Valentine - 10
hasardée à aller voir lever le soleil au bout de la prairie, à l'endroit
où elle avait reçu le premier rendez-vous de Louise, elle trouva Bénédict
assis à cette même place où elle s'était assise; mais dès qu'il l'aperçut,
il s'enfuit en feignant de ne pas la voir, car il ne se sentait pas la
force de lui parler sans trahir ses agitations.
Une autre fois, comme elle errait dans le parc à l'entrée de la nuit, elle
entendit à plusieurs reprises le feuillage s'agiter autour d'elle, et
quand elle se fut éloignée du lieu où elle avait éprouvé cette frayeur,
elle vit de loin un homme qui traversait l'allée, et qui avait la taille
et le costume de Bénédict.
Il détermina Louise à demander un nouveau rendez vous à sa sœur. Il
l'accompagna comme la première fois, et se tint à distance pendant
qu'elles causaient ensemble. Quand Louise le rappela, il s'approcha dans
un trouble inexprimable.
--Eh bien! mon cher Bénédict, lui dit Valentine qui avait rassemblé tout
son courage pour cet instant, voici la dernière fois que nous nous verrons
d'ici à longtemps peut-être. Louise vient de m'annoncer son prochain
départ et le vôtre.
--Le mien! dit Bénédict avec amertume. Pourquoi le mien, Louise? Qu'en
savez-vous?
Il sentit tressaillir la main de Valentine, que dans l'obscurité il avait
gardée entre les siennes.
--N'êtes-vous pas décidé, répondit Louise, à ne pas épouser votre cousine,
du moins pour cette année? Et votre intention n'est-elle pas de vous
établir dès lors dans une situation indépendante!
--Mon intention est de ne jamais épouser personne, répondit-il d'un ton
dur et énergique. Mon intention est aussi de ne demeurer à la charge de
personne; mais il n'est pas prouvé que mon intention soit de quitter le
pays.
Louise ne répondit rien et dévora des larmes que l'on ne pouvait voir
couler. Valentine pressa faiblement la main de Bénédict afin de pouvoir
dégager la sienne, et ils se séparèrent plus émus que jamais.
Cependant on faisait au château les apprêts du mariage de Valentine.
Chaque jour apportait de nouveaux présents de la part du fiancé; il devait
arriver lui-même aussitôt que les devoirs de sa charge le permettraient,
et la cérémonie était fixée au surlendemain; car M. de Lansac, le précieux
diplomate, avait bien peu de temps à perdre à l'action futile d'épouser
Valentine.
Un dimanche, Bénédict avait conduit en carriole sa tante et sa cousine à
la messe, au plus gros bourg de la vallée. Athénaïs, jolie et parée, avait
retrouvé tout l'éclat de son teint, toute la vivacité de ses yeux noirs.
Un grand gars de cinq pieds six pouces, que le lecteur a déjà vu sous
le nom de Pierre Blutty, avait accosté les dames de Grangeneuve, et
s'était placé dans le même banc, à côté d'Athénaïs. C'était une évidente
manifestation de ses prétentions auprès de la jeune fermière, et
l'attitude insouciante de Bénédict, appuyé à quelque distance contre
un pilier, fut pour tous les observateurs de la contrée un signe non
équivoque de rupture entre lui et sa cousine. Déjà Moret, Simonneau et
bien d'autres s'étaient mis sur les rangs; mais Pierre Blutty avait été
le mieux accueilli.
Quand le curé monta en chaire pour faire le prône, et que sa voix
cassée et chevrotante rassembla toute sa force pour énoncer les noms de
Louise-Valentine de Raimbault et de Norbert-Évariste de Lansac, dont la
seconde et dernière publication s'affichait ce jour même aux portes de la
mairie, il y eut sensation dans l'auditoire, et Athénaïs échangea avec son
nouvel adorateur un regard de satisfaction et de malice; car l'amour
ridicule de Bénédict pour mademoiselle de Raimbault n'était point un
secret pour Pierre Blutty; Athénaïs, avec sa légèreté accoutumée, s'était
livrée au plaisir d'en médire avec lui, afin peut-être de s'encourager à
la vengeance. Elle se hasarda même à se retourner doucement pour voir
l'effet de cette publication sur son cousin, mais, de rouge et triomphante
qu'elle était, elle devint pâle et repentante quand elle eut envisagé les
traits bouleversés de Bénédict.
XIX.
Louise, en apprenant l'arrivée de M. de Lansac, écrivit une lettre d'adieu
à sa sœur, lui exprima dans les termes les plus vifs sa reconnaissance
pour l'amitié qu'elle lui avait témoignée, et lui dit qu'elle allait
attendre à Paris l'effet des bonnes intentions de M. de Lansac pour leur
rapprochement. Elle la suppliait de ne point brusquer cette demande, et
d'attendre que l'amour de son mari eût consolidé le succès qu'elle devait
en attendre.
Après avoir fait passer cette lettre à Valentine par l'intermédiaire
d'Athénaïs, qui alla en même temps faire part à la jeune comtesse de son
prochain mariage avec Pierre Blutty, Louise fit les apprêts de son voyage.
Effrayée de l'air sombre et de la taciturnité presque brutale de Bénédict,
elle n'osa chercher un dernier entretien avec lui. Mais le matin même de
son départ, il vint la trouver dans sa chambre, et, sans avoir la force de
lui dire une parole, il la pressa contre son cœur en fondant en larmes.
Elle ne chercha point à le consoler, et, comme ils ne pouvaient rien se
dire qui adoucît leur peine mutuelle, ils se contentèrent de pleurer
ensemble en se jurant une éternelle amitié. Ces adieux soulagèrent un peu
le cœur de Louise; mais, en la voyant partir, Bénédict sentit s'évanouir
la dernière espérance qui lui restât d'approcher de Valentine.
Alors il tomba dans le désespoir. De ces trois femmes qui naguère
l'accablaient à l'envi de prévenances et d'affection, il ne lui en restait
pas une; il était seul désormais sur la terre. Ses rêves si riants et si
flatteurs étaient devenus sombres et poignants. Qu'allait-il devenir?
Il ne voulait plus rien devoir à la générosité de ses parents; il sentait
bien qu'après l'affront fait à leur fille il ne devait plus rester à leur
charge. N'ayant pas assez d'argent pour aller habiter Paris, et pas assez
de courage, dans un moment aussi critique, pour s'y créer une existence à
force de travail, il ne lui restait d'autre parti à prendre que d'aller
habiter sa cabane et son champ, en attendant qu'il eût repris la volonté
d'aviser à quelque chose de mieux.
Il fit donc arranger, aussi proprement que le lui permirent ses moyens,
l'intérieur de sa chaumière; ce fut l'affaire de quelques jours. Il loua
une vieille femme pour faire son ménage, et il s'installa chez lui après
avoir pris congé de ses parents avec cordialité. La bonne femme Lhéry
sentit s'évanouir tout le ressentiment qu'elle avait conçu contre lui et
pleura en l'embrassant. Le brave Lhéry se fâcha et voulut de force le
retenir à la ferme; Athénaïs alla s'enfermer dans sa chambre, où la
violence de son émotion lui causa une nouvelle attaque de nerfs. Car
Athénaïs était sensible et impétueuse; elle ne s'était attachée à Blutty
que par dépit et vanité; au fond de son cœur elle chérissait encore
Bénédict, et lui eût accordé son pardon s'il eût fait un pas vers elle.
