Œuvres de jeunesse inédites. II: 1839-1842. Œuvres diverses.—Novembre. - 15

--Tu as donc souffert quelque chose de semblable? me répondit-elle,
est-ce que tu es comme moi? est-ce que souvent tu as trempé ton
oreiller de larmes? est-ce que, pour toi, les jours de soleil en hiver
sont aussi tristes? Quand il fait du brouillard, le soir, et que je
marche seule, il me semble que la pluie traverse mon cœur et le fait
tomber en débris.
--Je doute pourtant que tu te sois jamais aussi ennuyée que moi dans le
monde, tu as eu tes jours de plaisir, mais moi c’est comme si j’étais
né en prison, j’ai mille choses qui n’ont pas vu la lumière.
--Tu es si jeune cependant! Au fait, tous les hommes sont vieux
maintenant, les enfants se trouvent dégoûtés comme les vieillards, nos
mères s’ennuyaient quand elles nous ont conçus, on n’était pas comme
ça autrefois, n’est-ce pas vrai?
--C’est vrai, repris-je, les maisons où nous habitons sont toutes
pareilles, blanches et mornes comme des tombes dans des cimetières;
dans les vieilles baraques noires qu’on démolit la vie devait être plus
chaude, on y chantait fort, on y brisait les brocs sur les tables, on y
cassait les lits en faisant l’amour.
--Mais qui te rend si triste? tu as donc bien aimé?
--Si j’ai aimé, mon Dieu! assez pour envier ta vie.
--Envier ma vie! dit-elle.
--Oui, l’envier! car, à ta place, j’aurais peut-être été heureux, car,
si un homme comme tu le désires n’existe pas, une femme comme j’en veux
doit vivre quelque part; parmi tant de cœurs qui battent, il doit s’en
trouver un pour moi.
--Cherche-le! cherche-le!
--Oh! si, j’ai aimé! si bien que je suis saturé de désirs rentrés.
Non, tu ne sauras jamais toutes celles qui m’ont égaré et que dans
le fond de mon cœur j’abritais d’un amour angélique. Écoute, quand
j’avais vécu un jour avec une femme, je me disais: «Que ne l’ai-je
connue depuis dix ans! tous ses jours qui ont fui m’appartenaient, son
premier sourire devait être pour moi, sa première pensée au monde, pour
moi. Des gens viennent et lui parlent, elle leur répond, elle y pense,
les livres qu’elle admire, j’aurais dû les lire. Que ne me suis-je
promené avec elle, sous tous les ombrages qui l’ont abritée! il y a
bien des robes qu’elle a usées et que je n’ai pas vues, elle a entendu,
dans sa vie, les plus beaux opéras et je n’étais pas là; d’autres lui
ont déjà fait sentir les fleurs que je n’avais pas cueillies, je ne
pourrai rien faire, elle m’oubliera, je suis pour elle comme un passant
dans la rue», et quand j’en étais séparé je me disais: «Où est-elle?
que fait-elle, toute la journée, loin de moi? à quoi son temps se
passe-t-il?» Qu’une femme aime un homme, qu’elle lui fasse un signe,
et il tombe à ses genoux! Mais nous, quel hasard qu’elle vienne à nous
regarder, et encore!... il faut être riche, avoir des chevaux qui vous
emportent, avoir une maison ornée de statues, donner des fêtes, jeter
l’or, faire du bruit; mais vivre dans la foule, sans pouvoir la dominer
par le génie ou par l’argent, et demeurer aussi inconnu que le plus
lâche et le plus sot de tous, quand on aspire à des amours du ciel,
quand on mourrait avec joie sous le regard d’une femme aimée, j’ai
connu ce supplice.
--Tu es timide, n’est-ce pas? elles te font peur.
