Valentine - 13

Oh! si vous saviez comme vous êtes belle! oh! jamais, jamais une poitrine
d'homme ne renfermera sans se briser tout l'amour que j'avais pour vous!
«Si l'âme n'est pas un vain souffle que le vent disperse, la mienne
habitera toujours près de vous.
«Le soir, quand vous irez au bout de la prairie, pensez à moi si la brise
soulève vos cheveux; et si, dans ses froides caresses, vous sentez courir
tout à coup une haleine embrasée; la nuit dans vos songes, si un baiser
mystérieux vous effleure, souvenez-vous de Bénédict.»
Il plia ce papier et le mit sur le guéridon, à la place de ses pistolets,
que Catherine avait presque touchés sans les voir; il les désarma,
les prit sur lui, se pencha vers Valentine, la regarda encore avec
enthousiasme, déposa un baiser, le premier et le dernier, sur ses lèvres;
puis il s'élança vers la fenêtre, et, avec le courage d'un homme qui
n'a rien à risquer, il descendit au péril de sa vie. Il pouvait tomber
de trente pieds de haut, ou bien recevoir un coup de fusil, comme un
voleur; mais que lui importait! La seule crainte de compromettre Valentine
l'engageait à prendre des précautions pour n'éveiller personne. Le
désespoir lui donna des forces surnaturelles; car, pour ceux qui
regarderaient aujourd'hui de sang-froid la distance des croisées du
rez-de-chaussée à celles du premier étage, au château de Raimbault, la
nudité du mur et l'absence de tout point d'appui, une pareille entreprise
semblerait fabuleuse.
Il atteignit pourtant le sol sans éveiller personne, et gagna la campagne
par-dessus les murs.
Les premières lueurs du matin blanchissaient l'horizon.


XXIV.

Valentine, plus fatiguée d'un semblable sommeil qu'elle ne l'eût été d'une
insomnie, s'éveilla fort tard. Le soleil était haut et chaud dans le ciel,
des myriades d'insectes bourdonnaient dans ses rayons. Longtemps plongée
dans ce mol engourdissement qui suit le réveil, Valentine ne cherchait
point encore à recueillir ses idées; elle écoutait vaguement les mille
bruits de l'air et des champs. Elle ne souffrait point parce qu'elle avait
oublié bien des choses et qu'elle en ignorait plus encore.
Elle se souleva pour prendre un verre d'eau sur le guéridon, et trouva la
lettre de Bénédict; elle la retourna dans ses doigts lentement et sans
avoir la conscience de ce qu'elle faisait. Enfin elle y jeta les yeux,
et, en reconnaissant l'écriture, elle tressaillit et l'ouvrit d'une main
convulsive. Le rideau venait de tomber: elle voyait à nu toute sa vie.
Aux cris déchirants qui lui échappèrent, Catherine accourut; elle avait la
figure renversée: Valentine comprit sur-le-champ la vérité.
--Parle! s'écria-t-elle, où est Bénédict? qu'est devenu Bénédict?
Et voyant le trouble et la consternation de sa nourrice, elle dit en
joignant les mains:
--Ô mon Dieu! c'est donc bien vrai, tout est fini!
--Hélas! Mademoiselle, comment donc le savez-vous? dit Catherine en
s'asseyant sur le lit; qui donc a pu entrer ici? j'avais la clef dans ma
poche. Est-ce que vous avez entendu? Mais mademoiselle Beaujon me l'a dit
si bas, dans la crainte de vous éveiller... Je savais bien que cette
nouvelle vous ferait du mal.
--Ah! il s'agit bien de moi! s'écria Valentine avec impatience en se
levant brusquement. Parlez donc! qu'est devenu Bénédict?
Effrayée de cette véhémence, la nourrice baissa la tête et n'osa répondre.
--Il est mort, je le sais! dit Valentine en retombant sur son lit, pâle et
suffoquée; mais depuis quand?
--Hélas! dit la nourrice, on ne sait; le malheureux jeune homme a été
trouvé au bout de la prairie, ce matin, au petit jour. Il était couché
dans un fossé et couvert de sang. Les métayers de la Croix-Bleue, en s'en
allant chercher leurs bœufs au pâturage, l'ont ramassé, et tout de suite
on l'a porté dans sa maison; il avait la tête fracassée d'un coup de
pistolet, et le pistolet était encore dans sa main. La justice s'y est
transportée sur-le-champ. Ah! mon Dieu! quel malheur! Qu'est-ce qui a pu
causer tant de chagrin à ce jeune homme? On ne dira pas que c'est la
misère; M. Lhéry l'aimait comme son fils; et madame Lhéry, que va-t-elle
dire? Ce sera une désolation.
