Valentine - 03
formalité de rigueur. Les autres danseurs s'impatientent. Madame de
Raimbault se prépare à emmener sa fille. Mais M. de Lansac, homme de cour
et homme d'esprit, sentant tout le ridicule de cette scène, s'avance de
nouveau vers Bénédict avec une courtoisie un peu moqueuse:
--Eh bien, Monsieur, lui dit-il, faudra-t-il encore vous autoriser à
prendre un droit dont je n'avais pas osé profiter? Vous n'épargnez rien
à votre triomphe.
Bénédict imprima ses lèvres tremblantes sur les joues veloutées de la
jeune comtesse. Un rapide sentiment d'orgueil et de plaisir l'anima un
instant; mais il remarqua que Valentine, tout en rougissant, riait comme
une bonne fille de toute cette aventure. Il se rappela qu'elle avait rougi
aussi, mais qu'elle n'avait pas ri lorsque M. de Lansac lui avait baisé la
main. Il se dit que ce beau comte, si poli, si adroit, si sensé, devait
être aimé; et il n'eut plus aucun plaisir à danser avec elle, quoiqu'elle
dansât la bourrée à merveille avec tout l'aplomb et le laisser-aller d'une
villageoise.
Mais Athénaïs y portait encore plus de charme et de coquetterie; sa beauté
était du genre de celles qui plaisent plus généralement. Les hommes
d'une éducation vulgaire aiment les grâces qui attirent, les yeux qui
préviennent, le sourire qui encourage. La jeune fermière trouvait dans son
innocence même une assurance espiègle et piquante. En un instant elle fut
entourée et comme enlevée par ses adorateurs campagnards. Bénédict la
suivit encore quelque temps à travers le bal. Puis, mécontent de la voir
s'éloigner de sa mère et se mêler à un essaim de jeunes étourdies autour
duquel bourdonnaient des volées d'amoureux, il essaya de lui faire
comprendre, par ses signes et par ses regards, qu'elle s'abandonnait trop
à sa pétulance naturelle. Athénaïs ne s'en aperçut point ou ne voulut
point s'en apercevoir. Bénédict prit de l'humeur, haussa les épaules, et
quitta la fête. Il trouva dans l'auberge le valet de ferme de son oncle,
qui s'était rendu là sur la petite jument grise que Bénédict montait
ordinairement. Il le chargea de ramener le soir M. Lhéry et sa famille
dans la patache, et, s'emparant de sa monture, il reprit seul le chemin de
Grangeneuve à l'entrée de la nuit.
V.
Valentine, après avoir remercié Bénédict par un salut gracieux, quitta la
danse, et, se tournant vers la comtesse, elle comprit à sa pâleur, à la
contraction de ses lèvres, à la sécheresse de son regard, qu'un orage
couvait contre elle dans le cœur vindicatif de sa mère. M. de Lansac, qui
se sentait responsable de la conduite de sa fiancée, voulut lui épargner
les âcres reproches du premier moment, et, lui offrant son bras, il suivit
avec elle, à une certaine distance, madame de Raimbault, qui entraînait
sa belle-mère et se dirigeait vers le lieu où l'attendait sa calèche.
Valentine était émue, elle craignait la colère amassée sur sa tête; M. de
Lansac, avec l'adresse et la grâce de son esprit, chercha à la distraire,
et, affectant de regarder ce qui venait de se passer comme une niaiserie,
il se chargea d'apaiser la comtesse. Valentine, reconnaissante de cet
intérêt délicat qui semblait l'entourer toujours sans égoïsme et sans
ridicule, sentit augmenter l'affection sincère que son futur époux lui
inspirait.
Cependant la comtesse, outrée de n'avoir personne à quereller, s'en prit à
la marquise sa belle-mère. Comme elle ne trouva pas ses gens au lieu
indiqué parce qu'ils ne l'attendaient pas si tôt, il fallut faire quelques
tours de promenade sur un chemin poudreux et pierreux, épreuve douloureuse
pour des pieds qui avaient foulé des tapis de cachemire dans les
appartements de Joséphine et de Marie-Louise. L'humeur de la comtesse en
augmenta; elle repoussa presque la vieille marquise, qui, trébuchant à
chaque pas, cherchait à s'appuyer sur son bras.
--Voilà une jolie fête, une charmante partie de plaisir! lui dit-elle.
C'est vous qui l'avez voulu; vous m'avez amenée ici à mon corps défendant.
Vous aimez la canaille, vous; mais, moi, je la déteste. Vous êtes-vous
bien amusée, dites? Extasiez-vous donc sur les délices des champs!
Trouvez-vous cette chaleur bien agréable?
--Oui, oui, répondit la vieille, j'ai quatre-vingts ans.
--Moi, je ne les ai pas; j'étouffe. Et cette poussière, ces grès qui vous
percent la plante des pieds! Tout cela est gracieux!
--Mais, ma belle, est-ce ma faute, à moi, s'il fait chaud, si le chemin
est mauvais, si vous avez de l'humeur?
--De l'humeur! vous n'en avez jamais, vous, je le conçois, ne vous
occupant de rien, laissant agir votre famille comme il plaît à Dieu. Aussi,
les fleurs dont vous avez semé votre vie ont porté leurs fruits, et des
fruits précoces, on peut le dire.
--Madame, dit la marquise avec amertume, vous êtes féroce dans la colère,
je le sais.
--Sans doute, Madame, reprit la comtesse, vous appelez férocité le juste
orgueil d'une mère offensée?
--Et qui donc vous a offensée, bon Dieu?
--Ah! vous me le demandez. Vous ne me trouvez pas assez insultée dans la
personne de ma fille, quand toute la canaille de la province a battu des
mains en la voyant embrassée par un paysan, sous mes yeux, contre mon gré!
quand ils diront demain: «Nous avons fait un affront sanglant à la
comtesse de Raimbault!»
--Quelle exagération! quel puritanisme! Votre fille est déshonorée pour
avoir été embrassée devant trois mille personnes! Le beau crime! De mon
temps, Madame, et du vôtre aussi, je gage, on ne faisait pas ainsi, j'en
conviens; mais on ne faisait pas mieux. D'ailleurs, ce garçon n'est pas un
rustre.
--C'est bien pis, Madame; c'est un rustre enrichi, c'est un mariant
éclairé.
--Parlez donc moins haut; si l'on vous entendait!...
--Oh! vous rêvez toujours la guillotine; vous croyez qu'elle marche
derrière vous, prête à vous saisir à la moindre marque de courage et de
fierté. Mais je veux bien parler bas, Madame; écoutez ce que j'ai à vous
dire: Mêlez-vous de Valentine le moins possible, et n'oubliez pas si vite
les résultats de l'éducation de l'autre.
--Toujours! toujours! dit la vieille femme en joignant les mains avec
angoisse. Vous n'épargnerez jamais l'occasion de réveiller cette douleur!
Eh! laissez-moi mourir en paix, Madame; j'ai quatre-vingts ans.
--Tout le monde voudrait avoir cet âge, s'il autorisait tous les écarts du
cœur et de la raison. Si vieille et si inoffensive que vous vous fassiez,
vous avez encore sur ma fille et sur ma maison une influence très-grande.
Faites-la servir au bien commun; éloignez Valentine de ce funeste exemple,
dont le souvenir ne s'est malheureusement pas éteint chez elle.
--Eh! il n'y a pas de danger! Valentine n'est-elle pas à la veille d'être
mariée? Que craignez-vous ensuite?... Ses fautes, si elle en fait, ne
regarderont que son mari; notre tâche sera remplie...
