Valentine - 02
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ses petits remous silencieux; la bergeronnette jaune y trotte sur le sable
d'un air à la fois espiègle et peureux; la clématite et le chèvrefeuille
l'ombragent de berceaux où le rossignol cache son nid. Au printemps ce ne
sont que fleurs et parfums; à l'automne, les prunelles violettes couvrent
ces rameaux qui, en avril, blanchirent les premiers; la senelle rouge,
dont les grives sont friandes, remplace la fleur d'aubépine, et les ronces,
toutes chargées des flocons de laine qu'y ont laissés les brebis en
passant, s'empourprent de petites mûres sauvages d'une agréable saveur.
Bénédict, laissant flotter les guides du paisible coursier, tomba dans une
rêverie profonde. Ce jeune homme était d'un caractère étrange; ceux qui
l'entouraient, faute de pouvoir le comparer à un autre de même trempe, le
considéraient comme absolument hors de la ligne commune. La plupart le
méprisaient comme un être incapable d'exécuter rien d'utile et de solide;
et, s'ils ne lui témoignaient pas le peu de cas qu'ils faisaient de lui,
c'est qu'ils étaient forcés de lui accorder une véritable bravoure
physique et une grande fermeté de ressentiments. En revanche, la famille
Lhéry, simple et bienveillante qu'elle était, n'hésitait pas à l'élever au
premier rang pour l'esprit et le savoir. Aveugles pour ses défauts, ces
braves gens ne voyaient dans leur neveu qu'un jeune homme trop riche
d'imagination et de connaissances pour goûter le repos de l'esprit.
Cependant Bénédict, à vingt-deux ans, n'avait point acquis ce qu'on
appelle une instruction positive. À Paris, tour à tour possédé de l'amour
des arts et des sciences, il ne s'était enrichi d'aucune spécialité. Il
avait travaillé beaucoup; mais il s'était arrêté lorsque la pratique
devenait nécessaire. Il avait senti le dégoût au moment où les autres
recueillent le fruit de leurs peines. Pour lui, l'amour de l'étude
finissait là où la nécessité du métier commençait. Les trésors de l'art
et de la science une fois conquis, il ne s'était plus senti la constance
égoïste d'en faire l'application à ses intérêts propres; et, comme il ne
savait pas être utile à lui-même, chacun disait en le voyant inoccupé:
«À quoi est-il bon?»
De tout temps sa cousine lui avait été destinée en mariage; c'était la
meilleure réponse qu'on pût faire aux envieux qui accusaient les Lhéry
d'avoir laissé corrompre leur cœur autant que leur esprit par les
richesses. Il est bien vrai que leur bon sens, ce bon sens des paysans,
ordinairement si sûr et si droit, avait reçu une rude atteinte au sein de
la prospérité. Ils avaient cessé d'estimer les vertus simples et modestes,
et, après de vains efforts pour les détruire en eux-mêmes, ils avaient
tout fait pour en étouffer le germe chez leurs enfants; mais ils n'avaient
pas cessé de les chérir presque également, et en travaillant à leur perte
ils avaient cru travailler à leur bonheur.
Cette éducation avait assez bien fructifié pour le malheur de l'un et de
l'autre. Athénaïs, comme une cire molle et flexible, avait pris dans un
pensionnat d'Orléans tous les défauts des jeunes provinciales: la vanité,
l'ambition, l'envie, la petitesse. Cependant la bonté du cœur était en
elle comme un héritage sacré transmis par sa mère, et les influences du
dehors n'avaient pu l'étouffer. Il y avait donc beaucoup à espérer pour
elle des leçons de l'expérience et de l'avenir.
Le mal était plus grand chez Bénédict. Au lieu d'engourdir les sentiments
généreux, l'éducation les avait développés outre mesure, et les avait
changés en irritation douloureuse et fébrile. Ce caractère ardent, cette
âme impressionnable, auraient eu besoin d'un ordre d'idées calmantes, de
principes répressifs. Peut-être même que le travail des champs, la fatigue
du corps, eussent avantageusement employé l'excès de force qui fermentait
dans cette organisation énergique. Les lumières de la civilisation, qui
ont développé tant de qualités précieuses, en ont vicié peut-être autant.
C'est un malheur des générations placées entre celles qui ne savent rien
et celles qui sauront assez: elles savent trop.
Lhéry et sa femme ne pouvaient comprendre le malheur de cette situation.
Ils se refusaient à le pressentir, et, n'imaginant pas d'autres félicités
que celles qu'ils pouvaient dispenser, ils se vantaient naïvement d'avoir
la puissance consolatrice des ennuis de Bénédict: c'était, selon eux, une
bonne ferme, une jolie fermière, et une dot de deux cent mille francs
comptants pour entrer en ménage. Mais Bénédict était insensible à ces
flatteries de leur affection. L'argent excitait en lui ce mépris profond,
enthousiaste exagération d'une jeunesse souvent trop prompte à changer
de principes et à plier un genou converti devant le dieu de l'univers.
Bénédict se sentait dévoré d'une ambition secrète; mais ce n'était pas
celle-là: c'était celle de son âge, celle des choses qui flattent
l'amour-propre d'une manière plus noble.
Le but particulier de cette attente vague et pénible, il l'ignorait
encore. Il avait cru deux ou trois fois la reconnaître aux vives
fantaisies qui s'étaient emparées de son imagination. Ces fantaisies
s'étaient évanouies sans lui avoir apporté de jouissances durables.
Maintenant il la sentait toujours comme un mal ennemi renfermé dans son
sein, et jamais elle ne l'avait torturé si cruellement qu'alors qu'il
savait moins à quoi la faire servir. L'ennui, ce mal horrible qui s'est
attaché à la génération présente plus qu'à toute autre époque de
l'histoire sociale, avait envahi la destinée de Bénédict dans sa fleur;
il s'étendait comme un nuage noir sur tout son avenir. Il avait déjà
flétri la plus précieuse faculté de son âge, l'espérance.
À Paris, la solitude l'avait rebuté. Toute préférable à la société qu'elle
lui semblait, il l'avait trouvée, au fond de sa petite chambre d'étudiant,
trop solennelle, trop dangereuse pour des facultés aussi actives que
l'étaient les siennes. Sa santé en avait souffert, et ses bons parents
effrayés l'avaient rappelé auprès d'eux. Il y était depuis un mois, et
déjà son teint avait repris le ton vigoureux de la santé, mais son cœur
était plus agité que jamais. La poésie des champs, à laquelle il était si
sensible, portait jusqu'au délire l'ardeur de ces besoins ignorés qui le
rongeaient. Sa vie de famille, si bienfaisante et si douce dans les
premiers jours, chaque fois qu'il venait en faire l'essai, lui était
devenue déjà plus fastidieuse que de coutume. Il ne se sentait aucun goût
pour Athénaïs. Elle était trop au-dessous des chimères de sa pensée, et
l'idée de se fixer au sein de ces habitudes extravagantes ou triviales
dont sa famille offrait le contraste et l'assemblage lui était odieuse.
Son cœur s'ouvrait bien à la tendresse et à la reconnaissance; mais ces
sentiments étaient pour lui la source de combats et de remords perpétuels.
