Valentine - 07

ses glaces vides et immobiles, à force de se regarder sans parure, sans
rouge et sans diamants, boudeuse et flétrie, la comtesse de Raimbault
s'aperçut que sa jeunesse et sa beauté avaient fini avec l'Empire.
Maintenant elle avait cinquante ans, et quoique cette beauté passée ne fût
plus écrite sur son front qu'en signes hiéroglyphiques, la vanité, qui
ne meurt point au cœur de certaines femmes, lui créait de plus vives
souffrances qu'en aucun temps de sa vie. Sa fille, qu'elle aimait de cet
instinct que la nécessité imprime aux plus perverses natures, était pour
elle un continuel sujet de retour vers le passé et de haine vers le
temps présent. Elle ne la produisait dans le monde qu'avec une mortelle
répugnance, et si, en la voyant admirée, son premier mouvement était une
pensée d'orgueil maternel, le second était une pensée de désespoir. «Son
existence de femme commence, se disait-elle, c'en est fait de la mienne!»
Aussi, lorsqu'elle pouvait se montrer sans Valentine, elle se sentait
moins malheureuse. Il n'y avait plus autour d'elle de ces regards
maladroitement complimenteurs qui lui disaient: «C'est ainsi que vous
fûtes jadis; et vous aussi, je vous ai vue belle.»
Elle ne raisonnait pas sa coquetterie au point d'enfermer sa fille
lorsqu'elle allait dans le monde; mais, pour peu que celle-ci témoignât
son humeur sédentaire, la comtesse, sans peut-être s'en rendre bien compte,
admettait son refus, partait plus légère, et respirait plus à l'aise dans
l'atmosphère agitée des salons.
Garrottée à ce monde oublieux et sans pitié qui n'avait plus pour elle
que des déceptions et des déboires, elle se laissait traîner encore comme
un cadavre à son char. Où vivre? comment tuer le temps, et arriver à
la fin de ces jours qui la vieillissaient et qu'elle regrettait dès
qu'ils étaient passés? Aux esclaves de la mode, quand toute jouissance
d'amour-propre est enlevée, quand tout intérêt de passion est ravi, il
reste pour plaisir le mouvement, la clarté des lustres, le bourdonnement
de la foule. Après tous les rêves de l'amour ou de l'ambition subsiste
encore le besoin de bruire, de remuer, de veiller, de dire: «J'y étais
hier, j'y serai demain.» C'est un triste spectacle que celui de ces femmes
flétries qui cachent leurs rides sous des fleurs et couronnent leurs
fronts hâves de diamants et de plumes. Chez elles tout est faux: la taille,
le teint, les cheveux, le sourire; tout est triste: la parure, le fard,
la gaieté. Spectres échappés aux saturnales d'une autre époque, elles
viennent s'asseoir aux banquets d'aujourd'hui comme pour donner à la
jeunesse une triste leçon de philosophie, comme pour lui dire: «C'est
ainsi que vous passerez». Elles semblent se cramponner à la vie qui les
abandonne, et repoussent les outrages de la décrépitude en l'étalant nue
aux outrages des regards. Femmes dignes de pitié, presque toutes sans
famille ou sans cœur, qu'on voit dans toutes les fêtes s'enivrer de fumée,
de souvenirs et de bruit!
La comtesse, malgré l'ennui qu'elle y trouvait, n'avait pu se détacher de
cette vie creuse et éventée. Tout en disant qu'elle y avait renoncé pour
jamais, elle ne manquait pas une occasion de s'y replonger. Lorsqu'elle
fut invitée à cette réunion de province que devait présider la princesse,
elle ne se sentit pas d'aise; mais elle cacha sa joie sous un air de
condescendance dédaigneuse. Elle se flatta même en secret de rentrer en
faveur, si elle pouvait fixer l'attention de la duchesse, et lui faire
voir combien elle était supérieure, pour le ton et l'usage, à tout ce qui
l'entourait. D'ailleurs, sa fille allait épouser M. de Lansac, un des
favoris de la cause légitime. Il était bien temps de faire un pas vers
cette aristocratie de nom qui allait relustrer son aristocratie d'argent.
Madame de Raimbault ne haïssait la noblesse que depuis que la noblesse
l'avait repoussée. Peut-être le moment était-il venu de voir toutes ces
vanités s'humaniser pour elle à un signe de _Madame_.
