souffrances des autres
ou calmèrent la douleur des survivants. Quand l'épidémie fut passée,
personne ne se souvint des cas de conscience qui s'étaient élevés à propos
de ce jeune et beau garçon transplanté dans le pays. Tout ce que firent
Valentine, Bénédict ou Louise, fut déclaré inattaquable; et si quelque
habitant d'une ville voisine eût osé tenir un propos équivoque sur leur
compte, il n'était pas un paysan à trois lieues à la ronde qui ne le
lui eût fait payer cher. Le passant curieux et désœuvré était mal venu
lui-même à faire dans les cabarets de village quelques questions trop
indiscrètes sur le compte de ces trois personnes.
Ce qui compléta leur sécurité, c'est que Valentine n'avait gardé à son
service aucun de ces valets nés dans la livrée, peuple insolent, ingrat et
bas, qui salit tout ce qu'il regarde, et dont la comtesse de Raimbault
aimait à s'entourer, pour avoir apparemment des esclaves à tyranniser.
Après son mariage, Valentine avait renouvelé sa maison; elle ne l'avait
composée que de ces bons serviteurs à demi villageois qui font un bail
pour entrer au service d'un maître, le servent avec gravité, avec lenteur,
avec _complaisance_, si l'on peut parler ainsi; qui répondent: _Je veux
bien_, ou: _Il y a moyen_, à ses ordres, l'impatientent et le désespèrent
souvent, cassent ses porcelaines, ne lui volent pas un sou, mais par
maladresse et lourdeur font un horrible dégât dans une maison élégante;
gens insupportables, mais excellents, qui rappellent toutes les vertus de
l'âge patriarcal; qui, dans leur solide bon sens et leur heureuse
ignorance, n'ont pas l'idée de cette rapide et servile soumission de la
domesticité selon nos usages; qui obéissent sans se presser, mais avec
respect; gens précieux, qui ont encore la foi de leur devoir, parce que
leur devoir est une convention franche et raisonnée; gens robustes, qui
rendraient des coups de cravache à un dandy; qui ne font rien que par
amitié; qu'on ne peut s'empêcher ni d'aimer ni de maudire; qu'on souhaite,
cent fois par jour, voir à tous les diables, mais qu'on ne se décide
jamais à mettre à la porte.
La vieille marquise eût pu être une sorte d'obstacle aux projets de nos
trois amis. Valentine s'apprêtait à lui en faire la confidence et à la
disposer en sa faveur. Mais, à cette époque, elle faillit succomber à une
attaque d'apoplexie. Son raisonnement et sa mémoire en reçurent une si
vive atteinte, qu'il ne fallut pas espérer de lui faire comprendre ce dont
il s'agissait. Elle cessa d'être active et robuste; elle se renferma
presque entièrement dans sa chambre, et se livra avec sa gouvernante aux
pratiques d'une dévotion puérile. La religion, dont elle s'était fait un
jeu toute sa vie, lui devint un amusement nécessaire, et sa mémoire usée
ne s'exerça plus qu'à réciter des patenôtres. Il n'y avait donc plus
qu'une personne qui eût pu nuire à Valentine; c'était cette demoiselle
de compagnie. Mais mademoiselle Beaujon (c'était son nom) ne demandait
qu'une chose au monde, c'était de rester auprès de sa maîtresse, et de
la circonvenir de manière à accaparer tous les legs qu'il serait en son
pouvoir de lui faire. Valentine, tout en la surveillant de manière à ce
qu'elle n'abusât jamais de l'empire qu'elle avait sur l'esprit de la
marquise, s'étant assurée qu'elle méritait par son zèle et ses soins
toutes les récompenses qu'elle pourrait en obtenir, lui témoigna une
confiance dont elle fut reconnaissante. Madame de Raimbault, à demi
instruite par la voix publique (car rien ne peut rester absolument secret,
si bien qu'on s'y prenne), lui écrivit pour savoir à quoi s'en tenir sur
les différents propos qui lui étaient parvenus. Elle avait grande
confiance dans cette Beaujon, qui n'avait jamais beaucoup aimé Valentine,
et qui, en revanche, avait toujours aimé à médire. Mais la Beaujon, dans
un style et dans une orthographe remarquablement bizarres, s'empressa de
la détromper et de l'assurer qu'elle n'avait jamais entendu parler de ces
étranges nouvelles, inventées probablement dans les petites villes des
environs. La Beaujon comptait se retirer du service aussitôt que la
vieille marquise serait morte; elle se souciait fort peu ensuite du
courroux de la comtesse, pourvu qu'elle quittât cette maison les poches
pleines.