--Plus maintenant. Autrefois, le bruit de leurs pas seulement me
faisait tressaillir, je restais devant la boutique d’un coiffeur, à
regarder les belles figures de cire avec des fleurs et des diamants
dans les cheveux, roses, blanches et décolletées, j’ai été amoureux de
quelques-unes; l’étalage d’un cordonnier me tenait aussi en extase:
dans ces petits souliers de satin, que l’on allait emporter pour le
bal du soir, je plaçais un pied nu, un pied charmant, avec des ongles
fins, un pied d’albâtre vivant, tel que celui d’une princesse qui
entre au bain; les corsets suspendus devant les magasins de modes, et
que le vent fait remuer, me donnaient également de bizarres envies;
j’ai offert des bouquets de fleurs à des femmes que je n’aimais pas,
espérant que l’amour viendrait par là, je l’avais entendu dire; j’ai
écrit des lettres adressées n’importe à qui, pour m’attendrir avec
la plume, et j’ai pleuré; le moindre sourire d’une bouche de femme
me faisait fondre le cœur en délices, et puis c’était tout! Tant de
bonheur n’était pas fait pour moi, qu’est-ce qui pouvait m’aimer?
--Attends! attends encore un an, six mois! demain peut-être, espère!
--J’ai trop espéré pour obtenir.
--Tu parles comme un enfant, me dit-elle.
--Non, je ne vois pas même d’amour dont je ne serais rassasié au bout
de vingt-quatre heures, j’ai tant rêvé le sentiment que j’en suis
fatigué, comme ceux que l’on a trop fortement chéris.
--Il n’y a pourtant que cela de beau dans le monde.
--A qui le dis-tu? je donnerais tout pour passer une seule nuit avec
une femme qui m’aimerait.
--Oh! si au lieu de cacher ton cœur, tu laissais voir tout ce qui bat
dedans de généreux et de bon, toutes les femmes voudraient de toi, il
n’en est pas une qui ne tâcherait d’être ta maîtresse; mais tu as été
plus fou que moi encore! Fait-on cas des trésors enfouis? les coquettes
seules devinent les gens comme toi, et les torturent, les autres ne les
voient pas. Tu valais pourtant bien la peine qu’on t’aimât! Eh bien,
tant mieux! c’est moi qui t’aimerai, c’est moi qui serai ta maîtresse.
--Ma maîtresse?
--Oh! je t’en prie! je te suivrai où tu voudras, je partirai d’ici,
j’irai louer une chambre en face de toi, je te regarderai toute la
journée. Comme je t’aimerai! être avec toi, le soir, le matin, la nuit
dormir ensemble, les bras passés autour du corps, manger à la même
table, vis-à-vis l’un de l’autre, nous habiller dans la même chambre,
sortir ensemble et te sentir près de moi! Ne sommes-nous pas faits l’un
pour l’autre? tes espérances ne vont-elles pas bien avec mes dégoûts?
ta vie et la mienne, n’est-ce pas la même? Tu me raconteras tous les
ennuis de ta solitude, je te redirai les supplices que j’ai endurés;
il faudra vivre comme si nous ne devions rester ensemble qu’une heure,
épuiser tout ce qu’il y a en nous de voluptés et de tendresses, et puis
recommencer, et mourir ensemble. Embrasse-moi, embrasse-moi encore!
mets là ta tête sur ma poitrine, que j’en sente bien le poids, que tes
cheveux me caressent le cou, que mes mains parcourent tes épaules, ton
regard est si tendre!
La couverture défaite, qui pendait à terre, laissait nos pieds à nu;
elle se releva sur les genoux et la repoussa sous le matelas, je vis
son dos blanc se courber comme un roseau; les insomnies de la nuit
m’avaient brisé, mon front était lourd, les yeux me brûlaient les
paupières, elle me les baisa doucement du bout des lèvres, ce qui me
les rafraîchit comme si on me les eût humectés avec de l’eau froide.