Bénédict ne put s'arracher de la ferme qu'en donnant sa parole d'y revenir
après le mariage d'Athénaïs. Quand il se trouva, le soir, seul dans sa
maisonnette silencieuse, ayant pour tout compagnon Perdreau assoupi entre
ses jambes, pour toute harmonie le bruit de la bouilloire qui contenait
son souper, et qui grinçait sur un ton aigre et plaintif devant les fagots
de l'âtre, un sentiment de tristesse et de découragement s'empara de lui.
À vingt-deux ans, après avoir connu les arts, les sciences, l'espérance et
l'amour, c'est une triste fin que l'isolement et la pauvreté!
Ce n'est pas que Bénédict fût très-sensible aux avantages de la richesse,
il était dans l'âge où l'on s'en passe le mieux; mais on ne saurait nier
que l'aspect des objets extérieurs n'ait une influence immédiate sur nos
pensées, et ne détermine le plus souvent la teinte de notre humeur. Or, la
ferme avec son désordre et ses contrastes était un lieu de délices, en
comparaison de l'ermitage de Bénédict. Les murs bruts, le lit de serge
en forme de corbillard, quelques vases de cuisine en cuivre et en terre,
disposés sur des rayons, le pavé en dalles calcaires inégales et ébréchées
de tous côtés, les meubles grossiers, le jour rare et gris qui venait de
quatre carreaux irisés par le soleil et la pluie, ce n'était pas là de
quoi faire éclore des rêves brillants. Bénédict tomba dans une triste
méditation. Le paysage qu'il découvrait par sa porte entr'ouverte, quoique
pittoresque et vigoureusement dessiné, n'était pas non plus de nature à
donner une physionomie très riante à ses idées. Une ravine sombre et semée
de genêts épineux le séparait du chemin raide et tortueux qui se déroulait
comme un serpent sur la colline opposée, et, s'enfonçant dans les houx et
les buis au feuillage noirâtre, semblait, par sa pente rapide, tomber
brusquement des nues.
Cependant, les souvenirs de Bénédict venant à se reporter sur ses jeunes
années qui s'étaient écoulées en ce lieu, il trouva insensiblement un
charme mélancolique à sa retraite. C'était sous ce toit obscur et décrépit
qu'il avait vu le jour; auprès de ce foyer, sa mère l'avait bercé d'un
chant rustique ou du bruit monotone de son rouet. Le soir, sur ce sentier
escarpé, il avait vu descendre son père, paysan grave et robuste, avec sa
cognée sur l'épaule et son fils aîné derrière lui. Bénédict avait aussi
de vagues souvenirs d'une sœur plus jeune que lui dont il avait agité le
berceau, de quelques vieux parents, d'anciens serviteurs. Mais tout
cela avait pour jamais passé le seuil. Tout était mort, et Bénédict se
rappelait à peine les noms qui avaient été jadis familiers à son oreille.
«Ô mon père! ô ma mère! disait-il aux ombres qu'il voyait passer dans
ses rêves, voilà bien la maison que vous avez bâtie, le lit où vous avez
reposé, le champ que vos mains ont cultivé. Mais votre plus précieux
héritage, vous ne me l'avez pas transmis. Où sont ici pour moi la
simplicité du cœur, le calme de l'esprit, les véritables fruits du
travail? Si vous errez dans cette demeure pour y retrouver les objets qui
vous furent chers, vous allez passer auprès de moi sans me reconnaître;
car je ne suis plus cet être heureux et pur qui sortit de vos mains, et
qui devait profiter de vos labeurs. Hélas! l'éducation a corrompu mon
esprit; les vains désirs, les rêves gigantesques ont faussé ma nature et
détruit mon avenir. La résignation et la patience, ces deux vertus du
pauvre, je les ai perdues; aujourd'hui je reviens en proscrit habiter
cette chaumière dont vous étiez innocemment vains. C'est pour moi la terre
d'exil que cette terre fécondée par vos sueurs; ce qui fit votre richesse
est aujourd'hui mon pis-aller.»
Puis, en pensant à Valentine, Bénédict se demandait avec douleur ce qu'il
eût pu faire pour cette fille élevée dans le luxe, ce qu'elle fût devenue
si elle eût consenti à venir se perdre avec lui dans cette existence rude
et chétive; et il s'applaudissait de n'avoir pas même essayé de la
détourner de ses devoirs.
Et pourtant il se disait aussi qu'avec l'espoir d'une femme comme
Valentine il aurait eu des talents, de l'ambition et une carrière.
Elle eût réveillé en lui ce principe d'énergie qui, ne pouvant servir à
personne, s'était engourdi et paralysé dans son sein. Elle eût embelli la
misère, ou plutôt elle l'aurait chassée; car, pour Valentine, Bénédict ne
voyait rien qui fût au-dessus de ses forces.
Et elle lui échappait pour jamais; Bénédict retombait dans le désespoir.
Quand il apprit que M. de Lansac était arrivé au château, que dans trois
jours Valentine serait mariée, il entra dans un accès de rage si atroce
qu'un instant il se crut né pour les plus grands crimes. Jamais il ne
s'était arrêté sur cette pensée que Valentine pouvait appartenir à un
autre homme que lui. Il s'était bien résigné à ne la posséder jamais; mais
voir ce bonheur passer aux bras d'un autre, c'est ce qu'il ne croyait pas
encore. La circonstance la plus évidente, la plus inévitable, la plus
prochaine de son malheur, il s'était obstiné à croire qu'elle n'arriverait
point, que M. de Lansac mourrait, que Valentine mourrait plutôt elle-même
au moment de contracter ces liens odieux. Bénédict ne s'en était pas
vanté, dans la crainte de passer pour un fou; mais il avait réellement
compté sur quelque miracle, et, ne le voyant point s'accomplir, il
maudissait Dieu qui lui en avait suggéré l'espérance et qui l'abandonnait.
Car l'homme rapporte tout à Dieu dans les grandes crises de sa vie; il a
toujours besoin d'y croire, soit pour le bénir de ses joies, soit pour
l'accuser de ses fautes.
Mais sa fureur augmenta encore quand il eut aperçu, un jour qu'il rôdait
autour du parc, Valentine, qui se promenait seule avec M. de Lansac.
Le secrétaire d'ambassade était empressé, gracieux, presque triomphant.
La pauvre Valentine était pâle, abattue; mais elle avait l'air doux et
résigné; elle s'efforçait de sourire aux mielleuses paroles de son fiancé.
Cela était donc bien sûr, cet homme était là! il allait épouser Valentine!
Bénédict cacha sa tête dans ses deux mains, et passa douze heures dans un
fossé, absorbé par un désespoir stupide.
Pour elle, la pauvre jeune fille, elle subissait son sort avec une
soumission passive et silencieuse. Son amour pour Bénédict avait fait des
progrès si rapides qu'il avait bien fallu s'avouer le mal à elle-même;
mais entre la conscience de sa faute et la volonté de s'y abandonner, il y
avait encore bien du chemin à faire, surtout Bénédict n'étant plus là pour
détruire d'un regard tout l'effet d'une journée de résolutions. Valentine
était pieuse; elle se confia à Dieu, et attendit M. de Lansac avec
l'espoir de revenir à ce qu'elle croyait avoir éprouvé pour lui.