Valentine n'écoutait plus, elle était tombée sur son lit, roide et froide.
En vain Catherine essaya de la réveiller par ses cris et ses caresses: il
semblait qu'elle fût morte. La bonne nourrice, en voulant ouvrir ses mains
contractées, y trouva une lettre froissée. Elle ne savait pas lire, mais
elle avait l'instinct du cœur qui avertit des dangers de la personne qu'on
aime; elle lui retira cette lettre et la cacha avec soin avant d'appeler
du secours.
Bientôt la chambre de Valentine fut pleine de monde; mais tous les efforts
furent vains pour la ranimer. Un médecin qu'on fit venir promptement
lui trouva une congestion cérébrale très-grave, et parvint, à force de
saignées, à rappeler la circulation; mais les convulsions succédèrent à
cet état d'accablement, et pendant huit jours Valentine fut entre la vie
et la mort.
La nourrice se garda bien de dire la cause de cette funeste émotion; elle
n'en parla qu'au médecin sous le sceau du secret, et voici comment elle
fut conduite à comprendre qu'il y avait dans tous ces événements une
liaison qu'il était nécessaire de ne faire saisir à personne. En voyant
Valentine un peu mieux, après la saignée, le jour même de l'événement,
elle se mit à réfléchir à la manière surnaturelle dont sa jeune maîtresse
en avait été informée. Cette lettre qu'elle avait trouvée dans sa main lui
rappela le billet qu'on l'avait chargée de lui remettre la veille, avant
le mariage, et qui lui avait été confié par la vieille gouvernante
de Bénédict. Étant descendue un instant à l'office, elle entendit le
domestique commenter la cause de ce suicide, et se dire tout bas que, dans
la soirée précédente, une querelle avait eu lieu entre Pierre Blutty et
Bénédict, au sujet de mademoiselle de Raimbault. On ajoutait que Bénédict
vivait encore, et que le même médecin qui soignait dans ce moment
Valentine, ayant pansé le blessé dans la matinée, avait refusé de se
prononcer positivement sur sa situation. Une balle avait fracassé le front
et était ressortie au-dessus de l'oreille; cette blessure-là, quoique
grave, n'était peut-être point mortelle; mais on ignorait de combien de
balles était chargé le pistolet. Il se pouvait qu'il y en eût une seconde
logée dans l'intérieur du crâne, et, en ce cas, le répit qu'éprouvait en
ce moment le moribond ne pouvait servir qu'à prolonger ses souffrances.
Aux yeux de Catherine, il devait donc être prouvé que cette catastrophe
et les chagrins qui l'avaient précédée avaient une influence directe sur
l'état effrayant de Valentine. Cette bonne femme s'imagina qu'un rayon
d'espérance, si faible qu'il fût, devait produire plus d'effet sur son
mal que tous les secours de la médecine. Elle courut à la chaumière de
Bénédict, qui n'était qu'à une demi-lieue du château, et s'assura par
elle-même qu'il y avait encore chez cet infortuné un souffle de vie.
Beaucoup de voisins, attirés par la curiosité plus que par l'intérêt,
encombraient sa porte; mais le médecin avait ordonné qu'on laissât entrer
peu de monde, et M. Lhéry, qui était installé au chevet du mourant, ne
reçut Catherine qu'après beaucoup de difficultés. Madame Lhéry ignorait
encore cette triste nouvelle; elle était allée faire _le retour de noces_
de sa fille à la ferme de Pierre Blutty.
Catherine, après avoir examiné le malade et recueilli l'opinion de Lhéry,
s'en retourna aussi peu fixée qu'auparavant sur les véritables suites de
la blessure, mais complètement éclairée sur les causes du suicide. Par une
circonstance particulière, au moment où elle sortait de cette maison, elle
tressaillit en jetant les yeux sur une chaise où l'on avait déposé les
vêtements ensanglantés de Bénédict. Comme il arrive toujours que nos
regards s'arrêtent, en dépit de nous, sur un objet d'effroi ou de dégoût,
ceux de Catherine ne purent se détacher de cette chaise, et y découvrirent
un mouchoir de soie des Indes, horriblement taché de sang. Aussitôt elle
reconnut le foulard qu'elle avait mis elle-même autour du cou de Valentine
en la voyant sortir dans la soirée qui précéda le mariage, et qu'elle
avait perdu dans sa promenade au bout de la prairie. Ce fut un trait de
lumière irrécusable; elle choisit donc un moment où l'on ne faisait point
attention à elle pour s'emparer de ce mouchoir, qui eût pu compromettre
Valentine, et pour le cacher dans sa poche.