Il ne pouvait se défendre d'une ironie intérieure, implacable et cruelle,
à la vue de toutes ces petitesses qui l'entouraient, de ce mélange de
parcimonie et de prodigalité qui rendent si ridicules les mœurs des
parvenus. M. et Mme Lhéry, à la fois paternels et despotiques, donnaient
le dimanche d'excellent vin à leurs laboureurs; dans la semaine ils leur
reprochaient le filet de vinaigre qu'ils mettaient dans leur eau. Ils
accordaient avec empressement à leur fille un superbe piano, une toilette
en bois de citronnier, des livres richement reliés; ils la grondaient pour
un fagot de trop qu'elle faisait jeter dans l'âtre. Chez eux, ils se
faisaient petits et pauvres pour inspirer à leurs serviteurs le zèle et
l'économie; au dehors, ils s'enflaient avec orgueil, et eussent regardé
comme une insulte le moindre doute sur leur opulence. Eux, si bons, si
charitables, si faciles à gagner, ils avaient réussi, à force de sottise,
à se faire détester de tous leurs voisins, encore plus sots et plus vains
qu'eux.
Voila les défauts que Bénédict ne pouvait endurer. La jeunesse est âpre et
intolérante pour la vieillesse, bien plus que celle-ci ne l'est envers
elle. Cependant, au milieu de son découragement, des mouvements vagues et
confus étaient venus jeter quelques éclairs d'espoir sur sa vie. Louise,
_madame_ ou _mademoiselle_ Louise (on l'appelait également de ces deux
noms), était venue s'installer à Grangeneuve depuis environ trois
semaines. D'abord, la différence de leurs âges avait rendu cette liaison
calme et imprévoyante; quelques préventions de Bénédict, défavorables à
Louise qu'il voyait pour la première fois depuis douze ans, s'étaient
effacées dans le charme pur et attachant de son commerce. Leurs goûts,
leur instruction, leurs sympathies, les avaient rapidement rapprochés, et
Louise, à la faveur de son âge, de ses malheurs et de ses vertus, avait
pris un ascendant complet sur l'esprit de son jeune ami. Mais les douceurs
de cette intimité furent de courte durée. Bénédict, toujours prompt
à dépasser le but, toujours avide de diviniser ses admirations et
d'empoisonner ses joies par leur excès, s'imagina qu'il était amoureux de
Louise, qu'elle était la femme selon son cœur, et qu'il ne pourrait plus
vivre là où elle ne serait pas. Ce fut l'erreur d'un jour. La froideur
avec laquelle Louise accueillit ses aveux timides lui inspira plus de
dépit que de douleur. Dans son ressentiment, il l'accusa intérieurement
d'orgueil et de sécheresse. Puis il se sentit désarmé par le souvenir des
malheurs de Louise, et s'avoua qu'elle était digne de respect autant que
de pitié. Deux ou trois fois encore il sentit se ranimer auprès d'elle ces
impétueuses aspirations d'une âme trop passionnée pour l'amitié; mais
Louise sut le calmer. Elle n'y employa point la raison qui s'égare en
transigeant; son expérience lui apprit à se méfier de la compassion; elle
ne lui en témoigna aucune, et quoique la dureté fût loin de son âme, elle
la fit servir à la guérison de ce jeune homme. L'émotion que Bénédict
avait témoignée le matin, durant leur entretien, avait été comme sa
dernière tentative de révolte. Maintenant il se repentait de sa folie,
et, enfoncé dans ses réflexions, il sentait à son inquiétude toujours
croissante, que le moment n'était pas venu pour lui d'aimer exclusivement
quelque chose ou quelqu'un.
Madame Lhéry rompit le silence par une remarque frivole:
--Tu vas tacher tes gants avec ces fleurs, dit-elle à sa fille.
Rappelle-toi donc que _madame_ disait l'autre jour devant toi: «On
reconnaît toujours une personne du commun en province à ses pieds et à ses
mains.» Elle ne faisait pas attention, la chère dame, que nous pouvions
prendre cela pour nous, au moins!
--Je crois bien, au contraire, qu'elle le disait exprès pour nous. Ma
pauvre maman, tu connais bien peu madame de Raimbault, si tu penses
qu'elle regretterait de nous avoir fait un affront.
--Un affront! reprit madame Lhéry avec aigreur. Elle aurait voulu nous
_faire affront!_ Je voudrais bien voir cela! Ah! bien oui! Est-ce que je
souffrirais un affront de la part de qui que ce fût?
--Il faudra pourtant bien nous attendre à essuyer plus d'une impertinence
tant que nous serons ses fermiers. Fermiers, toujours fermiers! quand nous
avons une propriété au moins aussi belle que celle de madame la comtesse!
Mon papa, je ne vous laisserai pas tranquille que vous n'ayez envoyé
promener cette vilaine ferme. Je m'y déplais, je ne m'y puis souffrir.
Le père Lhéry hocha la tête.
--Mille écus de profit tous les ans sont toujours bons à prendre,
répondit-il.
--Il vaudrait mieux gagner mille écus de moins et recouvrer notre liberté,
jouir de notre fortune, nous affranchir de l'espèce de domination que
cette femme orgueilleuse et dure exerce sur nous.
--Bah! dit madame Lhéry, nous n'avons presque jamais affaire à elle.
Depuis ce malheureux événement elle ne vient plus dans le pays que
tous les cinq ou six ans. Encore cette fois elle n'y est venue que par
l'occasion du mariage de sa _demoiselle_. Qui sait si ce n'est pas la
dernière! M'est avis que mademoiselle Valentine aura le château et la
ferme en dot. Alors nous aurions affaire à une si bonne maîtresse!
--Il est vrai que Valentine est une bonne enfant, dit Athénaïs fière de
pouvoir employer ce ton de familiarité eu parlant d'une personne dont elle
enviait le rang. Oh! celle-là n'est pas fière; elle n'a pas oublié que
nous avons joué ensemble étant petites. Et puis elle a le bon sens de
comprendre que la seule distinction, c'est l'argent, et que le nôtre est
aussi honorable que le sien.
--Au moins! reprit madame Lhéry; car elle n'a eu que la peine de naître,
au lieu que nous, nous l'avons gagné à nos risques et peines. Mais enfin
il n'y a pas de reproche à lui faire; c'est une bonne demoiselle, et une
jolie fille, da! Tu ne l'as jamais vue, Bénédict?
--Jamais, ma tante.
--Et puis je suis attachée à cette famille-là, moi, reprit madame Lhéry.
Le père était si bon! C'était là un homme! et beau! Un général, ma foi,
tout chamarré d'or et de croix, et qui me faisait danser aux fêtes
patronales tout comme si j'avais été une duchesse. Cela ne faisait pas
trop plaisir à madame...
--Ni à moi non plus, objecta le père Lhéry avec naïveté.
--Ce père Lhéry, reprit la femme, il a toujours le mot pour rire! Mais
enfin c'est pour vous dire qu'excepté madame, qui est un peu haute, c'est
une famille de braves gens. Peut-on voir une meilleure femme que la
grand'mère!
--Ah! celle-là, dit Athénaïs, c'est encore la meilleure de toutes. Elle a
toujours quelque chose d'agréable à vous dire; elle ne vous appelle jamais
que _mon cœur_, ma _toute belle_, mon _joli minois_.
--Et cela fait toujours plaisir! dit Bénédict d'un air moqueur. Allons,
allons, cela joint aux mille écus de profit sur la ferme, qui peuvent
payer bien des chiffons...
--Eh! ce n'est pas à dédaigner, n'est-ce pas, mon garçon? dit le père
Lhéry. Dis-lui donc cela, toi; elle t'écoutera.
--Non, non, je n'écouterai rien, s'écria la jeune fille. Je ne vous
laisserai pas tranquille que vous n'ayez laissé la ferme. Votre bail
expire dans six mois; il ne faut pas le renouveler, entends-tu, mon papa?
