Valentine - 09
sceptique envers lui-même, se trouvait dans une étrange position. Aimé à
la fois de trois femmes dont la moins belle eût rempli d'orgueil le cœur
de tout autre, il avait bien de la peine à lutter contre les bouffées de
vanité qui s'élevaient en lui. C'était une rude épreuve pour sa raison,
il le sentait bien. Pour y résister il se mit à penser à Valentine, à
celle des trois qui lui inspirait le moins de certitude, et qui devait
nécessairement le désabuser la première. Il ne connaissait l'amour de
celle-là que par ces révélations sympathiques qui trompent rarement les
amants. Mais quand cet amour serait éclos réellement dans le sein de
la jeune comtesse, il devait y être étouffé en naissant, dès qu'il se
trahirait à elle-même. Bénédict se dit tout cela pour triompher du démon
de l'orgueil, et, ce qui peut-être ne fut pas sans mérite à son âge, il en
triompha.
Alors, jetant sur sa situation un regard aussi lucide que possible à un
homme fortement épris, il se dit qu'il fallait arrêter son choix sur l'une
d'elles, et couper court sur-le-champ aux angoisses des deux autres.
Athénaïs fut la première fleur qu'il retrancha de cette belle couronne;
il jugea qu'elle serait bientôt consolée. Les naïves menaces de vengeance
dont il avait été le confident involontaire pendant la nuit précédente lui
firent espérer que Georges Simonneau, Pierre Blutty ou Blaise Moret se
chargerait de dégager sa conscience de tout remords envers elle.
Le plus raisonnable, peut-être le plus généreux choix eût dû tomber sur
Louise. Donner un état et un avenir à cette infortunée que sa famille et
l'opinion avaient si cruellement outragée, réparer envers elle les rudes
châtiments que le passé lui avait infligés, être le protecteur d'une femme
si malheureuse et si intéressante, il y avait dans cette idée quelque
chose de chevaleresque qui avait déjà tenté Bénédict. Peut-être l'amour
qu'il avait cru ressentir pour Louise avait-il pris naissance dans la
portée un peu héroïque de son caractère. Il avait vu là une occasion de
dévouement; sa jeunesse, avide d'une gloire quelconque, appelait l'opinion
en combat singulier, comme faisaient ces preux aventuriers envoyant un
cartel au géant de la contrée, jaloux qu'ils étaient de faire parler d'eux,
ne fût-ce que par une chute glorieuse.
Le refus de Louise, qui d'abord avait rebuté Bénédict, lui apparaissait
maintenant sous son véritable aspect. Ne voulant point accepter de si
grands sacrifices, et craignant de se laisser vaincre en générosité,
Louise avait cherché à lui ôter toute espérance, et peut-être y avait-elle
réussi au delà de son désir. Dans toute vertu il y a un peu d'espoir de
récompense; elle n'eut pas plus tôt repoussé Bénédict qu'elle en souffrit
amèrement. Maintenant Bénédict comprenait que, dans ce refus, il y avait
plus de véritable générosité, plus d'affection délicate et forte qu'il n'y
en avait eu dans sa propre conduite. Louise s'élevait à ses propres yeux
presque au-dessus de l'héroïsme dont il se sentait capable lui-même;
c'était de quoi l'émouvoir profondément et le jeter dans une nouvelle
carrière d'émotions et de désirs.
Si l'amour était un sentiment qui se calcule et se raisonne comme l'amitié
ou la haine, Bénédict eût été se jeter aux pieds de Louise; mais ce qui
fait l'immense supériorité de celui-là sur tous les autres, ce qui prouve
son essence divine, c'est qu'il ne naît point de l'homme même; c'est que
l'homme n'en peut disposer; c'est qu'il ne l'accorde pas plus qu'il ne
l'ôte par un acte de sa volonté; c'est que le cœur humain le reçoit d'en
haut sans doute pour le reporter sur la créature choisie entre toutes
dans les desseins du ciel; et quand une âme énergique l'a reçu, c'est
en vain que toutes les considérations humaines élèveraient la voix pour
le détruire; il subsiste seul et par sa propre puissance. Tous ces
auxiliaires qu'on lui donne, ou plutôt qu'il attire à soi, l'amitié,
la confiance, la sympathie, l'estime même, ne sont que des alliés
subalternes; il les a créés, il les domine, il leur survit.
Bénédict aimait Valentine et non pas Louise. Pourquoi Valentine? Elle lui
ressemblait moins; elle avait moins de ses défauts, moins de ses qualités;
elle devait sans doute le comprendre et l'apprécier moins... c'est
celle-là qu'il devait aimer apparemment. Il se mit à chérir en elle, dès
qu'il la vit, les qualités qu'il n'avait pas en lui-même: il était inquiet,
mécontent, exigeant envers la destinée; Valentine était calme, facile,
heureuse à propos de tout. Eh bien! cela n'était-il pas selon les desseins
de Dieu? La suprême Providence, qui est partout en dépit des hommes,
n'avait-elle pas présidé à ce rapprochement? L'un était nécessaire à
l'autre: Bénédict à Valentine, pour lui faire connaître ces émotions sans
lesquelles la vie est incomplète; Valentine à Bénédict, pour apporter le
repos et la consolation dans une vie orageuse et tourmentée. Mais la
société se trouvait là entre eux, qui rendait ce choix mutuel absurde,
coupable, impie! La Providence a fait l'ordre admirable de la nature, les
hommes l'ont détruit; à qui la faute? Faut-il que, pour respecter la
solidité de nos murs de glace, tout rayon du soleil se retire de nous?
Quand il se rapprocha du banc où il avait laissé Louise, il la trouva pâle,
les mains pendantes, les yeux fixés à terre. Elle tressaillit en écoutant
le frôlement de ses vêtements contre le feuillage; mais quand elle
l'eut regardé, quand elle eut compris qu'il s'était renfermé dans son
inexpugnable impénétrabilité, elle attendit dans une angoisse plus grande
le résultat de ses réflexions.
--Nous ne nous sommes pas compris, ma sœur, lui dit Bénédict en s'asseyant
à son côté. Je vais m'expliquer mieux.
Ce mot de _sœur_ fut un coup mortel pour Louise; elle rassembla ce qu'elle
avait de force pour cacher sa douleur et pour écouter d'un air calme.
--Je suis loin, dit Bénédict, de conserver aucun dépit contre vous; au
contraire, j'admire en vous cette candeur et cette bonté qui ne se sont
point retirées de moi malgré mes folies; je sens que vos refus ont affermi
mon respect et ma tendresse pour vous. Comptez sur moi comme sur le plus
dévoué de vos amis, et laissez-moi vous parler avec toute la confiance
qu'un frère doit à sa sœur. Oui, j'aime Valentine, je l'aime avec passion;
et, comme Athénaïs l'a très-bien remarqué, c'est d'hier seulement que je
connais le sentiment qu'elle m'inspire. Mais je l'aime sans espoir, sans
but, sans dessein aucun. Je sais que Valentine ne renoncera pour moi ni à
sa famille, ni à son prochain mariage, ni même, en supposant qu'elle fût
libre, aux devoirs de convention que les idées de sa classe auraient pu
lui tracer. J'ai mesuré de sang-froid l'impossibilité d'être pour elle
autre chose qu'un ami obscur et soumis, estimé en secret peut-être, mais
jamais redoutable. Dussé-je, moi chétif et imperceptible, inspirer à
Valentine une de ces passions qui rapprochent les rangs et surmontent les
obstacles, je la fuirais plutôt que d'accepter des sacrifices dont je ne
me sens pas digne! Tout cela, Louise, doit vous rassurer un peu sur l'état
de mon cerveau.