De retour au château, elle se hâta de le serrer dans sa chambre et ne
songea plus à s'en occuper. Elle essaya, dans les rares instants où elle
se trouva seule avec Valentine, de lui faire comprendre que Bénédict
pouvait être sauvé; mais ce fut en vain. Les facultés morales semblaient
complètement épuisées chez Valentine; elle ne soulevait même plus ses
paupières pour reconnaître la personne qui lui parlait. S'il lui restait
une pensée, c'était la satisfaction de se voir mourir.
Huit jours s'étaient ainsi passés. Il y eut alors un mieux sensible;
Valentine parut retrouver la mémoire, et se soulagea par d'abondantes
larmes. Mais comme on ne put jamais lui faire dire le motif de cette
douleur, on pensa qu'il y avait encore de l'égarement dans son cerveau.
La nourrice seule guettait un instant favorable pour parler; mais M. de
Lansac, étant à la veille de partir, se _faisait un devoir_ de ne plus
quitter l'appartement de sa femme. M. de Lansac venait de recevoir sa
nomination à la place de premier secrétaire d'ambassade (jusque-là il
n'avait été que le second), et en même temps l'ordre de rejoindre aussitôt
son chef, et de partir, avec ou sans sa femme, pour la Russie.
Il n'était jamais entré dans les dispositions sincères de M. de Lansac
d'emmener sa femme en pays étranger. Dans le temps où il avait le plus
fasciné Valentine, elle lui avait demandé s'il l'emmènerait en _mission_:
et, pour ne pas lui sembler au-dessous de ce qu'il affectait d'être, il
lui avait répondu que son vœu le plus ardent était de ne jamais se séparer
d'elle. Mais il s'était bien promis d'user de son adresse, et, s'il le
fallait, de son autorité, pour préserver sa vie nomade des embarras
domestiques. Cette coïncidence d'une maladie qui n'était plus sans espoir,
mais qui menaçait d'être longue, avec la nécessité pour lui de partir
immédiatement, était donc favorable aux intérêts et aux goûts de M. de
Lansac. Quoique madame de Raimbault fût une personne fort habile en
matière d'intérêts pécuniaires, elle s'était laissé complètement
circonvenir par l'habileté bien supérieure de son gendre. Le contrat,
après les discussions les plus dégoûtantes pour le fond, les plus
délicates pour la forme, avait été tressé tout à l'avantage de M. de
Lansac. Il avait usé, dans la plus grande extension possible, de
l'élasticité des lois pour se rendre maître de la fortune de sa femme,
et il avait fait consentir les _parties contractantes_ à donner des
espérances considérables à ses créanciers sur la terre de Raimbault.
Ces légères particularités de sa conduite avaient bien failli rompre le
mariage; mais il avait su, en flattant toutes les ambitions de la comtesse,
s'emparer d'elle mieux qu'auparavant. Quant à Valentine, elle ignorait
tellement les affaires, et sentait une telle répugnance à s'en occuper,
qu'elle souscrivit, sans y rien comprendre, à tout ce qui fut exigé d'elle.
M. de Lansac, voyant ses dettes pour ainsi dire payées, partit donc sans
beaucoup regretter sa femme, et, se frôlant les mains, il se vanta
intérieurement d'avoir mené à bien une délicate et excellente affaire.
Cet ordre de départ arrivait on ne peut plus à propos pour le délivrer
du rôle difficile qu'il jouait à Raimbault depuis son mariage. Devinant
peut-être qu'une inclination contrariée causait le chagrin et la maladie
de Valentine, et, dans tous les cas, se sentant fort offensé des
sentiments qu'elle lui témoignait, il n'avait cependant aucun droit
jusque-là d'en montrer son dépit. Sous les yeux de ces deux mères, qui
faisaient un grand étalage de leur tendresse et de leur inquiétude, il
n'osait point laisser percer l'ennui et l'impatience qui le dévoraient.