--Mais qu'est-ce que je ferai? dit le vieillard ébranlé par le ton à la
fois patelin et impératif de sa fille. Il faudra donc que je me croise les
bras? Je ne peux pas m'amuser comme toi à lire et à chanter, moi; l'ennui
me tuera.
--Mais, mon papa, n'avez-vous pas vos biens à faire valoir?
--Tout cela marchait si bien de front! il ne me restera pas de quoi
m'occuper. Et d'ailleurs où demeurerons-nous? Tu ne veux pas habiter avec
les métayers?
--Non certes! vous ferez bâtir; nous aurons une maison à nous; nous la
ferons décorer autrement que cette vilaine ferme; vous verrez comme je m'y
entends!
--Oui, sans doute, tu t'entends fort bien à manger de l'argent, répondit
le père.
Athénaïs prit un air boudeur.
--Au reste, dit-elle d'un ton dépité, faites comme il vous plaira; vous
vous repentirez peut-être de ne pas m'avoir écoutée; mais il ne sera plus
temps.
--Que voulez-vous dire? demanda Bénédict.
--Je veux dire, reprit-elle, que quand madame de Raimbault saura quelle
est la personne que nous avons reçue à la ferme et que nous logeons depuis
trois semaines, elle sera furieuse contre nous, et nous congédiera dès la
fin du bail avec toutes sortes de chicanes et de mauvais procédés. Ne
vaudrait-il pas mieux avoir pour nous les honneurs de la guerre et nous
retirer avant qu'on nous chasse?
Cette réflexion parut faire impression sur les Lhéry. Ils gardèrent le
silence, et Bénédict, à qui les discours d'Athénaïs déplaisaient de plus
en plus, n'hésita pas à prendre en mauvaise part sa dernière objection.
--Est-ce à dire, reprit-il, que vous faites un reproche à vos parents
d'avoir accueilli madame Louise?
Athénaïs tressaillit, regarda Bénédict avec surprise, le visage animé par
la colère et le chagrin. Puis elle pâlit et fondit en larmes.
Bénédict la comprit et lui prit la main.
--Ah! c'est affreux! s'écria-t-elle d'une voix entrecoupée par les pleurs;
interpréter ainsi mes paroles! moi qui aime madame Louise comme ma sœur!
--Allons! allons! c'est un malentendu! dit le père Lhéry; embrassez-vous,
et que tout soit dit.
Bénédict embrassa sa cousine, dont les belles couleurs
reparurent aussitôt.
--Allons, enfant! essuie tes larmes, dit madame Lhéry, voici que nous
arrivons; ne va pas te montrer avec tes yeux rouges; voilà déjà du monde
qui te cherche.
En effet le son des vielles et des cornemuses se faisait entendre, et
plusieurs jeunes gens en embuscade sur la route, attendaient l'arrivée des
demoiselles pour les inviter à danser les premiers.
IV.
C'étaient des garçons de la même classe que Bénédict, sauf la supériorité
de l'éducation qu'il avait sur eux, et dont ils étaient plus portés à lui
faire un reproche qu'un avantage. Plusieurs d'entre eux n'étaient pas sans
prétentions à la main d'Athénaïs.
--Bonne prise! s'écria celui qui était monté sur un tertre pour découvrir
l'arrivée des voitures; c'est mademoiselle Lhéry, la beauté de la
Vallée-Noire.
--Doucement, Simonneau! celle-là me revient; je lui fais la cour depuis un
an. Par droit d'ancienneté, s'il vous plaît!
Celui qui parla ainsi était un grand et robuste garçon à l'œil noir, au
teint cuivré, aux larges épaules; c'était le fils du plus riche marchand
de bœufs du pays.
--C'est fort bien, Pierre Blutty, dit le premier, mais son futur est avec
elle.
--Comment? son futur! s'écrièrent tous les autres.
--Sans doute; le cousin Bénédict.
--Ah! Bénédict l'avocat, le beau parleur, le savant!
--Oh! le père Lhéry lui donnera assez d'écus pour en faire quelque chose
de bon.
--Il l'épouse?
--Il l'épouse.
--Oh! ce n'est pas fait!
--Les parents veulent, la fille veut; ce serait bien le diable si le
garçon ne voulait pas.
--Il ne faut pas souffrir cela, vous autres, s'écria Georges Moret. Eh
bien, oui! nous aurions là un joli voisin! Ce serait pour le coup qu'il se
donnerait de grands airs, ce _cracheur de grec_. À lui la plus belle fille
et la plus belle dot? non, que Dieu me confonde plutôt!
--La petite est coquette, le grand pâle (c'est ainsi qu'ils appelaient
Bénédict) n'est ni beau ni galant. C'est à nous d'empêcher cela! Allons,
frères, le plus heureux de nous régalera les autres le jour de ses noces.
Mais, avant tout, il faut savoir à quoi nous en tenir sur les prétentions
de Bénédict.
En parlant ainsi, Pierre Blutty s'avança vers le milieu du chemin,
s'empara de la bride du cheval, et, l'ayant forcé de s'arrêter, présenta
son salut et son invitation à la jeune fermière. Bénédict tenait à réparer
son injustice envers elle; en outre, quoiqu'il ne se souciât pas de la
disputer à ses nombreux rivaux, il était bien aise de les mortifier un
peu. Il se pencha donc sur le devant de la carriole, de manière à leur
cacher Athénaïs.
--Messieurs, ma cousine vous remercie de tout son cœur, leur dit-il; mais
vous trouverez bon que la première contredanse soit pour moi. Elle vient
de m'être promise, vous arrivez un peu tard.
Et, sans écouter une seconde proposition, il fouetta le cheval et entra
dans le hameau en soulevant des tourbillons de poussière.
Athénaïs ne s'attendait pas à tant de joie; la veille et le matin encore
Bénédict, qui ne voulait pas danser avec elle, avait feint d'avoir pris
une entorse et de boiter. Quand elle le vit marcher à ses côtés d'un
air résolu, son sein bondit de joie; car, outre qu'il eût été humiliant
pour l'amour-propre d'une si jolie fille de ne pas ouvrir la danse avec
son prétendu, Athénaïs aimait réellement Bénédict. Elle reconnaissait
instinctivement toute sa supériorité sur elle, et, comme il entre toujours
une bonne part de vanité dans l'amour, elle était flattée d'être destinée
à un homme mieux élevé que tous ceux qui la courtisaient. Elle parut donc
éblouissante de fraîcheur et de vivacité; sa parure, que Bénédict avait
si sévèrement condamnée, sembla charmante à des goûts moins épurés. Les
femmes en devinrent laides de jalousie, et les hommes proclamèrent
Athénaïs Lhéry la reine du bal.
Cependant vers le soir cette brillante étoile pâlit devant l'astre plus
pur et plus radieux de mademoiselle de Raimbault. En entendant ce nom
passer de bouche en bouche, Bénédict, poussé par un sentiment de curiosité,
suivit les flots d'admirateurs qui se jetaient sur ses pas. Pour la voir,
il fut forcé de monter sur un piédestal de pierre brute surmonté d'une
croix fort en vénération dans le village. Cet acte d'impiété, ou plutôt
d'étourderie, attira les regards vers lui, et ceux de mademoiselle de
Raimbault suivant la même direction que la foule, elle se présenta à lui
de face et sans obstacle.
Elle ne lui plut pas. Il s'était fait un type de femme brune, pâle,
ardente, espagnole, mobile, dont il ne voulait pas se départir.
