Œuvres de jeunesse inédites. II: 1839-1842. Œuvres diverses.—Novembre. - 13
sur mes genoux, elle avait une pose naïve d’enfant qui rêve, son beau
profil se découpait en lignes pures; un pli d’une courbe adorable, sous
l’aisselle, faisait comme le sourire de son épaule; son dos blanc se
courbait un peu, d’une manière fatiguée, et sa robe affaissée retombait
par le bas en larges plis sur le plancher; elle levait les yeux au ciel
et chantonnait dans ses dents un refrain triste et langoureux.
Je touchai à son peigne, je l’ôtai, ses cheveux déroulèrent comme une
onde, et les longues mèches noires tressaillirent en tombant sur ses
hanches. Je passais d’abord ma main dessus, et dedans, et dessous;
j’y plongeais le bras, je m’y baignais le visage, j’étais navré.
Quelquefois je prenais plaisir à les séparer en deux, par derrière, et
à les ramener devant de manière à lui cacher les seins; d’autrefois
je les réunissais tous en réseau et je les tirais, pour voir sa tête
renversée en arrière et son cou tendre en avant, elle se laissait faire
comme une morte.
Tout à coup elle se dégagea de moi, dépassa ses pieds de dedans sa
robe, et sauta sur le lit avec la prestesse d’une chatte, le matelas
s’enfonça sous ses pieds, le lit craqua, elle rejeta brusquement en
arrière les rideaux et se coucha, elle me tendit les bras, elle me
prit. Oh! les draps même semblaient tout échauffés encore des caresses
d’amour qui avaient passé là.
Sa main douce et humide me parcourait le corps, elle me donnait des
baisers sur la figure, sur la bouche, sur les yeux, chacune de ces
caresses précipitées me faisait pâmer, elle s’étendait sur le dos et
soupirait; tantôt elle fermait les yeux à demi et me regardait avec une
ironie voluptueuse, puis, s’appuyant sur le coude, se tournant sur le
ventre, relevant ses talons en l’air, elle était pleine de mignardises
charmantes, de mouvements raffinés et ingénus; enfin, se livrant à moi
avec abandon, elle leva les yeux au ciel et poussa un grand soupir qui
lui souleva tout le corps... Sa peau chaude, frémissante, s’étendait
sous moi et frissonnait; des pieds à la tête je me sentais tout
recouvert de volupté; ma bouche collée à la sienne, nos doigts mêlés
ensemble, bercés dans le même frisson, enlacés dans la même étreinte,
respirant l’odeur de sa chevelure et le souffle de ses lèvres, je me
sentis délicieusement mourir. Quelque temps encore je restai, béant, à
savourer le battement de mon cœur et le dernier tressaillement de mes
nerfs agités, puis il me sembla que tout s’éteignait et disparaissait.
Mais elle, elle ne disait rien non plus; immobile comme une statue de
chair, ses cheveux noirs et abondants entouraient sa tête pâle, et
ses bras dénoués reposaient étendus avec mollesse; de temps à autre
un mouvement convulsif lui secouait les genoux et les hanches; sur sa
poitrine, la place de mes baisers était rouge encore, un son rauque et
lamentable sortait de sa gorge, comme lorsqu’on s’endort après avoir
longtemps pleuré et sangloté. Tout à coup je l’entendis qui disait
ceci: «Dans l’oubli de tes sens, si tu devenais mère», et puis je ne me
souviens plus de ce qui suivait, elle croisa les jambes les unes sur
les autres et se berça de côté et d’autre, comme si elle eut été dans
un hamac.
Elle me passa sa main dans les cheveux, en se jouant, comme avec un
enfant, et me demanda si j’avais eu une maîtresse; je lui répondis
que oui, et comme elle continuait, j’ajoutais qu’elle était belle et
mariée. Elle me fit encore d’autres questions sur mon nom, sur ma vie,
sur ma famille.
--Et toi, lui dis-je, as-tu aimé?
--Aimer! non?
Et elle fit un éclat de rire forcé qui me décontenança.
Elle me demanda encore si la maîtresse que j’avais était belle, et
après un silence elle reprit:
--Oh! comme elle doit t’aimer! Dis-moi ton nom, hein! ton nom.
A mon tour je voulus savoir le sien.
--Marie, répondit-elle, mais j’en avais un autre, ce n’est pas comme
cela qu’on m’appelait chez nous.
Et puis je ne sais plus, tout cela est parti, c’est déjà si vieux!
Cependant il y a certaines choses que je revois comme si c’était hier,
sa chambre par exemple; je revois le tapis du lit, usé au milieu, la
couche d’acajou avec des ornements en cuivre et des rideaux de soie
rouge moirés; ils craquaient sous les doigts, les franges en étaient
usées. Sur la cheminée, deux vases de fleurs artificielles; au milieu,
la pendule, dont le cadran était suspendu entre quatre colonnes
d’albâtre. Çà et là, accrochée à la muraille, une vieille gravure
entourée d’un cadre de bois noir et représentant des femmes au bain,
des vendangeurs, des pêcheurs.
Et elle! elle! quelquefois son souvenir me revient, si vif, si précis
que tous les détails de sa figure m’apparaissent de nouveau, avec cette
étonnante fidélité de mémoire que les rêves seuls nous donnent, quand
nous revoyons avec leurs mêmes habits, leur même son de voix, nos vieux
amis morts depuis des années, et que nous nous en épouvantons. Je me
souviens bien qu’elle avait sur la lèvre inférieure, du côté gauche,
un grain de beauté, qui paraissait dans un pli de la peau quand elle
souriait; elle n’était plus fraîche même, et le coin de sa bouche était
serré d’une façon amère et fatiguée.
Quand je fus prêt à m’en aller, elle me dit adieu.
--Adieu!
--Vous reverra-t-on!
--Peut-être!
Et je sortis, l’air me ranima, je me trouvais tout changé, il me
semblait qu’on devait s’apercevoir, sur mon visage, que je n’étais plus
le même homme, je marchais légèrement, fièrement, content, libre, je
n’avais plus rien à apprendre, rien à sentir, rien à désirer dans la
vie. Je rentrai chez moi, une éternité s’était passée depuis que j’en
étais sorti; je montai à ma chambre et je m’assis sur mon lit, accablé
de toute ma journée, qui pesait sur moi avec un poids incroyable.