Mais dès qu'il parut elle sentit combien cette bienveillance aveugle
et indulgente qu'elle lui avait accordée était loin de constituer une
affection véritable; il lui sembla dépouillé de tout le charme que son
imagination lui avait prêté un instant. Elle se sentit froide et ennuyée
auprès de lui. Elle ne l'écoutait plus qu'avec distraction, et ne lui
répondait que par complaisance. Il en ressentit une vive inquiétude; mais
quand il vit que le mariage n'en marchait pas moins, et que Valentine
ne semblait pas disposée à faire la moindre opposition, il se consola
facilement d'un caprice qu'il ne voulut pas pénétrer et qu'il feignit de
ne pas voir.
La répugnance de Valentine augmentait pourtant d'heure en heure; elle
était pieuse et même dévote par éducation et par conviction. Elle
s'enfermait des heures entières pour prier, espérant toujours trouver,
dans le recueillement et la ferveur, la force qui lui manquait pour
revenir au sentiment de son devoir. Mais ces méditations ascétiques
fatiguaient de plus en plus son cerveau, et donnaient plus d'intensité à
la puissance que Bénédict exerçait sur son âme. Elle sortait de là plus
épuisée, plus tourmentée que jamais. Sa mère s'étonnait de sa tristesse,
s'en offensait sérieusement, et l'accusait de vouloir jeter de la
contrariété sur ce moment si doux, disait-elle, au cœur d'une mère. Il est
certain que tous ces embarras ennuyaient mortellement madame de Raimbault.
Elle avait voulu, pour les diminuer, que la noce se fît sans éclat et sans
luxe à la campagne. Tels qu'ils étaient, il lui tardait beaucoup d'en être
dégagée, et de se trouver libre de rentrer dans le monde, où la présence
de Valentine l'avait toujours extraordinairement gênée.
Bénédict roulait dans sa tête mille absurdes projets. Le dernier auquel il
s'arrêta, et qui mit un peu de calme dans ses idées, fut de voir Valentine
une fois avant d'en finir pour jamais avec elle; car il se flattait
presque de ne l'aimer plus quand elle aurait subi les embrassements de
M. de Lansac. Il espéra que Valentine le calmerait par des paroles de
consolation et de bonté, ou qu'elle le guérirait par la pruderie d'un
refus.
Il lui écrivit:
«MADEMOISELLE,
Je suis votre ami à la vie et à la mort, vous le savez; vous m'avez appelé
votre frère, vous avez imprimé sur mon front un témoignage sacré de votre
estime et de votre confiance. Vous m'avez fait espérer, dès cet instant,
que je trouverais en vous un conseil et un appui dans les circonstances
difficiles de ma vie. Je suis horriblement malheureux; j'ai besoin de vous
voir un instant, de vous demander du courage, à vous si forte et si
supérieure. Il est impossible que vous me refusiez cette faveur. Je
connais votre générosité, votre mépris des sottes convenances et des
dangers quand il s'agit de faire du bien. Je vous ai vue auprès de Louise;
je sais ce que vous pouvez. C'est au nom d'une amitié aussi sainte, aussi
pure que la sienne, que je vous prie à genoux d'aller vous promener ce
soir au bout de la prairie.
«BÉNÉDICT.»
XX.
Valentine aimait Bénédict, elle ne pouvait pas résister à sa demande. Il y
a tant d'innocence et de pureté dans le premier amour de la vie, qu'il se
méfie peu des dangers qui sont en lui. Valentine se refusait à pressentir
la cause des chagrins de Bénédict; elle le voyait malheureux, et elle
eût admis les plus invraisemblables infortunes plutôt que de s'avouer
celle qui l'accablait. Il y a des routes si trompeuses et des replis si
multipliés dans la plus pure conscience! Comment la femme jetée, avec
une âme impressionnable, dans la carrière ardue et rigide des devoirs
impossibles, pourrait-elle résister à la nécessité de transiger à chaque
instant avec eux? Valentine trouva aisément des motifs pour croire
Bénédict atteint d'un malheur étranger à elle. Souvent Louise lui avait
dit, dans les derniers temps, que ce jeune homme l'affligeait par sa
tristesse et par son incurie de l'avenir; elle avait aussi parlé de la
nécessité où il serait bientôt de quitter la famille Lhéry, et Valentine
se persuadait que, jeté sans fortune et sans appui dans le monde, il
pouvait avoir besoin de sa protection et de ses conseils.
Il était assez difficile de s'échapper la veille même de son mariage,
obsédée comme elle l'était des attentions et des petits soins de M. de
Lansac. Elle y réussit cependant en priant sa nourrice de dire qu'elle
était couchée si on la demandait, et pour ne pas perdre de temps, pour ne
pas revenir sur une résolution qui commençait à l'effrayer, elle traversa
rapidement la prairie. La lune était alors dans son plein; on voyait aussi
nettement les objets que dans le jour.
Elle trouva Bénédict debout, les bras croisés sur sa poitrine, dans une
immobilité qui lui fit peur. Comme il ne faisait pas un mouvement pour
venir à sa rencontre, elle crut un instant que ce n'était pas lui et fut
sur le point de fuir. Alors il vint à elle. Sa figure était si altérée, sa
voix si éteinte, que Valentine, accablée par ses propres chagrins et par
ceux dont elle voyait la trace chez lui, ne put retenir ses larmes, et fut
forcée de s'asseoir.
Ce fut fait des résolutions de Bénédict. Il était venu en ce lieu,
déterminé à suivre religieusement la marche qu'il s'était tracée dans son
billet, il voulait entretenir Valentine de sa séparation d'avec les Lhéry,
de ses incertitudes pour le choix d'un état, de son isolement, de tous
les prétextes étrangers à son vrai but. Ce but était de voir Valentine,
d'entendre le son de sa voix, de trouver dans ses dispositions envers
lui le courage de vivre ou de mourir. Il s'attendait à la trouver grave,
réservée, à la voir armée de tout le sentiment de ses devoirs. Il y a
plus, il s'attendait presque à ne pas la voir du tout.
Quand il l'aperçut au fond de la prairie, accourant vers lui de toute sa
vitesse; quand elle se laissa tomber haletante et accablée sur le gazon;
quand sa douleur s'exprima en dépit d'elle-même par des larmes, Bénédict
crut rêver. Oh! ce n'était pas là de la compassion seulement, c'était de
l'amour! Un sentiment de joie délirante s'empara de lui! il oublia encore
une fois et son malheur et celui de Valentine, et la veille et le
lendemain, pour ne voir que Valentine qui était là, seule avec lui,
Valentine qui l'aimait et qui ne le lui cachait plus.
Il se jeta à genoux devant elle; il baisa ses pieds avec ardeur. C'était
une trop rude épreuve pour Valentine: elle sentit tout son sang se figer
dans ses veines, sa vue se troubla; la fatigue de sa course rendant plus
pénible encore la lutte qu'elle s'imposait pour cacher ses pleurs, elle
tomba pâle et presque morte dans les bras de Bénédict.
Leur entrevue fut longue, orageuse. Ils n'essayèrent pas de se tromper sur
la nature du sentiment qu'ils éprouvaient; ils ne cherchèrent point à
se soustraire au danger des plus ardentes émotions. Bénédict couvrit de
pleurs et de baisers les vêtements et les mains de Valentine. Valentine
cacha son front brûlant sur l'épaule de Bénédict; mais ils avaient vingt
ans, ils aimaient pour la première fois, et l'honneur de Valentine était
en sûreté auprès du sein de Bénédict. Il n'osa seulement pas prononcer
ce mot d'amour qui effarouche l'amour même. Ses lèvres osèrent à peine
effleurer les beaux cheveux de sa maîtresse. Le premier amour sait à peine
s'il existe une volupté plus grande que celle de se savoir aimé. Bénédict
fut le plus timide des amants et le plus heureux des hommes.