M. de Lansac écrivait fort rarement, et ne témoignait nulle impatience de
revoir sa femme, nul désir de s'occuper de ses affaires de cœur. Ainsi une
réunion de circonstances favorables concourait à protéger le bonheur que
Louise, Valentine et Bénédict, volaient pour ainsi dire à la loi des
convenances et des préjugés. Valentine fit entourer d'une clôture la
partie du parc où était situé le pavillon. Cette espèce de parc réservé
était fort sombre et fort bien planté. On y ajouta sur les confins, des
massifs de plantes grimpantes, des remparts de vigne vierge, d'aristoloche,
et de ces haies de jeunes cyprès qu'on taille en rideau, et qui forment
une barrière impénétrable à la vue. Au milieu de ces lianes, et derrière
ces discrets ombrages, le pavillon s'élevait dans une situation délicieuse,
auprès d'une source dont le bouillonnement, s'échappant à travers les
roches, entretenait sans cesse un frais murmure autour de cette rêveuse
et mystérieuse retraite. Personne n'y fut admis que Valentin, Louise,
Bénédict et Athénaïs, lorsqu'elle pouvait échapper à la surveillance de
son mari, qui n'aimait pas beaucoup à lui voir conserver des relations
avec son cousin. Chaque matin, Valentin, qui avait une clef du pavillon,
venait y attendre Valentine. Il arrosait ses fleurs, il renouvelait celles
du salon, il essayait quelques études sur le piano, ou bien il donnait des
soins à la volière. Quelquefois il s'oubliait, sur un banc, aux vagues
et inquiètes rêveries de son âge; mais sitôt qu'il apercevait la forme
svelte de sa tante à travers les arbres, il se remettait à l'ouvrage.
Valentine aimait à constater la similitude de leurs caractères et de leurs
inclinations; elle se plaisait à retrouver dans ce jeune homme, malgré la
différence des sexes, les goûts paisibles, l'amour de la vie intime et
retirée qui étaient en elle. Et puis elle l'aimait à cause de Bénédict,
dont il recevait les soins et les leçons, et dont chaque jour il lui
apportait un reflet.
Valentin, sans comprendre la force des liens qui l'attachaient à Bénédict
et à Valentine, les aimait déjà avec une vivacité et une délicatesse
au-dessus de son âge. Cet enfant, né dans les larmes, le plus grand fléau
et la plus grande consolation de sa mère, avait fait de bonne heure
l'essai de cette sensibilité qui se développe plus tard dans le cours des
destinées ordinaires. Dès qu'il avait été en âge de comprendre un peu la
vie, Louise lui avait exposé nettement sa position dans le monde, les
malheurs de sa destinée, la tache de sa naissance, les sacrifices qu'elle
lui avait faits, et tout ce qu'elle avait à braver pour remplir envers
lui ces devoirs si faciles et si doux aux autres mères. Valentin avait
profondément senti toutes ces choses; son âme, facile et tendre, avait
pris dès lors une teinte de mélancolie et de fierté; il avait conçu pour
sa mère une reconnaissance passionnée, et, dans toutes ses douleurs, elle
avait trouvé en lui de quoi la récompenser et la consoler...
Mais il faut bien l'avouer, Louise, qui était capable d'un si grand
courage et de tant de vertus supérieures au vulgaire, était peu agréable
dans le commerce de la vie ordinaire; passionnée à propos de tout, et, en
dépit d'elle même, sensible à toutes les blessures dont elle aurait dû
savoir émousser l'atteinte, elle faisait souvent retomber l'amertume de
son âme sur l'âme si douce et si impressionnable de son fils. Aussi, à
force d'irriter ses jeunes facultés, elle les avait déjà un peu épuisées.
Il y avait comme des teintes de vieillesse sur ce front de quinze ans, et
cet enfant, à peine éclos à la vie, éprouvait déjà la fatigue de vivre et
le besoin de se reposer dans une existence calme et sans orage. Comme une
belle fleur née le matin sur les rochers et déjà battue des vents avant de
s'épanouir, il penchait sa tête pâle sur son sein, et son sourire avait
une langueur qui n'était pas de son âge. Aussi, l'intimité si caressante
et si sereine de Valentine, le dévouement si prudent et si soutenu de
Bénédict, commencèrent pour lui une nouvelle ère. Il se sentit épanouir
dans cette atmosphère plus favorable à sa nature. Sa taille souple et