Il était peut-être 7 heures du soir, le soleil se couchait, le ciel
était en feu, et l’horizon tout rouge flamboyait par-dessus les toits
des maisons; le jardin, déjà dans l’ombre, était plein de tristesse,
des cercles jaunes et orange tournaient dans le coin des murs,
s’abaissaient et montaient dans les buissons, la terre était sèche et
grise; dans la rue quelques gens du peuple, aux bras de leurs femmes,
chantaient en passant et allaient aux barrières.
Je repensais toujours à ce que j’avais fait, et je fus pris d’une
indéfinissable tristesse, j’étais plein de dégoût, j’étais repu,
j’étais las. «Mais ce matin même, me disais-je, ce n’était pas comme
cela, j’étais plus frais, plus heureux, à quoi cela tient-il?» et par
l’esprit je repassai dans toutes les rues où j’avais marché, je revis
les femmes que j’avais rencontrées, tous les sentiers que j’avais
parcourus, je retournai chez Marie et je m’arrêtai sur chaque détail
de mon souvenir, je pressurai ma mémoire pour qu’elle m’en fournît le
plus possible. Toute ma soirée se passa à cela; la nuit vint et je
demeurai fixé, comme un vieillard, à cette pensée charmante, je sentais
que je n’en ressaisirais rien, que d’autres amours pourraient venir,
mais qu’ils ne ressembleraient plus à celui-là, ce premier parfum était
senti, ce son était envolé, je désirais mon désir et je regrettais ma
joie.
Quand je considérais ma vie passée et ma vie présente, c’est-à-dire
l’attente des jours écoulés et la lassitude qui m’accablait, alors je
ne savais plus dans quel coin de mon existence mon cœur se trouvait
placé, si je rêvais ou si j’agissais, si j’étais plein de dégoût ou
plein de désir, car j’avais à la fois les nausées de la satiété et
l’ardeur des espérances.
Ce n’était donc que cela, aimer! ce n’était donc que cela, une femme!
Pourquoi, ô mon Dieu, avons-nous encore faim alors que nous sommes
repus? pourquoi tant d’aspirations et tant de déceptions? pourquoi le
cœur de l’homme est-il si grand, et la vie si petite? il y a des jours
où l’amour des anges même ne lui suffirait pas, et il se fatigue en une
heure de toutes les caresses de la terre.
Mais l’illusion évanouie laisse en nous son odeur de fée, et nous en
cherchons la trace par tous les sentiers où elle a fui; on se plaît
à se dire que tout n’est pas fini de sitôt, que la vie ne fait que
de commencer, qu’un monde s’ouvre devant nous. Aura-t-on, en effet,
dépensé tant de rêves sublimes, tant de désirs bouillants pour aboutir
là? Or je ne voulais pas renoncer à toutes les belles choses que je
m’étais forgées, j’avais créé pour moi, en deçà de ma virginité perdue,
d’autres formes plus vagues, mais plus belles, d’autres voluptés moins
précises comme le désir que j’en avais, mais célestes et infinies.
Aux imaginations que je m’étais faites naguère, et que je m’efforçais
d’évoquer, se mêlait le souvenir intense de mes dernières sensations,
et le tout se confondant, fantôme et corps, rêve et réalité, la femme
que je venais de quitter prit pour moi une proportion synthétique,
où tout se résuma dans le passé et d’où tout s’élança pour l’avenir.
Seul et pensant à elle, je la retournai encore en tous sens, pour y
découvrir quelque chose de plus, quelque chose d’inaperçu, d’inexploré
la première fois; l’envie de la revoir me prit, m’obséda, c’était comme
une fatalité qui m’attirait, une pente où je glissais.
Oh! la belle nuit! il faisait chaud, j’arrivai à sa porte tout en
sueur, il y avait de la lumière à sa fenêtre; elle veillait sans doute;
je m’arrêtai, j’eus peur, je restai longtemps ne sachant que faire,
plein de mille angoisses confuses. Encore une fois j’entrai, ma main,
une seconde fois, glissa sur la rampe de son escalier et tourna sa clef.
Elle était seule, comme le matin; elle se tenait à la même place,
presque dans la même posture, mais elle avait changé de robe; celle-ci
était noire, la garniture de dentelle, qui en bordait le haut,
frissonnait d’elle-même sur sa gorge blanche, sa chair brillait, sa
figure avait cette pâleur lascive que donnent les flambeaux; la bouche
mi-ouverte, les cheveux tout débouclés et pendant sur ses épaules, les
yeux levés au ciel, elle avait l’air de chercher du regard quelque
étoile disparue.
Bien vite, d’un bond joyeux, elle sauta jusqu’à moi et me serra dans
ses bras. Ce fut là pour nous une de ces étreintes frissonnantes,
telles que les amants, la nuit, doivent en avoir dans leurs
rendez-vous, quand, après avoir longtemps, l’œil tendu dans les
ténèbres, guetté chaque foulement des feuilles, chaque forme vague
qui passait dans la clairière, ils se rencontrent enfin et viennent à
s’embrasser.
Elle me dit, d’une voix précipitée et douce tout ensemble:
--Ah! tu m’aimes donc, que tu reviens me voir? dis, dis, ô mon cœur,
m’aimes-tu?
Ses paroles avaient un son aigu et moelleux, comme les intonations les
plus élevées de la flûte.
A demi affaissée sur les jarrets et me tenant dans ses bras, elle me
regardait avec une ivresse sombre; pour moi, quelque étonné que je
fusse de cette passion si subitement venue, j’en étais charmé, j’en
étais fier.
Sa robe de satin craquait sous mes doigts avec un bruit d’étincelles;
quelquefois, après avoir senti le velouté de l’étoffe, je venais
à sentir la douceur chaude de son bras nu, son vêtement semblait
participer d’elle-même, il exhalait la séduction des plus luxuriantes
nudités.