--Oui, Madame, je sais que vous raisonnez ainsi; je ne perdrai pas mon
temps à discuter vos principes; mais, je vous le répète, effacez autour de
vous jusqu'à la dernière trace de l'existence qui nous a souillés tous.
--Grand Dieu! Madame, avez-vous fini? Celle dont vous parlez est ma
petite-fille, la fille de mon propre fils, la sœur unique et légitime de
Valentine. Ce sont des titres qui me feront toujours pleurer sa faute au
lieu de la maudire. Ne l'a-t-elle pas expiée cruellement? Votre haine
implacable la poursuivra-t-elle sur la terre d'exil et de misère? Pourquoi
cette insistance à tirailler une plaie qui saignera jusqu'à mon dernier
soupir?
--Madame, écoutez-moi bien: votre estimable petite-fille n'est pas si loin
que vous feignez de le croire. Vous voyez que je ne suis pas votre dupe.
--Grand Dieu! s'écria la vieille femme en se redressant, que voulez-vous
dire? Expliquez-vous; ma fille! ma pauvre fille! où est-elle? dites-le-moi,
je vous le demande à mains jointes.
Madame de Raimbault, qui venait de plaider le faux pour savoir le vrai,
fut satisfaite du ton de sincérité pathétique avec lequel la marquise
détruisit ses doutes.
--Vous le saurez, Madame, répondit-elle; mais pas avant moi. Je jure
que je découvrirai bientôt la retraite qu'elle s'est choisie dans le
voisinage, et que je l'en ferai sortir. Essuyez vos larmes, voici nos
gens.
Valentine monta dans la calèche et en redescendit après avoir passé sur
ses vêtements une grande jupe de mérinos bleu qui remplaçait l'amazone
trop lourde pour la saison. M. de Lansac lui présenta la main pour monter
sur un beau cheval anglais, et les dames s'installèrent dans la calèche;
mais au moment où l'on voulut sortir le cheval de M. de Lansac de l'écurie
villageoise, il tomba à terre et ne put se relever. Soit que ce fût
l'effet de la chaleur ou de la quantité d'eau qu'on lui avait laissé boire,
il était en proie à de violentes tranchées et absolument hors d'état de
marcher. Il fallut laisser le jockey à l'auberge pour le soigner, et M. de
Lansac fut forcé de monter en voiture.
--Eh bien! s'écria la comtesse, est-ce que Valentine va faire la route
seule à cheval?
--Pourquoi pas? dit le comte de Lansac, qui voulut épargner à Valentine le
malaise de passer deux heures en présence de sa mère irritée. Mademoiselle
ne sera pas seule en trottant à côté de la voiture, et nous pourrons
fort bien causer avec elle. Son cheval est si sage que je ne vois pas le
moindre inconvénient à lui en laisser tout le gouvernement.
--Mais cela ne se fait guère, dit la comtesse, sur l'esprit de laquelle M.
de Lansac avait un grand ascendant.
--Tout se fait dans ce pays-ci, où il n'y a personne pour juger ce qui
est convenable et ce qui ne l'est pas. Nous allons, au détour du chemin,
entrer dans la Vallée-Noire, où nous ne rencontrerons pas un chat.
D'ailleurs il fera assez sombre dans dix minutes pour que nous n'ayons pas
à craindre les regards.
Cette grave contestation terminée à l'avantage de M. de Lansac, la calèche
s'enfonça dans une traîne de la vallée; Valentine la suivit au petit galop,
et la nuit s'épaissit.
À mesure que l'on avançait dans la vallée, la route devenait plus étroite.
Bientôt il fut impossible à Valentine de la côtoyer parallèlement à
la voiture. Elle se tint quelque temps par derrière; mais, comme les
inégalités du terrain forçaient souvent le cocher à retenir brusquement
ses chevaux, celui de Valentine s'effarouchait chaque fois de la voiture
qui s'arrêtait presque sur son poitrail. Elle profita donc d'un endroit où
le fossé disparaissait pour passer devant, et alors elle galopa beaucoup
plus agréablement, n'étant gênée par aucune appréhension, et laissant à
son vigoureux et noble cheval toute la liberté de ses mouvements.
Le temps était délicieux; la lune, n'étant pas levée, laissait encore
le chemin enseveli sous ses obscurs ombrages; de temps en temps un
ver-luisant chatoyait dans l'herbe, un lézard rampait dans le buisson, un
sphinx bourdonnait sur une fleur humide. Une brise tiède s'était levée
toute chargée de l'odeur de vanille qui s'exhale des champs de fèves en
fleurs. La jeune Valentine, élevée tour à tour par sa sœur bannie, par sa
mère orgueilleuse, par les religieuses de son couvent, par sa grand'mère
étourdie et jeune, n'avait été définitivement élevée par personne, elle
s'était faite elle-même ce qu'elle était, et, faute de trouver des
sympathies bien réelles dans sa famille, elle avait pris le goût de
l'étude et de la rêverie. Son esprit naturellement calme, son jugement
sain, l'avaient également préservée des erreurs de la société et de celles
de la solitude. Livrée à des pensées douces et pures comme son cœur,
elle savourait le bien-être de cette soirée de mai si pleine de chastes
voluptés pour une âme poétique et jeune. Peut-être aussi songeait-elle à
son fiancé, à cet homme qui, le premier, lui avait témoigné de la
confiance et du respect, choses si douces à un cœur qui s'estime et qui
n'a pas encore été compris. Valentine ne rêvait pas la passion; elle ne
partageait pas l'empressement altier des jeunes cerveaux qui la regardent
comme un besoin impérieux de leur organisation. Plus modeste, Valentine ne
se croyait pas destinée à ces énergiques et violentes épreuves. Elle se
pliait facilement à la réserve dont le monde lui faisait un devoir; elle
l'acceptait comme un bienfait et non comme une loi. Elle se promettait
d'échapper à ces inclinations ardentes qui faisaient sous ses yeux le
malheur des autres, à l'amour du luxe auquel sa grand'mère sacrifiait
toute dignité, à l'ambition dont les espérances déçues torturaient sa mère,
à l'amour qui avait si cruellement égaré sa sœur. Cette dernière pensée
amena une larme au bord de sa paupière. C'était là le seul événement de
la vie de Valentine; mais il l'avait remplie; il avait influé sur son
caractère, il lui avait donné à la fois de la timidité et de la hardiesse:
de la timidité pour elle-même, de la hardiesse quand il s'agissait de sa
sœur. Elle n'avait, il est vrai, jamais pu lui prouver le dévouement
courageux dont elle se sentait animée; jamais le nom de sa sœur n'avait
été prononcé par sa mère devant elle; jamais on ne lui avait fourni une
seule occasion de la servir et de la défendre. Son désir en était d'autant
plus vif, et cette sorte de tendresse passionnée, qu'elle nourrissait,
pour une personne dont l'image se présentait à elle à travers les vagues
souvenirs de l'enfance, était réellement la seule affection romanesque qui
eût trouvé place dans son âme.
L'espèce d'agitation que cette amitié comprimée avait mise dans son
existence s'était exaltée encore depuis quelques jours. Un bruit vague
s'était répandu dans le pays que sa sœur avait été vue à huit lieues de
là, dans une ville où jadis elle avait demeuré provisoirement pendant
quelques mois. Cette fois elle n'y avait passé qu'une nuit et ne s'était
pas nommée; mais les cens de l'auberge assuraient l'avoir reconnue.