--En ce cas, mon ami, dit Louise en tremblant, vous allez travailler à
détruire cet amour qui ferait le tourment de votre vie?
--Non, Louise, non, plutôt mourir, répondit Bénédict avec force. Tout
mon bonheur, tout mon avenir, toute ma vie sont là! Depuis que j'aime
Valentine, je suis un autre homme; je me sens exister. Le voile sombre qui
couvrait ma destinée se déchire de toutes parts; je ne suis plus seul sur
la terre; je ne m'ennuie plus de ma nullité; je me sens grandir d'heure en
heure avec cet amour. Ne voyez-vous pas sur ma figure un calme qui doit la
rendre plus supportable?
--J'y vois une assurance qui m'effraie, répondit Louise. Mon ami, vous
vous perdez vous-même. Ces chimères ruineront votre destinée; vous
dépenserez votre énergie à des rêves inutiles, et quand le temps viendra
d'être un homme, vous verrez avec regret que vous en aurez perdu la force.
--Qu'entendez-vous donc par être un homme, Louise?
--J'entends avoir sa place dans la société sans être à charge aux autres.
--Eh bien! dès demain je puis être un homme, avocat ou portefaix, musicien
ou laboureur; j'ai plus d'une ressource.
--Vous ne pouvez être rien de tout cela, Bénédict; car au bout de huit
jours une profession quelconque, dans l'état d'irritation où vous êtes...
--M'ennuierait, j'en conviens; mais j'aurai toujours la ressource de me
casser la tête si la vie m'ennuie, ou de me faire lazzarone si elle me
plaît beaucoup. Et, tout bien considéré, je crois que je ne suis plus bon
à autre chose. Plus j'ai appris, plus je me suis dégoûté de la vie; je
veux retourner maintenant, autant que possible, à mon état de nature, à
ma grossièreté de paysan, à la simplicité des idées, à la frugalité de la
vie. J'ai, de mon patrimoine, cinq cents livres de rentes en bonnes terres,
avec une maison couverte en chaume; je puis vivre honorablement dans mes
propriétés, seul, libre, heureux, oisif, sans être à charge à personne.
--Parlez-vous sérieusement?
--Pourquoi pas? Dans l'état de la société, le meilleur résultat possible
de l'éducation qu'on nous donne serait de retourner volontairement à
l'état d'abrutissement d'où l'on s'efforce de nous tirer durant vingt ans
de notre vie. Mais, écoutez, Louise, ne faites pas pour moi de ces rêves
chimériques que vous me reprochez. C'est vous qui m'invitez à dépenser mon
énergie en fumée, quand vous me dites de travailler pour être un homme
comme les autres, de consacrer ma jeunesse, mes veilles, mes plus belles
heures de bonheur et de poésie, à gagner de quoi mourir de vieillesse
commodément, les pieds dans de la fourrure et la tête sur un coussin de
duvet. Voilà pourtant le but de tous ceux qu'on appelle de bons sujets
à mon âge, et des hommes positifs à quarante ans. Dieu les bénisse!
Laissez-les aspirer de tous leurs efforts vers ce but sublime: être
électeurs du grand collège, ou conseillers municipaux, ou secrétaires
de préfecture. Qu'ils engraissent des bœufs et maigrissent des chevaux
à courir les foires; qu'ils se fassent valets de cour ou valets de
basse-cour, esclaves d'un ministre ou d'un _lot_ de moutons, préfets à la
livrée d'or ou marchands de porcs à la ceinture doublée de _pistoles_;
et qu'après toute une vie de sueurs, de maquignonnage, de platitude
ou de grossièreté, ils laissent le fruit de tant de peines à une fille
entretenue, intrigante cosmopolite, ou servante joufflue du Berri, par le
moyen de leur testament ou par l'intermédiaire de leurs héritiers pressés
de _jouir de la vie_: voilà la vie positive qui se déroule dans toute sa
splendeur autour de moi! voilà la glorieuse condition d'_homme_ vers
laquelle aspirent tous mes contemporains d'étude. Franchement, Louise,
croyez-vous que j'abandonne là une bien belle et bien glorieuse existence?
--Vous savez vous-même, Bénédict, combien il serait facile de rétorquer
cette hyperbolique satire. Aussi je n'en prendrai pas la peine; je veux
vous demander simplement ce que vous comptez faire de cette ardente
activité qui vous dévore, et si votre conscience ne vous prescrit pas d'en
faire un emploi utile à la société?
--Ma conscience ne me prescrit rien de semblable. La _société_ n'a pas
besoin de ceux qui n'ont pas besoin d'elle. Je conçois la puissance de ce
grand mot chez des peuples nouveaux, sur une terre vierge qu'un petit
nombre d'hommes, rassemblés d'hier, s'efforcent de fertiliser et de faire
servir à leurs besoins; alors, si la colonisation est volontaire, je
méprise celui qui viendra s'engraisser impunément du travail des autres.
Je puis concevoir le civisme chez les nations libres ou vertueuses, s'il
en existe. Mais ici, sur le sol de la France, où, quoi qu'on en dise,
la terre manque de bras, où chaque profession regorge d'aspirants, où
l'espèce humaine, hideusement agglomérée autour des palais, rampe et lèche
la trace des pas du riche, où d'énormes capitaux rassemblés (selon toutes
les lois de la richesse sociale) dans les mains de quelques hommes,
servent d'enjeu à une continuelle loterie entre l'avarice, l'immoralité et
l'ineptie; dans ce pays d'impudeur et de misère, de vice et de désolation;
dans cette civilisation pourrie jusqu'à sa racine, vous voulez que je sois
_citoyen_? que je sacrifie ma volonté, mon inclination, ma fantaisie à ses
besoins pour être sa dupe ou sa victime? pour que le denier que j'aurais
jeté au mendiant aille tomber dans la caisse du millionnaire? Il faudra
que je m'essouffle à faire du bien afin de produire un peu plus de mal,
afin de fournir mon contingent aux administrations qui patentent les
mouchards, les croupiers et les prostituées? Non, sur ma vie! je ne le
ferai pas. Je ne veux rien être dans cette belle France, la plus éclairée
des nations. Je vous l'ai dit, Louise, j'ai cinq cents livres de rente;
tout homme qui a cinq cents livres de rente doit en vivre, et vivre en
paix.
--Eh bien, Bénédict, si vous voulez sacrifier toute noble ambition à ce
besoin de repos qui vient de succéder si vite à votre ardente impatience,
si vous voulez faire abnégation de tous vos talents et de toutes vos
qualités pour vivre obscur et paisible au fond de cette vallée, assurez la
première condition de cette heureuse existence, bannissez de votre esprit
ce ridicule amour...