Elle voulut à toutes forces s’asseoir sur mes genoux, et elle
recommença sa caresse accoutumée, qui était de me passer la main dans
les cheveux tandis qu’elle me regardait fixement, face à face, les yeux
dardés contre les miens. Dans cette pose immobile, sa prunelle parut se
dilater, il en sortait un fluide que je sentais me couler sur le cœur;
chaque effluve de ce regard béant, semblable aux cercles successifs que
décrit l’orfraie, m’attachait de plus en plus à cette magie terrible.
--Ah! tu m’aimes donc, reprit-elle, tu m’aimes donc que te voilà venu
encore chez moi, pour moi! Mais qu’as-tu? tu ne dis rien, tu es triste!
ne veux-tu plus de moi?
Elle fit une pause et reprit:
--Comme tu es beau, mon ange! tu es beau comme le jour! embrasse-moi
donc, aime-moi! un baiser, un baiser, vite!
Elle se suspendit à ma bouche et, roucoulant comme une colombe, elle se
gonflait la poitrine du soupir qu’elle y puisait.
--Ah! mais pour la nuit, n’est-ce pas, pour la nuit, toute la nuit à
nous deux? C’est comme toi que je voudrais avoir un amant, un amant
jeune et frais, qui m’aimât bien, qui ne pensât qu’à moi. Oh! comme je
l’aimerais!
Et elle fit une de ces inspirations de désir où il semble que Dieu
devrait descendre des cieux.
--Mais n’en as-tu pas un? lui dis-je.
--Qui? moi! est-ce que nous sommes aimées, nous autres? est-ce qu’on
pense à nous? Qui veut de nous? toi-même, demain, te souviendras-tu de
moi? tu te diras peut-être seulement: «Tiens, hier, j’ai couché avec
une fille», mais brrr! la! la! la! (et elle se mit à danser, les poings
sur la taille, avec des allures immondes). C’est que je danse bien!
tiens, regarde mon costume.
Elle ouvrit son armoire, et je vis sur une planche un masque noir
et des rubans bleus avec un domino; il y avait aussi un pantalon de
velours noir à galons d’or, accroché à un clou, restes flétris du
carnaval passé.
--Mon pauvre costume, dit-elle, comme j’ai été souvent au bal avec lui!
c’est moi qui ai dansé, cet hiver!
La fenêtre était ouverte et le vent faisait trembler la lumière de la
bougie, elle l’alla prendre de dessus la cheminée et la mit sur sa
table de nuit. Arrivée près du lit, elle s’assit dessus et se prit à
réfléchir profondément, la tête baissée sur la poitrine. Je ne lui
parlais pas non plus, j’attendais, l’odeur chaude des nuits d’août
montait jusqu’à nous, nous entendions, de là, les arbres du boulevard
remuer, le rideau de la fenêtre tremblait; toute la nuit il fit de
l’orage; souvent, à la lueur des éclairs, j’apercevais sa blême figure,
crispée dans une expression de tristesse ardente; les nuages couraient
vite, la lune, à demi cachée par eux, apparaissait par moments dans un
coin de ciel pur entouré de nuées sombres.
Elle se déshabilla lentement, avec les mouvements réguliers d’une
machine. Quand elle fut en chemise, elle vint à moi, pieds nus sur
le pavé, me prit par la main et me conduisit à son lit; elle ne me
regardait pas, elle pensait à autre chose; elle avait la lèvre rose et
humide, les narines ouvertes, l’œil en feu, et semblait vibrer sous
le frottement de sa pensée comme, alors même que l’artiste n’est plus
là, l’instrument sonore laisse s’évaporer un secret parfum de notes
endormies.
C’est quand elle se fut couchée près de moi qu’elle m’étala, avec un
orgueil de courtisane, toutes les splendeurs de sa chair. Je vis à
nu sa gorge dure et toujours gonflée comme d’un murmure orageux, son
ventre de nacre, au nombril creusé, son ventre élastique et convulsif,
doux pour s’y plonger la tête comme sur un oreiller de satin chaud;
elle avait des hanches superbes, de ces vraies hanches de femmes, dont
les lignes, dégradantes sur une cuisse ronde, rappellent toujours,
de profil, je ne sais quelle forme souple et corrompue de serpent et
de démon; la sueur qui mouillait sa peau la lui rendait fraîche et
collante, dans la nuit ses yeux brillaient d’une manière terrible, et
le bracelet d’ambre qu’elle portait au bras droit sonnait quand elle
s’attrapait au lambris de l’alcôve. Ce fut dans ces heures-là qu’elle
me disait, tenant ma tête serrée sur son cœur:
--Ange d’amour, de délices, de volupté, d’où viens-tu? où est ta mère?
à quoi songeait-elle quand elle t’a conçu? rêvait-elle la force des
lions d’Afrique ou le parfum de ces arbres lointains, si embaumants
qu’on meurt à les sentir? Tu ne me dis rien; regarde-moi avec tes
grands yeux, regarde-moi, regarde-moi! ta bouche! ta bouche! tiens,
tiens, voilà la mienne!
Et puis ses dents claquaient comme par un grand froid, et ses lèvres
écartées tremblaient et envoyaient dans l’air des paroles folles:
--Ah! je serais jalouse de toi, vois-tu, si nous nous aimions; la
moindre femme qui te regarderait...
Et elle achevait sa phrase dans un cri. D’autrefois elle m’arrêtait
avec des bras raidis et disait tout bas qu’elle allait mourir.
--Oh! que c’est beau, un homme, quand il est jeune! Si j’étais homme,
moi, toutes les femmes m’aimeraient, mes yeux brilleraient si bien!
je serais si bien mis, si joli! Ta maîtresse t’aime, n’est-ce pas? je
voudrais la connaître. Comment vous voyez-vous? est-ce chez toi ou chez
elle? est-ce à la promenade, quand tu passes à cheval? tu dois être
si bien à cheval! au théâtre, quand on sort et qu’on lui donne son
manteau? ou bien la nuit dans son jardin? Les belles heures que vous
passez, n’est-ce pas, à causer ensemble, assis sous la tonnelle!
Je la laissais dire, il me semblait qu’avec ces mots elle me faisait
une maîtresse idéale, et j’aimais ce fantôme qui venait d’arriver dans
mon esprit et qui y brillait plus rapide qu’un feu follet, le soir,
dans la campagne.