Ce bruit était arrivé jusqu'au château de Raimbault, situé à l'autre
extrémité de la Vallée-Noire. Un domestique, empressé de faire sa cour,
était venu faire ce rapport à la comtesse. Le hasard voulut que, dans ce
moment, Valentine, occupée à travailler dans une pièce voisine, entendit
sa mère élever la voix, prononcer un nom qui la fit tressaillir. Alors,
incapable de maîtriser son inquiétude et sa curiosité, elle prêta
l'oreille et pénétra le secret de la conférence. Cet incident s'était
passé la veille du 1er mai; et maintenant Valentine, émue et troublée, se
demandait si cette nouvelle était vraisemblable, et s'il n'était pas bien
possible que l'on se fût trompé en croyant reconnaître une personne exilée
du pays depuis quinze ans.
En se livrant à ces réflexions, mademoiselle de Raimbault, légèrement
emportée par son cheval qu'elle ne songeait point à ralentir, avait pris
une avance assez considérable sur la calèche. Lorsque la pensée lui en
vint, elle s'arrêta, et ne pouvant rien distinguer dans l'obscurité, elle
se pencha pour écouter; mais, soit que le bruit des roues fût amorti par
l'herbe longue et humide qui croissait dans le chemin, soit que la
respiration haute et pressée de son cheval, impatient de cette pause,
empêchât un son lointain de parvenir jusqu'à elle, son oreille ne put rien
saisir dans le silence solennel de la nuit. Elle retourna aussitôt sur ses
pas, jugeant qu'elle s'était fort éloignée, et s'arrêta de nouveau pour
écouter, après avoir fait un temps de galop sans rencontrer personne.
Elle n'entendit encore cette fois que le chant du grillon qui s'éveillait
au lever de la lune, et les aboiements lointains de quelques chiens.
Elle poussa de nouveau son cheval jusqu'à l'embranchement de deux chemins
qui formaient comme une fourche devant elle. Elle essaya de reconnaître
celui par lequel elle était venue; mais l'obscurité rendait toute
observation impossible. Le plus sage eût été d'attendre en cet endroit
l'arrivée de la calèche, qui ne pouvait manquer de s'y rendre par l'un ou
l'autre coté. Mais la peur commençait à troubler la raison de la jeune
fille; rester en place dans cet état d'inquiétude lui semblait la pire
situation. Elle s'imagina que son cheval aurait l'instinct de se diriger
vers ceux de la voiture, et que l'odorat le guiderait à défaut de mémoire.
Le cheval, livré à sa propre décision, prit à gauche. Après une course
inutile et de plus en plus incertaine, Valentine crut reconnaître un gros
arbre qu'elle avait remarqué dans la matinée. Cette circonstance lui
rendit un peu de courage; elle sourit même de sa poltronnerie et pressa le
pas de son cheval.
Mais elle vit bientôt que le chemin descendait de plus en plus rapidement
vers le fond de la vallée. Elle ne connaissait point le pays, qu'elle
avait à peu près abandonné depuis son enfance, et pourtant il lui sembla
que dans la matinée elle avait côtoyé la partie la plus élevée du terrain.
L'aspect du paysage avait changé; la lune, qui s'élevait lentement à
l'horizon, jetait des lueurs transversales dans les interstices des
branches, et Valentine pouvait distinguer des objets qui ne l'avaient pas
frappée précédemment. Le chemin était plus large, plus découvert, plus
défoncé par les pieds des bestiaux et les roues des chariots; de gros
saules ébranchés se dressaient aux deux côtés de la haie, et, dessinant
sur le ciel leurs mutilations bizarres, semblaient autant de créations
hideuses prêtes à mouvoir leurs têtes monstrueuses et leurs corps privés
de bras.
VI.
Tout à coup Valentine entendit un bruit sourd et prolongé semblable au
roulement d'une voiture. Elle quitta le chemin, et se dirigea à travers un
sentier vers le lieu d'où partait ce bruit, qui augmentait toujours, mais
changeait de nature. Si Valentine eût pu percer le dôme de pommiers en
fleurs où se glissaient les rayons de la lune, elle eût vu la ligne
blanche et brillante de la rivière s'élançant dans une écluse à quelque
distance. Cependant la fraîcheur croissante de l'atmosphère et une douce
odeur de menthe lui révélèrent le rivage de l'Indre. Elle jugea qu'elle
s'était écartée considérablement de son chemin; mais elle se décida à
descendre le cours de l'eau, espérant trouver bientôt un moulin ou une
chaumière où elle pût demander des renseignements. En effet, elle s'arrêta
devant une vieille grange isolée et sans lumière, que les aboiements d'un
chien enfermé dans le clos lui firent supposer habitée. Elle appela en
vain, personne ne bougea. Elle fit approcher son cheval de la porte et
frappa avec le pommeau d'acier de sa cravache. Un bêlement plaintif lui
répondit: c'était une bergerie. Et dans ce pays-là, comme il n'y a ni
loups ni voleurs, il n'y a point non plus de bergers. Valentine continua
son chemin.
Son cheval, comme s'il eût partagé le sentiment de découragement qui
s'était emparé d'elle, se mit à marcher lentement et avec négligence. De
temps en temps il heurtait son sabot retentissant contre un caillou d'où
jaillissait un éclair, ou il allongeait sa bouche altérée vers les petites
pousses tendres des ormilles.
Tout à coup, dans ce silence, dans cette campagne déserte, sur ces
prairies qui n'avaient jamais ouï d'autre mélodie que le pipeau de quelque
enfant désœuvré, ou la chanson rauque et graveleuse d'un meunier attardé;
tout à coup, au murmure de l'eau et aux soupirs de la brise, vint se
joindre une voix pure, suave, enchanteresse, une voix d'homme, jeune et
vibrante comme celle d'un hautbois. Elle chantait un air du pays bien
simple, bien lent, bien triste comme ils le sont tous. Mais comme elle le
chantait! Certes, ce n'était pas un villageois qui savait ainsi poser et
moduler les sons. Ce n'était pas non plus un chanteur de profession qui
s'abandonnait ainsi à la pureté du rhythme, sans ornement et sans système.
C'était quelqu'un qui sentait la musique et qui ne la savait pas; ou, s'il
la savait, c'était le premier chanteur du monde, car il paraissait ne pas
la savoir, et sa mélodie, comme une voix des éléments, s'élevait vers les
cieux sans autre poésie que celle du sentiment. Si, dans une forêt vierge,
loin des œuvres de l'art, loin des quinquets de l'orchestre et des
réminiscences de Rossini, parmi ces sapins alpestres où jamais le pied de
l'homme n'a laissé d'empreinte, les créations idéales de Manfred venaient
à se réveiller, c'est ainsi qu'elles chanteraient, pensa Valentine.
Elle avait laissé tomber les rênes; son cheval broutait les marges du
sentier; Valentine n'avait plus peur, elle était sous le charme de ce
chant mystérieux, et son émotion était si douce qu'elle ne songeait point
à s'étonner de l'entendre en ce lieu et à cette heure.
Le chant cessa. Valentine crut avoir fait un rêve; mais il recommença en
se rapprochant, et chaque instant l'apportait plus net à l'oreille de la
belle voyageuse; puis il s'éteignit encore, et elle ne distingua plus que
le trot d'un cheval. À la manière lourde et décousue dont il rasait la
terre, il était facile d'affirmer que c'était le cheval d'un paysan.