Ils se séparèrent sans avoir rien projeté, rien résolu. À peine, dans ces
deux heures de transport et d'oubli, avaient-ils échangé quelques paroles
sur leur situation, lorsque le timbre clair de l'horloge du château vint
faiblement vibrer dans le silence de la prairie. Valentine compta dix
coups presque insaisissables, et se rappela sa mère, son fiancé, le
lendemain... Mais comment quitter Bénédict? que lui dire pour le consoler?
où trouver la force de l'abandonner dans un tel moment? L'apparition d'une
femme à quelque distance lui arracha une exclamation de terreur. Bénédict
se tapit précipitamment dans le buisson; mais, à la vive clarté de la
lune, Valentine reconnut presque aussitôt sa nourrice Catherine qui la
cherchait avec anxiété. Il lui eût été facile de se cacher aussi à ses
regards; mais elle sentit qu'elle ne devait pas le faire, et marchant
droit à elle:
--Qu'y a-t-il? lui demanda-t-elle en se penchant toute tremblante à son
bras.
--Pour l'amour de Dieu, rentrez, Mademoiselle, dit la bonne femme; madame
vous a déjà demandée deux fois, et, comme j'ai répondu que vous vous étiez
jetée sur votre lit, elle m'a ordonné de l'avertir aussitôt que vous
seriez éveillée; alors l'inquiétude m'a prise, et comme je vous avais vue
sortir par la petite porte, comme je sais que vous venez quelquefois
le soir vous promener par ici, je me suis mise à vous chercher. Oh!
Mademoiselle, aller toute seule vous promener si loin! Vous avez tort;
vous devriez au moins me dire d'aller avec vous.
Valentine embrassa sa nourrice, jeta un coup d'œil triste et inquiet sur
le buisson, et laissa volontairement à la place qu'elle quittait son
foulard, celui qu'elle avait une fois prêté à Bénédict dans la promenade
autour de la ferme. Lorsqu'elle fut rentrée, sa nourrice le chercha
partout, et remarqua qu'elle l'avait perdu dans cette promenade.
Valentine trouva sa mère qui l'attendait dans sa chambre depuis quelques
instants. Elle manifesta un peu de surprise de la voir si complètement
habillée après avoir passé deux heures sur son lit. Valentine répondit
que, se sentant oppressée, elle avait voulu prendre l'air, et que sa
nourrice lui avait donné le bras pour faire un tour de promenade dans le
parc.
Alors madame de Raimbault entama une grave dissertation d'affaires avec sa
fille; elle lui fit remarquer qu'elle lui laissait le château et la terre
de Raimbault, dont le nom seul constituait presque tout l'héritage de son
père, et dont la valeur réelle, détachée de sa propre fortune, constituait
une assez belle dot. Elle la pria de lui rendre justice en reconnaissant
le bon ordre qu'elle avait mis dans sa fortune, et de témoigner à tout le
monde, dans le cours de sa vie, l'excellente conduite de sa mère envers
elle. Elle entra dans des détails d'argent qui firent de cette exhortation
maternelle une véritable consultation notariée, et termina sa harangue
en lui disant qu'elle espérait, au moment où la loi allait les rendre
_étrangères_ l'une à l'autre, trouver Valentine disposée à lui accorder
des _égards_ et des soins.
Valentine n'avait pas entendu la moitié de ce long discours. Elle était
pâle, des teintes violettes cernaient ses yeux abattus, et de temps
en temps un brusque frisson parcourait tous ses membres. Elle baisa
tristement les mains de sa mère, et s'apprêtait à se mettre au lit quand
la demoiselle de compagnie de sa grand'mère vint, d'un air solennel,
l'avertir que la marquise l'attendait dans son appartement.
Valentine se traîna encore à cette cérémonie; elle trouva la chambre à
coucher de la vieille dame accoutrée d'une sorte de décoration religieuse.
On avait formé un autel avec une table et des linges brodés. Des fleurs
disposées en bouquets d'église entouraient un crucifix d'or guilloché.
Un missel de velours écarlate était ouvert sacramentellement sur l'autel.
Un coussin attendait les genoux de Valentine, et la marquise, posée
théâtralement dans son grand fauteuil, s'apprêtait avec une puérile
satisfaction à jouer sa petite comédie d'étiquette.
Valentine s'approcha en silence, et, parce qu'elle était pieuse de
cœur, elle regarda sans émotion ces ridicules apprêts. La demoiselle de
compagnie ouvrit une porte opposée par laquelle entrèrent, d'un air à la
fois humble et curieux, toutes les servantes de la maison. La marquise
leur ordonna de se mettre à genoux et de prier pour le bonheur de leur
jeune maîtresse; puis, ayant fait agenouiller aussi Valentine, elle se
leva, ouvrit le missel, mit ses lunettes, récita quelques versets de
psaumes, chevrota un cantique avec sa demoiselle de compagnie, et finit
en imposant les mains et en donnant sa bénédiction à Valentine. Jamais
cérémonie sainte et patriarcale ne fut plus misérablement travestie par
une vieille espiègle du temps de la Dubarry.
En embrassant sa petite-fille, elle prit (précisément sur l'autel) un
écrin contenant une assez jolie parure en camées dont elle lui faisait
présent, et, mêlant la dévotion à la frivolité, elle lui dit presque en
même temps:
--Dieu vous donne, ma fille, les vertus d'une bonne mère de famille!
--Tiens, ma petite, voici le petit cadeau de ta grand'mère; ce sera pour
les demi-toilettes.
Valentine eut la fièvre toute la nuit, et ne dormit que vers le matin;
mais elle fut bientôt éveillée par le son des cloches qui appelaient tous
les environs à la chapelle du château. Catherine entra dans sa chambre
avec un billet qu'une vieille femme des environs lui avait remis pour
mademoiselle de Raimbault. Il ne contenait que ce peu de mots tracés
péniblement:
«Valentine, il serait encore temps de dire non.»
Valentine frémit et brûla le billet. Elle essaya de se lever; mais
plusieurs fois la force lui manqua. Elle était assise, à demi vêtue, sur
une chaise, quand sa mère entra, lui reprocha d'être si fort en retard,
refusa de croire son indisposition sérieuse, et l'avertit que plusieurs
personnes l'attendaient déjà au salon. Elle l'aida elle-même à faire sa
toilette; et quand elle la vit belle, parée, mais aussi pâle que son
voile, elle voulut lui mettre du rouge. Valentine pensa que Bénédict la
regarderait peut-être passer; elle aima mieux qu'il vit sa pâleur, et elle
résista, pour la première fois de sa vie, à une volonté de sa mère.
Elle trouva au salon quelques voisins d'un rang secondaire; car madame de
Raimbault, ne voulant point d'apparat à cette noce, n'avait invité que des
gens _sans conséquence_. On devait déjeuner dans le jardin, et les paysans
danseraient au bout du parc au pied de la colline. M. de Lansac parut
bientôt, noir des pieds à la tête, et la boutonnière chargée d'ordres
étrangers. Trois voitures transportèrent toute la noce à la mairie, qui
était au village voisin. Le mariage ecclésiastique fut célébré au château.