--Y a-t-il longtemps que vous vous connaissez? conte-moi ça un peu. Que
lui dis-tu pour lui plaire? est-elle grande ou petite? chante-t-elle?
Je ne pus m’empêcher de lui dire qu’elle se trompait, je lui parlai
même de mes appréhensions à la venir trouver, du remords, ou mieux de
l’étrange peur que j’en avais eue ensuite, et du retour soudain qui
m’avait poussé vers elle. Quand je lui eus bien dit que je n’avais
jamais eu de maîtresse, que j’en avais cherché partout, que j’en avais
rêvé longtemps, et qu’enfin elle était la première qui eût accepté mes
caresses, elle se rapprocha de moi avec étonnement et, me prenant par
le bras, comme si j’étais une illusion qu’elle voulût saisir:
--Vrai? me dit-elle, oh! ne me mens pas. Tu es donc vierge, et c’est
moi qui t’ai défloré, pauvre ange? tes baisers, en effet, avaient je
ne sais quoi de naïf, tel que les enfants seuls en auraient s’ils
faisaient l’amour. Mais tu m’étonnes! tu es charmant; à mesure que
je te regarde, je t’aime de plus en plus, ta joue est douce comme
une pêche, ta peau, en effet, est toute blanche, tes beaux cheveux
sont forts et nombreux. Ah! comme je t’aimerais si tu voulais! car je
n’ai vu que toi comme ça; on dirait que tu me regardes avec bonté, et
pourtant tes yeux me brûlent, j’ai toujours envie de me rapprocher de
toi et de te serrer sur moi.
C’étaient les premières paroles d’amour que j’entendisse de ma vie.
Parties n’importe d’où, notre cœur les reçoit avec un tressaillement
bien heureux. Rappelez-vous cela! Je m’en abreuvais à plaisir. Oh!
comme je m’élançais vite dans le ciel nouveau.
--Oui, oui, embrasse-moi bien, embrasse-moi bien! tes baisers me
rajeunissent, disait-elle, j’aime à sentir ton odeur comme celle de mon
chèvrefeuille au mois de juin, c’est frais et sucré tout à la fois; tes
dents, voyons-les, elles sont plus blanches que les miennes, je ne suis
pas si belle que toi... Ah! comme il fait bon, là!
Et elle s’appuya la bouche sur mon cou, y fouillant avec d’âpres
baisers, comme une bête fauve au ventre de sa victime.
--Qu’ai-je donc, ce soir? tu m’as mise toute en feu, j’ai envie de
boire et de danser en chantant. As-tu quelquefois voulu être petit
oiseau? nous volerions ensemble, ça doit être doux de faire l’amour
dans l’air, les vents vous poussent, les nuages vous entourent... Non,
tais-toi que je te regarde, que je te regarde longtemps, afin que je me
souvienne de toi toujours!
--Pourquoi cela?
--Pourquoi cela? reprit-elle, mais pour m’en souvenir, pour penser à
toi; j’y penserai la nuit, quand je ne dors pas, le matin, quand je
m’éveille, j’y penserai toute la journée, appuyée sur ma fenêtre à
regarder les passants, mais surtout le soir, quand on n’y voit plus et
qu’on n’a pas encore allumé les bougies; je me rappellerai ta figure,
ton corps, ton beau corps, où la volupté respire, et ta voix! Oh!
écoute, je t’en prie, mon amour, laisse-moi couper de tes cheveux, je
les mettrai dans ce bracelet-là, ils ne me quitteront jamais.
Elle se leva de suite, alla chercher ses ciseaux et me coupa, derrière
la tête, une mèche de cheveux. C’étaient de petits ciseaux pointus, qui
crièrent en jouant sur leur vis; je sens encore sur la nuque le froid
de l’acier et la main de Marie.
C’est une des plus belles choses des amants que les cheveux donnés et
échangés. Que de belles mains, depuis qu’il y a des nuits, ont passé
à travers les balcons et donné de tresses noires! Arrière les chaînes
de montre tordues en huit, les bagues où ils sont collés dessus, les
médaillons où ils sont disposés en trèfles, et tous ceux qu’a pollués
la main banale du coiffeur; je les veux tout simples et noués, aux deux
bouts, d’un fil, de peur d’en perdre un seul; on les a coupés soi-même
à la tête chérie, dans quelque suprême moment, au plus fort d’un
premier amour, la veille du départ. Une chevelure! manteau magnifique
de la femme aux jours primitifs, quand il lui descendait jusqu’aux
talons et lui couvrait les bras, alors qu’elle s’en allait avec
l’homme, marchant au bord des grands fleuves, et que les premières
brises de la création faisaient tressaillir à la fois la cime des
palmiers, la crinière des lions, la chevelure des femmes! J’aime les
cheveux. Que de fois, dans des cimetières qu’on remuait ou dans les
vieilles églises qu’on abattait, j’en ai contemplé qui apparaissaient
dans la terre remuée, entre des ossements jaunes et des morceaux de
bois pourri! Souvent le soleil jetait dessus un pâle rayon et les
faisait briller comme un filon d’or; j’aimais à songer aux jours où,
réunis ensemble sur un cuir blanc et graissés de parfums liquides,
quelque main, sèche maintenant, passait dessus et les étendait sur
l’oreiller, quelque bouche, sans gencives maintenant, les baisait au
milieu et en mordait le bout avec des sanglots heureux.
Je me laissai couper les miens avec une vanité niaise, j’eus la honte
de n’en pas demander à mon tour, et à cette heure que je n’ai rien, pas
un gant, pas une ceinture, pas même trois corolles de rose desséchées
et gardées dans un livre, rien que le souvenir de l’amour d’une fille
publique, je les regrette.
Quand elle eut fini, elle vint se recoucher près de moi, elle entra
dans les draps toute frissonnante de volupté, elle grelottait, et se
ratatinait sur moi, comme un enfant; enfin elle s’endormit, laissant sa
tête sur ma poitrine.