Elle aussi, se réveillait de plus en plus de la torpeur où elle s’était
laissée aller un instant; irritée par la fatigue, enflammée par le goût
des caresses précédentes, elle m’étreignit avec une volupté désespérée,
en me disant: «Aimons-nous, puisque personne ne nous a aimés, tu es à
moi!»
Elle haletait, la bouche ouverte, et m’embrassait furieusement, puis
tout à coup, se reprenant et passant sa main sur ses bandeaux dérangés,
elle ajouta:
--Écoute, comme notre vie serait belle si c’était ainsi, si nous
allions demeurer dans un pays où le soleil fait pousser des fleurs
jaunes et mûrit les oranges, sur un rivage comme il y en a, à ce qu’il
paraît, où le sable est tout blanc, où les hommes portent des turbans,
où les femmes ont des robes de gaze; nous demeurerions couchés sous
quelque grand arbre à larges feuilles, nous écouterions le bruit des
golfes, nous marcherions ensemble au bord des flots pour ramasser des
coquilles, je ferais des paniers avec des roseaux, tu irais les vendre;
c’est moi qui t’habillerais, je friserais tes cheveux dans mes doigts,
je te mettrais un collier autour du cou, oh! comme je t’aimerais! comme
je t’aime! laisse-moi donc m’assouvir de toi!
Me collant à sa couche, d’un mouvement impétueux, elle s’abattit
sur tout mon corps et s’y étendit avec une joie obscène, pâle,
frissonnante, les dents serrées et me serrant sur elle avec une force
enragée; je me sentis entraîné comme dans un ouragan d’amour, des
sanglots éclataient, et puis des cris aigus; ma lèvre, humide de sa
salive, pétillait et me démangeait; nos muscles, tordus dans les mêmes
nœuds, se serraient et entraient les uns dans les autres, la volupté se
tournait en délire, la jouissance en supplices.
Ouvrant tout à coup les yeux ébahis et épouvantés, elle dit:
--Si j’allais avoir un enfant!
Et passant, au contraire, à une câlinerie suppliante:
--Oui, oui, un enfant! un enfant de toi!... Tu me quittes? nous ne nous
reverrons plus, jamais tu ne reviendras, penseras-tu à moi quelquefois?
j’aurai toujours tes cheveux là, adieu!... Attends, il fait à peine
jour.
Pourquoi donc avais-je hâte de la fuir? est-ce que déjà je l’aimais?
Marie ne me parla plus, quoique je restasse bien encore une demi-heure
chez elle; elle songeait peut-être à l’amant absent. Il y a un instant,
dans le départ, où, par anticipation de tristesse, la personne aimée
n’est déjà plus avec vous.
Nous ne nous fîmes pas d’adieux, je lui pris la main, elle y répondit,
mais la force pour la serrer était restée dans son cœur.
Je ne l’ai plus revue.

J’ai pensé à elle depuis, pas un jour ne s’est écoulé sans perdre à y
rêver le plus d’heures possible, quelquefois je m’enferme exprès et
seul, je tâche de revivre dans ce souvenir; souvent je m’efforce à y
penser avant de m’endormir, pour la rêver la nuit, mais ce bonheur-là
ne m’est pas arrivé.
Je l’ai cherchée partout, dans les promenades, au théâtre, au coin
des rues, sans savoir pourquoi j’ai cru qu’elle m’écrirait; quand
j’entendais une voiture s’arrêter à ma porte, je m’imaginais qu’elle
allait en descendre. Avec quelle angoisse j’ai suivi certaines femmes!
avec quel battement de cœur je détournais la tête pour voir si c’était
elle!
La maison a été démolie, personne n’a pu me dire ce qu’elle était
devenue.
Le désir d’une femme que l’on a obtenue est quelque chose d’atroce et
de mille fois pire que l’autre, de terribles images vous poursuivent
comme des remords. Je ne suis pas jaloux des hommes qui l’ont eue avant
moi, mais je suis jaloux de ceux qui l’ont eue depuis; une convention
tacite faisait, il me semble, que nous devions nous être fidèles, j’ai
été plus d’un an à lui garder cette parole, et puis le hasard, l’ennui,
la lassitude du même sentiment peut-être, ont fait que j’y ai manqué.