Valentine, en s'agenouillant devant l'autel, sortit un instant de l'espèce
de torpeur où elle était tombée; elle se dit qu'il n'était plus temps de
reculer, que les hommes venaient de la forcer à s'engager avec Dieu, et
qu'il n'y avait plus de choix possible entre le malheur et le sacrilège.
où elle avait reçu le premier rendez-vous de Louise, elle trouva Bénédict
assis à cette même place où elle s'était assise; mais dès qu'il l'aperçut,
il s'enfuit en feignant de ne pas la voir, car il ne se sentait pas la
force de lui parler sans trahir ses agitations.
Une autre fois, comme elle errait dans le parc à l'entrée de la nuit, elle
entendit à plusieurs reprises le feuillage s'agiter autour d'elle, et
quand elle se fut éloignée du lieu où elle avait éprouvé cette frayeur,
elle vit de loin un homme qui traversait l'allée, et qui avait la taille
et le costume de Bénédict.
Il détermina Louise à demander un nouveau rendez vous à sa sœur. Il
l'accompagna comme la première fois, et se tint à distance pendant
qu'elles causaient ensemble. Quand Louise le rappela, il s'approcha dans
un trouble inexprimable.
--Eh bien! mon cher Bénédict, lui dit Valentine qui avait rassemblé tout
son courage pour cet instant, voici la dernière fois que nous nous verrons
d'ici à longtemps peut-être. Louise vient de m'annoncer son prochain
départ et le vôtre.
--Le mien! dit Bénédict avec amertume. Pourquoi le mien, Louise? Qu'en
savez-vous?
Il sentit tressaillir la main de Valentine, que dans l'obscurité il avait
gardée entre les siennes.
--N'êtes-vous pas décidé, répondit Louise, à ne pas épouser votre cousine,
du moins pour cette année? Et votre intention n'est-elle pas de vous
établir dès lors dans une situation indépendante!
--Mon intention est de ne jamais épouser personne, répondit-il d'un ton
dur et énergique. Mon intention est aussi de ne demeurer à la charge de
personne; mais il n'est pas prouvé que mon intention soit de quitter le
pays.
Louise ne répondit rien et dévora des larmes que l'on ne pouvait voir
couler. Valentine pressa faiblement la main de Bénédict afin de pouvoir
dégager la sienne, et ils se séparèrent plus émus que jamais.
Cependant on faisait au château les apprêts du mariage de Valentine.
Chaque jour apportait de nouveaux présents de la part du fiancé; il devait
arriver lui-même aussitôt que les devoirs de sa charge le permettraient,
et la cérémonie était fixée au surlendemain; car M. de Lansac, le précieux
diplomate, avait bien peu de temps à perdre à l'action futile d'épouser
Valentine.
Un dimanche, Bénédict avait conduit en carriole sa tante et sa cousine à
la messe, au plus gros bourg de la vallée. Athénaïs, jolie et parée, avait
retrouvé tout l'éclat de son teint, toute la vivacité de ses yeux noirs.
Un grand gars de cinq pieds six pouces, que le lecteur a déjà vu sous
le nom de Pierre Blutty, avait accosté les dames de Grangeneuve, et
s'était placé dans le même banc, à côté d'Athénaïs. C'était une évidente
manifestation de ses prétentions auprès de la jeune fermière, et
l'attitude insouciante de Bénédict, appuyé à quelque distance contre
un pilier, fut pour tous les observateurs de la contrée un signe non
équivoque de rupture entre lui et sa cousine. Déjà Moret, Simonneau et
bien d'autres s'étaient mis sur les rangs; mais Pierre Blutty avait été
le mieux accueilli.
Quand le curé monta en chaire pour faire le prône, et que sa voix
cassée et chevrotante rassembla toute sa force pour énoncer les noms de
Louise-Valentine de Raimbault et de Norbert-Évariste de Lansac, dont la
seconde et dernière publication s'affichait ce jour même aux portes de la
mairie, il y eut sensation dans l'auditoire, et Athénaïs échangea avec son
nouvel adorateur un regard de satisfaction et de malice; car l'amour
ridicule de Bénédict pour mademoiselle de Raimbault n'était point un
secret pour Pierre Blutty; Athénaïs, avec sa légèreté accoutumée, s'était
livrée au plaisir d'en médire avec lui, afin peut-être de s'encourager à
la vengeance. Elle se hasarda même à se retourner doucement pour voir
l'effet de cette publication sur son cousin, mais, de rouge et triomphante
qu'elle était, elle devint pâle et repentante quand elle eut envisagé les
traits bouleversés de Bénédict.
XIX.
Louise, en apprenant l'arrivée de M. de Lansac, écrivit une lettre d'adieu
à sa sœur, lui exprima dans les termes les plus vifs sa reconnaissance
pour l'amitié qu'elle lui avait témoignée, et lui dit qu'elle allait
attendre à Paris l'effet des bonnes intentions de M. de Lansac pour leur
rapprochement. Elle la suppliait de ne point brusquer cette demande, et
d'attendre que l'amour de son mari eût consolidé le succès qu'elle devait
en attendre.
Après avoir fait passer cette lettre à Valentine par l'intermédiaire
d'Athénaïs, qui alla en même temps faire part à la jeune comtesse de son
prochain mariage avec Pierre Blutty, Louise fit les apprêts de son voyage.
Effrayée de l'air sombre et de la taciturnité presque brutale de Bénédict,
elle n'osa chercher un dernier entretien avec lui. Mais le matin même de
son départ, il vint la trouver dans sa chambre, et, sans avoir la force de
lui dire une parole, il la pressa contre son cœur en fondant en larmes.
Elle ne chercha point à le consoler, et, comme ils ne pouvaient rien se
dire qui adoucît leur peine mutuelle, ils se contentèrent de pleurer
ensemble en se jurant une éternelle amitié. Ces adieux soulagèrent un peu
le cœur de Louise; mais, en la voyant partir, Bénédict sentit s'évanouir
la dernière espérance qui lui restât d'approcher de Valentine.
Alors il tomba dans le désespoir. De ces trois femmes qui naguère
l'accablaient à l'envi de prévenances et d'affection, il ne lui en restait
pas une; il était seul désormais sur la terre. Ses rêves si riants et si
flatteurs étaient devenus sombres et poignants. Qu'allait-il devenir?
Il ne voulait plus rien devoir à la générosité de ses parents; il sentait
bien qu'après l'affront fait à leur fille il ne devait plus rester à leur
charge. N'ayant pas assez d'argent pour aller habiter Paris, et pas assez
de courage, dans un moment aussi critique, pour s'y créer une existence à
force de travail, il ne lui restait d'autre parti à prendre que d'aller
habiter sa cabane et son champ, en attendant qu'il eût repris la volonté
d'aviser à quelque chose de mieux.
Il fit donc arranger, aussi proprement que le lui permirent ses moyens,
l'intérieur de sa chaumière; ce fut l'affaire de quelques jours. Il loua
une vieille femme pour faire son ménage, et il s'installa chez lui après
avoir pris congé de ses parents avec cordialité. La bonne femme Lhéry
sentit s'évanouir tout le ressentiment qu'elle avait conçu contre lui et
pleura en l'embrassant. Le brave Lhéry se fâcha et voulut de force le
retenir à la ferme; Athénaïs alla s'enfermer dans sa chambre, où la
violence de son émotion lui causa une nouvelle attaque de nerfs. Car
Athénaïs était sensible et impétueuse; elle ne s'était attachée à Blutty
que par dépit et vanité; au fond de son cœur elle chérissait encore
Bénédict, et lui eût accordé son pardon s'il eût fait un pas vers elle.