Chaque fois que je respirais, je sentais le poids de cette tête
endormie se soulever sur mon cœur. Dans quelle communion intime me
trouvais-je donc avec cet être inconnu? Ignorés jusqu’à ce jour l’un à
l’autre, le hasard nous avait unis, nous étions là dans la même couche,
liés par une force sans nom; nous allions nous quitter et ne plus nous
revoir, les atomes qui roulent et volent dans l’air ont entre eux
des rencontres plus longues que n’en ont sur la terre les cœurs qui
s’aiment; la nuit, sans doute, les désirs solitaires s’élèvent et les
songes se mettent à la recherche les uns des autres, celui-là soupire
peut-être après l’âme inconnue qui soupire après lui dans un autre
hémisphère, sous d’autres cieux.
Quels étaient, maintenant, les rêves qui se passaient dans cette
tête-là? songeait-elle à sa famille, à son premier amant, au monde,
aux hommes, à quelque vie riche, éclairée d’opulence, à quelque amour
désiré? à moi, peut-être! L’œil fixé sur son front pâle, j’épiais son
sommeil, et je tâchais de découvrir un sens au son rauque qui sortait
de ses narines.
Il pleuvait, j’écoutais le bruit de la pluie et Marie dormir; les
lumières, près de s’éteindre, pétillaient dans les bobèches de cristal.
L’aube parut, une ligne jaune saillit dans le ciel, s’allongea
horizontalement et, prenant de plus en plus des teintes dorées et
vineuses, envoya dans l’appartement une faible lumière blanchâtre,
irisée de violet, qui se jouait encore avec la nuit et avec l’éclat des
bougies expirantes, reflétées dans la glace.
Marie, étendue sur moi, avait ainsi certaines parties du corps dans la
lumière, d’autres dans l’ombre; elle s’était dérangée un peu, sa tête
était plus basse que ses seins; le bras droit, le bras du bracelet,
pendait hors du lit et touchait presque le plancher; il y avait sur la
table de nuit un bouquet de violettes dans un verre d’eau, j’étendis la
main, je le pris, je cassai le fil avec mes dents et je les respirai.
La chaleur de la veille, sans doute, ou bien le long temps depuis
qu’elles étaient cueillies les avait fanées, je leur trouvai une
odeur exquise et toute particulière, je humai une à une leur parfum;
comme elles étaient humides, je me les appliquai sur les yeux pour me
refroidir, car mon sang bouillait, et mes membres fatigués ressentaient
comme une brûlure au contact des draps. Alors, ne sachant que faire
et ne voulant pas l’éveiller, car j’éprouvais un étrange plaisir à
la voir dormir, je mis doucement toutes les violettes sur la gorge
de Marie, bientôt elle en fut toute couverte, et ces belles fleurs
fanées, sous lesquelles elle dormait, la symbolisèrent à mon esprit.
Comme elles, en effet, malgré leur fraîcheur enlevée, à cause de cela
peut-être, elle m’envoyait un parfum plus âcre et plus irritant; le
malheur, qui avait dû passer dessus, la rendait belle de l’amertume que
sa bouche conservait, même en dormant, belle des deux rides qu’elle
avait derrière le cou et que le jour, sans doute, elle cachait sous
ses cheveux. A voir cette femme si triste dans la volupté et dont les
étreintes mêmes avaient une joie lugubre, je devinais mille passions
terribles qui l’avaient dû sillonner comme la foudre à en juger par
les traces restées, et puis sa vie devrait me faire plaisir à entendre
raconter, moi qui recherchais dans l’existence humaine le côté sonore
et vibrant, le monde des grandes passions et des belles larmes.
A ce moment-là, elle s’éveilla, toutes les violettes tombèrent, elle
sourit, les yeux encore à demi fermés, en même temps qu’elle étendait
ses bras autour de mon cou et m’embrassait d’un long baiser du matin,
d’un baiser de colombe qui s’éveille.
Quand je l’ai priée de me raconter son histoire, elle me dit:
--A toi je le peux bien. Les autres mentiraient et commenceraient par
te dire qu’elles n’ont pas toujours été ce qu’elles sont, elles te
feraient des contes sur leurs familles et sur leurs amours, mais je
ne veux pas te tromper ni me faire passer pour une princesse; écoute,
tu vas voir si j’ai été heureuse! Sais-tu que souvent j’ai eu envie
de me tuer? une fois on est arrivé dans ma chambre, j’étais à moitié
asphyxiée. Oh! si je n’avais pas peur de l’enfer, il y a longtemps
que ça serait fait. J’ai aussi peur de mourir, ce moment-là à passer
m’effraie, et pourtant, j’ai envie d’être morte!
Je suis de la campagne, notre père était fermier. Jusqu’à ma première
communion, on m’envoyait tous les matins garder les vaches dans les
champs; toute la journée je restais seule, je m’asseyais au bord d’un
fossé, à dormir, ou bien j’allais dans le bois dénicher des nids;
je montais aux arbres comme un garçon, mes habits étaient toujours
déchirés; souvent on m’a battue pour avoir volé des pommes, ou laissé
aller les bestiaux chez les voisins. Quand c’était la moisson et que,
le soir venu, on dansait en rond dans la cour, j’entendais chanter
des chansons où il y avait des choses que je ne comprenais pas, les
garçons embrassaient les filles, on riait aux éclats; cela m’attristait
et me faisait rêver. Quelquefois, sur la route, en m’en retournant à
la maison, je demandais à monter dans une voiture de foin, l’homme me
prenait avec lui et me plaçait sur les bottes de luzerne; croirais-tu
que je finis par goûter un indicible plaisir à me sentir soulever de
terre par les mains fortes et robustes d’un gars solide, qui avait la
figure brûlée par le soleil et la poitrine toute en sueur? D’ordinaire
ses bras étaient retroussés jusqu’aux aisselles, j’aimais à toucher
ses muscles, qui faisaient des bosses et des creux à chaque mouvement
de sa main, et à me faire embrasser par lui, pour me sentir râper la
joue par sa barbe. Au bas de la prairie où j’allais tous les jours,
il y avait un petit ruisseau entre deux rangées de peupliers, au bord
duquel toutes sortes de fleurs poussaient; j’en faisais des bouquets,
des couronnes, des chaînes; avec des grains de sorbier, je me faisais
des colliers, cela devint une manie, j’en avais toujours mon tablier
profil se découpait en lignes pures; un pli d’une courbe adorable, sous
l’aisselle, faisait comme le sourire de son épaule; son dos blanc se
courbait un peu, d’une manière fatiguée, et sa robe affaissée retombait
par le bas en larges plis sur le plancher; elle levait les yeux au ciel
et chantonnait dans ses dents un refrain triste et langoureux.