Mademoiselle Valentine ne réalisait point son idéal; elle était blanche,
blonde, calme, grande, fraîche, admirablement belle de tous points. Elle
n'avait aucun des défauts dont le cerveau malade de Bénédict s'était épris
à la vue de ces œuvres d'art où le pinceau, en poétisant la laideur,
l'a rendue plus attrayante que la beauté même. Et puis, mademoiselle de
Raimbault avait une dignité douce et réelle qui imposait trop pour charmer
au premier abord. Dans la courbe de son profil, dans la finesse de ses
cheveux, dans la grâce de son cou, dans la largeur de ses blanches épaules,
il y avait mille souvenirs de la cour de Louis XIV. On sentait qu'il
avait fallu toute une race de preux pour produire cette combinaison
de traits purs et nobles, toutes ces grâces presque royales, qui se
révélaient lentement, comme celle du cygne jouant au soleil avec une
langueur majestueuse.
Bénédict descendit de son poste au pied de la croix, et, malgré les
murmures des bonnes femmes de l'endroit, vingt autres jeunes gens se
succédèrent à cette place enviée qui permettait de voir et d'être vu.
Bénédict se trouva, une heure après, porté vers mesdames de Raimbault. Son
oncle, qui était occupé à leur parler chapeau bas, l'ayant aperçu, vint le
prendre par le bras et le leur présenta.
Valentine était assise sur le gazon, entre sa mère la comtesse de
Raimbault et sa grand'mère la marquise de Raimbault. Bénédict ne
connaissait aucune de ces trois femmes; mais il avait ai souvent entendu
parler d'elles à la ferme, qu'il s'attendait au salut dédaigneux et glacé
de l'une, à l'accueil familier et communicatif de l'autre. Il semblait que
la vieille marquise voulût réparer, à force de démonstrations, le silence
méprisant de sa belle-fille. Mais, dans cette affectation de popularité,
on retrouvait l'habitude d'une protection toute féodale.
--Comment! c'est là Bénédict? s'écria-t-elle, c'est là ce marmot que j'ai
vu tout petit sur le sein de sa mère? Eh! bonjour, _mon garçon_! je suis
charmée de te voir si grand et si bien mis. Tu ressembles à ta mère que
c'est effrayant. Ah ça, sais-tu que nous sommes d'anciennes connaissances?
tu es le filleul de mon pauvre fils, le général qui est mort à Waterloo.
C'est moi qui t'ai fait présent de ton premier fourreau; mais, tu ne t'en
souviens guère. Combien y a-t-il de cela? Tu dois avoir au moins dix-huit
ans?
--J'en ai vingt-deux, Madame, répondit Bénédict.
--Sangodémi! s'écria là marquise, déjà vingt-deux ans! Voyez comme le
temps passe! Je te croyais de l'âge de ma petite-fille. Tu ne la connais
pas, ma petite-fille? Tiens, regarde-la; nous savons faire des enfants
aussi, nous autres! Valentine, dis donc bonjour à Bénédict; c'est le neveu
du bon Lhéry, c'est le prétendu de ta petite camarade Athénaïs. Parle-lui,
ma fille.
Cette interpellation pouvait se traduire ainsi: «Imite-moi, héritière de
mon nom; sois populaire, afin de sauver ta tête à travers les révolutions
à venir, comme j'ai su faire dans les révolutions passées.» Néanmoins,
mademoiselle de Raimbault, soit adresse, soit usage, soit franchise,
effaça, par son regard et son sourire, tout ce que la bienveillance
impertinente de la marquise avait excité de colère dans l'âme de Bénédict.
Il avait fixé sur elle des yeux hardis et railleurs; car sa fierté blessée
avait fait disparaître un instant la timide sauvagerie de son âge. Mais
l'expression de ce beau visage était si douce et si sereine, le son de
cette voix si pur et si calmant, que le jeune homme baissa les yeux et
devint rouge comme une jeune fille.
--Ah! Monsieur, lui dit-elle, ce que je puis vous dire de plus sincère,
c'est que j'aime Athénaïs comme ma sœur; ayez donc la bonté de me
l'amener. Je la cherche depuis longtemps sans pouvoir la joindre. Je
voudrais pourtant bien l'embrasser.
Bénédict s'inclina profondément et revint bientôt avec sa cousine.
Athénaïs se promena à travers la fête, bras dessus bras dessous avec la
noble fille des comtes de Raimbault. Quoiqu'elle affectât de trouver la
chose toute naturelle et que Valentine la comprît ainsi, il lui fut
impossible de cacher le triomphe de sa joie orgueilleuse en face de ces
autres femmes qui l'enviaient en s'efforçant de la dénigrer.
Cependant la vielle donna le signal de la bourrée. Athénaïs s'était
engagée cette fois à la danser avec celui des jeunes gens qui l'avait
arrêtée sur le chemin. Elle pria mademoiselle de Raimbault de lui servir
de vis-à-vis.
--J'attendrai pour cela qu'on m'invite, répondit Valentine en souriant.
--Eh bien donc! Bénédict, s'écria vivement Athénaïs, allez inviter
mademoiselle.
Bénédict intimidé consulta des yeux le visage de Valentine. Il lut dans sa
douce et candide expression le désir d'accepter son offre. Alors il fit un
pas vers elle. Mais tout à coup la comtesse sa mère lui saisit brusquement
le bras en lui disant assez haut pour que Bénédict pût l'entendre:
--Ma fille, je vous défends de danser la bourrée avec tout autre qu'avec
M. de Lansac.
Bénédict remarqua alors pour la première fois un grand jeune homme de la
plus belle figure, qui donnait le bras à la comtesse; et il se rappela que
ce nom était celui du fiancé de mademoiselle de Raimbault.
Il comprit bientôt le motif de l'effroi de sa mère. À un certain trille
que la vielle exécute avant de commencer la bourrée, chaque danseur, selon
un usage immémorial, doit embrasser sa danseuse. Le comte de Lansac, trop
bien élevé pour se permettre cette liberté en public, transigea avec la
coutume du Berri en baisant respectueusement la main de Valentine.
Ensuite le comte essaya quelques pas en avant et en arrière; mais sentant
aussitôt qu'il ne pouvait saisir la mesure de cette danse, qu'il n'est
donné à aucun étranger de bien exécuter, il s'arrêta et dit à Valentine:
--À présent, j'ai fait mon devoir, je vous ai installée ici selon la
volonté de votre mère; mais je ne veux pas gâter votre plaisir par ma
maladresse. Vous aviez un danseur tout prêt il y a un instant, permettez
que je lui cède mes droits.
Et se tournant vers Bénédict:
--Voulez-vous bien me remplacer, Monsieur? lui dit-il avec un ton
d'exquise politesse. Vous vous acquitterez de mon rôle beaucoup mieux que
moi.
Et comme Bénédict, partagé entre la timidité et l'orgueil, hésitait à
prendre cette place, dont on lui avait ravi le plus beau droit:
--Allons, Monsieur, ajouta M. de Lansac avec aménité, vous serez assez
payé du service que je vous demande, et c'est à vous peut-être à m'en
remercier.
Bénédict ne se fit pas prier plus longtemps; la main de Valentine vint
sans répugnance trouver la sienne qui tremblait. La comtesse était
satisfaite de la manière diplomatique dont son futur gendre avait arrangé
l'affaire; mais tout d'un coup le joueur de vielle, facétieux et goguenard
comme le sont les vrais artistes, interrompt le refrain de la bourrée, et
fait entendre avec une affectation maligne le trille impératif. Il est
enjoint au nouveau danseur d'embrasser sa partenaire. Bénédict devient
pâle et perd contenance. Le père Lhéry, épouvanté de la colère qu'il lit
dans les yeux de la comtesse, s'élance vers le vielleux et le conjure de
passer outre. Le musicien villageois n'écoute rien, triomphe au milieu
des rires et des bravos, et s'obstine à ne reprendre l'air qu'après la
d'un air à la fois espiègle et peureux; la clématite et le chèvrefeuille
l'ombragent de berceaux où le rossignol cache son nid. Au printemps ce ne
sont que fleurs et parfums; à l'automne, les prunelles violettes couvrent
ces rameaux qui, en avril, blanchirent les premiers; la senelle rouge,
dont les grives sont friandes, remplace la fleur d'aubépine, et les ronces,
toutes chargées des flocons de laine qu'y ont laissés les brebis en
passant, s'empourprent de petites mûres sauvages d'une agréable saveur.