Elle exhuma donc du fond de sa garde-robe ses plus riches parures, tout
en réfléchissant à celles dont elle couvrirait Valentine pour l'empêcher
d'avoir l'air aussi grande et aussi formée qu'elle l'était réellement.
Mais, au milieu de cet examen, il arriva que Valentine, désirant mettre à
profit cette semaine de liberté, devint plus ingénieuse et plus pénétrante
qu'elle ne l'avait encore été. Elle commença à deviner que sa mère élevait
ces graves questions de toilette et créait ces insolubles difficultés
pour l'engager à rester au château. Quelques mots piquants de la vieille
marquise, sur l'embarras d'avoir une fille de dix-neuf ans à produire,
achevèrent d'éclairer Valentine. Elle s'empressa de faire le procès aux
modes, aux fêtes, aux déplacements et aux préfets. Sa mère, étonnée,
abonda dans son sens, et lui proposa de renoncer à ce voyage comme elle y
renonçait elle-même. L'affaire fut bientôt jugée; mais une heure après,
comme Valentine serrait ses cartons et arrêtait ses préparatifs, madame de
Raimbault recommença les siens en disant qu'elle avait réfléchi, qu'il
serait inconvenant et dangereux peut-être de ne pas aller faire sa cour à
la princesse; qu'elle se sacrifiait à cette démarche toute politique, mais
qu'elle dispensait Valentine de la corvée.
Valentine, qui depuis huit jours était devenue singulièrement rusée,
renferma sa joie.
Le lendemain, dès que les roues qui emportaient la calèche de la comtesse
eurent rayé le sable de l'avenue, Valentine courut demander à sa
grand'mère la permission d'aller passer la journée à la ferme avec
Athénaïs.
Elle se prétendit invitée par sa jeune compagne à manger un gâteau sur
l'herbe. À peine eut-elle parlé de gâteau qu'elle frémit, car la vieille
marquise fut aussitôt tentée d'être de la partie; mais l'éloignement et la
chaleur l'y firent renoncer.
Valentine monta à cheval, mit pied à terre à quelque distance de la
ferme, renvoya son domestique et sa monture, et prit sa volée, comme une
tourterelle, le long des buissons fleuris qui conduisaient à Grangeneuve.


XIII.

Elle avait trouvé moyen, la veille, de faire avertir Louise de sa visite;
aussi toute la ferme était en joie et en ordre pour la recevoir. Athénaïs
avait mis des fleurs nouvelles dans des vases de verre bleu. Bénédict
avait taillé les arbres du jardin, ratissé les allées, réparé les bancs.
Madame Lhéry avait confectionné elle-même la plus belle galette qui se
fût vue de mémoire de ménagère. M. Lhéry avait fait sa barbe et tiré le
meilleur de son vin. Ce furent des cris de joie et de surprise quand
Valentine entra toute seule et sans bruit dans la salle. Elle embrassa
comme une folle la mère Lhéry, qui lui faisait de grandes révérences; elle
serra la main de Bénédict avec vivacité; elle folâtra comme un enfant avec
Athénaïs; elle se pendit au cou de sa sœur. Jamais Valentine ne s'était
sentie si heureuse; loin des regards de sa mère, loin de la roideur
glaciale qui pesait sur tous ses pas, il lui semblait respirer un air plus
libre, et, pour la première fois depuis qu'elle était née, vivre de toute
sa vie. Valentine était une bonne et douce nature; le ciel s'était trompé
en envoyant cette âme simple et sans ambition habiter les palais et
respirer l'atmosphère des cours. Nulle n'était moins faite pour la vie
d'apparat, pour les triomphes de la vanité. Ses plaisirs étaient, au
contraire, tout modestes, tout intérieurs; et plus on lui faisait un
crime de s'y livrer, plus elle aspirait à cette simple existence qui lui
semblait être la terre promise. Si elle désirait se marier, c'était afin
d'avoir un ménage, des enfants, une vie retirée. Son cœur avait besoin
d'affections immédiates, peu nombreuses, peu variées. À nulle femme la
vertu ne semblait devoir être plus facile.
Mais le luxe qui l'environnait, qui prévenait ses moindres besoins, qui
devinait jusqu'à ses fantaisies, lui interdisait les petits soins du
ménage. Avec vingt laquais autour d'elle, c'eût été un ridicule et presque
une apparence de parcimonie que de se livrer à l'activité de la vie
domestique. À peine lui laissait-on le soin de sa volière, et l'on eût pu
facilement préjuger du caractère de Valentine en voyant avec quel amour
elle s'occupait minutieusement de ces petites créatures.