Bénédict ne put s'arracher de la ferme qu'en donnant sa parole d'y revenir
après le mariage d'Athénaïs. Quand il se trouva, le soir, seul dans sa
maisonnette silencieuse, ayant pour tout compagnon Perdreau assoupi entre
ses jambes, pour toute harmonie le bruit de la bouilloire qui contenait
son souper, et qui grinçait sur un ton aigre et plaintif devant les fagots
de l'âtre, un sentiment de tristesse et de découragement s'empara de lui.
À vingt-deux ans, après avoir connu les arts, les sciences, l'espérance et
l'amour, c'est une triste fin que l'isolement et la pauvreté!
Ce n'est pas que Bénédict fût très-sensible aux avantages de la richesse,
il était dans l'âge où l'on s'en passe le mieux; mais on ne saurait nier
que l'aspect des objets extérieurs n'ait une influence immédiate sur nos
pensées, et ne détermine le plus souvent la teinte de notre humeur. Or, la
ferme avec son désordre et ses contrastes était un lieu de délices, en
comparaison de l'ermitage de Bénédict. Les murs bruts, le lit de serge
en forme de corbillard, quelques vases de cuisine en cuivre et en terre,
disposés sur des rayons, le pavé en dalles calcaires inégales et ébréchées
de tous côtés, les meubles grossiers, le jour rare et gris qui venait de
quatre carreaux irisés par le soleil et la pluie, ce n'était pas là de
quoi faire éclore des rêves brillants. Bénédict tomba dans une triste
méditation. Le paysage qu'il découvrait par sa porte entr'ouverte, quoique
pittoresque et vigoureusement dessiné, n'était pas non plus de nature à
donner une physionomie très riante à ses idées. Une ravine sombre et semée
de genêts épineux le séparait du chemin raide et tortueux qui se déroulait
comme un serpent sur la colline opposée, et, s'enfonçant dans les houx et
les buis au feuillage noirâtre, semblait, par sa pente rapide, tomber
brusquement des nues.
Cependant, les souvenirs de Bénédict venant à se reporter sur ses jeunes
années qui s'étaient écoulées en ce lieu, il trouva insensiblement un
charme mélancolique à sa retraite. C'était sous ce toit obscur et décrépit
qu'il avait vu le jour; auprès de ce foyer, sa mère l'avait bercé d'un
chant rustique ou du bruit monotone de son rouet. Le soir, sur ce sentier
escarpé, il avait vu descendre son père, paysan grave et robuste, avec sa
cognée sur l'épaule et son fils aîné derrière lui. Bénédict avait aussi
de vagues souvenirs d'une sœur plus jeune que lui dont il avait agité le
berceau, de quelques vieux parents, d'anciens serviteurs. Mais tout
cela avait pour jamais passé le seuil. Tout était mort, et Bénédict se
rappelait à peine les noms qui avaient été jadis familiers à son oreille.
«Ô mon père! ô ma mère! disait-il aux ombres qu'il voyait passer dans
ses rêves, voilà bien la maison que vous avez bâtie, le lit où vous avez
reposé, le champ que vos mains ont cultivé. Mais votre plus précieux
héritage, vous ne me l'avez pas transmis. Où sont ici pour moi la
simplicité du cœur, le calme de l'esprit, les véritables fruits du
travail? Si vous errez dans cette demeure pour y retrouver les objets qui
vous furent chers, vous allez passer auprès de moi sans me reconnaître;
car je ne suis plus cet être heureux et pur qui sortit de vos mains, et
qui devait profiter de vos labeurs. Hélas! l'éducation a corrompu mon
esprit; les vains désirs, les rêves gigantesques ont faussé ma nature et
détruit mon avenir. La résignation et la patience, ces deux vertus du
pauvre, je les ai perdues; aujourd'hui je reviens en proscrit habiter
cette chaumière dont vous étiez innocemment vains. C'est pour moi la terre
d'exil que cette terre fécondée par vos sueurs; ce qui fit votre richesse
est aujourd'hui mon pis-aller.»
Puis, en pensant à Valentine, Bénédict se demandait avec douleur ce qu'il
eût pu faire pour cette fille élevée dans le luxe, ce qu'elle fût devenue
si elle eût consenti à venir se perdre avec lui dans cette existence rude
et chétive; et il s'applaudissait de n'avoir pas même essayé de la
détourner de ses devoirs.
Et pourtant il se disait aussi qu'avec l'espoir d'une femme comme
Valentine il aurait eu des talents, de l'ambition et une carrière.
Elle eût réveillé en lui ce principe d'énergie qui, ne pouvant servir à
personne, s'était engourdi et paralysé dans son sein. Elle eût embelli la
misère, ou plutôt elle l'aurait chassée; car, pour Valentine, Bénédict ne
voyait rien qui fût au-dessus de ses forces.
Et elle lui échappait pour jamais; Bénédict retombait dans le désespoir.
Quand il apprit que M. de Lansac était arrivé au château, que dans trois
jours Valentine serait mariée, il entra dans un accès de rage si atroce
qu'un instant il se crut né pour les plus grands crimes. Jamais il ne
s'était arrêté sur cette pensée que Valentine pouvait appartenir à un
autre homme que lui. Il s'était bien résigné à ne la posséder jamais; mais
voir ce bonheur passer aux bras d'un autre, c'est ce qu'il ne croyait pas
encore. La circonstance la plus évidente, la plus inévitable, la plus
prochaine de son malheur, il s'était obstiné à croire qu'elle n'arriverait
point, que M. de Lansac mourrait, que Valentine mourrait plutôt elle-même
au moment de contracter ces liens odieux. Bénédict ne s'en était pas
vanté, dans la crainte de passer pour un fou; mais il avait réellement
compté sur quelque miracle, et, ne le voyant point s'accomplir, il
maudissait Dieu qui lui en avait suggéré l'espérance et qui l'abandonnait.
Car l'homme rapporte tout à Dieu dans les grandes crises de sa vie; il a
toujours besoin d'y croire, soit pour le bénir de ses joies, soit pour
l'accuser de ses fautes.
Mais sa fureur augmenta encore quand il eut aperçu, un jour qu'il rôdait
autour du parc, Valentine, qui se promenait seule avec M. de Lansac.
Le secrétaire d'ambassade était empressé, gracieux, presque triomphant.
La pauvre Valentine était pâle, abattue; mais elle avait l'air doux et
résigné; elle s'efforçait de sourire aux mielleuses paroles de son fiancé.
Cela était donc bien sûr, cet homme était là! il allait épouser Valentine!
Bénédict cacha sa tête dans ses deux mains, et passa douze heures dans un
fossé, absorbé par un désespoir stupide.
Pour elle, la pauvre jeune fille, elle subissait son sort avec une
soumission passive et silencieuse. Son amour pour Bénédict avait fait des
progrès si rapides qu'il avait bien fallu s'avouer le mal à elle-même;
mais entre la conscience de sa faute et la volonté de s'y abandonner, il y
avait encore bien du chemin à faire, surtout Bénédict n'étant plus là pour
détruire d'un regard tout l'effet d'une journée de résolutions. Valentine
était pieuse; elle se confia à Dieu, et attendit M. de Lansac avec
l'espoir de revenir à ce qu'elle croyait avoir éprouvé pour lui.