Bénédict, laissant flotter les guides du paisible coursier, tomba dans une
rêverie profonde. Ce jeune homme était d'un caractère étrange; ceux qui
l'entouraient, faute de pouvoir le comparer à un autre de même trempe, le
considéraient comme absolument hors de la ligne commune. La plupart le
méprisaient comme un être incapable d'exécuter rien d'utile et de solide;
et, s'ils ne lui témoignaient pas le peu de cas qu'ils faisaient de lui,
c'est qu'ils étaient forcés de lui accorder une véritable bravoure
physique et une grande fermeté de ressentiments. En revanche, la famille
Lhéry, simple et bienveillante qu'elle était, n'hésitait pas à l'élever au
premier rang pour l'esprit et le savoir. Aveugles pour ses défauts, ces
braves gens ne voyaient dans leur neveu qu'un jeune homme trop riche
d'imagination et de connaissances pour goûter le repos de l'esprit.
Cependant Bénédict, à vingt-deux ans, n'avait point acquis ce qu'on
appelle une instruction positive. À Paris, tour à tour possédé de l'amour
des arts et des sciences, il ne s'était enrichi d'aucune spécialité. Il
avait travaillé beaucoup; mais il s'était arrêté lorsque la pratique
devenait nécessaire. Il avait senti le dégoût au moment où les autres
recueillent le fruit de leurs peines. Pour lui, l'amour de l'étude
finissait là où la nécessité du métier commençait. Les trésors de l'art
et de la science une fois conquis, il ne s'était plus senti la constance
égoïste d'en faire l'application à ses intérêts propres; et, comme il ne
savait pas être utile à lui-même, chacun disait en le voyant inoccupé:
«À quoi est-il bon?»
De tout temps sa cousine lui avait été destinée en mariage; c'était la
meilleure réponse qu'on pût faire aux envieux qui accusaient les Lhéry
d'avoir laissé corrompre leur cœur autant que leur esprit par les
richesses. Il est bien vrai que leur bon sens, ce bon sens des paysans,
ordinairement si sûr et si droit, avait reçu une rude atteinte au sein de
la prospérité. Ils avaient cessé d'estimer les vertus simples et modestes,
et, après de vains efforts pour les détruire en eux-mêmes, ils avaient
tout fait pour en étouffer le germe chez leurs enfants; mais ils n'avaient
pas cessé de les chérir presque également, et en travaillant à leur perte
ils avaient cru travailler à leur bonheur.
Cette éducation avait assez bien fructifié pour le malheur de l'un et de
l'autre. Athénaïs, comme une cire molle et flexible, avait pris dans un
pensionnat d'Orléans tous les défauts des jeunes provinciales: la vanité,
l'ambition, l'envie, la petitesse. Cependant la bonté du cœur était en
elle comme un héritage sacré transmis par sa mère, et les influences du
dehors n'avaient pu l'étouffer. Il y avait donc beaucoup à espérer pour
elle des leçons de l'expérience et de l'avenir.
Le mal était plus grand chez Bénédict. Au lieu d'engourdir les sentiments
généreux, l'éducation les avait développés outre mesure, et les avait
changés en irritation douloureuse et fébrile. Ce caractère ardent, cette
âme impressionnable, auraient eu besoin d'un ordre d'idées calmantes, de
principes répressifs. Peut-être même que le travail des champs, la fatigue
du corps, eussent avantageusement employé l'excès de force qui fermentait
dans cette organisation énergique. Les lumières de la civilisation, qui
ont développé tant de qualités précieuses, en ont vicié peut-être autant.
C'est un malheur des générations placées entre celles qui ne savent rien
et celles qui sauront assez: elles savent trop.
Lhéry et sa femme ne pouvaient comprendre le malheur de cette situation.
Ils se refusaient à le pressentir, et, n'imaginant pas d'autres félicités
que celles qu'ils pouvaient dispenser, ils se vantaient naïvement d'avoir
la puissance consolatrice des ennuis de Bénédict: c'était, selon eux, une
bonne ferme, une jolie fermière, et une dot de deux cent mille francs
comptants pour entrer en ménage. Mais Bénédict était insensible à ces
flatteries de leur affection. L'argent excitait en lui ce mépris profond,
enthousiaste exagération d'une jeunesse souvent trop prompte à changer
de principes et à plier un genou converti devant le dieu de l'univers.
Bénédict se sentait dévoré d'une ambition secrète; mais ce n'était pas
celle-là: c'était celle de son âge, celle des choses qui flattent
l'amour-propre d'une manière plus noble.
Le but particulier de cette attente vague et pénible, il l'ignorait
encore. Il avait cru deux ou trois fois la reconnaître aux vives
fantaisies qui s'étaient emparées de son imagination. Ces fantaisies
s'étaient évanouies sans lui avoir apporté de jouissances durables.
Maintenant il la sentait toujours comme un mal ennemi renfermé dans son
sein, et jamais elle ne l'avait torturé si cruellement qu'alors qu'il
savait moins à quoi la faire servir. L'ennui, ce mal horrible qui s'est
attaché à la génération présente plus qu'à toute autre époque de
l'histoire sociale, avait envahi la destinée de Bénédict dans sa fleur;
il s'étendait comme un nuage noir sur tout son avenir. Il avait déjà
flétri la plus précieuse faculté de son âge, l'espérance.
À Paris, la solitude l'avait rebuté. Toute préférable à la société qu'elle
lui semblait, il l'avait trouvée, au fond de sa petite chambre d'étudiant,
trop solennelle, trop dangereuse pour des facultés aussi actives que
l'étaient les siennes. Sa santé en avait souffert, et ses bons parents
effrayés l'avaient rappelé auprès d'eux. Il y était depuis un mois, et
déjà son teint avait repris le ton vigoureux de la santé, mais son cœur
était plus agité que jamais. La poésie des champs, à laquelle il était si
sensible, portait jusqu'au délire l'ardeur de ces besoins ignorés qui le
rongeaient. Sa vie de famille, si bienfaisante et si douce dans les
premiers jours, chaque fois qu'il venait en faire l'essai, lui était
devenue déjà plus fastidieuse que de coutume. Il ne se sentait aucun goût
pour Athénaïs. Elle était trop au-dessous des chimères de sa pensée, et
l'idée de se fixer au sein de ces habitudes extravagantes ou triviales
dont sa famille offrait le contraste et l'assemblage lui était odieuse.
Son cœur s'ouvrait bien à la tendresse et à la reconnaissance; mais ces
sentiments étaient pour lui la source de combats et de remords perpétuels.