Lorsqu'elle se vit à la ferme, entourée de poules, de chiens de chasse, de
chevreaux; lorsqu'elle vit Louise filant au rouet, madame Lhéry faisant
la cuisine, Bénédict raccommodant des filets, il lui sembla être là dans
la sphère pour laquelle elle était créée. Elle voulut aussi avoir son
occupation, et, à la grande surprise d'Athénaïs, au lieu d'ouvrir le piano
ou de lui demander une bande de sa broderie, elle se mit à tricoter un
bas gris qu'elle trouva sur une chaise. Athénaïs s'étonna beaucoup de sa
dextérité, et lui demanda si elle savait pour qui elle travaillait avec
tant d'ardeur.
--Pour qui? dit Valentine. Moi, je n'en sais rien; c'est pour quelqu'un de
vous toujours; pour toi, peut-être?
--Pour moi ces bas gris! dit Athénaïs avec dédain.
--Est-ce pour toi, ma bonne sœur? demanda Valentine à Louise.
--Cet ouvrage, dit Louise, j'y travaille quelquefois; mais c'est maman
Lhéry qui l'a commencé. Pour qui? je n'en sais rien non plus.
--Et si c'était pour Bénédict? dit Athénaïs en regardant Valentine avec
malice.
Bénédict leva la tête et suspendit son travail pour examiner ces deux
femmes en silence.
Valentine avait un peu rougi; mais se remettant aussitôt:
--Eh bien! si c'est pour Bénédict, répondit-elle, c'est bon; j'y
travaillerai de bon cœur.
Elle leva les yeux en riant vers sa jeune compagne. Athénaïs était pourpre
de dépit. Je ne sais quel sentiment d'ironie et de méfiance venait
d'entrer dans son cœur.
--Ah! ah! dit avec une franchise étourdie la bonne Valentine, cela semble
ne pas te faire trop de plaisir. Au fait, j'ai tort, Athénaïs; je vais là
sur tes brisées, j'usurpe des droits qui t'appartiennent. Allons, allons,
prends vite cet ouvrage, et pardonne-moi d'avoir mis la main au trousseau.
--Mademoiselle Valentine, dit Bénédict poussé par un sentiment cruel pour
sa cousine, si vous ne regrettez pas de travailler pour le plus humble de
vos vassaux, continuez, je vous en prie. Les jolis doigts de ma cousine
n'ont jamais touché de fil aussi rude et d'aiguilles aussi lourdes.
Une larme roula dans les cils noirs d'Athénaïs. Louise lança un regard
de reproche à Bénédict. Valentine, étonnée, les regarda tous trois
alternativement, cherchant à comprendre ce mystère.
Ce qui avait fait le plus de mal à la jeune fermière dans les paroles de
son cousin, ce n'était pas tant le reproche de frivolité (elle y était
habituée) que le ton de soumission et de familiarité en même temps envers
Valentine. Elle savait bien, en gros, l'histoire de leur connaissance, et
jusque-là elle n'avait point songé à s'en alarmer. Mais elle ignorait
quel rapide progrès avait fait entre eux une intimité qui ne se serait
jamais formée dans des circonstances ordinaires. Elle s'émerveillait
douloureusement d'entendre Bénédict, naturellement si rebelle, si
hostile aux prétentions de la noblesse, s'intituler l'humble vassal de
mademoiselle de Raimbault. Quelle révolution s'était donc opérée dans ses
idées? Quelle puissance Valentine exerçait-elle déjà sur lui?
Louise, voyant la tristesse sur tous les visages, proposa une partie de
pèche sur le bord de l'Indre, en attendant le dîner. Valentine, qui se
sentait instinctivement coupable envers Athénaïs, passa amicalement son
bras sous le sien, et se mit à courir avec elle à travers la prairie.
Affectueuse et franche comme elle était, elle réussit bientôt à dissiper
le nuage qui s'était élevé dans l'âme de la jeune fille. Bénédict, chargé
de son filet et couvert de sa blouse, les suivit avec Louise, et bientôt
tous les quatre arrivèrent sur les rives bordées de lotos et de saponaires.