Je touchai à son peigne, je l’ôtai, ses cheveux déroulèrent comme une
onde, et les longues mèches noires tressaillirent en tombant sur ses
hanches. Je passais d’abord ma main dessus, et dedans, et dessous;
j’y plongeais le bras, je m’y baignais le visage, j’étais navré.
Quelquefois je prenais plaisir à les séparer en deux, par derrière, et
à les ramener devant de manière à lui cacher les seins; d’autrefois
je les réunissais tous en réseau et je les tirais, pour voir sa tête
renversée en arrière et son cou tendre en avant, elle se laissait faire
comme une morte.
Tout à coup elle se dégagea de moi, dépassa ses pieds de dedans sa
robe, et sauta sur le lit avec la prestesse d’une chatte, le matelas
s’enfonça sous ses pieds, le lit craqua, elle rejeta brusquement en
arrière les rideaux et se coucha, elle me tendit les bras, elle me
prit. Oh! les draps même semblaient tout échauffés encore des caresses
d’amour qui avaient passé là.
Sa main douce et humide me parcourait le corps, elle me donnait des
baisers sur la figure, sur la bouche, sur les yeux, chacune de ces
caresses précipitées me faisait pâmer, elle s’étendait sur le dos et
soupirait; tantôt elle fermait les yeux à demi et me regardait avec une
ironie voluptueuse, puis, s’appuyant sur le coude, se tournant sur le
ventre, relevant ses talons en l’air, elle était pleine de mignardises
charmantes, de mouvements raffinés et ingénus; enfin, se livrant à moi
avec abandon, elle leva les yeux au ciel et poussa un grand soupir qui
lui souleva tout le corps... Sa peau chaude, frémissante, s’étendait
sous moi et frissonnait; des pieds à la tête je me sentais tout
recouvert de volupté; ma bouche collée à la sienne, nos doigts mêlés
ensemble, bercés dans le même frisson, enlacés dans la même étreinte,
respirant l’odeur de sa chevelure et le souffle de ses lèvres, je me
sentis délicieusement mourir. Quelque temps encore je restai, béant, à
savourer le battement de mon cœur et le dernier tressaillement de mes
nerfs agités, puis il me sembla que tout s’éteignait et disparaissait.
Mais elle, elle ne disait rien non plus; immobile comme une statue de
chair, ses cheveux noirs et abondants entouraient sa tête pâle, et
ses bras dénoués reposaient étendus avec mollesse; de temps à autre
un mouvement convulsif lui secouait les genoux et les hanches; sur sa
poitrine, la place de mes baisers était rouge encore, un son rauque et
lamentable sortait de sa gorge, comme lorsqu’on s’endort après avoir
longtemps pleuré et sangloté. Tout à coup je l’entendis qui disait
ceci: «Dans l’oubli de tes sens, si tu devenais mère», et puis je ne me
souviens plus de ce qui suivait, elle croisa les jambes les unes sur
les autres et se berça de côté et d’autre, comme si elle eut été dans
un hamac.
Elle me passa sa main dans les cheveux, en se jouant, comme avec un
enfant, et me demanda si j’avais eu une maîtresse; je lui répondis
que oui, et comme elle continuait, j’ajoutais qu’elle était belle et
mariée. Elle me fit encore d’autres questions sur mon nom, sur ma vie,
sur ma famille.
--Et toi, lui dis-je, as-tu aimé?
--Aimer! non?
Et elle fit un éclat de rire forcé qui me décontenança.
Elle me demanda encore si la maîtresse que j’avais était belle, et
après un silence elle reprit:
--Oh! comme elle doit t’aimer! Dis-moi ton nom, hein! ton nom.
A mon tour je voulus savoir le sien.
--Marie, répondit-elle, mais j’en avais un autre, ce n’est pas comme
cela qu’on m’appelait chez nous.
Et puis je ne sais plus, tout cela est parti, c’est déjà si vieux!
Cependant il y a certaines choses que je revois comme si c’était hier,
sa chambre par exemple; je revois le tapis du lit, usé au milieu, la
couche d’acajou avec des ornements en cuivre et des rideaux de soie
rouge moirés; ils craquaient sous les doigts, les franges en étaient
usées. Sur la cheminée, deux vases de fleurs artificielles; au milieu,
la pendule, dont le cadran était suspendu entre quatre colonnes
d’albâtre. Çà et là, accrochée à la muraille, une vieille gravure
entourée d’un cadre de bois noir et représentant des femmes au bain,
des vendangeurs, des pêcheurs.
Et elle! elle! quelquefois son souvenir me revient, si vif, si précis
que tous les détails de sa figure m’apparaissent de nouveau, avec cette
étonnante fidélité de mémoire que les rêves seuls nous donnent, quand
nous revoyons avec leurs mêmes habits, leur même son de voix, nos vieux
amis morts depuis des années, et que nous nous en épouvantons. Je me
souviens bien qu’elle avait sur la lèvre inférieure, du côté gauche,
un grain de beauté, qui paraissait dans un pli de la peau quand elle
souriait; elle n’était plus fraîche même, et le coin de sa bouche était
serré d’une façon amère et fatiguée.
Quand je fus prêt à m’en aller, elle me dit adieu.
--Adieu!
--Vous reverra-t-on!
--Peut-être!
Et je sortis, l’air me ranima, je me trouvais tout changé, il me
semblait qu’on devait s’apercevoir, sur mon visage, que je n’étais plus
le même homme, je marchais légèrement, fièrement, content, libre, je
n’avais plus rien à apprendre, rien à sentir, rien à désirer dans la
vie. Je rentrai chez moi, une éternité s’était passée depuis que j’en
étais sorti; je montai à ma chambre et je m’assis sur mon lit, accablé
de toute ma journée, qui pesait sur moi avec un poids incroyable.