Il ne pouvait se défendre d'une ironie intérieure, implacable et cruelle,
à la vue de toutes ces petitesses qui l'entouraient, de ce mélange de
parcimonie et de prodigalité qui rendent si ridicules les mœurs des
parvenus. M. et Mme Lhéry, à la fois paternels et despotiques, donnaient
le dimanche d'excellent vin à leurs laboureurs; dans la semaine ils leur
reprochaient le filet de vinaigre qu'ils mettaient dans leur eau. Ils
accordaient avec empressement à leur fille un superbe piano, une toilette
en bois de citronnier, des livres richement reliés; ils la grondaient pour
un fagot de trop qu'elle faisait jeter dans l'âtre. Chez eux, ils se
faisaient petits et pauvres pour inspirer à leurs serviteurs le zèle et
l'économie; au dehors, ils s'enflaient avec orgueil, et eussent regardé
comme une insulte le moindre doute sur leur opulence. Eux, si bons, si
charitables, si faciles à gagner, ils avaient réussi, à force de sottise,
à se faire détester de tous leurs voisins, encore plus sots et plus vains
qu'eux.
Voila les défauts que Bénédict ne pouvait endurer. La jeunesse est âpre et
intolérante pour la vieillesse, bien plus que celle-ci ne l'est envers
elle. Cependant, au milieu de son découragement, des mouvements vagues et
confus étaient venus jeter quelques éclairs d'espoir sur sa vie. Louise,
_madame_ ou _mademoiselle_ Louise (on l'appelait également de ces deux
noms), était venue s'installer à Grangeneuve depuis environ trois
semaines. D'abord, la différence de leurs âges avait rendu cette liaison
calme et imprévoyante; quelques préventions de Bénédict, défavorables à
Louise qu'il voyait pour la première fois depuis douze ans, s'étaient
effacées dans le charme pur et attachant de son commerce. Leurs goûts,
leur instruction, leurs sympathies, les avaient rapidement rapprochés, et
Louise, à la faveur de son âge, de ses malheurs et de ses vertus, avait
pris un ascendant complet sur l'esprit de son jeune ami. Mais les douceurs
de cette intimité furent de courte durée. Bénédict, toujours prompt
à dépasser le but, toujours avide de diviniser ses admirations et
d'empoisonner ses joies par leur excès, s'imagina qu'il était amoureux de
Louise, qu'elle était la femme selon son cœur, et qu'il ne pourrait plus
vivre là où elle ne serait pas. Ce fut l'erreur d'un jour. La froideur
avec laquelle Louise accueillit ses aveux timides lui inspira plus de
dépit que de douleur. Dans son ressentiment, il l'accusa intérieurement
d'orgueil et de sécheresse. Puis il se sentit désarmé par le souvenir des
malheurs de Louise, et s'avoua qu'elle était digne de respect autant que
de pitié. Deux ou trois fois encore il sentit se ranimer auprès d'elle ces
impétueuses aspirations d'une âme trop passionnée pour l'amitié; mais
Louise sut le calmer. Elle n'y employa point la raison qui s'égare en
transigeant; son expérience lui apprit à se méfier de la compassion; elle
ne lui en témoigna aucune, et quoique la dureté fût loin de son âme, elle
la fit servir à la guérison de ce jeune homme. L'émotion que Bénédict
avait témoignée le matin, durant leur entretien, avait été comme sa
dernière tentative de révolte. Maintenant il se repentait de sa folie,
et, enfoncé dans ses réflexions, il sentait à son inquiétude toujours
croissante, que le moment n'était pas venu pour lui d'aimer exclusivement
quelque chose ou quelqu'un.
Madame Lhéry rompit le silence par une remarque frivole:
--Tu vas tacher tes gants avec ces fleurs, dit-elle à sa fille.
Rappelle-toi donc que _madame_ disait l'autre jour devant toi: «On
reconnaît toujours une personne du commun en province à ses pieds et à ses
mains.» Elle ne faisait pas attention, la chère dame, que nous pouvions
prendre cela pour nous, au moins!
--Je crois bien, au contraire, qu'elle le disait exprès pour nous. Ma
pauvre maman, tu connais bien peu madame de Raimbault, si tu penses
qu'elle regretterait de nous avoir fait un affront.
--Un affront! reprit madame Lhéry avec aigreur. Elle aurait voulu nous
_faire affront!_ Je voudrais bien voir cela! Ah! bien oui! Est-ce que je
souffrirais un affront de la part de qui que ce fût?
--Il faudra pourtant bien nous attendre à essuyer plus d'une impertinence
tant que nous serons ses fermiers. Fermiers, toujours fermiers! quand nous
avons une propriété au moins aussi belle que celle de madame la comtesse!
Mon papa, je ne vous laisserai pas tranquille que vous n'ayez envoyé
promener cette vilaine ferme. Je m'y déplais, je ne m'y puis souffrir.
Le père Lhéry hocha la tête.
--Mille écus de profit tous les ans sont toujours bons à prendre,
répondit-il.
--Il vaudrait mieux gagner mille écus de moins et recouvrer notre liberté,
jouir de notre fortune, nous affranchir de l'espèce de domination que
cette femme orgueilleuse et dure exerce sur nous.
--Bah! dit madame Lhéry, nous n'avons presque jamais affaire à elle.
Depuis ce malheureux événement elle ne vient plus dans le pays que
tous les cinq ou six ans. Encore cette fois elle n'y est venue que par
l'occasion du mariage de sa _demoiselle_. Qui sait si ce n'est pas la
dernière! M'est avis que mademoiselle Valentine aura le château et la
ferme en dot. Alors nous aurions affaire à une si bonne maîtresse!
--Il est vrai que Valentine est une bonne enfant, dit Athénaïs fière de
pouvoir employer ce ton de familiarité eu parlant d'une personne dont elle
enviait le rang. Oh! celle-là n'est pas fière; elle n'a pas oublié que
nous avons joué ensemble étant petites. Et puis elle a le bon sens de
comprendre que la seule distinction, c'est l'argent, et que le nôtre est
aussi honorable que le sien.
--Au moins! reprit madame Lhéry; car elle n'a eu que la peine de naître,
au lieu que nous, nous l'avons gagné à nos risques et peines. Mais enfin
il n'y a pas de reproche à lui faire; c'est une bonne demoiselle, et une
jolie fille, da! Tu ne l'as jamais vue, Bénédict?
--Jamais, ma tante.
--Et puis je suis attachée à cette famille-là, moi, reprit madame Lhéry.
Le père était si bon! C'était là un homme! et beau! Un général, ma foi,
tout chamarré d'or et de croix, et qui me faisait danser aux fêtes
patronales tout comme si j'avais été une duchesse. Cela ne faisait pas
trop plaisir à madame...
--Ni à moi non plus, objecta le père Lhéry avec naïveté.
--Ce père Lhéry, reprit la femme, il a toujours le mot pour rire! Mais
enfin c'est pour vous dire qu'excepté madame, qui est un peu haute, c'est
une famille de braves gens. Peut-on voir une meilleure femme que la
grand'mère!
--Ah! celle-là, dit Athénaïs, c'est encore la meilleure de toutes. Elle a
toujours quelque chose d'agréable à vous dire; elle ne vous appelle jamais
que _mon cœur_, ma _toute belle_, mon _joli minois_.
--Et cela fait toujours plaisir! dit Bénédict d'un air moqueur. Allons,
allons, cela joint aux mille écus de profit sur la ferme, qui peuvent
payer bien des chiffons...
--Eh! ce n'est pas à dédaigner, n'est-ce pas, mon garçon? dit le père
Lhéry. Dis-lui donc cela, toi; elle t'écoutera.
--Non, non, je n'écouterai rien, s'écria la jeune fille. Je ne vous
laisserai pas tranquille que vous n'ayez laissé la ferme. Votre bail
expire dans six mois; il ne faut pas le renouveler, entends-tu, mon papa?
--Mais qu'est-ce que je ferai? dit le vieillard ébranlé par le ton à la
fois patelin et impératif de sa fille. Il faudra donc que je me croise les
bras? Je ne peux pas m'amuser comme toi à lire et à chanter, moi; l'ennui
me tuera.