Valentine eut un sentiment de peur en songeant qu'elle allait se trouver,
dans cet endroit isolé, tête à tête avec un homme qui pouvait bien être un
rustre, un ivrogne; car était-ce lui qui venait de chanter, ou le bruit de
sa marche avait-il fait envoler le sylphe mélodieux? Cependant il valait
mieux l'aborder que de passer la nuit dans les champs. Valentine songea
que, dans le cas d'une insulte, son cheval avait de meilleures jambes que
celui qui venait à elle, et, cherchant à se donner une assurance qu'elle
n'avait pas, elle marcha droit à lui.
--Qui va là? cria une voix ferme.
--Valentine de Raimbault, répondit la jeune fille, qui n'était peut-être
pas tout à fait étrangère à l'orgueil de porter le nom le plus honoré du
pays. Cette petite vanité n'avait rien de ridicule, puisqu'elle tirait
toute sa considération des vertus et de la bravoure de son père.
--Mademoiselle de Raimbault! toute seule ici! reprit le voyageur. Et où
donc est M. de Lansac?... Est-il tombé de cheval? est-il mort?...
--Non, grâce au ciel, répondit Valentine, rassurée par cette voix qu'elle
croyait reconnaître. Mais si je ne me trompe pas, Monsieur, l'on vous
nomme Bénédict, et nous avons dansé aujourd'hui ensemble.
Bénédict tressaillit. Il trouva qu'il n'y avait point de pudeur à rappeler
une circonstance si délicate, et dont la seule pensée en ce moment et
dans cette solitude faisait refluer tout son sang vers sa poitrine. Mais
l'extrême candeur ressemble parfois à de l'effronterie. Le fait est
que Valentine, absorbée par l'agitation de sa course nocturne, avait
complètement oublié l'anecdote du baiser. Elle s'en souvint au ton dont
Bénédict lui répondit:
--Oui, Mademoiselle, je suis Bénédict.
--Eh bien, dit-elle, rendez-moi le service de me remettre dans mon chemin.
Et elle lui raconta comment elle s'était égarée.
--Vous êtes à une lieue de la route que vous deviez tenir, lui
répondit-il, et pour la rejoindre il faut que vous passiez par la ferme
de Grangeneuve. Comme c'est là que je dois me rendre, j'aurai l'honneur de
vous servir de guide; peut-être retrouverons-nous à l'entrée de la route
la calèche qui vous aura attendue.
--Cela n'est pas probable, reprit Valentine; ma mère, qui m'a vue passer
devant, croit sans doute que je dois arriver au château avant elle.
--En ce cas, Mademoiselle, si vous le permettez, je vous accompagnerai
jusque chez vous. Mon oncle serait sans doute un guide plus convenable;
mais il n'est point revenu de la fête, et je ne sais pas à quelle heure il
rentrera.
Valentine pensa tristement au redoublement de colère que cette
circonstance causerait à sa mère; mais comme elle était fort innocente de
tous les événements de cette journée, elle accepta l'offre de Bénédict
avec une franchise qui commandait l'estime. Bénédict fut touché de ses
manières simples et douces. Ce qui l'avait choqué d'abord en elle, cette
aisance qu'elle devait à l'idée de supériorité sociale où on l'avait
élevée, finit par le gagner. Il trouva qu'elle était fille noble de bonne
foi, sans morgue et sans fausse humilité. Elle était comme le terme moyen
entre sa mère et sa grand'mère; elle savait se faire respecter sans
offenser jamais. Bénédict était surpris de ne plus sentir auprès d'elle
cette timidité, ces palpitations qu'un homme de vingt ans, élevé loin du
monde, éprouve toujours dans le tête-à-tête d'une femme jeune et belle. Il
en conclut que mademoiselle de Raimbault, avec sa beauté calme et son
caractère candide, était digne d'inspirer une amitié solide. Aucune pensée
d'amour ne lui vint auprès d'elle.
Après quelques questions réciproques, relatives à l'heure, à la route, à
la bonté de leurs chevaux, Valentine demanda à Bénédict si c'était lui qui
avait chanté. Bénédict savait qu'il chantait admirablement bien, et ce fut
avec une secrète satisfaction qu'il se ressouvint d'avoir fait entendre sa
voix dans la vallée. Néanmoins, avec cette profonde hypocrisie que nous
donne l'amour-propre, il répondit négligemment:
--Avez-vous entendu quelque chose? C'était moi, je pense, ou les
grenouilles des roseaux.
Valentine garda le silence. Elle avait tant admiré cette voix, qu'elle
craignait d'en dire trop ou trop peu. Cependant, après une pause, elle lui
demanda ingénument;
--Et où avez-vous appris à chanter?
--Si j'avais du talent, je serais en droit de répondre que cela ne
s'apprend pas; mais chez moi ce serait une fatuité. J'ai pris quelques
leçons à Paris.
--C'est une belle chose que la musique! reprit Valentine.
Et à propos de musique ils parlèrent de tous les arts.
--Je vois que vous êtes extrêmement musicienne, dit Bénédict à une
remarque assez savante qu'elle venait de faire.
--On m'a appris cela comme on m'a tout appris, répondit-elle, c'est-à-dire
superficiellement;... mais, comme j'avais le goût et l'instinct de cet art,
je l'ai facilement compris.
--Et sans doute vous avez un grand talent?
--Moi! je joue des contredanses; voilà tout.
--Vous n'avez pas de voix?
--J'ai de la voix, j'ai chanté, et l'on trouvait que j'avais des
dispositions; mais j'y ai renoncé.
--Comment! avec l'amour de l'art?
--Oui, je me suis livrée à la peinture, que j'aimais beaucoup moins, et
pour laquelle j'avais moins de facilité.
--Cela est étrange!
--Non. Dans le temps où nous vivons, il faut une spécialité. Notre rang,
notre fortune ne tiennent à rien. Dans quelques années peut-être la terre
de Raimbault, mon patrimoine sera un bien de l'État, comme elle l'a été il
n'y a pas un demi-siècle. L'éducation que nous recevons est misérable;
on nous donne les éléments de tout, et l'on ne nous permet pas de rien
approfondir. On veut que nous soyons instruites; mais du jour où nous
deviendrions savantes, nous serions ridicules. On nous élève toujours pour
être riches, jamais pour être pauvres. L'éducation si bornée de nos
aïeules valait beaucoup mieux; du moins elles savaient tricoter. La
révolution les a trouvées femmes médiocres; elles se sont résignées à
vivre en femmes médiocres; elles ont fait sans répugnance du filet pour
vivre. Nous qui savons imparfaitement l'anglais, le dessin et la musique;
nous qui faisons des peintures en laque, des écrans à l'aquarelle, des
fleurs en velours, et vingt autres futilités ruineuses que les mœurs
somptuaires d'une république repousseraient de la consommation, que
ferions-nous? Laquelle de nous s'abaissera sans douleur à une profession
mécanique? Car sur vingt d'entre nous, il n'en est souvent pas une qui
possède à fond une connaissance quelconque. Je ne sache qu'un état qui
leur convienne, c'est d'être femme de chambre. J'ai senti de bonne heure,
aux récits de ma grand'mère et à ceux de ma mère (deux existences si
opposées: l'émigration et l'empire, Coblentz et Marie-Louise), que je
devais me garantir des malheurs de l'une, des prospérités de l'autre. Et
quand j'ai été à peu près libre de suivre mon opinion, j'ai supprimé de
mes talents ceux qui ne pouvaient me servir à rien. Je me suis adonnée à
un seul, parce que j'ai remarqué que, quels que soient les temps et les
modes, une personne qui fait très bien une chose se soutient toujours dans
la société.