Mais dès qu'il parut elle sentit combien cette bienveillance aveugle
et indulgente qu'elle lui avait accordée était loin de constituer une
affection véritable; il lui sembla dépouillé de tout le charme que son
imagination lui avait prêté un instant. Elle se sentit froide et ennuyée
auprès de lui. Elle ne l'écoutait plus qu'avec distraction, et ne lui
répondait que par complaisance. Il en ressentit une vive inquiétude; mais
quand il vit que le mariage n'en marchait pas moins, et que Valentine
ne semblait pas disposée à faire la moindre opposition, il se consola
facilement d'un caprice qu'il ne voulut pas pénétrer et qu'il feignit de
ne pas voir.
La répugnance de Valentine augmentait pourtant d'heure en heure; elle
était pieuse et même dévote par éducation et par conviction. Elle
s'enfermait des heures entières pour prier, espérant toujours trouver,
dans le recueillement et la ferveur, la force qui lui manquait pour
revenir au sentiment de son devoir. Mais ces méditations ascétiques
fatiguaient de plus en plus son cerveau, et donnaient plus d'intensité à
la puissance que Bénédict exerçait sur son âme. Elle sortait de là plus
épuisée, plus tourmentée que jamais. Sa mère s'étonnait de sa tristesse,
s'en offensait sérieusement, et l'accusait de vouloir jeter de la
contrariété sur ce moment si doux, disait-elle, au cœur d'une mère. Il est
certain que tous ces embarras ennuyaient mortellement madame de Raimbault.
Elle avait voulu, pour les diminuer, que la noce se fît sans éclat et sans
luxe à la campagne. Tels qu'ils étaient, il lui tardait beaucoup d'en être
dégagée, et de se trouver libre de rentrer dans le monde, où la présence
de Valentine l'avait toujours extraordinairement gênée.
Bénédict roulait dans sa tête mille absurdes projets. Le dernier auquel il
s'arrêta, et qui mit un peu de calme dans ses idées, fut de voir Valentine
une fois avant d'en finir pour jamais avec elle; car il se flattait
presque de ne l'aimer plus quand elle aurait subi les embrassements de
M. de Lansac. Il espéra que Valentine le calmerait par des paroles de
consolation et de bonté, ou qu'elle le guérirait par la pruderie d'un
refus.
Il lui écrivit:
«MADEMOISELLE,
Je suis votre ami à la vie et à la mort, vous le savez; vous m'avez appelé
votre frère, vous avez imprimé sur mon front un témoignage sacré de votre
estime et de votre confiance. Vous m'avez fait espérer, dès cet instant,
que je trouverais en vous un conseil et un appui dans les circonstances
difficiles de ma vie. Je suis horriblement malheureux; j'ai besoin de vous
voir un instant, de vous demander du courage, à vous si forte et si
supérieure. Il est impossible que vous me refusiez cette faveur. Je
connais votre générosité, votre mépris des sottes convenances et des
dangers quand il s'agit de faire du bien. Je vous ai vue auprès de Louise;
je sais ce que vous pouvez. C'est au nom d'une amitié aussi sainte, aussi
pure que la sienne, que je vous prie à genoux d'aller vous promener ce
soir au bout de la prairie.
«BÉNÉDICT.»
XX.
Valentine aimait Bénédict, elle ne pouvait pas résister à sa demande. Il y
a tant d'innocence et de pureté dans le premier amour de la vie, qu'il se
méfie peu des dangers qui sont en lui. Valentine se refusait à pressentir
la cause des chagrins de Bénédict; elle le voyait malheureux, et elle
eût admis les plus invraisemblables infortunes plutôt que de s'avouer
celle qui l'accablait. Il y a des routes si trompeuses et des replis si
multipliés dans la plus pure conscience! Comment la femme jetée, avec
une âme impressionnable, dans la carrière ardue et rigide des devoirs
impossibles, pourrait-elle résister à la nécessité de transiger à chaque
instant avec eux? Valentine trouva aisément des motifs pour croire
Bénédict atteint d'un malheur étranger à elle. Souvent Louise lui avait
dit, dans les derniers temps, que ce jeune homme l'affligeait par sa
tristesse et par son incurie de l'avenir; elle avait aussi parlé de la
nécessité où il serait bientôt de quitter la famille Lhéry, et Valentine
se persuadait que, jeté sans fortune et sans appui dans le monde, il
pouvait avoir besoin de sa protection et de ses conseils.
Il était assez difficile de s'échapper la veille même de son mariage,
obsédée comme elle l'était des attentions et des petits soins de M. de
Lansac. Elle y réussit cependant en priant sa nourrice de dire qu'elle
était couchée si on la demandait, et pour ne pas perdre de temps, pour ne
pas revenir sur une résolution qui commençait à l'effrayer, elle traversa
rapidement la prairie. La lune était alors dans son plein; on voyait aussi
nettement les objets que dans le jour.
Elle trouva Bénédict debout, les bras croisés sur sa poitrine, dans une
immobilité qui lui fit peur. Comme il ne faisait pas un mouvement pour
venir à sa rencontre, elle crut un instant que ce n'était pas lui et fut
sur le point de fuir. Alors il vint à elle. Sa figure était si altérée, sa
voix si éteinte, que Valentine, accablée par ses propres chagrins et par
ceux dont elle voyait la trace chez lui, ne put retenir ses larmes, et fut
forcée de s'asseoir.
Ce fut fait des résolutions de Bénédict. Il était venu en ce lieu,
déterminé à suivre religieusement la marche qu'il s'était tracée dans son
billet, il voulait entretenir Valentine de sa séparation d'avec les Lhéry,
de ses incertitudes pour le choix d'un état, de son isolement, de tous
les prétextes étrangers à son vrai but. Ce but était de voir Valentine,
d'entendre le son de sa voix, de trouver dans ses dispositions envers
lui le courage de vivre ou de mourir. Il s'attendait à la trouver grave,
réservée, à la voir armée de tout le sentiment de ses devoirs. Il y a
plus, il s'attendait presque à ne pas la voir du tout.
Quand il l'aperçut au fond de la prairie, accourant vers lui de toute sa
vitesse; quand elle se laissa tomber haletante et accablée sur le gazon;
quand sa douleur s'exprima en dépit d'elle-même par des larmes, Bénédict
crut rêver. Oh! ce n'était pas là de la compassion seulement, c'était de
l'amour! Un sentiment de joie délirante s'empara de lui! il oublia encore
une fois et son malheur et celui de Valentine, et la veille et le
lendemain, pour ne voir que Valentine qui était là, seule avec lui,
Valentine qui l'aimait et qui ne le lui cachait plus.
Il se jeta à genoux devant elle; il baisa ses pieds avec ardeur. C'était
une trop rude épreuve pour Valentine: elle sentit tout son sang se figer
dans ses veines, sa vue se troubla; la fatigue de sa course rendant plus
pénible encore la lutte qu'elle s'imposait pour cacher ses pleurs, elle
tomba pâle et presque morte dans les bras de Bénédict.
Leur entrevue fut longue, orageuse. Ils n'essayèrent pas de se tromper sur
la nature du sentiment qu'ils éprouvaient; ils ne cherchèrent point à
se soustraire au danger des plus ardentes émotions. Bénédict couvrit de
pleurs et de baisers les vêtements et les mains de Valentine. Valentine
cacha son front brûlant sur l'épaule de Bénédict; mais ils avaient vingt
ans, ils aimaient pour la première fois, et l'honneur de Valentine était
en sûreté auprès du sein de Bénédict. Il n'osa seulement pas prononcer
ce mot d'amour qui effarouche l'amour même. Ses lèvres osèrent à peine
effleurer les beaux cheveux de sa maîtresse. Le premier amour sait à peine
s'il existe une volupté plus grande que celle de se savoir aimé. Bénédict
fut le plus timide des amants et le plus heureux des hommes.