--Ridicule, avez-vous dit? Non! celui-là ne sera pas ridicule, j'en fais
le serment. Ce sera un secret entre Dieu et moi. Comment donc le ciel, qui
me l'inspira, pourrait-il s'en moquer? Non, ce sera mon bouclier contre la
douleur, ma ressource contre l'ennui. N'est-ce pas lui qui m'a suggéré
depuis hier cette résolution de rester libre et de me faire heureux à peu
de frais? Ô bienfaisante passion, qui dès son irruption se révèle par la
lumière et le calme! Vérité céleste, qui dessille les yeux et désabuse
l'esprit de toutes les choses humaines! Puissance sublime, qui accapare
toutes les facultés et les inonde de jouissances ignorées! Ô Louise!
ne cherchez pas à m'ôter mon amour; vous n'y réussiriez pas, et vous me
deviendriez peut-être moins chère; car, je l'avoue, rien ne saurait lutter
avec avantage contre lui. Laissez-moi adorer Valentine en secret, et
nourrir en moi ces illusions qui m'avaient hier transporté aux cieux. Que
serait la réalité auprès d'elles? Laissez-moi emplir ma vie de cette seule
chimère, laissez-moi vivre au sein de cette vallée enchantée, avec mes
souvenirs et les traces qu'elle y a laissées pour moi, avec ce parfum qui
est resté après elle dans toutes les prairies où elle a posé le pied, avec
ces harmonies que sa voix a éveillées dans toutes les brises, avec ces
paroles si douces et si naïves qui lui sont échappées dans l'innocence de
son cœur et que j'ai interprétées selon ma fantaisie; avec ce baiser pur
et délicieux qu'elle a posé sur mon front le premier jour que je l'ai vue.
Ah! Louise, ce baiser! vous le rappelez-vous? C'est vous qui l'avez voulu.
--Oh! oui, dit Louise en se levant d'un air consterné, c'est moi qui ai
fait tout le mal.
XVIII.
Valentine, en rentrant au château, avait trouvé sur sa cheminée une
lettre de M. de Lansac. Selon l'usage du grand monde, elle était en
correspondance avec lui depuis l'époque de ses fiançailles. Cette
correspondance, qui semble devoir être une occasion de se connaître et de
se lier plus intimement, est presque toujours froide et maniérée. On y
parle d'amour dans le langage des salons; on y montre son esprit, son
style et son écriture, rien de plus.
Valentine écrivait si simplement qu'elle passait aux yeux de M. de Lansac
et de sa famille pour une personne fort médiocre. M. de Lansac s'en
réjouissait assez. À la veille de disposer d'une fortune considérable,
il entrait bien dans ses plans de dominer entièrement sa femme. Aussi,
quoi qu'il ne fût nullement épris d'elle, il s'appliquait à lui écrire
des lettres qui, dans le goût du beau monde, devaient être de petits
chefs-d'œuvre épistolaires. Il s'imaginait ainsi exprimer l'attachement le
plus vif qui fût jamais entré dans le cœur d'un diplomate, et Valentine
devait nécessairement prendre de son âme et de son esprit une haute idée.
Jusqu'à ce moment, en effet, cette jeune personne, qui ne savait
absolument rien de la vie et des passions, avait conçu pour la sensibilité
de son fiancé une grande admiration, et lorsqu'elle comparait les
expressions de son dévouement à ses propres réponses, elle s'accusait de
rester, par sa froideur, bien au-dessous de lui.
Ce soir-là, fatiguée des joyeuses et vives émotions de sa journée, la vue
de cette suscription, qui d'ordinaire lui était si agréable, éleva en elle
comme un sentiment de tristesse et de remords. Elle hésita quelques
instants à la lire, et, dès les premières lignes, elle tomba dans une si
grande distraction qu'elle la lut des yeux jusqu'à la fin sans en avoir
compris un mot, et sans avoir pensé à autre chose qu'à Louise, à Bénédict,
au bord de l'eau et à l'oseraie de la prairie. Elle se fit un nouveau
reproche de cette préoccupation, et relut courageusement la lettre du
secrétaire d'ambassade. C'était celle qu'il avait faite avec le plus
de soin; malheureusement elle était plus obscure, plus vide et plus
prétentieuse que toutes les autres. Valentine fut, malgré elle, pénétrée
du froid mortel qui avait présidé à cette composition. Elle se consola
de cette impression involontaire en l'attribuant à la fatigue qu'elle
éprouvait. Elle se mit au lit, et, grâce au peu d'habitude qu'elle avait
de prendre tant d'exercice, elle s'endormit profondément; mais elle
s'éveilla le lendemain toute rouge et toute troublée des songes qu'elle
avait faits.
Elle prit sa lettre qu'elle avait laissée sur sa table de nuit, et la
relut encore avec la ferveur que met une dévote à recommencer ses prières
lorsqu'elle croit les avoir mal dites. Mais ce fut en vain; au lieu de
l'admiration qu'elle avait jusque-là éprouvée pour ces lettres, elle n'eut
que de l'étonnement et quelque chose qui ressemblait à de l'ennui; elle se
leva effrayée d'elle-même et toute pâlie de la fatigue d'esprit qu'elle en
ressentait.
Alors, comme en l'absence de sa mère elle faisait absolument tout ce qui
lui plaisait, comme sa grand'mère ne songeait pas même à la questionner
sur sa journée de la veille, elle partit pour la ferme, emportant dans un
petit coffre de bois de cèdre toutes les lettres qu'elle avait reçues de
M. de Lansac depuis un an, et se flattant qu'à la lecture de ces lettres
l'admiration de Louise raviverait la sienne.
Il serait peut-être téméraire d'affirmer que ce fût là l'unique motif de
cette nouvelle visite à la ferme; mais si Valentine en eut un autre, ce
fut certainement à l'insu d'elle-même. Quoi qu'il en soit, elle trouva
Louise toute seule. Sur la demande d'Athénaïs, qui avait voulu s'éloigner
pour quelques jours de son cousin, madame Lhéry était partie avec sa fille
pour aller rendre visite dans les environs à une de ses parentes, Bénédict
était à la chasse, et le père Lhéry aux travaux des champs.
Valentine fut effrayée de l'altération des traits de sa sœur. Celle-ci
donna pour excuse l'indisposition d'Athénaïs, qui l'avait forcée de
veiller. Elle sentit d'ailleurs sa peine s'adoucir aux tendres caresses
de Valentine, et bientôt elles se mirent à causer avec abandon de leurs
projets pour l'avenir. Ceci conduisit Valentine à montrer les lettres de
M. de Lansac.
Louise en parcourut quelques-unes, qu'elle trouva d'un froid mortel et
d'un ridicule achevé. Elle jugea sur-le-champ le cœur de cet homme, et
devina fort bien que ses intentions bienveillantes, relativement à elle,
méritaient une médiocre confiance. La tristesse qui l'accablait redoubla
par cette découverte, et l'avenir de sa sœur lui parut aussi triste que le
sien; mais elle n'osa en rien témoigner à Valentine. La veille, peut-être,
elle se fût senti le courage de l'éclairer; mais, après les aveux de
Bénédict, Louise, qui peut-être soupçonnait Valentine de l'encourager un
peu, n'osa pas l'éloigner d'un mariage qui devait du moins la soustraire
aux dangers de cette situation. Elle ne se prononça pas, et la pria de lui
laisser ces lettres, en promettant de lui en dire son avis après les avoir
toutes lues avec attention.
Elles étaient toutes deux assez attristées de cet entretien; Louise y
avait trouvé de nouveaux sujets de douleur, et Valentine, en apercevant
l'air contraint de sa sœur, n'en avait pas obtenu le résultat qu'elle en
attendait, lorsque Bénédict rentra en fredonnant au loin la cavatine
_Di placer mi balza il cor_. Valentine tressaillit en reconnaissant sa
voix; mais la présence de Louise lui causa un embarras qu'elle ne put
s'expliquer, et ce fut avec d'hypocrites efforts qu'elle attendit d'un air
d'indifférence l'arrivée de Bénédict.
Bénédict entra dans la salle, dont les volets étaient fermés. Le passage
subit du grand soleil à l'obscurité de cette pièce l'empêcha de distinguer
les deux femmes. Il suspendit son fusil à la muraille en chantant toujours,
et Valentine, silencieuse, le cœur ému, le sourire sur les lèvres,
suivait tous ses mouvements, lorsqu'il l'aperçut, au moment où il passait
tout près d'elle, et laissa échapper un cri de surprise et de joie. Ce cri,
parti du plus profond de ses entrailles, exprimait plus de passion et de
transport que toutes les lettres de M. de Lansac étalées sur la table.