Sa situation était donc extrêmement pénible, au lieu qu'en faisant une
absence indéfinie, il se soustrayait en outre aux désagréments qui
devaient résulter de la vente forcée des terres de Raimbault; car le
principal de ses créanciers réclamait impérieusement ses fonds, qui
se montaient à environ cinq cent mille francs; et bientôt cette belle
propriété, que madame de Raimbault avait mis tant d'orgueil à compléter,
devait, à son grand déplaisir, être démembrée et réduite à de chétives
dimensions.
En même temps M. de Lansac se débarrassait des pleurs et des caprices
d'une nouvelle épousée.
«En mon absence, se disait-il, elle pourra s'habituer à l'idée d'avoir
aliéné sa liberté. Son caractère calme et retiré s'accommodera de cette
vie tranquille et obscure où je la laisse; ou si quelque amour romanesque
trouble son repos, eh bien! elle aura le temps de s'en guérir ou de s'en
lasser avant mon retour.»
M. de Lansac était un homme sans préjugés, aux yeux de qui toute
sentimentalité, tout raisonnement, toute conviction, se rapportaient à ce
mot puissant qui gouverne l'univers: l'argent.
Madame de Raimbault avait d'autres propriétés en diverses provinces, et
des procès partout. Les procès étaient l'occupation majeure de sa vie;
elle prétendait qu'ils la minaient de fatigues et d'agitations, mais sans
eux elle fût morte d'ennui. C'était, depuis la perte de ses grandeurs,
le seul aliment qu'eussent son activité et son amour de l'intrigue; elle
y épanchait aussi toute la bile que les contrariétés de sa situation
amassaient en elle. Dans ce moment, elle en avait un fort important, en
Sologne, contre les habitants d'un bourg qui lui disputaient une vaste
étendue de bruyères. La cause allait être plaidée, et la comtesse brûlait
d'être là pour stimuler son avocat, influencer ses juges, menacer ses
adversaires, se livrer enfin à toute cette activité fébrile qui est le
ver rongeur des âmes longtemps nourries d'ambition. Sans la maladie de
Valentine, elle serait partie, comme elle se l'était promis, le lendemain
du mariage, pour aller s'occuper de cette affaire; maintenant, voyant sa
fille hors de danger, et n'ayant qu'une courte absence à faire, elle se
décida à partir avec son gendre, qui prenait la route de Paris, et qui lui
fit ses adieux à mi-chemin, sur le lieu de la contestation.
Valentine restait seule pour plusieurs jours, avec sa grand'mère et sa
nourrice, au château de Raimbault.


XXV.

Une nuit, Bénédict, accablé jusque-là par des souffrances atroces, qui ne
lui avaient pas laissé retrouver une pensée, s'éveilla plus calme, et fit
un effort pour se rappeler sa situation. Sa tête était empaquetée au point
qu'une partie de son visage était privée d'air. Il fit un mouvement pour
soulever ces obstacles et retrouver la première faculté qui s'éveille en
nous, le besoin de voir, avant celui même de penser. Aussitôt une main
légère détacha les épingles, dénoua un bandeau, et l'aida à se satisfaire.
Il regardait cette femme pâle qui se penchait sur lui, et, à la lueur
vacillante d'une veilleuse, il distingua un profil noble et pur, qui avait
de la ressemblance avec celui de Valentine. Il crut avoir une vision, et
sa main chercha celle du fantôme. Le fantôme saisit la sienne et y colla
ses lèvres.
--Qui êtes-vous? dit Bénédict en frissonnant.
--Vous me le demandez? lui répondit la voix de Louise.
Cette bonne Louise avait tout quitté pour venir soigner son ami. Elle
était là jour et nuit, souffrant à peine que madame Lhéry la relayât
pendant quelques heures dans la matinée, se dévouant au triste emploi
d'infirmière auprès d'un moribond presque sans espoir de salut. Pourtant,
grâce aux admirables soins de Louise et à sa propre jeunesse, Bénédict
échappa à une mort presque certaine, et un jour il trouva assez de force
pour la remercier et lui reprocher en même temps de lui avoir conservé la
vie.
--Mon ami, lui dit Louise, effrayée de l'abattement moral qu'elle trouvait
en lui, si je vous rappelle cruellement à cette existence que mon
affection ne saurait embellir, c'est par dévouement pour Valentine.