--Mais, mon papa, n'avez-vous pas vos biens à faire valoir?
--Tout cela marchait si bien de front! il ne me restera pas de quoi
m'occuper. Et d'ailleurs où demeurerons-nous? Tu ne veux pas habiter avec
les métayers?
--Non certes! vous ferez bâtir; nous aurons une maison à nous; nous la
ferons décorer autrement que cette vilaine ferme; vous verrez comme je m'y
entends!
--Oui, sans doute, tu t'entends fort bien à manger de l'argent, répondit
le père.
Athénaïs prit un air boudeur.
--Au reste, dit-elle d'un ton dépité, faites comme il vous plaira; vous
vous repentirez peut-être de ne pas m'avoir écoutée; mais il ne sera plus
temps.
--Que voulez-vous dire? demanda Bénédict.
--Je veux dire, reprit-elle, que quand madame de Raimbault saura quelle
est la personne que nous avons reçue à la ferme et que nous logeons depuis
trois semaines, elle sera furieuse contre nous, et nous congédiera dès la
fin du bail avec toutes sortes de chicanes et de mauvais procédés. Ne
vaudrait-il pas mieux avoir pour nous les honneurs de la guerre et nous
retirer avant qu'on nous chasse?
Cette réflexion parut faire impression sur les Lhéry. Ils gardèrent le
silence, et Bénédict, à qui les discours d'Athénaïs déplaisaient de plus
en plus, n'hésita pas à prendre en mauvaise part sa dernière objection.
--Est-ce à dire, reprit-il, que vous faites un reproche à vos parents
d'avoir accueilli madame Louise?
Athénaïs tressaillit, regarda Bénédict avec surprise, le visage animé par
la colère et le chagrin. Puis elle pâlit et fondit en larmes.
Bénédict la comprit et lui prit la main.
--Ah! c'est affreux! s'écria-t-elle d'une voix entrecoupée par les pleurs;
interpréter ainsi mes paroles! moi qui aime madame Louise comme ma sœur!
--Allons! allons! c'est un malentendu! dit le père Lhéry; embrassez-vous,
et que tout soit dit.
Bénédict embrassa sa cousine, dont les belles couleurs
reparurent aussitôt.
--Allons, enfant! essuie tes larmes, dit madame Lhéry, voici que nous
arrivons; ne va pas te montrer avec tes yeux rouges; voilà déjà du monde
qui te cherche.
En effet le son des vielles et des cornemuses se faisait entendre, et
plusieurs jeunes gens en embuscade sur la route, attendaient l'arrivée des
demoiselles pour les inviter à danser les premiers.
IV.
C'étaient des garçons de la même classe que Bénédict, sauf la supériorité
de l'éducation qu'il avait sur eux, et dont ils étaient plus portés à lui
faire un reproche qu'un avantage. Plusieurs d'entre eux n'étaient pas sans
prétentions à la main d'Athénaïs.
--Bonne prise! s'écria celui qui était monté sur un tertre pour découvrir
l'arrivée des voitures; c'est mademoiselle Lhéry, la beauté de la
Vallée-Noire.
--Doucement, Simonneau! celle-là me revient; je lui fais la cour depuis un
an. Par droit d'ancienneté, s'il vous plaît!
Celui qui parla ainsi était un grand et robuste garçon à l'œil noir, au
teint cuivré, aux larges épaules; c'était le fils du plus riche marchand
de bœufs du pays.
--C'est fort bien, Pierre Blutty, dit le premier, mais son futur est avec
elle.
--Comment? son futur! s'écrièrent tous les autres.
--Sans doute; le cousin Bénédict.
--Ah! Bénédict l'avocat, le beau parleur, le savant!
--Oh! le père Lhéry lui donnera assez d'écus pour en faire quelque chose
de bon.
--Il l'épouse?
--Il l'épouse.
--Oh! ce n'est pas fait!
--Les parents veulent, la fille veut; ce serait bien le diable si le
garçon ne voulait pas.
--Il ne faut pas souffrir cela, vous autres, s'écria Georges Moret. Eh
bien, oui! nous aurions là un joli voisin! Ce serait pour le coup qu'il se
donnerait de grands airs, ce _cracheur de grec_. À lui la plus belle fille
et la plus belle dot? non, que Dieu me confonde plutôt!
--La petite est coquette, le grand pâle (c'est ainsi qu'ils appelaient
Bénédict) n'est ni beau ni galant. C'est à nous d'empêcher cela! Allons,
frères, le plus heureux de nous régalera les autres le jour de ses noces.
Mais, avant tout, il faut savoir à quoi nous en tenir sur les prétentions
de Bénédict.
En parlant ainsi, Pierre Blutty s'avança vers le milieu du chemin,
s'empara de la bride du cheval, et, l'ayant forcé de s'arrêter, présenta
son salut et son invitation à la jeune fermière. Bénédict tenait à réparer
son injustice envers elle; en outre, quoiqu'il ne se souciât pas de la
disputer à ses nombreux rivaux, il était bien aise de les mortifier un
peu. Il se pencha donc sur le devant de la carriole, de manière à leur
cacher Athénaïs.
--Messieurs, ma cousine vous remercie de tout son cœur, leur dit-il; mais
vous trouverez bon que la première contredanse soit pour moi. Elle vient
de m'être promise, vous arrivez un peu tard.
Et, sans écouter une seconde proposition, il fouetta le cheval et entra
dans le hameau en soulevant des tourbillons de poussière.
Athénaïs ne s'attendait pas à tant de joie; la veille et le matin encore
Bénédict, qui ne voulait pas danser avec elle, avait feint d'avoir pris
une entorse et de boiter. Quand elle le vit marcher à ses côtés d'un
air résolu, son sein bondit de joie; car, outre qu'il eût été humiliant
pour l'amour-propre d'une si jolie fille de ne pas ouvrir la danse avec
son prétendu, Athénaïs aimait réellement Bénédict. Elle reconnaissait
instinctivement toute sa supériorité sur elle, et, comme il entre toujours
une bonne part de vanité dans l'amour, elle était flattée d'être destinée
à un homme mieux élevé que tous ceux qui la courtisaient. Elle parut donc
éblouissante de fraîcheur et de vivacité; sa parure, que Bénédict avait
si sévèrement condamnée, sembla charmante à des goûts moins épurés. Les
femmes en devinrent laides de jalousie, et les hommes proclamèrent
Athénaïs Lhéry la reine du bal.
Cependant vers le soir cette brillante étoile pâlit devant l'astre plus
pur et plus radieux de mademoiselle de Raimbault. En entendant ce nom
passer de bouche en bouche, Bénédict, poussé par un sentiment de curiosité,
suivit les flots d'admirateurs qui se jetaient sur ses pas. Pour la voir,
il fut forcé de monter sur un piédestal de pierre brute surmonté d'une
croix fort en vénération dans le village. Cet acte d'impiété, ou plutôt
d'étourderie, attira les regards vers lui, et ceux de mademoiselle de
Raimbault suivant la même direction que la foule, elle se présenta à lui
de face et sans obstacle.
Elle ne lui plut pas. Il s'était fait un type de femme brune, pâle,
ardente, espagnole, mobile, dont il ne voulait pas se départir.