L'instinct du cœur ne pouvait guère abuser Valentine à cet égard, et la
pauvre Louise comprit que son rôle était déplorable.
De ce moment, Valentine oublia et M. de Lansac, et la correspondance, et
ses doutes, et ses remords; elle ne sentit plus que ce bonheur impérieux
qui étouffe tout autre sentiment en présence de l'être que l'on aime. Elle
et Bénédict le savourèrent avec égoïsme en présence de cette triste Louise,
dont la situation fausse était si pénible entre eux deux.
L'absence de la comtesse de Raimbault s'étant prolongée de plusieurs jours
au delà du terme qu'elle avait prévu, Valentine revint plusieurs fois à la
ferme. Madame Lhéry et sa fille étaient toujours absentes, et Bénédict,
couché dans le sentier par où devait arriver Valentine, y passait des
heures de délices à l'attendre dans le feuillage de la haie. Il la voyait
souvent passer sans oser se montrer, de peur de se trahir par trop
d'empressement; mais dès qu'elle était entrée à la ferme, il s'élançait
sur ses traces, et, au grand déplaisir de Louise, il il ne les quittait
plus de la journée. Louise ne pouvait s'en plaindre; car Bénédict avait
la délicatesse de comprendre le besoin qu'elles pouvaient avoir de
s'entretenir ensemble, et, tout en feignant de battre les buissons avec
son fusil, il les suivait à une distance respectueuse; mais il ne les
perdait jamais de vue. Regarder Valentine, s'enivrer du charme indicible
répandu autour d'elle, cueillir avec amour les fleurs que sa robe venait
d'effleurer, suivre dévotement la trace d'herbe couchée qu'elle laissait
derrière elle, puis remarquer avec joie qu'elle tournait souvent la tête
pour voir s'il était là; saisir, deviner parfois son regard à travers
les détours d'un sentier; se sentir appelé par une attraction magique
lorsqu'elle l'appelait effectivement dans son cœur; obéir à toutes ces
impressions subtiles, mystérieuses, invincibles, qui composent l'amour,
c'était là pour Bénédict autant de joies pures et fraîches que vous ne
trouverez point trop puériles si vous vous souvenez d'avoir eu vingt ans.
Louise ne pouvait lui adresser de reproches; car il lui avait juré de
ne jamais chercher à voir Valentine seule un instant, et il tenait
religieusement sa parole. Il n'y avait donc à cette vie aucun danger
apparent; mais chaque jour le trait s'enfonçait plus avant dans ces âmes
sans expérience, chaque jour endormait la prévoyance de l'avenir. Ces
rapides instants, jetés comme un rêve dans leur existence, composaient
déjà pour eux toute une vie qui leur semblait devoir durer toujours.
Valentine avait pris le parti de ne plus penser du tout à M. de Lansac,
et Bénédict se disait qu'un tel bonheur ne pouvait pas être balayé par
un souffle.
Louise était bien malheureuse. En voyant de quel amour Bénédict était
capable, elle apprenait à connaître ce jeune homme qu'elle avait cru
jusque-là plus ardent que sensible. Cette puissance d'aimer, qu'elle
découvrait en lui, le lui rendait plus cher; elle mesurait l'étendue d'un
sacrifice qu'elle n'avait pas compris en l'accomplissant, et pleurait en
secret la perte d'un bonheur qu'elle eût pu goûter plus innocemment que
Valentine. Cette pauvre Louise, dont l'âme était passionnée, mais qui
avait appris à se vaincre en subissant les funestes conséquences de la
passion, luttait maintenant contre des sentiments âpres et douloureux.
Malgré elle, une dévorante jalousie lui rendait insupportable le bonheur
pur de Valentine. Elle ne pouvait se défendre de déplorer le jour où elle
l'avait retrouvée, et déjà cette amitié romanesque et sublime avait perdu
tout son charme; elle était déjà, comme la plupart des sentiments humains,
dépouillée d'héroïsme et de poésie. Louise se surprenait parfois à
regretter le temps où elle n'avait aucun espoir de retrouver sa sœur.
Et puis elle avait horreur d'elle-même, et priait Dieu de la soustraire à
ces ignobles sentiments. Elle se représentait la douceur, la pureté, la
tendresse de Valentine, et se prosternait devant cette image comme devant
celle d'une sainte qu'elle priait d'opérer sa réconciliation avec le ciel.
Par instants elle formait l'enthousiaste et téméraire projet de l'éclairer
franchement sur le peu de mérite réel de M. de Lansac, de l'exhorter à
rompre ouvertement avec sa mère, à suivre son penchant pour Bénédict, et
à se créer, au sein de l'obscurité, une vie d'amour, de courage et de
liberté. Mais ce dessein, dont le dévouement n'était peut-être pas
au-dessus de ses forces, s'évanouissait bientôt à l'examen de la raison.
Entraîner sa sœur dans l'abîme où elle s'était précipitée, lui ravir la
considération qu'elle-même avait perdue, pour l'attirer dans les mêmes
malheurs, la sacrifier à la contagion de son exemple, c'était de quoi
faire reculer le désintéressement le plus hardi. Alors Louise persistait
dans le plan qui lui avait paru le plus sage: c'était de ne point éclairer
Valentine sur le compte de son fiancé, et de lui cacher soigneusement les
confidences de Bénédict. Mais quoique cette conduite fût la meilleure
possible, à ce qu'elle pensait, elle n'était pas sans remords d'avoir
attiré Valentine dans de semblables dangers, et de n'avoir pas la force
de l'y soustraire tout à coup en quittant le pays.
Mais voilà ce qu'elle ne se sentait pas l'énergie d'accomplir. Bénédict
lui avait fait jurer qu'elle resterait jusqu'à l'époque du mariage de
Valentine. Après cela, Bénédict ne se demandait pas ce qu'il deviendrait;
mais il voulait être heureux jusque-là; il le voulait avec cette force
d'égoïsme que donne un amour sans espérance. Il avait menacé Louise de
faire mille folies si elle le poussait au désespoir, tandis qu'il jurait
de lui être aveuglément soumis si elle lui laissait encore ces deux ou
trois jours de vie. Il l'avait même menacée de sa haine et de sa colère;
ses larmes, ses emportements, son obstination, avaient eu tant d'empire
sur Louise, dont le caractère était d'ailleurs faible et irrésolu, qu'elle
s'était soumise à cette volonté supérieure à la sienne. Peut-être aussi
puisait-elle sa faiblesse dans l'amour qu'elle nourrissait en secret pour
lui; peut-être se flattait-elle de ranimer le sien, à force de dévouement
et de générosité, lorsque le mariage de Valentine aurait ruiné pour lui
toute espérance.
Le retour de madame de Raimbault vint enfin mettre un terme à cette
dangereuse intimité; alors Valentine cessa de venir à la ferme, et
Bénédict tomba du ciel en terre.
Comme il avait vanté à Louise le courage qu'il aurait dans l'occasion, il
supporta d'abord assez bien en apparence cette rude épreuve. Il ne voulait
point avouer combien il s'était abusé lui-même sur l'état de ses forces.