Mais c’était elle que je poursuivais partout; dans le lit des autres je
rêvais à ses caresses.
On a beau, par-dessus les passions anciennes, vouloir en semer de
nouvelles, elles reparaissent toujours, il n’y a pas de force au monde
pour en arracher les racines. Les voies romaines, où roulaient les
chars consulaires, ne servent plus depuis longtemps, mille nouveaux
sentiers les traversent, les champs se sont élevés dessus, le blé y
pousse, mais on en aperçoit encore la trace, et leurs grosses pierres
ébrèchent les charrues quand on laboure.
Le type dont presque tous les hommes sont en quête n’est peut-être que
le souvenir d’un amour conçu dans le ciel ou dès les premiers jours de
la vie; nous sommes en quête de tout ce qui s’y rapporte, la seconde
femme qui vous plaît ressemble presque toujours à la première, il faut
un grand degré de corruption ou un cœur bien vaste pour tout aimer.
Voyez aussi comme ce sont éternellement les mêmes dont vous parlent
les gens qui écrivent, et qu’ils décrivent cent fois sans jamais s’en
lasser. J’ai connu un ami qui avait adoré, à 15 ans, une jeune mère
qu’il avait vue nourrissant son enfant; de longtemps il n’estima que
les tailles de poissarde, la beauté des femmes sveltes lui était
odieuse.
A mesure que le temps s’éloignait, je l’en aimais de plus en plus;
avec la rage que l’on a pour les choses impossibles, j’inventais des
aventures pour la retrouver, j’imaginais notre rencontre, j’ai revu ses
yeux dans les globules bleus des fleuves, et la couleur de sa figure
dans les feuilles du tremble, quand l’automne les colore. Une fois, je
marchais vite dans un pré, les herbes sifflaient autour de mes pieds en
m’avançant, elle était derrière moi; je me suis retourné, il n’y avait
personne. Un autre jour, une voiture a passé devant mes yeux, j’ai
levé la tête, un grand voile blanc sortait de la portière et s’agitait
au vent, les roues tournaient, il se tordait, il m’appelait, il a
disparu, et je suis retombé seul, abîmé, plus abandonné qu’au fond d’un
précipice.
Oh! si l’on pouvait extraire de soi tout ce qui y est et faire un être
avec la pensée seule! si l’on pouvait tenir son fantôme dans les mains
et le toucher au front, au lieu de perdre dans l’air tant de caresses
et tant de soupirs! Loin de là, la mémoire oublie et l’image s’efface,
tandis que l’acharnement de la douleur reste en vous. C’est pour me la
rappeler que j’ai écrit ce qui précède, espérant que les mots me la
feraient revivre; j’y ai échoué, j’en sais bien plus que je n’en ai dit.
C’est, d’ailleurs, une confidence que je n’ai faite à personne, on se
serait moqué de moi. Ne se raille-t-on pas de ceux qui aiment, car
c’est une honte parmi les hommes; chacun, par pudeur ou par égoïsme,
cache ce qu’il possède dans l’âme de meilleur et de plus délicat;
pour se faire estimer, il ne faut montrer que les côtés les plus
laids, c’est le moyen d’être au niveau commun. Aimer une telle femme?
m’aurait-on dit, et d’abord personne ne l’eût compris; à quoi bon, dès
lors, en ouvrir la bouche?
Ils auraient eu raison, elle n’était peut-être ni plus belle ni plus
ardente qu’une autre, j’ai peur de n’aimer qu’une conception de mon
esprit et de ne chérir en elle que l’amour qu’elle m’avait fait rêver.