Il était peut-être 7 heures du soir, le soleil se couchait, le ciel
était en feu, et l’horizon tout rouge flamboyait par-dessus les toits
des maisons; le jardin, déjà dans l’ombre, était plein de tristesse,
des cercles jaunes et orange tournaient dans le coin des murs,
s’abaissaient et montaient dans les buissons, la terre était sèche et
grise; dans la rue quelques gens du peuple, aux bras de leurs femmes,
chantaient en passant et allaient aux barrières.
Je repensais toujours à ce que j’avais fait, et je fus pris d’une
indéfinissable tristesse, j’étais plein de dégoût, j’étais repu,
j’étais las. «Mais ce matin même, me disais-je, ce n’était pas comme
cela, j’étais plus frais, plus heureux, à quoi cela tient-il?» et par
l’esprit je repassai dans toutes les rues où j’avais marché, je revis
les femmes que j’avais rencontrées, tous les sentiers que j’avais
parcourus, je retournai chez Marie et je m’arrêtai sur chaque détail
de mon souvenir, je pressurai ma mémoire pour qu’elle m’en fournît le
plus possible. Toute ma soirée se passa à cela; la nuit vint et je
demeurai fixé, comme un vieillard, à cette pensée charmante, je sentais
que je n’en ressaisirais rien, que d’autres amours pourraient venir,
mais qu’ils ne ressembleraient plus à celui-là, ce premier parfum était
senti, ce son était envolé, je désirais mon désir et je regrettais ma
joie.
Quand je considérais ma vie passée et ma vie présente, c’est-à-dire
l’attente des jours écoulés et la lassitude qui m’accablait, alors je
ne savais plus dans quel coin de mon existence mon cœur se trouvait
placé, si je rêvais ou si j’agissais, si j’étais plein de dégoût ou
plein de désir, car j’avais à la fois les nausées de la satiété et
l’ardeur des espérances.
Ce n’était donc que cela, aimer! ce n’était donc que cela, une femme!
Pourquoi, ô mon Dieu, avons-nous encore faim alors que nous sommes
repus? pourquoi tant d’aspirations et tant de déceptions? pourquoi le
cœur de l’homme est-il si grand, et la vie si petite? il y a des jours
où l’amour des anges même ne lui suffirait pas, et il se fatigue en une
heure de toutes les caresses de la terre.
Mais l’illusion évanouie laisse en nous son odeur de fée, et nous en
cherchons la trace par tous les sentiers où elle a fui; on se plaît
à se dire que tout n’est pas fini de sitôt, que la vie ne fait que
de commencer, qu’un monde s’ouvre devant nous. Aura-t-on, en effet,
dépensé tant de rêves sublimes, tant de désirs bouillants pour aboutir
là? Or je ne voulais pas renoncer à toutes les belles choses que je
m’étais forgées, j’avais créé pour moi, en deçà de ma virginité perdue,
d’autres formes plus vagues, mais plus belles, d’autres voluptés moins
précises comme le désir que j’en avais, mais célestes et infinies.
Aux imaginations que je m’étais faites naguère, et que je m’efforçais
d’évoquer, se mêlait le souvenir intense de mes dernières sensations,
et le tout se confondant, fantôme et corps, rêve et réalité, la femme
que je venais de quitter prit pour moi une proportion synthétique,
où tout se résuma dans le passé et d’où tout s’élança pour l’avenir.
Seul et pensant à elle, je la retournai encore en tous sens, pour y
découvrir quelque chose de plus, quelque chose d’inaperçu, d’inexploré
la première fois; l’envie de la revoir me prit, m’obséda, c’était comme
une fatalité qui m’attirait, une pente où je glissais.
Oh! la belle nuit! il faisait chaud, j’arrivai à sa porte tout en
sueur, il y avait de la lumière à sa fenêtre; elle veillait sans doute;
je m’arrêtai, j’eus peur, je restai longtemps ne sachant que faire,
plein de mille angoisses confuses. Encore une fois j’entrai, ma main,
une seconde fois, glissa sur la rampe de son escalier et tourna sa clef.
Elle était seule, comme le matin; elle se tenait à la même place,
presque dans la même posture, mais elle avait changé de robe; celle-ci
était noire, la garniture de dentelle, qui en bordait le haut,
frissonnait d’elle-même sur sa gorge blanche, sa chair brillait, sa
figure avait cette pâleur lascive que donnent les flambeaux; la bouche
mi-ouverte, les cheveux tout débouclés et pendant sur ses épaules, les
yeux levés au ciel, elle avait l’air de chercher du regard quelque
étoile disparue.
Bien vite, d’un bond joyeux, elle sauta jusqu’à moi et me serra dans
ses bras. Ce fut là pour nous une de ces étreintes frissonnantes,
telles que les amants, la nuit, doivent en avoir dans leurs
rendez-vous, quand, après avoir longtemps, l’œil tendu dans les
ténèbres, guetté chaque foulement des feuilles, chaque forme vague
qui passait dans la clairière, ils se rencontrent enfin et viennent à
s’embrasser.
Elle me dit, d’une voix précipitée et douce tout ensemble:
--Ah! tu m’aimes donc, que tu reviens me voir? dis, dis, ô mon cœur,
m’aimes-tu?
Ses paroles avaient un son aigu et moelleux, comme les intonations les
plus élevées de la flûte.
A demi affaissée sur les jarrets et me tenant dans ses bras, elle me
regardait avec une ivresse sombre; pour moi, quelque étonné que je
fusse de cette passion si subitement venue, j’en étais charmé, j’en
étais fier.
Sa robe de satin craquait sous mes doigts avec un bruit d’étincelles;
quelquefois, après avoir senti le velouté de l’étoffe, je venais
à sentir la douceur chaude de son bras nu, son vêtement semblait
participer d’elle-même, il exhalait la séduction des plus luxuriantes
nudités.
Elle voulut à toutes forces s’asseoir sur mes genoux, et elle
recommença sa caresse accoutumée, qui était de me passer la main dans
les cheveux tandis qu’elle me regardait fixement, face à face, les yeux
dardés contre les miens. Dans cette pose immobile, sa prunelle parut se
dilater, il en sortait un fluide que je sentais me couler sur le cœur;
chaque effluve de ce regard béant, semblable aux cercles successifs que
décrit l’orfraie, m’attachait de plus en plus à cette magie terrible.