Bénédict tressaillit.
--C'est, continua Louise, pour conserver la sienne, qui, en ce moment, est
au moins aussi menacée que la vôtre.
--Menacée! pourquoi? s'écria Bénédict.
--En apprenant votre folie et votre crime, Bénédict, Valentine, qui sans
doute avait pour vous une tendre amitié, est tombée subitement malade. Un
rayon d'espoir pourrait la sauver peut-être; mais elle ignore que vous
vivez et que vous pouvez nous être rendu.
--Qu'elle l'ignore donc toujours! s'écria Bénédict, et puisque le mal est
fait, puisque le coup est porté, laissez-la en mourir avec moi.
En parlant ainsi, Bénédict arracha les bandages de sa blessure, et l'eût
rouverte sans les efforts de Louise, qui lutta courageusement avec lui, et
tomba épuisée d'énergie, et abreuvée de douleur après l'avoir sauvé de
lui-même.
Une autre fois, il sembla sortir d'une profonde léthargie, et saisissant
la main de Louise avec force:
--Pourquoi êtes-vous ici? lui dit-il; votre sœur est mourante, et c'est à
moi que s'adressent vos soins!
Subjuguée par un mouvement de passion et d'enthousiasme Louise, oubliant
tout, s'écria:
--Et si je vous aimais plus encore que Valentine?
--En ce cas vous êtes maudite, répondit Bénédict en la repoussant d'un air
égaré; car vous préférez le chaos à la lumière, le démon à l'archange.
Vous êtes une misérable folle! Sortez d'ici! Ne suis-je pas assez
malheureux, sans que vous veniez me navrer l'âme de vos malheurs?
Louise, atterrée, cacha sa figure dans les rideaux et en enveloppa sa tête
pour étouffer ses sanglots. Bénédict se mit à pleurer aussi, et ces larmes
le calmèrent.
Un instant après il la rappela.
--Je crois que je vous ai parlé durement tout à l'heure, lui dit-il; il
faut pardonner quelque chose au délire de la fièvre.
Louise ne répondit qu'en baisant la main qu'il lui tendait. Bénédict eut
besoin de tout le peu de force morale qu'il avait reconquise pour
supporter sans humeur ce témoignage d'amour et de soumission. Explique qui
pourra cette bizarrerie; la présence de Louise, au lieu de le consoler,
lui était désagréable; ses soins l'irritaient. La reconnaissance luttait
chez lui avec l'impatience et le mécontentement. Recevoir de Louise tous
ces services, toutes ces marques de dévouement, c'était comme un reproche,
comme une critique amère de son amour pour une autre. Plus cet amour lui
était funeste, plus il s'offensait des efforts qu'on faisait pour l'en
dissuader, il s'y cramponnait comme on fait avec orgueil aux choses
désespérées. Et puis, s'il avait eu, dans son bonheur, l'âme assez large
pour accorder de l'intérêt et de la compassion à Louise, il ne l'avait
plus dans son désespoir. Il trouvait que ses propres maux étaient assez
lourds à porter, et cette espèce d'appel fait par l'amour de Louise à
sa générosité lui semblait la plus égoïste et la plus inopportune des
exigences. Ces injustices étaient inexcusables peut-être, et cependant
les forces de l'homme sont-elles bien toujours proportionnées à ses maux?
C'est une consolante promesse évangélique; mais qui tiendra la balance, et
qui sera le juge? Dieu nous rend-il ses comptes? daigne-t-il mesurer la
coupe après que nous l'avons vidée?
La comtesse était absente depuis deux jours, lorsque Bénédict eut son plus
terrible redoublement de fièvre. Il fallut l'attacher dans son lit. C'est
encore une cruelle tyrannie que celle de l'amitié; souvent elle nous
impose une existence pire que la mort, et emploie la force arbitraire pour
nous attacher au pilori de la vie.
Enfin Louise, ayant demandé à être seule avec lui, le calma en lui
répétant avec patience le nom de Valentine.
--Eh bien! dit tout d'un coup Bénédict en se dressant avec force et comme
frappé de surprise, où est-elle?
--Bénédict, répondit-elle, elle est comme vous aux portes du tombeau.
Voulez-vous, par une mort furieuse, empoisonner ses derniers instants?