Bénédict jeta l'épervier. Il était adroit et robuste. Dans les exercices
du corps on trouvait en lui la force, la hardiesse et la grâce rustique du
paysan. C'étaient des qualités qu'Athénaïs n'appréciait pas, communes à
tous ceux qui l'entouraient; mais Valentine s'en étonnait comme de choses
surnaturelles, et elle en faisait volontiers à ce jeune homme un point de
supériorité sur les hommes qu'elle connaissait. Elle s'effrayait de le
voir se hasarder sur des saules vermoulus qui se penchaient sur l'eau et
craquaient sous le pied; et lorsqu'elle le voyait échapper, par un bond
nerveux, à une chute certaine, atteindre avec adresse et sang-froid à
de petites places unies que l'herbe et les joncs semblaient devoir lui
cacher, elle sentait son cœur battre d'une émotion indéfinissable, comme
il arrive chaque fois que nous voyons accomplir bravement une œuvre
périlleuse ou savante.
Après avoir pris quelques truites, Louise et Valentine s'élançant avec
enfantillage sur l'épervier tout ruisselant, et s'emparant du butin avec
des cris de joie, tandis qu'Athénaïs, craignant de salir ses doigts, ou
gardant rancune à son cousin, se cachait boudeuse à l'ombre des aunes,
Bénédict, accablé de chaleur, s'assit sur un frêne équarri grossièrement
et jeté d'un bord à l'autre en guise de pont. Éparses sur la fraîche
pelouse de la rive, les trois femmes s'occupaient diversement. Athénaïs
cueillait des fleurs, Louise jetait mélancoliquement des feuilles dans le
courant, et Valentine, moins habituée à l'air, au soleil et à la marche,
sommeillait à demi, cachée, à ce qu'elle croyait, par les hautes tiges de
la prêle de rivière. Ses yeux, qui errèrent longtemps sur les brillantes
gerçures de l'eau et sur un rayon de soleil qui se glissait parmi les
branches, vinrent par hasard se reposer sur Bénédict, qu'elle découvrait
en entier à dix pas devant elle, assis les jambes pendantes sur le pont
élastique.
Bénédict n'était pas absolument dépourvu de beauté. Son teint était d'une
pâleur bilieuse; ses yeux longs n'avaient pas de couleur; mais son front
était vaste et d'une extrême pureté. Par un prestige attaché peut-être
aux hommes doués de quelque puissance morale, les regards s'habituaient
peu à peu aux défauts de sa figure pour n'en plus voir que les
beautés; car certaines laideurs sont dans ce cas, et celle de Bénédict
particulièrement. Son teint blême et uni avait une apparence de calme
qui inspirait comme un respect d'instinct pour cette âme dont aucune
altération extérieure ne trahissait les mouvements. Ces yeux, où la
prunelle pâle nageait dans un émail blanc et vitreux, avaient une
expression vague et mystérieuse qui devait piquer la curiosité de tout
observateur. Mais ils auraient désespéré toute la science de Lavater; ils
semblaient lire profondément dans ceux d'autrui, et leur immobilité était
métallique quand ils avaient à se méfier d'un examen indiscret. Une femme
n'en pouvait soutenir l'éclat quand elle était belle; un ennemi n'y
pouvait surprendre le secret d'aucune faiblesse. C'était un homme qu'on
pouvait toujours regarder sans le trouver au-dessous de lui-même, un
visage qui pouvait s'abandonner à la distraction, sans enlaidir comme la
plupart des autres, une physionomie qui attirait comme l'aimant. Aucune
femme ne le voyait avec indifférence, et si la bouche le dénigrait parfois,
l'imagination n'en perdait pas aisément l'empreinte; personne ne le
rencontrait pour la première fois sans le suivre des yeux aussi longtemps
que possible; aucun artiste ne pouvait le voir sans en admirer la
singularité et sans désirer la reproduire.
Lorsque Valentine le regarda, il était plongé dans une de ces rêveries
profondes qui semblaient lui être familières. La teinte du feuillage qui
l'abritait envoyait à son large front un reflet verdâtre; et ses yeux
fixés sur l'eau semblaient ne saisir aucun objet. Le fait est qu'ils
saisissaient parfaitement l'image de Valentine réfléchie dans l'onde
immobile. Il se plaisait à cette contemplation dont l'objet s'évanouissait
chaque fois qu'une brise légère ridait la surface du miroir; puis l'image
gracieuse se reformait peu à peu, flottait d'abord incertaine et vague,
et se fixait enfin belle et limpide sur la masse cristalline. Bénédict
ne pensait pas; il contemplait, il était heureux, et c'est dans ces
moments-là qu'il était beau.