Longtemps je me suis débattu sous cette pensée, j’avais placé l’amour
trop haut pour espérer qu’il descendrait jusqu’à moi; mais, à la
persistance de cette idée, il a bien fallu reconnaître que c’était
quelque chose d’analogue. Ce n’est que plusieurs mois après l’avoir
quittée que je l’ai ressenti; dans les premiers temps, au contraire,
j’ai vécu dans un grand calme.
Comme le monde est vide à celui qui y marche seul! Qu’allais-je faire?
Comment passer le temps? à quoi employer mon cerveau? comme les
journées sont longues! Où est donc l’homme qui se plaint de la brièveté
des jours de la vie? qu’on me le montre, ce doit être un mortel heureux.
Distrayez-vous, disent-ils, mais à quoi? c’est me dire: tâchez d’être
heureux; mais comment? et à quoi bon tant de mouvement? Tout est bien
dans la nature, les arbres poussent, les fleuves coulent, les oiseaux
chantent, les étoiles brillent; mais l’homme tourmenté remue, s’agite,
abat les forêts, bouleverse la terre, s’élance sur la mer, voyage,
court, tue les animaux, se tue lui-même, et pleure, et rugit, et pense
à l’enfer, comme si Dieu lui avait donné un esprit pour concevoir
encore plus de maux qu’il n’en endure!
Autrefois, avant Marie, mon ennui avait quelque chose de beau, de
grand; mais maintenant il est stupide, c’est l’ennui d’un homme plein
de mauvaise eau-de-vie, sommeil d’ivre mort.
Ceux qui ont beaucoup vécu ne sont pas de même. A 50 ans, ils sont plus
frais que moi à vingt, tout leur est encore neuf et attrayant. Serai-je
comme ces mauvais chevaux, qui sont fatigués à peine sortis de
l’écurie, et qui ne trottent à l’aise qu’après un long bout de route,
fait en boitant et en souffrant? Trop de spectacles me font mal, trop
aussi me font pitié, ou plutôt tout cela se confond dans le même dégoût.
Celui qui est assez bien né pour ne pas vouloir de maîtresse parce
qu’il ne pourrait la couvrir de diamants ni la loger dans un palais,
et qui assiste à des amours vulgaires, qui contemple, d’un œil calme,
la laideur bête de ces deux animaux en rut que l’on appelle un amant
et une maîtresse, n’est pas tenté de se ravaler si bas, il se défend
d’aimer comme d’une faiblesse, et il terrasse sous ses genoux tous les
désirs qui viennent; cette lutte l’épuise. L’égoïsme cynique des hommes
m’écarte d’eux, de même que l’esprit borné des femmes me dégoûte de
leur commerce; j’ai tort, après tout, car deux belles lèvres valent
mieux que toute l’éloquence du monde.
La feuille tombée s’agite et vole aux vents, de même, moi, je voudrais
voler, m’en aller, partir pour ne plus revenir, n’importe où, mais
quitter mon pays; ma maison me pèse sur mes épaules, je suis tant de
fois entré et sorti par la même porte! j’ai tant de fois levé les yeux
à la même place, au plafond de ma chambre, qu’il en devrait être usé.
Oh! se sentir plier sur le dos des chameaux! devant soi un ciel tout
rouge, un sable tout brun, l’horizon flamboyant qui s’allonge, les
terrains qui ondulent, l’aigle qui pointe sur votre tête; dans un coin,
une troupe de cigognes aux pattes roses, qui passent et s’en vont vers
les citernes; le vaisseau mobile du désert vous berce, le soleil vous
fait fermer les yeux, vous baigne dans ses rayons, on n’entend que le
bruit étouffé du pas des montures, le conducteur vient de finir sa
chanson, on va, on va. Le soir on plante les pieux, on dresse la tente,
on fait boire les dromadaires, on se couche sur une peau de lion, on
fume, on allume des feux pour éloigner les chacals, que l’on entend
glapir au fond du désert, des étoiles inconnues et quatre fois grandes
comme les nôtres palpitent aux cieux; le matin on remplit les outres à
l’oasis, on repart, on est seul, le vent siffle, le sable s’élève en
tourbillons.