--Elle va mourir! dit-il avec un sourire affreux. Ah! Dieu est bon! nous
serons donc unis!
--Et si elle vivait? lui dit Louise, si elle vous ordonnait de vivre! si,
pour prix de votre soumission, elle vous rendait son amitié?
--Son amitié! dit Bénédict avec un rire dédaigneux, qu'en ferais-je?
N'avez-vous pas la mienne? qu'en retirez-vous?
--Oh! vous êtes bien cruel, Bénédict! s'écria Louise avec douleur; mais
pour vous sauver que ne ferais-je pas! Eh bien! dites-moi, si Valentine
vous aimait, si je l'avais vue, si j'avais recueilli dans son délire des
aveux que vous n'avez jamais osé espérer?
--Je les ai reçus moi-même! répondit Bénédict avec le calme apparent dont
il entourait souvent ses plus violentes émotions. Je sais que Valentine
m'aime comme j'avais aspiré à être aimé. Me raillerez-vous maintenant?
--À Dieu ne plaise! répondit Louise stupéfaite.
Louise s'était introduite la nuit précédente auprès de Valentine. Il lui
avait été facile de prévenir et de gagner la nourrice, qui lui était
dévouée, et qui l'avait vue avec joie au chevet de sa sœur. C'est alors
qu'elles avaient réussi à faire comprendre à cette infortunée que Bénédict
n'était pas mort. D'abord elle avait témoigné sa joie par d'énergiques
caresses à ces deux personnes amies; puis elle était retombée dans un état
d'abattement complet, et, à l'approche du jour, Louise avait été forcée de
se retirer sans pouvoir obtenir d'elle un regard ou un mot.
Elle apprit le lendemain que Valentine était mieux, et passa la nuit
entière auprès de Bénédict, qui était plus mal; mais la nuit suivante,
ayant appris que Valentine avait eu un redoublement, elle quitta Bénédict
au milieu de son paroxysme, et se rendit auprès de sa sœur. Partagée entre
ces deux malades, la triste et courageuse Louise s'oubliait elle-même.
Elle trouva le médecin auprès de Valentine. Celle-ci était calme et
dormait lorsqu'elle entra. Alors, prenant le docteur à part, elle crut de
son devoir de lui ouvrir son cœur, et de confier à sa délicatesse les
secrets de ces deux amants, pour le mettre à même d'essayer sur eux un
traitement moral plus efficace.
«Vous avez fort bien fait, répondit le médecin, de me confier cette
histoire, mais il n'en était pas besoin; je l'aurais devinée, quand même
on ne vous eût pas prévenue. Je comprends fort bien vos scrupules dans la
situation délicate où les préjugés et les usages vous rejettent; mais moi,
qui m'applique plus positivement à obtenir des résultats physiques, je me
charge de calmer ces deux cœurs égarés, et de guérir l'un par l'autre.
En ce moment Valentine ouvrit les yeux et reconnut sa sœur. Après l'avoir
embrassée, elle lui demanda à voix basse des nouvelles de Bénédict. Alors
le médecin prit la parole:
--Madame, lui dit-il, c'est moi qui puis vous en donner, puisque c'est moi
qui l'ai soigné et qui ai eu le bonheur jusqu'ici de prolonger sa vie.
L'ami qui vous inquiète, et qui a des droits à l'intérêt de toute âme
noble et généreuse comme la vôtre, est maintenant physiquement hors de
danger. Mais le moral est loin d'une aussi rapide guérison, et vous seule
pouvez l'opérer.
--Ô mon Dieu! dit la pâle Valentine en joignant les mains et en attachant
sur le médecin ce regard triste et profond que donne la
maladie.
--Oui, Madame, reprit-il, un ordre de votre bouche, une parole de
consolation et de force, peuvent seuls fermer cette blessure; elle le
serait sans l'affreuse obstination du malade à en arracher l'appareil
aussitôt que la cicatrice se forme. Notre jeune ami est atteint d'un
profond découragement, Madame, et ce n'est pas moi qui ai des secrets
assez puissants pour la douleur morale. J'ai besoin de votre aide,
voudrez-vous me l'accorder?
En parlant ainsi, le bon vieux médecin de campagne, obscur savant, qui
avait maintes fois dans sa vie étanché du sang et des larmes, prit la main
de Valentine avec une affectueuse douceur qui n'était pas sans un mélange
d'antique galanterie, et la baisa méthodiquement, après en avoir compté
les pulsations.