Ils se séparèrent sans avoir rien projeté, rien résolu. À peine, dans ces
deux heures de transport et d'oubli, avaient-ils échangé quelques paroles
sur leur situation, lorsque le timbre clair de l'horloge du château vint
faiblement vibrer dans le silence de la prairie. Valentine compta dix
coups presque insaisissables, et se rappela sa mère, son fiancé, le
lendemain... Mais comment quitter Bénédict? que lui dire pour le consoler?
où trouver la force de l'abandonner dans un tel moment? L'apparition d'une
femme à quelque distance lui arracha une exclamation de terreur. Bénédict
se tapit précipitamment dans le buisson; mais, à la vive clarté de la
lune, Valentine reconnut presque aussitôt sa nourrice Catherine qui la
cherchait avec anxiété. Il lui eût été facile de se cacher aussi à ses
regards; mais elle sentit qu'elle ne devait pas le faire, et marchant
droit à elle:
--Qu'y a-t-il? lui demanda-t-elle en se penchant toute tremblante à son
bras.
--Pour l'amour de Dieu, rentrez, Mademoiselle, dit la bonne femme; madame
vous a déjà demandée deux fois, et, comme j'ai répondu que vous vous étiez
jetée sur votre lit, elle m'a ordonné de l'avertir aussitôt que vous
seriez éveillée; alors l'inquiétude m'a prise, et comme je vous avais vue
sortir par la petite porte, comme je sais que vous venez quelquefois
le soir vous promener par ici, je me suis mise à vous chercher. Oh!
Mademoiselle, aller toute seule vous promener si loin! Vous avez tort;
vous devriez au moins me dire d'aller avec vous.
Valentine embrassa sa nourrice, jeta un coup d'œil triste et inquiet sur
le buisson, et laissa volontairement à la place qu'elle quittait son
foulard, celui qu'elle avait une fois prêté à Bénédict dans la promenade
autour de la ferme. Lorsqu'elle fut rentrée, sa nourrice le chercha
partout, et remarqua qu'elle l'avait perdu dans cette promenade.
Valentine trouva sa mère qui l'attendait dans sa chambre depuis quelques
instants. Elle manifesta un peu de surprise de la voir si complètement
habillée après avoir passé deux heures sur son lit. Valentine répondit
que, se sentant oppressée, elle avait voulu prendre l'air, et que sa
nourrice lui avait donné le bras pour faire un tour de promenade dans le
parc.
Alors madame de Raimbault entama une grave dissertation d'affaires avec sa
fille; elle lui fit remarquer qu'elle lui laissait le château et la terre
de Raimbault, dont le nom seul constituait presque tout l'héritage de son
père, et dont la valeur réelle, détachée de sa propre fortune, constituait
une assez belle dot. Elle la pria de lui rendre justice en reconnaissant
le bon ordre qu'elle avait mis dans sa fortune, et de témoigner à tout le
monde, dans le cours de sa vie, l'excellente conduite de sa mère envers
elle. Elle entra dans des détails d'argent qui firent de cette exhortation
maternelle une véritable consultation notariée, et termina sa harangue
en lui disant qu'elle espérait, au moment où la loi allait les rendre
_étrangères_ l'une à l'autre, trouver Valentine disposée à lui accorder
des _égards_ et des soins.
Valentine n'avait pas entendu la moitié de ce long discours. Elle était
pâle, des teintes violettes cernaient ses yeux abattus, et de temps
en temps un brusque frisson parcourait tous ses membres. Elle baisa
tristement les mains de sa mère, et s'apprêtait à se mettre au lit quand
la demoiselle de compagnie de sa grand'mère vint, d'un air solennel,
l'avertir que la marquise l'attendait dans son appartement.
Valentine se traîna encore à cette cérémonie; elle trouva la chambre à
coucher de la vieille dame accoutrée d'une sorte de décoration religieuse.
On avait formé un autel avec une table et des linges brodés. Des fleurs
disposées en bouquets d'église entouraient un crucifix d'or guilloché.
Un missel de velours écarlate était ouvert sacramentellement sur l'autel.
Un coussin attendait les genoux de Valentine, et la marquise, posée
théâtralement dans son grand fauteuil, s'apprêtait avec une puérile
satisfaction à jouer sa petite comédie d'étiquette.
Valentine s'approcha en silence, et, parce qu'elle était pieuse de
cœur, elle regarda sans émotion ces ridicules apprêts. La demoiselle de
compagnie ouvrit une porte opposée par laquelle entrèrent, d'un air à la
fois humble et curieux, toutes les servantes de la maison. La marquise
leur ordonna de se mettre à genoux et de prier pour le bonheur de leur
jeune maîtresse; puis, ayant fait agenouiller aussi Valentine, elle se
leva, ouvrit le missel, mit ses lunettes, récita quelques versets de
psaumes, chevrota un cantique avec sa demoiselle de compagnie, et finit
en imposant les mains et en donnant sa bénédiction à Valentine. Jamais
cérémonie sainte et patriarcale ne fut plus misérablement travestie par
une vieille espiègle du temps de la Dubarry.
En embrassant sa petite-fille, elle prit (précisément sur l'autel) un
écrin contenant une assez jolie parure en camées dont elle lui faisait
présent, et, mêlant la dévotion à la frivolité, elle lui dit presque en
même temps:
--Dieu vous donne, ma fille, les vertus d'une bonne mère de famille!
--Tiens, ma petite, voici le petit cadeau de ta grand'mère; ce sera pour
les demi-toilettes.
Valentine eut la fièvre toute la nuit, et ne dormit que vers le matin;
mais elle fut bientôt éveillée par le son des cloches qui appelaient tous
les environs à la chapelle du château. Catherine entra dans sa chambre
avec un billet qu'une vieille femme des environs lui avait remis pour
mademoiselle de Raimbault. Il ne contenait que ce peu de mots tracés
péniblement:
«Valentine, il serait encore temps de dire non.»
Valentine frémit et brûla le billet. Elle essaya de se lever; mais
plusieurs fois la force lui manqua. Elle était assise, à demi vêtue, sur
une chaise, quand sa mère entra, lui reprocha d'être si fort en retard,
refusa de croire son indisposition sérieuse, et l'avertit que plusieurs
personnes l'attendaient déjà au salon. Elle l'aida elle-même à faire sa
toilette; et quand elle la vit belle, parée, mais aussi pâle que son
voile, elle voulut lui mettre du rouge. Valentine pensa que Bénédict la
regarderait peut-être passer; elle aima mieux qu'il vit sa pâleur, et elle
résista, pour la première fois de sa vie, à une volonté de sa mère.
Elle trouva au salon quelques voisins d'un rang secondaire; car madame de
Raimbault, ne voulant point d'apparat à cette noce, n'avait invité que des
gens _sans conséquence_. On devait déjeuner dans le jardin, et les paysans
danseraient au bout du parc au pied de la colline. M. de Lansac parut
bientôt, noir des pieds à la tête, et la boutonnière chargée d'ordres
étrangers. Trois voitures transportèrent toute la noce à la mairie, qui
était au village voisin. Le mariage ecclésiastique fut célébré au château.
Valentine, en s'agenouillant devant l'autel, sortit un instant de l'espèce
de torpeur où elle était tombée; elle se dit qu'il n'était plus temps de
reculer, que les hommes venaient de la forcer à s'engager avec Dieu, et
qu'il n'y avait plus de choix possible entre le malheur et le sacrilège.