Et puis, dans quelque plaine où l’on galope tout le jour, des palmiers
s’élèvent entre les colonnes et agitent doucement leur ombrage, à côté
de l’ombre immobile des temples détruits; des chèvres grimpent sur les
frontispices renversés et mordent les plantes qui ont poussé dans les
ciselures du marbre, elles fuient en bondissant quand vous approchez.
Au delà, après avoir traversé des forêts où les arbres sont liés
ensemble par des lianes gigantesques, et des fleuves dont on n’aperçoit
pas l’autre rive du bord, c’est le Soudan, le pays des nègres, le pays
de l’or; mais plus loin, oh! allons toujours, je veux voir le Malabar
furieux et ses danses où l’on se tue; les vins donnent la mort comme
les poisons, les poisons sont doux comme les vins; la mer, une mer
bleue remplie de corail et de perles, retentit du bruit des orgies
sacrées qui se font dans les antres des montagnes, il n’y a plus de
vague, l’atmosphère est vermeille, le ciel sans nuage se mire dans
le tiède Océan, les câbles fument quand on les retire de l’eau, les
requins suivent le navire et mangent les morts.
Oh! l’Inde! l’Inde surtout! Des montagnes blanches, remplies de pagodes
et d’idoles, au milieu de bois remplis de tigres et d’éléphants, des
hommes jaunes avec des vêtements blancs, des femmes couleur d’étain
avec des anneaux aux pieds et aux mains, des robes de gaze qui les
enveloppent comme une vapeur, des yeux dont on ne voit que les
paupières noircies avec du henné; elles chantent ensemble une hymne à
quelque dieu, elles dansent... Danse, danse, bayadère, fille du Gange,
tournoie bien tes pieds dans ma tête! Comme une couleuvre, elle se
replie, dénoue ses bras, sa tête remue, ses hanches se balancent, ses
narines s’enflent, ses cheveux se dénouent, l’encens qui fume entoure
l’idole stupide et dorée, qui a quatre têtes et vingt bras.
Dans un canot de bois de cèdre, un canot allongé, dont les avirons
minces ont l’air de plumes, sous une voile faite de bambous tressés,
au bruit des tam-tams et des tambourins, j’irai dans le pays jaune que
l’on appelle la Chine; les pieds des femmes se prennent dans la main,
leur tête est petite, leurs sourcils minces, relevés aux coins, elles
vivent dans des tonnelles de roseau vert, et mangent des fruits à la
peau de velours, dans de la porcelaine peinte. Moustache aiguë, tombant
sur la poitrine, tête rase, avec une houppe qui lui descend jusque sur
le dos, le mandarin, un éventail rond dans les doigts, se promène dans
la galerie, où les trépieds brûlent, et marche lentement sur les nattes
de riz; une petite pipe est passée dans son bonnet pointu, et des
écritures noires sont empreintes sur ses vêtements de soie rouge. Oh!
que les boîtes à thé m’ont fait faire de voyages!
Emportez-moi, tempêtes du Nouveau Monde, qui déracinez les chênes
séculaires et tourmentez les lacs où les serpents se jouent dans les
flots! Que les torrents de Norvège me couvrent de leur mousse! que la
neige de Sibérie, qui tombe tassée, efface mon chemin! Oh! voyager,
voyager, ne jamais s’arrêter, et, dans cette valse immense, tout voir
apparaître et passer, jusqu’à ce que la peau vous crève et que le sang
jaillisse!