--Vous pensez donc que la peinture sera moins négligée, moins inutile que
la musique dans les mœurs lacédémoniennes que vous prévoyez, puisque vous
Raimbault se prépare à emmener sa fille. Mais M. de Lansac, homme de cour
et homme d'esprit, sentant tout le ridicule de cette scène, s'avance de
nouveau vers Bénédict avec une courtoisie un peu moqueuse:
--Eh bien, Monsieur, lui dit-il, faudra-t-il encore vous autoriser à
prendre un droit dont je n'avais pas osé profiter? Vous n'épargnez rien
à votre triomphe.
Bénédict imprima ses lèvres tremblantes sur les joues veloutées de la
jeune comtesse. Un rapide sentiment d'orgueil et de plaisir l'anima un
instant; mais il remarqua que Valentine, tout en rougissant, riait comme
une bonne fille de toute cette aventure. Il se rappela qu'elle avait rougi
aussi, mais qu'elle n'avait pas ri lorsque M. de Lansac lui avait baisé la
main. Il se dit que ce beau comte, si poli, si adroit, si sensé, devait
être aimé; et il n'eut plus aucun plaisir à danser avec elle, quoiqu'elle
dansât la bourrée à merveille avec tout l'aplomb et le laisser-aller d'une
villageoise.
Mais Athénaïs y portait encore plus de charme et de coquetterie; sa beauté
était du genre de celles qui plaisent plus généralement. Les hommes
d'une éducation vulgaire aiment les grâces qui attirent, les yeux qui
préviennent, le sourire qui encourage. La jeune fermière trouvait dans son
innocence même une assurance espiègle et piquante. En un instant elle fut
entourée et comme enlevée par ses adorateurs campagnards. Bénédict la
suivit encore quelque temps à travers le bal. Puis, mécontent de la voir
s'éloigner de sa mère et se mêler à un essaim de jeunes étourdies autour
duquel bourdonnaient des volées d'amoureux, il essaya de lui faire
comprendre, par ses signes et par ses regards, qu'elle s'abandonnait trop
à sa pétulance naturelle. Athénaïs ne s'en aperçut point ou ne voulut
point s'en apercevoir. Bénédict prit de l'humeur, haussa les épaules, et
quitta la fête. Il trouva dans l'auberge le valet de ferme de son oncle,
qui s'était rendu là sur la petite jument grise que Bénédict montait
ordinairement. Il le chargea de ramener le soir M. Lhéry et sa famille
dans la patache, et, s'emparant de sa monture, il reprit seul le chemin de
Grangeneuve à l'entrée de la nuit.
V.
Valentine, après avoir remercié Bénédict par un salut gracieux, quitta la
danse, et, se tournant vers la comtesse, elle comprit à sa pâleur, à la
contraction de ses lèvres, à la sécheresse de son regard, qu'un orage
couvait contre elle dans le cœur vindicatif de sa mère. M. de Lansac, qui
se sentait responsable de la conduite de sa fiancée, voulut lui épargner
les âcres reproches du premier moment, et, lui offrant son bras, il suivit
avec elle, à une certaine distance, madame de Raimbault, qui entraînait
sa belle-mère et se dirigeait vers le lieu où l'attendait sa calèche.
Valentine était émue, elle craignait la colère amassée sur sa tête; M. de
Lansac, avec l'adresse et la grâce de son esprit, chercha à la distraire,
et, affectant de regarder ce qui venait de se passer comme une niaiserie,
il se chargea d'apaiser la comtesse. Valentine, reconnaissante de cet
intérêt délicat qui semblait l'entourer toujours sans égoïsme et sans
ridicule, sentit augmenter l'affection sincère que son futur époux lui
inspirait.
Cependant la comtesse, outrée de n'avoir personne à quereller, s'en prit à
la marquise sa belle-mère. Comme elle ne trouva pas ses gens au lieu
indiqué parce qu'ils ne l'attendaient pas si tôt, il fallut faire quelques
tours de promenade sur un chemin poudreux et pierreux, épreuve douloureuse
pour des pieds qui avaient foulé des tapis de cachemire dans les
appartements de Joséphine et de Marie-Louise. L'humeur de la comtesse en
augmenta; elle repoussa presque la vieille marquise, qui, trébuchant à
chaque pas, cherchait à s'appuyer sur son bras.
--Voilà une jolie fête, une charmante partie de plaisir! lui dit-elle.
C'est vous qui l'avez voulu; vous m'avez amenée ici à mon corps défendant.
Vous aimez la canaille, vous; mais, moi, je la déteste. Vous êtes-vous
bien amusée, dites? Extasiez-vous donc sur les délices des champs!
Trouvez-vous cette chaleur bien agréable?
--Oui, oui, répondit la vieille, j'ai quatre-vingts ans.
--Moi, je ne les ai pas; j'étouffe. Et cette poussière, ces grès qui vous
percent la plante des pieds! Tout cela est gracieux!
--Mais, ma belle, est-ce ma faute, à moi, s'il fait chaud, si le chemin
est mauvais, si vous avez de l'humeur?
--De l'humeur! vous n'en avez jamais, vous, je le conçois, ne vous
occupant de rien, laissant agir votre famille comme il plaît à Dieu. Aussi,
les fleurs dont vous avez semé votre vie ont porté leurs fruits, et des
fruits précoces, on peut le dire.
--Madame, dit la marquise avec amertume, vous êtes féroce dans la colère,
je le sais.
--Sans doute, Madame, reprit la comtesse, vous appelez férocité le juste
orgueil d'une mère offensée?
--Et qui donc vous a offensée, bon Dieu?
--Ah! vous me le demandez. Vous ne me trouvez pas assez insultée dans la
personne de ma fille, quand toute la canaille de la province a battu des
mains en la voyant embrassée par un paysan, sous mes yeux, contre mon gré!
quand ils diront demain: «Nous avons fait un affront sanglant à la
comtesse de Raimbault!»
--Quelle exagération! quel puritanisme! Votre fille est déshonorée pour
avoir été embrassée devant trois mille personnes! Le beau crime! De mon
temps, Madame, et du vôtre aussi, je gage, on ne faisait pas ainsi, j'en
conviens; mais on ne faisait pas mieux. D'ailleurs, ce garçon n'est pas un
rustre.
--C'est bien pis, Madame; c'est un rustre enrichi, c'est un mariant
éclairé.
--Parlez donc moins haut; si l'on vous entendait!...
--Oh! vous rêvez toujours la guillotine; vous croyez qu'elle marche
derrière vous, prête à vous saisir à la moindre marque de courage et de
fierté. Mais je veux bien parler bas, Madame; écoutez ce que j'ai à vous
dire: Mêlez-vous de Valentine le moins possible, et n'oubliez pas si vite
les résultats de l'éducation de l'autre.
--Toujours! toujours! dit la vieille femme en joignant les mains avec
angoisse. Vous n'épargnerez jamais l'occasion de réveiller cette douleur!
Eh! laissez-moi mourir en paix, Madame; j'ai quatre-vingts ans.
--Tout le monde voudrait avoir cet âge, s'il autorisait tous les écarts du
cœur et de la raison. Si vieille et si inoffensive que vous vous fassiez,
vous avez encore sur ma fille et sur ma maison une influence très-grande.
Faites-la servir au bien commun; éloignez Valentine de ce funeste exemple,
dont le souvenir ne s'est malheureusement pas éteint chez elle.
--Eh! il n'y a pas de danger! Valentine n'est-elle pas à la veille d'être
mariée? Que craignez-vous ensuite?... Ses fautes, si elle en fait, ne
regarderont que son mari; notre tâche sera remplie...