Il se contenta pendant les premiers jours d'errer autour du château sous
différents prétextes, heureux quand il avait aperçu de loin Valentine au
fond de son jardin; puis il pénétra la nuit dans le parc pour voir briller
la lampe qui éclairait son appartement. Une fois, Valentine s'étant
la fois de trois femmes dont la moins belle eût rempli d'orgueil le cœur
de tout autre, il avait bien de la peine à lutter contre les bouffées de
vanité qui s'élevaient en lui. C'était une rude épreuve pour sa raison,
il le sentait bien. Pour y résister il se mit à penser à Valentine, à
celle des trois qui lui inspirait le moins de certitude, et qui devait
nécessairement le désabuser la première. Il ne connaissait l'amour de
celle-là que par ces révélations sympathiques qui trompent rarement les
amants. Mais quand cet amour serait éclos réellement dans le sein de
la jeune comtesse, il devait y être étouffé en naissant, dès qu'il se
trahirait à elle-même. Bénédict se dit tout cela pour triompher du démon
de l'orgueil, et, ce qui peut-être ne fut pas sans mérite à son âge, il en
triompha.
Alors, jetant sur sa situation un regard aussi lucide que possible à un
homme fortement épris, il se dit qu'il fallait arrêter son choix sur l'une
d'elles, et couper court sur-le-champ aux angoisses des deux autres.
Athénaïs fut la première fleur qu'il retrancha de cette belle couronne;
il jugea qu'elle serait bientôt consolée. Les naïves menaces de vengeance
dont il avait été le confident involontaire pendant la nuit précédente lui
firent espérer que Georges Simonneau, Pierre Blutty ou Blaise Moret se
chargerait de dégager sa conscience de tout remords envers elle.
Le plus raisonnable, peut-être le plus généreux choix eût dû tomber sur
Louise. Donner un état et un avenir à cette infortunée que sa famille et
l'opinion avaient si cruellement outragée, réparer envers elle les rudes
châtiments que le passé lui avait infligés, être le protecteur d'une femme
si malheureuse et si intéressante, il y avait dans cette idée quelque
chose de chevaleresque qui avait déjà tenté Bénédict. Peut-être l'amour
qu'il avait cru ressentir pour Louise avait-il pris naissance dans la
portée un peu héroïque de son caractère. Il avait vu là une occasion de
dévouement; sa jeunesse, avide d'une gloire quelconque, appelait l'opinion
en combat singulier, comme faisaient ces preux aventuriers envoyant un
cartel au géant de la contrée, jaloux qu'ils étaient de faire parler d'eux,
ne fût-ce que par une chute glorieuse.
Le refus de Louise, qui d'abord avait rebuté Bénédict, lui apparaissait
maintenant sous son véritable aspect. Ne voulant point accepter de si
grands sacrifices, et craignant de se laisser vaincre en générosité,
Louise avait cherché à lui ôter toute espérance, et peut-être y avait-elle
réussi au delà de son désir. Dans toute vertu il y a un peu d'espoir de
récompense; elle n'eut pas plus tôt repoussé Bénédict qu'elle en souffrit
amèrement. Maintenant Bénédict comprenait que, dans ce refus, il y avait
plus de véritable générosité, plus d'affection délicate et forte qu'il n'y
en avait eu dans sa propre conduite. Louise s'élevait à ses propres yeux
presque au-dessus de l'héroïsme dont il se sentait capable lui-même;
c'était de quoi l'émouvoir profondément et le jeter dans une nouvelle
carrière d'émotions et de désirs.
Si l'amour était un sentiment qui se calcule et se raisonne comme l'amitié
ou la haine, Bénédict eût été se jeter aux pieds de Louise; mais ce qui
fait l'immense supériorité de celui-là sur tous les autres, ce qui prouve
son essence divine, c'est qu'il ne naît point de l'homme même; c'est que
l'homme n'en peut disposer; c'est qu'il ne l'accorde pas plus qu'il ne
l'ôte par un acte de sa volonté; c'est que le cœur humain le reçoit d'en
haut sans doute pour le reporter sur la créature choisie entre toutes
dans les desseins du ciel; et quand une âme énergique l'a reçu, c'est
en vain que toutes les considérations humaines élèveraient la voix pour
le détruire; il subsiste seul et par sa propre puissance. Tous ces
auxiliaires qu'on lui donne, ou plutôt qu'il attire à soi, l'amitié,
la confiance, la sympathie, l'estime même, ne sont que des alliés
subalternes; il les a créés, il les domine, il leur survit.
Bénédict aimait Valentine et non pas Louise. Pourquoi Valentine? Elle lui
ressemblait moins; elle avait moins de ses défauts, moins de ses qualités;
elle devait sans doute le comprendre et l'apprécier moins... c'est
celle-là qu'il devait aimer apparemment. Il se mit à chérir en elle, dès
qu'il la vit, les qualités qu'il n'avait pas en lui-même: il était inquiet,
mécontent, exigeant envers la destinée; Valentine était calme, facile,
heureuse à propos de tout. Eh bien! cela n'était-il pas selon les desseins
de Dieu? La suprême Providence, qui est partout en dépit des hommes,
n'avait-elle pas présidé à ce rapprochement? L'un était nécessaire à
l'autre: Bénédict à Valentine, pour lui faire connaître ces émotions sans
lesquelles la vie est incomplète; Valentine à Bénédict, pour apporter le
repos et la consolation dans une vie orageuse et tourmentée. Mais la
société se trouvait là entre eux, qui rendait ce choix mutuel absurde,
coupable, impie! La Providence a fait l'ordre admirable de la nature, les
hommes l'ont détruit; à qui la faute? Faut-il que, pour respecter la
solidité de nos murs de glace, tout rayon du soleil se retire de nous?
Quand il se rapprocha du banc où il avait laissé Louise, il la trouva pâle,
les mains pendantes, les yeux fixés à terre. Elle tressaillit en écoutant
le frôlement de ses vêtements contre le feuillage; mais quand elle
l'eut regardé, quand elle eut compris qu'il s'était renfermé dans son
inexpugnable impénétrabilité, elle attendit dans une angoisse plus grande
le résultat de ses réflexions.
--Nous ne nous sommes pas compris, ma sœur, lui dit Bénédict en s'asseyant
à son côté. Je vais m'expliquer mieux.
Ce mot de _sœur_ fut un coup mortel pour Louise; elle rassembla ce qu'elle
avait de force pour cacher sa douleur et pour écouter d'un air calme.
--Je suis loin, dit Bénédict, de conserver aucun dépit contre vous; au
contraire, j'admire en vous cette candeur et cette bonté qui ne se sont
point retirées de moi malgré mes folies; je sens que vos refus ont affermi
mon respect et ma tendresse pour vous. Comptez sur moi comme sur le plus
dévoué de vos amis, et laissez-moi vous parler avec toute la confiance
qu'un frère doit à sa sœur. Oui, j'aime Valentine, je l'aime avec passion;
et, comme Athénaïs l'a très-bien remarqué, c'est d'hier seulement que je
connais le sentiment qu'elle m'inspire. Mais je l'aime sans espoir, sans
but, sans dessein aucun. Je sais que Valentine ne renoncera pour moi ni à
sa famille, ni à son prochain mariage, ni même, en supposant qu'elle fût
libre, aux devoirs de convention que les idées de sa classe auraient pu
lui tracer. J'ai mesuré de sang-froid l'impossibilité d'être pour elle
autre chose qu'un ami obscur et soumis, estimé en secret peut-être, mais
jamais redoutable. Dussé-je, moi chétif et imperceptible, inspirer à
Valentine une de ces passions qui rapprochent les rangs et surmontent les
obstacles, je la fuirais plutôt que d'accepter des sacrifices dont je ne
me sens pas digne! Tout cela, Louise, doit vous rassurer un peu sur l'état
de mon cerveau.