Que les vallées succèdent aux montagnes, les champs aux villes, les
plaines aux mers. Descendons et montons les côtes, que les aiguilles
des cathédrales disparaissent, après les mâts de vaisseaux pressés
dans les ports; écoutons les cascades tomber sur les rochers, le vent
dans les forêts, les glaciers se fondre au soleil; que je voie des
cavaliers arabes courir, des femmes portées en palanquin, et puis
des coupoles s’arrondir, des pyramides s’élever dans les cieux, des
souterrains étouffés, où les momies dorment, des défilés étroits, où le
brigand arme son fusil, des joncs où se cache le serpent à sonnettes,
des zèbres bariolés courant dans les grandes herbes, des kangourous
dressés sur leurs pattes de derrière, des singes se balançant au bout
des branches des cocotiers, des tigres bondissant sur leur proie, des
gazelles leur échappant...
Allons, allons! passons les océans larges, où les baleines et les
cachalots se font la guerre. Voici venir comme un grand oiseau de
mer, qui bat des deux ailes, sur la surface des flots, la pirogue des
sauvages; des chevelures sanglantes pendent à la proue, ils se sont
peint les côtes en rouge; les lèvres fendues, le visage barbouillé, des
anneaux dans le nez, ils chantent en hurlant le chant de la mort, leur
grand arc est tendu, leurs flèches à la pointe verte sont empoisonnées
et font mourir dans les tourments; leurs femmes nues, seins et mains
tatoués, élèvent de grands bûchers pour les victimes de leurs époux,
qui leur ont promis de la chair de blanc, si moelleuse sous la dent.
Où irai-je? la terre est grande, j’épuiserai tous les chemins, je
viderai tous les horizons; puissé-je périr en doublant le Cap, mourir
du choléra à Calcutta ou de la peste à Constantinople!
Si j’étais seulement muletier en Andalousie! et trotter tout le jour,
dans les gorges des sierras, voir couler le Guadalquivir, sur lequel il
y a des îles de lauriers-roses, entendre, le soir, les guitares et les
voix chanter sous les balcons, regarder la lune se mirer dans le bassin
de marbre de l’Alhambra, où autrefois se baignaient les sultanes.
Que ne suis-je gondolier à Venise ou conducteur d’une de ces carrioles,
qui, dans la belle saison, vous mènent de Nice à Rome! Il y a pourtant
des gens qui vivent à Rome, des gens qui y demeurent toujours. Heureux
le mendiant de Naples, qui dort au grand soleil, couché sur le rivage,
et qui, en fumant son cigare, voit aussi la fumée du Vésuve monter dans
le ciel! Je lui envie son lit de galets et les songes qu’il y peut
faire; la mer, toujours belle, lui apporte le parfum de ses flots et le
murmure lointain qui vient de Caprée.
Quelquefois je me figure arriver en Sicile, dans un petit village de
pêcheurs, où toutes les barques ont des voiles latines. C’est le matin;
là, entre des corbeilles et des filets étendus, une fille du peuple
est assise, elle a ses pieds nus, à son corset est un cordon d’or,
comme les femmes des colonies grecques; ses cheveux noirs, séparés en
deux tresses, lui tombent jusqu’aux talons, elle se lève, secoue son
tablier; elle marche, et sa taille est robuste et souple à la fois,
comme celle de la nymphe antique. Si j’étais aimé d’une telle femme!
une pauvre enfant ignorante qui ne saurait seulement pas lire, mais
dont la voix serait si douce, quand elle me dirait, avec son accent
sicilien: «Je t’aime! reste ici!»

Le manuscrit s’arrête ici, mais j’en ai connu l’auteur, et si
quelqu’un, ayant passé, pour arriver jusqu’à cette page, à travers
toutes les métaphores, hyperboles et autres figures qui remplissent les
précédentes, désire y trouver une fin, qu’il continue; nous allons la
lui donner.
Il faut que les sentiments aient peu de mots à leur service, sans
cela le livre se fût achevé à la première personne. Sans doute que
notre homme n’aura plus rien trouvé à dire; il se trouve un point où
l’on n’écrit plus et où l’on pense davantage, c’est à ce point qu’il
s’arrêta, tant pis pour le lecteur!