--Oui, Madame, je sais que vous raisonnez ainsi; je ne perdrai pas mon
temps à discuter vos principes; mais, je vous le répète, effacez autour de
vous jusqu'à la dernière trace de l'existence qui nous a souillés tous.
--Grand Dieu! Madame, avez-vous fini? Celle dont vous parlez est ma
petite-fille, la fille de mon propre fils, la sœur unique et légitime de
Valentine. Ce sont des titres qui me feront toujours pleurer sa faute au
lieu de la maudire. Ne l'a-t-elle pas expiée cruellement? Votre haine
implacable la poursuivra-t-elle sur la terre d'exil et de misère? Pourquoi
cette insistance à tirailler une plaie qui saignera jusqu'à mon dernier
soupir?
--Madame, écoutez-moi bien: votre estimable petite-fille n'est pas si loin
que vous feignez de le croire. Vous voyez que je ne suis pas votre dupe.
--Grand Dieu! s'écria la vieille femme en se redressant, que voulez-vous
dire? Expliquez-vous; ma fille! ma pauvre fille! où est-elle? dites-le-moi,
je vous le demande à mains jointes.
Madame de Raimbault, qui venait de plaider le faux pour savoir le vrai,
fut satisfaite du ton de sincérité pathétique avec lequel la marquise
détruisit ses doutes.
--Vous le saurez, Madame, répondit-elle; mais pas avant moi. Je jure
que je découvrirai bientôt la retraite qu'elle s'est choisie dans le
voisinage, et que je l'en ferai sortir. Essuyez vos larmes, voici nos
gens.
Valentine monta dans la calèche et en redescendit après avoir passé sur
ses vêtements une grande jupe de mérinos bleu qui remplaçait l'amazone
trop lourde pour la saison. M. de Lansac lui présenta la main pour monter
sur un beau cheval anglais, et les dames s'installèrent dans la calèche;
mais au moment où l'on voulut sortir le cheval de M. de Lansac de l'écurie
villageoise, il tomba à terre et ne put se relever. Soit que ce fût
l'effet de la chaleur ou de la quantité d'eau qu'on lui avait laissé boire,
il était en proie à de violentes tranchées et absolument hors d'état de
marcher. Il fallut laisser le jockey à l'auberge pour le soigner, et M. de
Lansac fut forcé de monter en voiture.
--Eh bien! s'écria la comtesse, est-ce que Valentine va faire la route
seule à cheval?
--Pourquoi pas? dit le comte de Lansac, qui voulut épargner à Valentine le
malaise de passer deux heures en présence de sa mère irritée. Mademoiselle
ne sera pas seule en trottant à côté de la voiture, et nous pourrons
fort bien causer avec elle. Son cheval est si sage que je ne vois pas le
moindre inconvénient à lui en laisser tout le gouvernement.
--Mais cela ne se fait guère, dit la comtesse, sur l'esprit de laquelle M.
de Lansac avait un grand ascendant.
--Tout se fait dans ce pays-ci, où il n'y a personne pour juger ce qui
est convenable et ce qui ne l'est pas. Nous allons, au détour du chemin,
entrer dans la Vallée-Noire, où nous ne rencontrerons pas un chat.
D'ailleurs il fera assez sombre dans dix minutes pour que nous n'ayons pas
à craindre les regards.
Cette grave contestation terminée à l'avantage de M. de Lansac, la calèche
s'enfonça dans une traîne de la vallée; Valentine la suivit au petit galop,
et la nuit s'épaissit.
À mesure que l'on avançait dans la vallée, la route devenait plus étroite.
Bientôt il fut impossible à Valentine de la côtoyer parallèlement à
la voiture. Elle se tint quelque temps par derrière; mais, comme les
inégalités du terrain forçaient souvent le cocher à retenir brusquement
ses chevaux, celui de Valentine s'effarouchait chaque fois de la voiture
qui s'arrêtait presque sur son poitrail. Elle profita donc d'un endroit où
le fossé disparaissait pour passer devant, et alors elle galopa beaucoup
plus agréablement, n'étant gênée par aucune appréhension, et laissant à
son vigoureux et noble cheval toute la liberté de ses mouvements.
Le temps était délicieux; la lune, n'étant pas levée, laissait encore
le chemin enseveli sous ses obscurs ombrages; de temps en temps un
ver-luisant chatoyait dans l'herbe, un lézard rampait dans le buisson, un
sphinx bourdonnait sur une fleur humide. Une brise tiède s'était levée
toute chargée de l'odeur de vanille qui s'exhale des champs de fèves en
fleurs. La jeune Valentine, élevée tour à tour par sa sœur bannie, par sa
mère orgueilleuse, par les religieuses de son couvent, par sa grand'mère
étourdie et jeune, n'avait été définitivement élevée par personne, elle
s'était faite elle-même ce qu'elle était, et, faute de trouver des
sympathies bien réelles dans sa famille, elle avait pris le goût de
l'étude et de la rêverie. Son esprit naturellement calme, son jugement
sain, l'avaient également préservée des erreurs de la société et de celles
de la solitude. Livrée à des pensées douces et pures comme son cœur,
elle savourait le bien-être de cette soirée de mai si pleine de chastes
voluptés pour une âme poétique et jeune. Peut-être aussi songeait-elle à
son fiancé, à cet homme qui, le premier, lui avait témoigné de la
confiance et du respect, choses si douces à un cœur qui s'estime et qui
n'a pas encore été compris. Valentine ne rêvait pas la passion; elle ne
partageait pas l'empressement altier des jeunes cerveaux qui la regardent
comme un besoin impérieux de leur organisation. Plus modeste, Valentine ne
se croyait pas destinée à ces énergiques et violentes épreuves. Elle se
pliait facilement à la réserve dont le monde lui faisait un devoir; elle
l'acceptait comme un bienfait et non comme une loi. Elle se promettait
d'échapper à ces inclinations ardentes qui faisaient sous ses yeux le
malheur des autres, à l'amour du luxe auquel sa grand'mère sacrifiait
toute dignité, à l'ambition dont les espérances déçues torturaient sa mère,
à l'amour qui avait si cruellement égaré sa sœur. Cette dernière pensée
amena une larme au bord de sa paupière. C'était là le seul événement de
la vie de Valentine; mais il l'avait remplie; il avait influé sur son
caractère, il lui avait donné à la fois de la timidité et de la hardiesse:
de la timidité pour elle-même, de la hardiesse quand il s'agissait de sa
sœur. Elle n'avait, il est vrai, jamais pu lui prouver le dévouement
courageux dont elle se sentait animée; jamais le nom de sa sœur n'avait
été prononcé par sa mère devant elle; jamais on ne lui avait fourni une
seule occasion de la servir et de la défendre. Son désir en était d'autant
plus vif, et cette sorte de tendresse passionnée, qu'elle nourrissait,
pour une personne dont l'image se présentait à elle à travers les vagues
souvenirs de l'enfance, était réellement la seule affection romanesque qui
eût trouvé place dans son âme.
L'espèce d'agitation que cette amitié comprimée avait mise dans son
existence s'était exaltée encore depuis quelques jours. Un bruit vague
s'était répandu dans le pays que sa sœur avait été vue à huit lieues de
là, dans une ville où jadis elle avait demeuré provisoirement pendant
quelques mois. Cette fois elle n'y avait passé qu'une nuit et ne s'était
pas nommée; mais les cens de l'auberge assuraient l'avoir reconnue.