Valentine avait toujours entendu dire que Bénédict était laid. Dans les
idées de la province, où, suivant la spirituelle définition de M. de
Stendhal, un _bel homme_ est toujours gros et rouge, Bénédict était le
plus disgracié des jeunes gens. Valentine n'avait jamais regardé Bénédict
avec attention; elle avait conservé le souvenir de l'impression qu'elle
avait reçue en le voyant pour la première fois; cette impression n'était
pas favorable. Depuis quelques instants seulement elle commençait à lui
trouver un charme inexprimable. Plongée elle-même dans une rêverie où
nulle réflexion précise ne trouvait place, elle se laissait aller à cette
dangereuse curiosité qui analyse et qui compare. Elle trouvait une immense
différence entre Bénédict et M. de Lansac. Elle ne se demandait pas à
l'avantage duquel était cette différence; seulement elle la constatait.
Comme M. de Lansac était beau et qu'il était son fiancé, elle ne
s'inquiétait pas du résultat de cette contemplation imprudente; elle ne
pensait pas qu'il pouvait en sortir vaincu.
Et c'est pourtant ce qui arriva; Bénédict, pâle, fatigué, pensif, les
cheveux en désordre; Bénédict, vêtu d'habits grossiers et couvert de vase,
le cou nu et hâlé; Bénédict, assis négligemment au milieu de cette belle
verdure, au-dessus de ces belles eaux; Bénédict, qui regardait Valentine à
l'insu de Valentine, et qui souriait de bonheur et d'admiration; Bénédict
alors était un homme; un homme des champs et de la nature, un homme dont
la mâle poitrine pouvait palpiter d'un amour violent, un homme s'oubliant
lui-même dans la contemplation de ce que Dieu a créé de plus beau. Je ne
sais quelles émanations magnétiques nageaient dans l'air embrasé autour de
lui; je ne sais quelles émotions mystérieuses, indéfinies, involontaires,
firent tout d'un coup battre le cœur ignorant et pur de la jeune comtesse.
M. de Lansac était un dandy régulièrement beau, parfaitement spirituel,
parlant au mieux, riant à propos, ne faisant jamais rien hors de place;
son visage ne faisait jamais un pli, pas plus que sa cravate; sa toilette,
on le voyait dans les plus petits détails, était pour lui une affaire
aussi importante, un devoir aussi sacré que les plus hautes délibérations
de la diplomatie. Jamais il n'avait rien admiré, ou du moins il n'admirait
plus rien désormais; car il avait vu les plus grands potentats de l'Europe,
il avait contemplé froidement les plus hautes têtes de la société;
il avait plané dans la région culminante du monde, il avait discuté
l'existence des nations entre le dessert et le café. Valentine l'avait
toujours vu dans le monde, en tenue, sur ses gardes, exhalant des parfums
et ne perdant pas une ligne de sa taille. En lui, elle n'avait jamais
aperçu l'homme; le matin, le soir, M. de Lansac était toujours le même. Il
se levait secrétaire d'ambassade, il se couchait secrétaire d'ambassade;
il ne rêvait jamais; il ne s'oubliait jamais devant personne jusqu'à
commettre l'inconvenance de méditer; il était impénétrable comme Bénédict,
mais avec cette différence qu'il n'avait rien à cacher, qu'il ne possédait
pas une volonté individuelle, et que son cerveau ne renfermait que les
niaiseries solennelles de la diplomatie. Enfin M. de Lansac, homme sans
passion généreuse, sans jeunesse morale, déjà usé et flétri au dedans par
le commerce du monde, incapable d'apprécier Valentine, la louant sans
cesse et ne l'admirant jamais, n'avait, dans aucun moment, excité en
elle un de ces mouvements rapides, irrésistibles, qui transforment, qui
éclairent, qui entraînent avec impétuosité vers une existence nouvelle.
Imprudente Valentine! Elle savait si peu ce que c'est que l'amour,
qu'elle croyait aimer son fiancé; non pas, il est vrai, avec passion,
mais de toute sa puissance d'aimer.