Mademoiselle Valentine ne réalisait point son idéal; elle était blanche,
blonde, calme, grande, fraîche, admirablement belle de tous points. Elle
n'avait aucun des défauts dont le cerveau malade de Bénédict s'était épris
à la vue de ces œuvres d'art où le pinceau, en poétisant la laideur,
l'a rendue plus attrayante que la beauté même. Et puis, mademoiselle de
Raimbault avait une dignité douce et réelle qui imposait trop pour charmer
au premier abord. Dans la courbe de son profil, dans la finesse de ses
cheveux, dans la grâce de son cou, dans la largeur de ses blanches épaules,
il y avait mille souvenirs de la cour de Louis XIV. On sentait qu'il
avait fallu toute une race de preux pour produire cette combinaison
de traits purs et nobles, toutes ces grâces presque royales, qui se
révélaient lentement, comme celle du cygne jouant au soleil avec une
langueur majestueuse.
Bénédict descendit de son poste au pied de la croix, et, malgré les
murmures des bonnes femmes de l'endroit, vingt autres jeunes gens se
succédèrent à cette place enviée qui permettait de voir et d'être vu.
Bénédict se trouva, une heure après, porté vers mesdames de Raimbault. Son
oncle, qui était occupé à leur parler chapeau bas, l'ayant aperçu, vint le
prendre par le bras et le leur présenta.
Valentine était assise sur le gazon, entre sa mère la comtesse de
Raimbault et sa grand'mère la marquise de Raimbault. Bénédict ne
connaissait aucune de ces trois femmes; mais il avait ai souvent entendu
parler d'elles à la ferme, qu'il s'attendait au salut dédaigneux et glacé
de l'une, à l'accueil familier et communicatif de l'autre. Il semblait que
la vieille marquise voulût réparer, à force de démonstrations, le silence
méprisant de sa belle-fille. Mais, dans cette affectation de popularité,
on retrouvait l'habitude d'une protection toute féodale.
--Comment! c'est là Bénédict? s'écria-t-elle, c'est là ce marmot que j'ai
vu tout petit sur le sein de sa mère? Eh! bonjour, _mon garçon_! je suis
charmée de te voir si grand et si bien mis. Tu ressembles à ta mère que
c'est effrayant. Ah ça, sais-tu que nous sommes d'anciennes connaissances?
tu es le filleul de mon pauvre fils, le général qui est mort à Waterloo.
C'est moi qui t'ai fait présent de ton premier fourreau; mais, tu ne t'en
souviens guère. Combien y a-t-il de cela? Tu dois avoir au moins dix-huit
ans?
--J'en ai vingt-deux, Madame, répondit Bénédict.
--Sangodémi! s'écria là marquise, déjà vingt-deux ans! Voyez comme le
temps passe! Je te croyais de l'âge de ma petite-fille. Tu ne la connais
pas, ma petite-fille? Tiens, regarde-la; nous savons faire des enfants
aussi, nous autres! Valentine, dis donc bonjour à Bénédict; c'est le neveu
du bon Lhéry, c'est le prétendu de ta petite camarade Athénaïs. Parle-lui,
ma fille.
Cette interpellation pouvait se traduire ainsi: «Imite-moi, héritière de
mon nom; sois populaire, afin de sauver ta tête à travers les révolutions
à venir, comme j'ai su faire dans les révolutions passées.» Néanmoins,
mademoiselle de Raimbault, soit adresse, soit usage, soit franchise,
effaça, par son regard et son sourire, tout ce que la bienveillance
impertinente de la marquise avait excité de colère dans l'âme de Bénédict.
Il avait fixé sur elle des yeux hardis et railleurs; car sa fierté blessée
avait fait disparaître un instant la timide sauvagerie de son âge. Mais
l'expression de ce beau visage était si douce et si sereine, le son de
cette voix si pur et si calmant, que le jeune homme baissa les yeux et
devint rouge comme une jeune fille.
--Ah! Monsieur, lui dit-elle, ce que je puis vous dire de plus sincère,
c'est que j'aime Athénaïs comme ma sœur; ayez donc la bonté de me
l'amener. Je la cherche depuis longtemps sans pouvoir la joindre. Je
voudrais pourtant bien l'embrasser.
Bénédict s'inclina profondément et revint bientôt avec sa cousine.
Athénaïs se promena à travers la fête, bras dessus bras dessous avec la
noble fille des comtes de Raimbault. Quoiqu'elle affectât de trouver la
chose toute naturelle et que Valentine la comprît ainsi, il lui fut
impossible de cacher le triomphe de sa joie orgueilleuse en face de ces
autres femmes qui l'enviaient en s'efforçant de la dénigrer.
Cependant la vielle donna le signal de la bourrée. Athénaïs s'était
engagée cette fois à la danser avec celui des jeunes gens qui l'avait
arrêtée sur le chemin. Elle pria mademoiselle de Raimbault de lui servir
de vis-à-vis.
--J'attendrai pour cela qu'on m'invite, répondit Valentine en souriant.
--Eh bien donc! Bénédict, s'écria vivement Athénaïs, allez inviter
mademoiselle.
Bénédict intimidé consulta des yeux le visage de Valentine. Il lut dans sa
douce et candide expression le désir d'accepter son offre. Alors il fit un
pas vers elle. Mais tout à coup la comtesse sa mère lui saisit brusquement
le bras en lui disant assez haut pour que Bénédict pût l'entendre:
--Ma fille, je vous défends de danser la bourrée avec tout autre qu'avec
M. de Lansac.
Bénédict remarqua alors pour la première fois un grand jeune homme de la
plus belle figure, qui donnait le bras à la comtesse; et il se rappela que
ce nom était celui du fiancé de mademoiselle de Raimbault.
Il comprit bientôt le motif de l'effroi de sa mère. À un certain trille
que la vielle exécute avant de commencer la bourrée, chaque danseur, selon
un usage immémorial, doit embrasser sa danseuse. Le comte de Lansac, trop
bien élevé pour se permettre cette liberté en public, transigea avec la
coutume du Berri en baisant respectueusement la main de Valentine.
Ensuite le comte essaya quelques pas en avant et en arrière; mais sentant
aussitôt qu'il ne pouvait saisir la mesure de cette danse, qu'il n'est
donné à aucun étranger de bien exécuter, il s'arrêta et dit à Valentine:
--À présent, j'ai fait mon devoir, je vous ai installée ici selon la
volonté de votre mère; mais je ne veux pas gâter votre plaisir par ma
maladresse. Vous aviez un danseur tout prêt il y a un instant, permettez
que je lui cède mes droits.
Et se tournant vers Bénédict:
--Voulez-vous bien me remplacer, Monsieur? lui dit-il avec un ton
d'exquise politesse. Vous vous acquitterez de mon rôle beaucoup mieux que
moi.
Et comme Bénédict, partagé entre la timidité et l'orgueil, hésitait à
prendre cette place, dont on lui avait ravi le plus beau droit:
--Allons, Monsieur, ajouta M. de Lansac avec aménité, vous serez assez
payé du service que je vous demande, et c'est à vous peut-être à m'en
remercier.
Bénédict ne se fit pas prier plus longtemps; la main de Valentine vint
sans répugnance trouver la sienne qui tremblait. La comtesse était
satisfaite de la manière diplomatique dont son futur gendre avait arrangé
l'affaire; mais tout d'un coup le joueur de vielle, facétieux et goguenard
comme le sont les vrais artistes, interrompt le refrain de la bourrée, et
fait entendre avec une affectation maligne le trille impératif. Il est
enjoint au nouveau danseur d'embrasser sa partenaire. Bénédict devient
pâle et perd contenance. Le père Lhéry, épouvanté de la colère qu'il lit
dans les yeux de la comtesse, s'élance vers le vielleux et le conjure de
passer outre. Le musicien villageois n'écoute rien, triomphe au milieu
des rires et des bravos, et s'obstine à ne reprendre l'air qu'après la
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