Ce bruit était arrivé jusqu'au château de Raimbault, situé à l'autre
extrémité de la Vallée-Noire. Un domestique, empressé de faire sa cour,
était venu faire ce rapport à la comtesse. Le hasard voulut que, dans ce
moment, Valentine, occupée à travailler dans une pièce voisine, entendit
sa mère élever la voix, prononcer un nom qui la fit tressaillir. Alors,
incapable de maîtriser son inquiétude et sa curiosité, elle prêta
l'oreille et pénétra le secret de la conférence. Cet incident s'était
passé la veille du 1er mai; et maintenant Valentine, émue et troublée, se
demandait si cette nouvelle était vraisemblable, et s'il n'était pas bien
possible que l'on se fût trompé en croyant reconnaître une personne exilée
du pays depuis quinze ans.
En se livrant à ces réflexions, mademoiselle de Raimbault, légèrement
emportée par son cheval qu'elle ne songeait point à ralentir, avait pris
une avance assez considérable sur la calèche. Lorsque la pensée lui en
vint, elle s'arrêta, et ne pouvant rien distinguer dans l'obscurité, elle
se pencha pour écouter; mais, soit que le bruit des roues fût amorti par
l'herbe longue et humide qui croissait dans le chemin, soit que la
respiration haute et pressée de son cheval, impatient de cette pause,
empêchât un son lointain de parvenir jusqu'à elle, son oreille ne put rien
saisir dans le silence solennel de la nuit. Elle retourna aussitôt sur ses
pas, jugeant qu'elle s'était fort éloignée, et s'arrêta de nouveau pour
écouter, après avoir fait un temps de galop sans rencontrer personne.
Elle n'entendit encore cette fois que le chant du grillon qui s'éveillait
au lever de la lune, et les aboiements lointains de quelques chiens.
Elle poussa de nouveau son cheval jusqu'à l'embranchement de deux chemins
qui formaient comme une fourche devant elle. Elle essaya de reconnaître
celui par lequel elle était venue; mais l'obscurité rendait toute
observation impossible. Le plus sage eût été d'attendre en cet endroit
l'arrivée de la calèche, qui ne pouvait manquer de s'y rendre par l'un ou
l'autre coté. Mais la peur commençait à troubler la raison de la jeune
fille; rester en place dans cet état d'inquiétude lui semblait la pire
situation. Elle s'imagina que son cheval aurait l'instinct de se diriger
vers ceux de la voiture, et que l'odorat le guiderait à défaut de mémoire.
Le cheval, livré à sa propre décision, prit à gauche. Après une course
inutile et de plus en plus incertaine, Valentine crut reconnaître un gros
arbre qu'elle avait remarqué dans la matinée. Cette circonstance lui
rendit un peu de courage; elle sourit même de sa poltronnerie et pressa le
pas de son cheval.
Mais elle vit bientôt que le chemin descendait de plus en plus rapidement
vers le fond de la vallée. Elle ne connaissait point le pays, qu'elle
avait à peu près abandonné depuis son enfance, et pourtant il lui sembla
que dans la matinée elle avait côtoyé la partie la plus élevée du terrain.
L'aspect du paysage avait changé; la lune, qui s'élevait lentement à
l'horizon, jetait des lueurs transversales dans les interstices des
branches, et Valentine pouvait distinguer des objets qui ne l'avaient pas
frappée précédemment. Le chemin était plus large, plus découvert, plus
défoncé par les pieds des bestiaux et les roues des chariots; de gros
saules ébranchés se dressaient aux deux côtés de la haie, et, dessinant
sur le ciel leurs mutilations bizarres, semblaient autant de créations
hideuses prêtes à mouvoir leurs têtes monstrueuses et leurs corps privés
de bras.
VI.
Tout à coup Valentine entendit un bruit sourd et prolongé semblable au
roulement d'une voiture. Elle quitta le chemin, et se dirigea à travers un
sentier vers le lieu d'où partait ce bruit, qui augmentait toujours, mais
changeait de nature. Si Valentine eût pu percer le dôme de pommiers en
fleurs où se glissaient les rayons de la lune, elle eût vu la ligne
blanche et brillante de la rivière s'élançant dans une écluse à quelque
distance. Cependant la fraîcheur croissante de l'atmosphère et une douce
odeur de menthe lui révélèrent le rivage de l'Indre. Elle jugea qu'elle
s'était écartée considérablement de son chemin; mais elle se décida à
descendre le cours de l'eau, espérant trouver bientôt un moulin ou une
chaumière où elle pût demander des renseignements. En effet, elle s'arrêta
devant une vieille grange isolée et sans lumière, que les aboiements d'un
chien enfermé dans le clos lui firent supposer habitée. Elle appela en
vain, personne ne bougea. Elle fit approcher son cheval de la porte et
frappa avec le pommeau d'acier de sa cravache. Un bêlement plaintif lui
répondit: c'était une bergerie. Et dans ce pays-là, comme il n'y a ni
loups ni voleurs, il n'y a point non plus de bergers. Valentine continua
son chemin.
Son cheval, comme s'il eût partagé le sentiment de découragement qui
s'était emparé d'elle, se mit à marcher lentement et avec négligence. De
temps en temps il heurtait son sabot retentissant contre un caillou d'où
jaillissait un éclair, ou il allongeait sa bouche altérée vers les petites
pousses tendres des ormilles.
Tout à coup, dans ce silence, dans cette campagne déserte, sur ces
prairies qui n'avaient jamais ouï d'autre mélodie que le pipeau de quelque
enfant désœuvré, ou la chanson rauque et graveleuse d'un meunier attardé;
tout à coup, au murmure de l'eau et aux soupirs de la brise, vint se
joindre une voix pure, suave, enchanteresse, une voix d'homme, jeune et
vibrante comme celle d'un hautbois. Elle chantait un air du pays bien
simple, bien lent, bien triste comme ils le sont tous. Mais comme elle le
chantait! Certes, ce n'était pas un villageois qui savait ainsi poser et
moduler les sons. Ce n'était pas non plus un chanteur de profession qui
s'abandonnait ainsi à la pureté du rhythme, sans ornement et sans système.
C'était quelqu'un qui sentait la musique et qui ne la savait pas; ou, s'il
la savait, c'était le premier chanteur du monde, car il paraissait ne pas
la savoir, et sa mélodie, comme une voix des éléments, s'élevait vers les
cieux sans autre poésie que celle du sentiment. Si, dans une forêt vierge,
loin des œuvres de l'art, loin des quinquets de l'orchestre et des
réminiscences de Rossini, parmi ces sapins alpestres où jamais le pied de
l'homme n'a laissé d'empreinte, les créations idéales de Manfred venaient
à se réveiller, c'est ainsi qu'elles chanteraient, pensa Valentine.
Elle avait laissé tomber les rênes; son cheval broutait les marges du
sentier; Valentine n'avait plus peur, elle était sous le charme de ce
chant mystérieux, et son émotion était si douce qu'elle ne songeait point
à s'étonner de l'entendre en ce lieu et à cette heure.
Le chant cessa. Valentine crut avoir fait un rêve; mais il recommença en
se rapprochant, et chaque instant l'apportait plus net à l'oreille de la
belle voyageuse; puis il s'éteignit encore, et elle ne distingua plus que
le trot d'un cheval. À la manière lourde et décousue dont il rasait la
terre, il était facile d'affirmer que c'était le cheval d'un paysan.