--En ce cas, mon ami, dit Louise en tremblant, vous allez travailler à
détruire cet amour qui ferait le tourment de votre vie?
--Non, Louise, non, plutôt mourir, répondit Bénédict avec force. Tout
mon bonheur, tout mon avenir, toute ma vie sont là! Depuis que j'aime
Valentine, je suis un autre homme; je me sens exister. Le voile sombre qui
couvrait ma destinée se déchire de toutes parts; je ne suis plus seul sur
la terre; je ne m'ennuie plus de ma nullité; je me sens grandir d'heure en
heure avec cet amour. Ne voyez-vous pas sur ma figure un calme qui doit la
rendre plus supportable?
--J'y vois une assurance qui m'effraie, répondit Louise. Mon ami, vous
vous perdez vous-même. Ces chimères ruineront votre destinée; vous
dépenserez votre énergie à des rêves inutiles, et quand le temps viendra
d'être un homme, vous verrez avec regret que vous en aurez perdu la force.
--Qu'entendez-vous donc par être un homme, Louise?
--J'entends avoir sa place dans la société sans être à charge aux autres.
--Eh bien! dès demain je puis être un homme, avocat ou portefaix, musicien
ou laboureur; j'ai plus d'une ressource.
--Vous ne pouvez être rien de tout cela, Bénédict; car au bout de huit
jours une profession quelconque, dans l'état d'irritation où vous êtes...
--M'ennuierait, j'en conviens; mais j'aurai toujours la ressource de me
casser la tête si la vie m'ennuie, ou de me faire lazzarone si elle me
plaît beaucoup. Et, tout bien considéré, je crois que je ne suis plus bon
à autre chose. Plus j'ai appris, plus je me suis dégoûté de la vie; je
veux retourner maintenant, autant que possible, à mon état de nature, à
ma grossièreté de paysan, à la simplicité des idées, à la frugalité de la
vie. J'ai, de mon patrimoine, cinq cents livres de rentes en bonnes terres,
avec une maison couverte en chaume; je puis vivre honorablement dans mes
propriétés, seul, libre, heureux, oisif, sans être à charge à personne.
--Parlez-vous sérieusement?
--Pourquoi pas? Dans l'état de la société, le meilleur résultat possible
de l'éducation qu'on nous donne serait de retourner volontairement à
l'état d'abrutissement d'où l'on s'efforce de nous tirer durant vingt ans
de notre vie. Mais, écoutez, Louise, ne faites pas pour moi de ces rêves
chimériques que vous me reprochez. C'est vous qui m'invitez à dépenser mon
énergie en fumée, quand vous me dites de travailler pour être un homme
comme les autres, de consacrer ma jeunesse, mes veilles, mes plus belles
heures de bonheur et de poésie, à gagner de quoi mourir de vieillesse
commodément, les pieds dans de la fourrure et la tête sur un coussin de
duvet. Voilà pourtant le but de tous ceux qu'on appelle de bons sujets
à mon âge, et des hommes positifs à quarante ans. Dieu les bénisse!
Laissez-les aspirer de tous leurs efforts vers ce but sublime: être
électeurs du grand collège, ou conseillers municipaux, ou secrétaires
de préfecture. Qu'ils engraissent des bœufs et maigrissent des chevaux
à courir les foires; qu'ils se fassent valets de cour ou valets de
basse-cour, esclaves d'un ministre ou d'un _lot_ de moutons, préfets à la
livrée d'or ou marchands de porcs à la ceinture doublée de _pistoles_;
et qu'après toute une vie de sueurs, de maquignonnage, de platitude
ou de grossièreté, ils laissent le fruit de tant de peines à une fille
entretenue, intrigante cosmopolite, ou servante joufflue du Berri, par le
moyen de leur testament ou par l'intermédiaire de leurs héritiers pressés
de _jouir de la vie_: voilà la vie positive qui se déroule dans toute sa
splendeur autour de moi! voilà la glorieuse condition d'_homme_ vers
laquelle aspirent tous mes contemporains d'étude. Franchement, Louise,
croyez-vous que j'abandonne là une bien belle et bien glorieuse existence?
--Vous savez vous-même, Bénédict, combien il serait facile de rétorquer
cette hyperbolique satire. Aussi je n'en prendrai pas la peine; je veux
vous demander simplement ce que vous comptez faire de cette ardente
activité qui vous dévore, et si votre conscience ne vous prescrit pas d'en
faire un emploi utile à la société?
--Ma conscience ne me prescrit rien de semblable. La _société_ n'a pas
besoin de ceux qui n'ont pas besoin d'elle. Je conçois la puissance de ce
grand mot chez des peuples nouveaux, sur une terre vierge qu'un petit
nombre d'hommes, rassemblés d'hier, s'efforcent de fertiliser et de faire
servir à leurs besoins; alors, si la colonisation est volontaire, je
méprise celui qui viendra s'engraisser impunément du travail des autres.
Je puis concevoir le civisme chez les nations libres ou vertueuses, s'il
en existe. Mais ici, sur le sol de la France, où, quoi qu'on en dise,
la terre manque de bras, où chaque profession regorge d'aspirants, où
l'espèce humaine, hideusement agglomérée autour des palais, rampe et lèche
la trace des pas du riche, où d'énormes capitaux rassemblés (selon toutes
les lois de la richesse sociale) dans les mains de quelques hommes,
servent d'enjeu à une continuelle loterie entre l'avarice, l'immoralité et
l'ineptie; dans ce pays d'impudeur et de misère, de vice et de désolation;
dans cette civilisation pourrie jusqu'à sa racine, vous voulez que je sois
_citoyen_? que je sacrifie ma volonté, mon inclination, ma fantaisie à ses
besoins pour être sa dupe ou sa victime? pour que le denier que j'aurais
jeté au mendiant aille tomber dans la caisse du millionnaire? Il faudra
que je m'essouffle à faire du bien afin de produire un peu plus de mal,
afin de fournir mon contingent aux administrations qui patentent les
mouchards, les croupiers et les prostituées? Non, sur ma vie! je ne le
ferai pas. Je ne veux rien être dans cette belle France, la plus éclairée
des nations. Je vous l'ai dit, Louise, j'ai cinq cents livres de rente;
tout homme qui a cinq cents livres de rente doit en vivre, et vivre en
paix.
--Eh bien, Bénédict, si vous voulez sacrifier toute noble ambition à ce
besoin de repos qui vient de succéder si vite à votre ardente impatience,
si vous voulez faire abnégation de tous vos talents et de toutes vos
qualités pour vivre obscur et paisible au fond de cette vallée, assurez la
première condition de cette heureuse existence, bannissez de votre esprit
ce ridicule amour...
--Ridicule, avez-vous dit? Non! celui-là ne sera pas ridicule, j'en fais
le serment. Ce sera un secret entre Dieu et moi. Comment donc le ciel, qui
me l'inspira, pourrait-il s'en moquer? Non, ce sera mon bouclier contre la
douleur, ma ressource contre l'ennui. N'est-ce pas lui qui m'a suggéré
depuis hier cette résolution de rester libre et de me faire heureux à peu
de frais? Ô bienfaisante passion, qui dès son irruption se révèle par la
lumière et le calme! Vérité céleste, qui dessille les yeux et désabuse
l'esprit de toutes les choses humaines! Puissance sublime, qui accapare
toutes les facultés et les inonde de jouissances ignorées! Ô Louise!
ne cherchez pas à m'ôter mon amour; vous n'y réussiriez pas, et vous me
deviendriez peut-être moins chère; car, je l'avoue, rien ne saurait lutter
avec avantage contre lui. Laissez-moi adorer Valentine en secret, et
nourrir en moi ces illusions qui m'avaient hier transporté aux cieux. Que
serait la réalité auprès d'elles? Laissez-moi emplir ma vie de cette seule
chimère, laissez-moi vivre au sein de cette vallée enchantée, avec mes
souvenirs et les traces qu'elle y a laissées pour moi, avec ce parfum qui
est resté après elle dans toutes les prairies où elle a posé le pied, avec
ces harmonies que sa voix a éveillées dans toutes les brises, avec ces
paroles si douces et si naïves qui lui sont échappées dans l'innocence de
son cœur et que j'ai interprétées selon ma fantaisie; avec ce baiser pur
et délicieux qu'elle a posé sur mon front le premier jour que je l'ai vue.