Parce que cet homme ne lui inspirait rien, elle croyait son cœur incapable
d'éprouver davantage; elle ressentait déjà l'amour à l'ombre de ces
arbres. Dans cet air chaud et vif son sang commençait à s'éveiller;
plusieurs fois, en regardant Bénédict, elle sentit comme une ardeur
étrange monter de son cœur à son front, et l'ignorante fille ne comprit
point ce qui l'agitait ainsi. Elle ne s'en effraya pas: elle était fiancée
à M. de Lansac, Bénédict était fiancé à sa cousine. C'étaient là de belles
raisons; mais Valentine, habituée à regarder ses devoirs comme faciles à
remplir, ne croyait pas qu'un sentiment mortel à ces devoirs pût naître en
elle.


XIV.

Bénédict regardait d'abord l'image de Valentine avec calme; peu à peu une
sensation pénible, plus prompte et plus vive que celle qu'elle éprouvait
elle-même, le força de changer de place et d'essayer de s'en distraire. Il
reprit ses filets et les jeta de nouveau, mais il ne put rien prendre; il
était distrait. Ses yeux ne pouvaient pas se détacher de ceux de Valentine;
soit qu'il se penchât sur l'escarpement de la rivière, soit qu'il se
hasardât sur les pierres tremblantes ou sur les grès polis et glissants,
il surprenait toujours le regard de Valentine qui l'épiait, qui le couvait
pour ainsi dire avec sollicitude. Valentine ne savait pas dissimuler, elle
ne croyait pas en cette circonstance avoir le moindre motif pour le faire;
Bénédict palpitait fortement sous ce regard si naïf et si affectueux.
Il était fier pour la première fois de sa force et de son courage. Il
traversa une écluse que le courant franchissait avec furie, en trois sauts
il fut à l'autre bord. Il se retourna; Valentine était pâle: Bénédict se
gonfla d'orgueil.
Et puis, comme elles revenaient à la ferme par un long détour à travers
les prés, et marchaient toutes trois devant lui, il réfléchit un peu. Il
se dit que de toutes les folies qu'il pût faire, la plus misérable, la
plus fatale au repos de sa vie, serait d'aimer mademoiselle de Raimbault.
Mais l'aimait-il donc?
--Non! se dit Bénédict en haussant les épaules, je ne suis pas si fou;
cela n'est pas. Je l'aime aujourd'hui, comme je l'aimais hier, d'une
affection toute fraternelle, toute paisible...
Il ferma les yeux sur tout le reste, et, rappelé par un regard de
Valentine, il doubla le pas et se rapprocha d'elle, résolu de savourer le
charme qu'elle savait répandre autour d'elle, et qui _ne pouvait pas_ être
dangereux.
La chaleur était si forte que ces trois femmes délicates furent forcées
de s'asseoir en chemin. Elles se mirent au frais dans un enfoncement qui
avait été un bras de la rivière, et qui, desséché depuis peu, nourrissait
une superbe végétation d'osiers et de fleurs sauvages. Bénédict, écrasé
sous le poids de son filet garni de plomb, se jeta par terre à quelques
pas d'elles. Mais au bout de cinq minutes toutes trois étaient autour de
lui, car toutes trois l'aimaient: Louise avec une ardente reconnaissance à
cause de Valentine, Valentine (au moins elle le croyait) à cause de Louise,
et Athénaïs à cause d'elle-même.
Mais elles ne furent pas plus tôt installées auprès de lui, alléguant
qu'il y avait là plus d'ombrage, que Bénédict se traîna plus près de
Valentine, sous prétexte que le soleil gagnait de l'autre côté. Il avait
mis le poisson dans son mouchoir, et s'essuyait le front avec sa cravate.
--Cela doit être agréable, lui dit Valentine en le raillant, une cravate
de taffetas! J'aimerais autant une poignée de ces feuilles de houx.
--Si vous étiez une personne humaine, vous auriez pitié de moi au lieu de
me critiquer, répondit Bénédict.
--Voulez-vous mon fichu? dit Valentine; je n'ai que cela à vous offrir.
Bénédict tendit la main sans répondre. Valentine détacha le foulard
qu'elle avait autour du cou.
--Tenez, voici mon mouchoir, dit Athénaïs vivement, en jetant à Bénédict
un petit carré de batiste brodé et garni de dentelle.
--Votre mouchoir n'est bon à rien, répondit Bénédict en s'emparant de
celui de Valentine avant qu'elle eût songé à le lui retirer.