Valentine, trop faible pour bien comprendre ce qu'elle entendait, le
regardait avec une surprise naïve et un triste sourire.
--Eh bien! ma chère enfant, dit le vieillard, voulez-vous être mon
aide-major et venir mettre la dernière main à cette cure?
Valentine ne répondit que par un signe d'avidité ingénue.
--Demain? reprit-il.
--Oh! tout de suite! répondit-elle d'une voix faible et pénétrante.
--Tout de suite, ma pauvre enfant? dit le médecin en souriant. Eh! voyez
donc ces flambeaux! il est deux heures du matin; mais si vous voulez me
promettre d'être sage et de bien dormir, et de ne pas reprendre la fièvre
d'ici à demain, nous irons dans la matinée faire une promenade dans le
bois de Vavray. Il y a de ce côté-là une petite maison où vous porterez
l'espoir et la vie.
Valentine pressa à son tour la main du vieux médecin, se laissa
médicamenter avec la docilité d'un enfant, passa son bras autour du cou de
Louise, et s'endormit sur son sein d'un sommeil paisible.
--Y pensez-vous, monsieur Faure? dit Louise en la voyant assoupie. Comment
voulez-vous qu'elle ait la force de sortir, elle qui était encore à
l'agonie il y a quelques heures?
--Elle l'aura, comptez-y, répondit M. Faure. Ces affections nerveuses
n'affaiblissent le corps qu'aux heures de la crise. Celle-ci est si
évidemment liée à des causes morales, qu'une révolution favorable dans
les idées doit en amener une équivalente dans la maladie. Plusieurs
fois, depuis l'invasion du mal, j'ai vu madame de Lansac passer d'une
prostration effrayante à une surabondance d'énergie à laquelle j'eusse
voulu donner un aliment. Il existe des symptômes de la même affection chez
Bénédict; ces deux personnes sont nécessaires l'une à l'autre...
--Oh! monsieur Faure! dit Louise, n'allons-nous pas commettre une grande
imprudence?
--Je ne le crois pas; les passions dangereuses pour la vie des individus
comme pour celle des sociétés sont les passions que l'on irrite et que
l'on exaspère. N'ai-je pas été jeune? n'ai-je pas été amoureux à en perdre
l'esprit? N'ai-je pas guéri? ne suis-je pas devenu vieux? Allez, le temps
et l'expérience marchent pour tous. Laissez guérir ces pauvres enfants;
après qu'ils auront trouvé la force de vivre, ils trouveront celle de
se séparer. Mais, croyez-moi, hâtons le paroxysme de la passion; elle
éclaterait sans nous d'une manière peut-être plus terrible; en la
sanctionnant de notre présence, nous la calmerons un peu.
--Oh! pour lui, pour elle, je ferai tous les sacrifices! répondit Louise;
mais que dira-t-on de nous, monsieur Faure? Quel rôle coupable allons-nous
jouer?
--Si votre conscience ne vous le reproche pas, qu'avez-vous à craindre des
hommes? Ne vous ont-ils pas fait le mal qu'ils pouvaient vous faire? Leur
devez-vous beaucoup de reconnaissance pour l'indulgence et la charité que
vous avez trouvées en ce monde?
Le sourire malin et affectueux du vieillard fit rougir Louise. Elle se
chargea d'éloigner de chez Bénédict tout témoin indiscret, et le lendemain
Valentine, M. Faure et la nourrice, s'étant fait promener environ une
heure en calèche dans le bois de Vavray, mirent pied à terre dans un
endroit sombre et solitaire, où ils dirent à l'équipage de les attendre.
Valentine, appuyée sur le bras de sa nourrice, s'enfonça dans un des
chemins tortueux qui descendent vers le ravin; et M. Faure, prenant les
devants, alla s'assurer par lui-même qu'il n'y avait personne de trop à la
maison de Bénédict. Louise avait, sous différents prétextes, renvoyé tout
le monde; elle était seule avec son malade endormi. Le médecin lui avait
défendu de le prévenir, dans la crainte que l'impatience ne lui fût trop
pénible et n'augmentât son irritation.
Quand Valentine approcha du seuil de cette chaumière, elle fut saisie d'un
tremblement convulsif; mais M. Faure, venant à elle, lui dit:
--Allons, Madame, il est temps d'avoir du courage et d'en donner à ceux