Ah! Louise, ce baiser! vous le rappelez-vous? C'est vous qui l'avez voulu.
--Oh! oui, dit Louise en se levant d'un air consterné, c'est moi qui ai
fait tout le mal.
XVIII.
Valentine, en rentrant au château, avait trouvé sur sa cheminée une
lettre de M. de Lansac. Selon l'usage du grand monde, elle était en
correspondance avec lui depuis l'époque de ses fiançailles. Cette
correspondance, qui semble devoir être une occasion de se connaître et de
se lier plus intimement, est presque toujours froide et maniérée. On y
parle d'amour dans le langage des salons; on y montre son esprit, son
style et son écriture, rien de plus.
Valentine écrivait si simplement qu'elle passait aux yeux de M. de Lansac
et de sa famille pour une personne fort médiocre. M. de Lansac s'en
réjouissait assez. À la veille de disposer d'une fortune considérable,
il entrait bien dans ses plans de dominer entièrement sa femme. Aussi,
quoi qu'il ne fût nullement épris d'elle, il s'appliquait à lui écrire
des lettres qui, dans le goût du beau monde, devaient être de petits
chefs-d'œuvre épistolaires. Il s'imaginait ainsi exprimer l'attachement le
plus vif qui fût jamais entré dans le cœur d'un diplomate, et Valentine
devait nécessairement prendre de son âme et de son esprit une haute idée.
Jusqu'à ce moment, en effet, cette jeune personne, qui ne savait
absolument rien de la vie et des passions, avait conçu pour la sensibilité
de son fiancé une grande admiration, et lorsqu'elle comparait les
expressions de son dévouement à ses propres réponses, elle s'accusait de
rester, par sa froideur, bien au-dessous de lui.
Ce soir-là, fatiguée des joyeuses et vives émotions de sa journée, la vue
de cette suscription, qui d'ordinaire lui était si agréable, éleva en elle
comme un sentiment de tristesse et de remords. Elle hésita quelques
instants à la lire, et, dès les premières lignes, elle tomba dans une si
grande distraction qu'elle la lut des yeux jusqu'à la fin sans en avoir
compris un mot, et sans avoir pensé à autre chose qu'à Louise, à Bénédict,
au bord de l'eau et à l'oseraie de la prairie. Elle se fit un nouveau
reproche de cette préoccupation, et relut courageusement la lettre du
secrétaire d'ambassade. C'était celle qu'il avait faite avec le plus
de soin; malheureusement elle était plus obscure, plus vide et plus
prétentieuse que toutes les autres. Valentine fut, malgré elle, pénétrée
du froid mortel qui avait présidé à cette composition. Elle se consola
de cette impression involontaire en l'attribuant à la fatigue qu'elle
éprouvait. Elle se mit au lit, et, grâce au peu d'habitude qu'elle avait
de prendre tant d'exercice, elle s'endormit profondément; mais elle
s'éveilla le lendemain toute rouge et toute troublée des songes qu'elle
avait faits.
Elle prit sa lettre qu'elle avait laissée sur sa table de nuit, et la
relut encore avec la ferveur que met une dévote à recommencer ses prières
lorsqu'elle croit les avoir mal dites. Mais ce fut en vain; au lieu de
l'admiration qu'elle avait jusque-là éprouvée pour ces lettres, elle n'eut
que de l'étonnement et quelque chose qui ressemblait à de l'ennui; elle se
leva effrayée d'elle-même et toute pâlie de la fatigue d'esprit qu'elle en
ressentait.
Alors, comme en l'absence de sa mère elle faisait absolument tout ce qui
lui plaisait, comme sa grand'mère ne songeait pas même à la questionner
sur sa journée de la veille, elle partit pour la ferme, emportant dans un
petit coffre de bois de cèdre toutes les lettres qu'elle avait reçues de
M. de Lansac depuis un an, et se flattant qu'à la lecture de ces lettres
l'admiration de Louise raviverait la sienne.
Il serait peut-être téméraire d'affirmer que ce fût là l'unique motif de
cette nouvelle visite à la ferme; mais si Valentine en eut un autre, ce
fut certainement à l'insu d'elle-même. Quoi qu'il en soit, elle trouva
Louise toute seule. Sur la demande d'Athénaïs, qui avait voulu s'éloigner
pour quelques jours de son cousin, madame Lhéry était partie avec sa fille
pour aller rendre visite dans les environs à une de ses parentes, Bénédict
était à la chasse, et le père Lhéry aux travaux des champs.
Valentine fut effrayée de l'altération des traits de sa sœur. Celle-ci
donna pour excuse l'indisposition d'Athénaïs, qui l'avait forcée de
veiller. Elle sentit d'ailleurs sa peine s'adoucir aux tendres caresses
de Valentine, et bientôt elles se mirent à causer avec abandon de leurs
projets pour l'avenir. Ceci conduisit Valentine à montrer les lettres de
M. de Lansac.
Louise en parcourut quelques-unes, qu'elle trouva d'un froid mortel et
d'un ridicule achevé. Elle jugea sur-le-champ le cœur de cet homme, et
devina fort bien que ses intentions bienveillantes, relativement à elle,
méritaient une médiocre confiance. La tristesse qui l'accablait redoubla
par cette découverte, et l'avenir de sa sœur lui parut aussi triste que le
sien; mais elle n'osa en rien témoigner à Valentine. La veille, peut-être,
elle se fût senti le courage de l'éclairer; mais, après les aveux de
Bénédict, Louise, qui peut-être soupçonnait Valentine de l'encourager un
peu, n'osa pas l'éloigner d'un mariage qui devait du moins la soustraire
aux dangers de cette situation. Elle ne se prononça pas, et la pria de lui
laisser ces lettres, en promettant de lui en dire son avis après les avoir
toutes lues avec attention.
Elles étaient toutes deux assez attristées de cet entretien; Louise y
avait trouvé de nouveaux sujets de douleur, et Valentine, en apercevant
l'air contraint de sa sœur, n'en avait pas obtenu le résultat qu'elle en
attendait, lorsque Bénédict rentra en fredonnant au loin la cavatine
_Di placer mi balza il cor_. Valentine tressaillit en reconnaissant sa
voix; mais la présence de Louise lui causa un embarras qu'elle ne put
s'expliquer, et ce fut avec d'hypocrites efforts qu'elle attendit d'un air
d'indifférence l'arrivée de Bénédict.
Bénédict entra dans la salle, dont les volets étaient fermés. Le passage
subit du grand soleil à l'obscurité de cette pièce l'empêcha de distinguer
les deux femmes. Il suspendit son fusil à la muraille en chantant toujours,
et Valentine, silencieuse, le cœur ému, le sourire sur les lèvres,
suivait tous ses mouvements, lorsqu'il l'aperçut, au moment où il passait
tout près d'elle, et laissa échapper un cri de surprise et de joie. Ce cri,
parti du plus profond de ses entrailles, exprimait plus de passion et de
transport que toutes les lettres de M. de Lansac étalées sur la table.