J’admire le hasard, qui a voulu que le livre en demeurât là, au moment
où il serait devenu meilleur; l’auteur allait entrer dans le monde, il
aurait eu mille choses à nous apprendre, mais il s’est, au contraire,
livré de plus en plus à une solitude austère, d’où rien ne sortait.
Or il jugea convenable de ne plus se plaindre, preuve peut-être qu’il
commença réellement à souffrir. Ni dans sa conversation, ni dans ses
lettres, ni dans les papiers que j’ai fouillés après sa mort, et où
ceci se trouvait, je n’ai saisi rien qui dévoilât l’état de son âme, à
partir de l’époque où il cessa d’écrire ses confessions.
Son grand regret était de ne pas être peintre, il disait avoir de très
beaux tableaux dans l’imagination. Il se désolait également de n’être
pas musicien; par les matinées de printemps, quand il se promenait le
long des avenues de peupliers, des symphonies sans fin lui résonnaient
dans la tête. Du reste, il n’entendait rien à la peinture ni à la
musique, je l’ai vu admirer des galettes authentiques et avoir la
migraine en sortant de l’Opéra. Avec un peu plus de temps, de patience,
de travail, et surtout avec un goût plus délicat de la plastique des
arts, il fût arrivé à faire des vers médiocres, bons à mettre dans
l’album d’une dame, ce qui est toujours galant, quoi qu’on en dise.
Dans sa première jeunesse, il s’était nourri de très mauvais auteurs,
comme on l’a pu voir à son style; en vieillissant, il s’en dégoûta,
mais les excellents ne lui donnèrent plus le même enthousiasme.
Passionné pour ce qui est beau, la laideur lui répugnait comme le
crime; c’est, en effet, quelque chose d’atroce qu’un être laid, de loin
il épouvante, de près il dégoûte; quand il parle, on souffre; s’il
pleure, ses larmes vous agacent; on voudrait le battre quand il rit et,
dans le silence, sa figure immobile vous semble le siège de tous les
vices et de tous les bas instincts. Aussi il ne pardonna jamais à un
homme qui lui avait déplu dès le premier abord; en revanche, il était
très dévoué à des gens qui ne lui avaient jamais adressé quatre mots,
mais dont il aimait la démarche ou la coupe du crâne.
Il fuyait les assemblées, les spectacles, les bals, les concerts, car,
à peine y était-il entré, qu’il se sentait glacé de tristesse et qu’il
avait froid dans les cheveux. Quand la foule le coudoyait, une haine
toute jeune lui montait au cœur, il lui portait, à cette foule, un cœur
de loup, un cœur de bête fauve traquée dans son terrier.
Il avait la vanité de croire que les hommes ne l’aimaient pas, les
hommes ne le connaissaient pas.
Les malheurs publics et les douleurs collectives l’attristaient
médiocrement, je dirai même qu’il s’apitoyait plus sur les serins en
cage, battant des ailes quand il fait du soleil, que sur les peuples en
esclavage, c’est ainsi qu’il était fait. Il était plein de scrupules
délicats et de vraie pudeur, il ne pouvait, par exemple, rester chez un
pâtissier et voir un pauvre le regarder manger sans rougir jusqu’aux
oreilles; en sortant, il lui donnait tout ce qu’il avait d’argent dans
la main et s’enfuyait bien vite. Mais on le trouvait cynique, parce
qu’il se servait des mots propres et disait tout haut ce que l’on pense
tout bas.
L’amour des femmes entretenues (idéal des jeunes gens qui n’ont pas
le moyen d’en entretenir) lui était odieux, le dégoûtait; il pensait
que l’homme qui paye est le maître, le seigneur, le roi. Quoiqu’il fût
pauvre, il respectait la richesse et non les gens riches; être gratis