Il ne daigna même pas ramasser celui de sa cousine, qui tomba sur l'herbe
à côté de lui. Athénaïs, blessée au cœur, s'éloigna et reprit en boudant
le chemin de la ferme. Louise, qui comprenait son chagrin, courut après
elle pour la consoler, pour lui démontrer combien cette jalousie était
une ridicule pensée; et, pendant ce temps, Bénédict et Valentine, qui ne
s'apercevaient de rien, restèrent seuls dans la ravine, à deux pas l'un
de l'autre, Valentine assise et feignant de jouer avec des pâquerettes,
Bénédict couché, pressant ce mouchoir brûlant sur son front, sur son cou,
sur sa poitrine, et regardant Valentine, d'un regard dont elle sentait le
feu sans oser le voir.
Elle resta ainsi sous le charme de ce fluide électrique qui à son âge et à
celui de Bénédict, avec des cœurs si neufs, des imaginations si timides et
des sens dont rien n'a émoussé l'ardeur, a tant de puissance et de magie!
Ils ne se dirent rien, ils n'osèrent échanger ni un sourire ni un mot.
Valentine resta fascinée à sa place, Bénédict s'oublia dans la sensation
d'un bonheur impétueux, et, lorsque la voix de Louise les rappela, ils
quittèrent à regret ce lieu où l'amour venait de parler secrètement, mais
énergiquement, au cœur de l'un et de l'autre,
Louise revint vers eux.
--Athénaïs est fâchée, leur dit-elle. Bénédict, vous la traitez mal; vous
n'êtes pas généreux. Valentine, dites-le-lui, ma chérie. Engagez-le à
mieux reconnaître l'affection de sa cousine.
Une sensation de froid gagna le cœur de Valentine. Elle ne comprit rien au
sentiment de douleur inouïe qui s'empara d'elle à cette pensée. Cependant
elle maîtrisa vite ce mouvement, et regardant Bénédict avec surprise:
--Vous avez donc affligé Athénaïs? lui dit-elle dans la sincérité de son
âme; je ne m'en suis pas aperçue. Que lui avez-vous donc dit?
--Eh! rien, dit Bénédict en haussant les épaules; elle est folle!
--Non! elle n'est pas folle, dit Louise avec sévérité, c'est vous qui êtes
dur et injuste. Bénédict, mon ami, ne troublez pas ce jour, si doux pour
moi, par une faute nouvelle. Le chagrin de notre jeune amie détruit mon
bonheur et celui de Valentine.
--C'est vrai, dit Valentine en passant son bras sous celui de Bénédict à
l'exemple de Louise, qui l'entraînait de l'autre côté. Allons rejoindre
cette pauvre enfant, et, si vous avez eu en effet des torts envers elle,
réparez-les, afin que nous soyons toutes heureuses aujourd'hui.
Bénédict tressaillit brusquement dès qu'il sentit le bras de Valentine se
glisser sous le sien. Il le pressa insensiblement contre sa poitrine, et
finit par l'y tenir si bien qu'elle n'eût pas pu le retirer sans avoir
l'air de s'apercevoir de son émotion. Il valait mieux feindre d'être
insensible à ces pulsations violentes qui soulevaient le sein du jeune
homme. D'ailleurs, Louise les entraînait vers Athénaïs, qui se faisait une
malice de doubler le pas pour se faire suivre. Qu'elle se doutait peu, la
pauvre fille, de la situation de son fiancé! Palpitant, ivre de joie entre
ces deux sœurs, l'une qu'il avait aimée, l'autre qu'il allait aimer;
Louise qui la veille lui faisait éprouver encore quelques réminiscences
d'un amour à peine guéri, Valentine qui commençait à l'enivrer de toutes
les ardeurs d'une passion nouvelle; Bénédict ne savait pas trop encore
vers qui allait son cœur, et s'imaginait par instants que c'était vers
toutes les deux, tant on est riche d'amour à vingt ans! Et toutes deux
l'entraînaient pour qu'il mît aux pieds d'une autre ce pur hommage que
chacune d'elles peut-être regrettait de ne pouvoir accepter. Pauvres
femmes! pauvre société où le cœur n'a de véritables jouissances que dans
l'oubli de tout devoir et de toute raison!
Au détour d'un chemin Bénédict s'arrêta tout à coup, et, pressant leurs
mains dans chacune des siennes, il les regarda alternativement, Louise
d'abord avec une amitié tendre, Valentine ensuite avec moins d'assurance
et plus de vivacité.
--Vous voulez donc, leur dit-il, que j'aille apaiser les caprices de cette
petite fille? Eh bien! pour vous faire plaisir j'irai; mais vous m'en
saurez gré, j'espère!