L'instinct du cœur ne pouvait guère abuser Valentine à cet égard, et la
pauvre Louise comprit que son rôle était déplorable.
De ce moment, Valentine oublia et M. de Lansac, et la correspondance, et
ses doutes, et ses remords; elle ne sentit plus que ce bonheur impérieux
qui étouffe tout autre sentiment en présence de l'être que l'on aime. Elle
et Bénédict le savourèrent avec égoïsme en présence de cette triste Louise,
dont la situation fausse était si pénible entre eux deux.
L'absence de la comtesse de Raimbault s'étant prolongée de plusieurs jours
au delà du terme qu'elle avait prévu, Valentine revint plusieurs fois à la
ferme. Madame Lhéry et sa fille étaient toujours absentes, et Bénédict,
couché dans le sentier par où devait arriver Valentine, y passait des
heures de délices à l'attendre dans le feuillage de la haie. Il la voyait
souvent passer sans oser se montrer, de peur de se trahir par trop
d'empressement; mais dès qu'elle était entrée à la ferme, il s'élançait
sur ses traces, et, au grand déplaisir de Louise, il il ne les quittait
plus de la journée. Louise ne pouvait s'en plaindre; car Bénédict avait
la délicatesse de comprendre le besoin qu'elles pouvaient avoir de
s'entretenir ensemble, et, tout en feignant de battre les buissons avec
son fusil, il les suivait à une distance respectueuse; mais il ne les
perdait jamais de vue. Regarder Valentine, s'enivrer du charme indicible
répandu autour d'elle, cueillir avec amour les fleurs que sa robe venait
d'effleurer, suivre dévotement la trace d'herbe couchée qu'elle laissait
derrière elle, puis remarquer avec joie qu'elle tournait souvent la tête
pour voir s'il était là; saisir, deviner parfois son regard à travers
les détours d'un sentier; se sentir appelé par une attraction magique
lorsqu'elle l'appelait effectivement dans son cœur; obéir à toutes ces
impressions subtiles, mystérieuses, invincibles, qui composent l'amour,
c'était là pour Bénédict autant de joies pures et fraîches que vous ne
trouverez point trop puériles si vous vous souvenez d'avoir eu vingt ans.
Louise ne pouvait lui adresser de reproches; car il lui avait juré de
ne jamais chercher à voir Valentine seule un instant, et il tenait
religieusement sa parole. Il n'y avait donc à cette vie aucun danger
apparent; mais chaque jour le trait s'enfonçait plus avant dans ces âmes
sans expérience, chaque jour endormait la prévoyance de l'avenir. Ces
rapides instants, jetés comme un rêve dans leur existence, composaient
déjà pour eux toute une vie qui leur semblait devoir durer toujours.
Valentine avait pris le parti de ne plus penser du tout à M. de Lansac,
et Bénédict se disait qu'un tel bonheur ne pouvait pas être balayé par
un souffle.
Louise était bien malheureuse. En voyant de quel amour Bénédict était
capable, elle apprenait à connaître ce jeune homme qu'elle avait cru
jusque-là plus ardent que sensible. Cette puissance d'aimer, qu'elle
découvrait en lui, le lui rendait plus cher; elle mesurait l'étendue d'un
sacrifice qu'elle n'avait pas compris en l'accomplissant, et pleurait en
secret la perte d'un bonheur qu'elle eût pu goûter plus innocemment que
Valentine. Cette pauvre Louise, dont l'âme était passionnée, mais qui
avait appris à se vaincre en subissant les funestes conséquences de la
passion, luttait maintenant contre des sentiments âpres et douloureux.
Malgré elle, une dévorante jalousie lui rendait insupportable le bonheur
pur de Valentine. Elle ne pouvait se défendre de déplorer le jour où elle
l'avait retrouvée, et déjà cette amitié romanesque et sublime avait perdu
tout son charme; elle était déjà, comme la plupart des sentiments humains,
dépouillée d'héroïsme et de poésie. Louise se surprenait parfois à
regretter le temps où elle n'avait aucun espoir de retrouver sa sœur.
Et puis elle avait horreur d'elle-même, et priait Dieu de la soustraire à
ces ignobles sentiments. Elle se représentait la douceur, la pureté, la
tendresse de Valentine, et se prosternait devant cette image comme devant
celle d'une sainte qu'elle priait d'opérer sa réconciliation avec le ciel.
Par instants elle formait l'enthousiaste et téméraire projet de l'éclairer
franchement sur le peu de mérite réel de M. de Lansac, de l'exhorter à
rompre ouvertement avec sa mère, à suivre son penchant pour Bénédict, et
à se créer, au sein de l'obscurité, une vie d'amour, de courage et de
liberté. Mais ce dessein, dont le dévouement n'était peut-être pas
au-dessus de ses forces, s'évanouissait bientôt à l'examen de la raison.
Entraîner sa sœur dans l'abîme où elle s'était précipitée, lui ravir la
considération qu'elle-même avait perdue, pour l'attirer dans les mêmes
malheurs, la sacrifier à la contagion de son exemple, c'était de quoi
faire reculer le désintéressement le plus hardi. Alors Louise persistait
dans le plan qui lui avait paru le plus sage: c'était de ne point éclairer
Valentine sur le compte de son fiancé, et de lui cacher soigneusement les
confidences de Bénédict. Mais quoique cette conduite fût la meilleure
possible, à ce qu'elle pensait, elle n'était pas sans remords d'avoir
attiré Valentine dans de semblables dangers, et de n'avoir pas la force
de l'y soustraire tout à coup en quittant le pays.
Mais voilà ce qu'elle ne se sentait pas l'énergie d'accomplir. Bénédict
lui avait fait jurer qu'elle resterait jusqu'à l'époque du mariage de
Valentine. Après cela, Bénédict ne se demandait pas ce qu'il deviendrait;
mais il voulait être heureux jusque-là; il le voulait avec cette force
d'égoïsme que donne un amour sans espérance. Il avait menacé Louise de
faire mille folies si elle le poussait au désespoir, tandis qu'il jurait
de lui être aveuglément soumis si elle lui laissait encore ces deux ou
trois jours de vie. Il l'avait même menacée de sa haine et de sa colère;
ses larmes, ses emportements, son obstination, avaient eu tant d'empire
sur Louise, dont le caractère était d'ailleurs faible et irrésolu, qu'elle
s'était soumise à cette volonté supérieure à la sienne. Peut-être aussi
puisait-elle sa faiblesse dans l'amour qu'elle nourrissait en secret pour
lui; peut-être se flattait-elle de ranimer le sien, à force de dévouement
et de générosité, lorsque le mariage de Valentine aurait ruiné pour lui
toute espérance.
Le retour de madame de Raimbault vint enfin mettre un terme à cette
dangereuse intimité; alors Valentine cessa de venir à la ferme, et
Bénédict tomba du ciel en terre.
Comme il avait vanté à Louise le courage qu'il aurait dans l'occasion, il
supporta d'abord assez bien en apparence cette rude épreuve. Il ne voulait
point avouer combien il s'était abusé lui-même sur l'état de ses forces.
Il se contenta pendant les premiers jours d'errer autour du château sous
différents prétextes, heureux quand il avait aperçu de loin Valentine au
fond de son jardin; puis il pénétra la nuit dans le parc pour voir briller
la lampe qui éclairait son appartement. Une fois, Valentine s'étant