Valentine eut un sentiment de peur en songeant qu'elle allait se trouver,
dans cet endroit isolé, tête à tête avec un homme qui pouvait bien être un
rustre, un ivrogne; car était-ce lui qui venait de chanter, ou le bruit de
sa marche avait-il fait envoler le sylphe mélodieux? Cependant il valait
mieux l'aborder que de passer la nuit dans les champs. Valentine songea
que, dans le cas d'une insulte, son cheval avait de meilleures jambes que
celui qui venait à elle, et, cherchant à se donner une assurance qu'elle
n'avait pas, elle marcha droit à lui.
--Qui va là? cria une voix ferme.
--Valentine de Raimbault, répondit la jeune fille, qui n'était peut-être
pas tout à fait étrangère à l'orgueil de porter le nom le plus honoré du
pays. Cette petite vanité n'avait rien de ridicule, puisqu'elle tirait
toute sa considération des vertus et de la bravoure de son père.
--Mademoiselle de Raimbault! toute seule ici! reprit le voyageur. Et où
donc est M. de Lansac?... Est-il tombé de cheval? est-il mort?...
--Non, grâce au ciel, répondit Valentine, rassurée par cette voix qu'elle
croyait reconnaître. Mais si je ne me trompe pas, Monsieur, l'on vous
nomme Bénédict, et nous avons dansé aujourd'hui ensemble.
Bénédict tressaillit. Il trouva qu'il n'y avait point de pudeur à rappeler
une circonstance si délicate, et dont la seule pensée en ce moment et
dans cette solitude faisait refluer tout son sang vers sa poitrine. Mais
l'extrême candeur ressemble parfois à de l'effronterie. Le fait est
que Valentine, absorbée par l'agitation de sa course nocturne, avait
complètement oublié l'anecdote du baiser. Elle s'en souvint au ton dont
Bénédict lui répondit:
--Oui, Mademoiselle, je suis Bénédict.
--Eh bien, dit-elle, rendez-moi le service de me remettre dans mon chemin.
Et elle lui raconta comment elle s'était égarée.
--Vous êtes à une lieue de la route que vous deviez tenir, lui
répondit-il, et pour la rejoindre il faut que vous passiez par la ferme
de Grangeneuve. Comme c'est là que je dois me rendre, j'aurai l'honneur de
vous servir de guide; peut-être retrouverons-nous à l'entrée de la route
la calèche qui vous aura attendue.
--Cela n'est pas probable, reprit Valentine; ma mère, qui m'a vue passer
devant, croit sans doute que je dois arriver au château avant elle.
--En ce cas, Mademoiselle, si vous le permettez, je vous accompagnerai
jusque chez vous. Mon oncle serait sans doute un guide plus convenable;
mais il n'est point revenu de la fête, et je ne sais pas à quelle heure il
rentrera.
Valentine pensa tristement au redoublement de colère que cette
circonstance causerait à sa mère; mais comme elle était fort innocente de
tous les événements de cette journée, elle accepta l'offre de Bénédict
avec une franchise qui commandait l'estime. Bénédict fut touché de ses
manières simples et douces. Ce qui l'avait choqué d'abord en elle, cette
aisance qu'elle devait à l'idée de supériorité sociale où on l'avait
élevée, finit par le gagner. Il trouva qu'elle était fille noble de bonne
foi, sans morgue et sans fausse humilité. Elle était comme le terme moyen
entre sa mère et sa grand'mère; elle savait se faire respecter sans
offenser jamais. Bénédict était surpris de ne plus sentir auprès d'elle
cette timidité, ces palpitations qu'un homme de vingt ans, élevé loin du
monde, éprouve toujours dans le tête-à-tête d'une femme jeune et belle. Il
en conclut que mademoiselle de Raimbault, avec sa beauté calme et son
caractère candide, était digne d'inspirer une amitié solide. Aucune pensée
d'amour ne lui vint auprès d'elle.
Après quelques questions réciproques, relatives à l'heure, à la route, à
la bonté de leurs chevaux, Valentine demanda à Bénédict si c'était lui qui
avait chanté. Bénédict savait qu'il chantait admirablement bien, et ce fut
avec une secrète satisfaction qu'il se ressouvint d'avoir fait entendre sa
voix dans la vallée. Néanmoins, avec cette profonde hypocrisie que nous
donne l'amour-propre, il répondit négligemment:
--Avez-vous entendu quelque chose? C'était moi, je pense, ou les
grenouilles des roseaux.
Valentine garda le silence. Elle avait tant admiré cette voix, qu'elle
craignait d'en dire trop ou trop peu. Cependant, après une pause, elle lui
demanda ingénument;
--Et où avez-vous appris à chanter?
--Si j'avais du talent, je serais en droit de répondre que cela ne
s'apprend pas; mais chez moi ce serait une fatuité. J'ai pris quelques
leçons à Paris.
--C'est une belle chose que la musique! reprit Valentine.
Et à propos de musique ils parlèrent de tous les arts.
--Je vois que vous êtes extrêmement musicienne, dit Bénédict à une
remarque assez savante qu'elle venait de faire.
--On m'a appris cela comme on m'a tout appris, répondit-elle, c'est-à-dire
superficiellement;... mais, comme j'avais le goût et l'instinct de cet art,
je l'ai facilement compris.
--Et sans doute vous avez un grand talent?
--Moi! je joue des contredanses; voilà tout.
--Vous n'avez pas de voix?
--J'ai de la voix, j'ai chanté, et l'on trouvait que j'avais des
dispositions; mais j'y ai renoncé.
--Comment! avec l'amour de l'art?
--Oui, je me suis livrée à la peinture, que j'aimais beaucoup moins, et
pour laquelle j'avais moins de facilité.
--Cela est étrange!
--Non. Dans le temps où nous vivons, il faut une spécialité. Notre rang,
notre fortune ne tiennent à rien. Dans quelques années peut-être la terre
de Raimbault, mon patrimoine sera un bien de l'État, comme elle l'a été il
n'y a pas un demi-siècle. L'éducation que nous recevons est misérable;
on nous donne les éléments de tout, et l'on ne nous permet pas de rien
approfondir. On veut que nous soyons instruites; mais du jour où nous
deviendrions savantes, nous serions ridicules. On nous élève toujours pour
être riches, jamais pour être pauvres. L'éducation si bornée de nos
aïeules valait beaucoup mieux; du moins elles savaient tricoter. La
révolution les a trouvées femmes médiocres; elles se sont résignées à
vivre en femmes médiocres; elles ont fait sans répugnance du filet pour
vivre. Nous qui savons imparfaitement l'anglais, le dessin et la musique;
nous qui faisons des peintures en laque, des écrans à l'aquarelle, des
fleurs en velours, et vingt autres futilités ruineuses que les mœurs
somptuaires d'une république repousseraient de la consommation, que
ferions-nous? Laquelle de nous s'abaissera sans douleur à une profession
mécanique? Car sur vingt d'entre nous, il n'en est souvent pas une qui
possède à fond une connaissance quelconque. Je ne sache qu'un état qui
leur convienne, c'est d'être femme de chambre. J'ai senti de bonne heure,
aux récits de ma grand'mère et à ceux de ma mère (deux existences si
opposées: l'émigration et l'empire, Coblentz et Marie-Louise), que je
devais me garantir des malheurs de l'une, des prospérités de l'autre. Et
quand j'ai été à peu près libre de suivre mon opinion, j'ai supprimé de
mes talents ceux qui ne pouvaient me servir à rien. Je me suis adonnée à
un seul, parce que j'ai remarqué que, quels que soient les temps et les
modes, une personne qui fait très bien une chose se soutient toujours dans
la société.
--Vous pensez donc que la peinture sera moins négligée, moins inutile que
la musique dans les mœurs lacédémoniennes que vous prévoyez, puisque vous