--Ah! tu m’aimes donc, reprit-elle, tu m’aimes donc que te voilà venu
encore chez moi, pour moi! Mais qu’as-tu? tu ne dis rien, tu es triste!
ne veux-tu plus de moi?
Elle fit une pause et reprit:
--Comme tu es beau, mon ange! tu es beau comme le jour! embrasse-moi
donc, aime-moi! un baiser, un baiser, vite!
Elle se suspendit à ma bouche et, roucoulant comme une colombe, elle se
gonflait la poitrine du soupir qu’elle y puisait.
--Ah! mais pour la nuit, n’est-ce pas, pour la nuit, toute la nuit à
nous deux? C’est comme toi que je voudrais avoir un amant, un amant
jeune et frais, qui m’aimât bien, qui ne pensât qu’à moi. Oh! comme je
l’aimerais!
Et elle fit une de ces inspirations de désir où il semble que Dieu
devrait descendre des cieux.
--Mais n’en as-tu pas un? lui dis-je.
--Qui? moi! est-ce que nous sommes aimées, nous autres? est-ce qu’on
pense à nous? Qui veut de nous? toi-même, demain, te souviendras-tu de
moi? tu te diras peut-être seulement: «Tiens, hier, j’ai couché avec
une fille», mais brrr! la! la! la! (et elle se mit à danser, les poings
sur la taille, avec des allures immondes). C’est que je danse bien!
tiens, regarde mon costume.
Elle ouvrit son armoire, et je vis sur une planche un masque noir
et des rubans bleus avec un domino; il y avait aussi un pantalon de
velours noir à galons d’or, accroché à un clou, restes flétris du
carnaval passé.
--Mon pauvre costume, dit-elle, comme j’ai été souvent au bal avec lui!
c’est moi qui ai dansé, cet hiver!
La fenêtre était ouverte et le vent faisait trembler la lumière de la
bougie, elle l’alla prendre de dessus la cheminée et la mit sur sa
table de nuit. Arrivée près du lit, elle s’assit dessus et se prit à
réfléchir profondément, la tête baissée sur la poitrine. Je ne lui
parlais pas non plus, j’attendais, l’odeur chaude des nuits d’août
montait jusqu’à nous, nous entendions, de là, les arbres du boulevard
remuer, le rideau de la fenêtre tremblait; toute la nuit il fit de
l’orage; souvent, à la lueur des éclairs, j’apercevais sa blême figure,
crispée dans une expression de tristesse ardente; les nuages couraient
vite, la lune, à demi cachée par eux, apparaissait par moments dans un
coin de ciel pur entouré de nuées sombres.
Elle se déshabilla lentement, avec les mouvements réguliers d’une
machine. Quand elle fut en chemise, elle vint à moi, pieds nus sur
le pavé, me prit par la main et me conduisit à son lit; elle ne me
regardait pas, elle pensait à autre chose; elle avait la lèvre rose et
humide, les narines ouvertes, l’œil en feu, et semblait vibrer sous
le frottement de sa pensée comme, alors même que l’artiste n’est plus
là, l’instrument sonore laisse s’évaporer un secret parfum de notes
endormies.
C’est quand elle se fut couchée près de moi qu’elle m’étala, avec un
orgueil de courtisane, toutes les splendeurs de sa chair. Je vis à
nu sa gorge dure et toujours gonflée comme d’un murmure orageux, son
ventre de nacre, au nombril creusé, son ventre élastique et convulsif,
doux pour s’y plonger la tête comme sur un oreiller de satin chaud;
elle avait des hanches superbes, de ces vraies hanches de femmes, dont
les lignes, dégradantes sur une cuisse ronde, rappellent toujours,
de profil, je ne sais quelle forme souple et corrompue de serpent et
de démon; la sueur qui mouillait sa peau la lui rendait fraîche et
collante, dans la nuit ses yeux brillaient d’une manière terrible, et
le bracelet d’ambre qu’elle portait au bras droit sonnait quand elle
s’attrapait au lambris de l’alcôve. Ce fut dans ces heures-là qu’elle
me disait, tenant ma tête serrée sur son cœur:
--Ange d’amour, de délices, de volupté, d’où viens-tu? où est ta mère?
à quoi songeait-elle quand elle t’a conçu? rêvait-elle la force des
lions d’Afrique ou le parfum de ces arbres lointains, si embaumants
qu’on meurt à les sentir? Tu ne me dis rien; regarde-moi avec tes
grands yeux, regarde-moi, regarde-moi! ta bouche! ta bouche! tiens,
tiens, voilà la mienne!
Et puis ses dents claquaient comme par un grand froid, et ses lèvres
écartées tremblaient et envoyaient dans l’air des paroles folles:
--Ah! je serais jalouse de toi, vois-tu, si nous nous aimions; la
moindre femme qui te regarderait...
Et elle achevait sa phrase dans un cri. D’autrefois elle m’arrêtait
avec des bras raidis et disait tout bas qu’elle allait mourir.
--Oh! que c’est beau, un homme, quand il est jeune! Si j’étais homme,
moi, toutes les femmes m’aimeraient, mes yeux brilleraient si bien!
je serais si bien mis, si joli! Ta maîtresse t’aime, n’est-ce pas? je
voudrais la connaître. Comment vous voyez-vous? est-ce chez toi ou chez
elle? est-ce à la promenade, quand tu passes à cheval? tu dois être
si bien à cheval! au théâtre, quand on sort et qu’on lui donne son
manteau? ou bien la nuit dans son jardin? Les belles heures que vous
passez, n’est-ce pas, à causer ensemble, assis sous la tonnelle!
Je la laissais dire, il me semblait qu’avec ces mots elle me faisait
une maîtresse idéale, et j’aimais ce fantôme qui venait d’arriver dans
mon esprit et qui y brillait plus rapide qu’un feu follet, le soir,
dans la campagne.
--Y a-t-il longtemps que vous vous connaissez? conte-moi ça un peu. Que
lui dis-tu pour lui plaire? est-elle grande ou petite? chante-t-elle?
Je ne pus m’empêcher de lui dire qu’elle se trompait, je lui parlai
même de mes appréhensions à la venir trouver, du remords, ou mieux de
l’étrange peur que j’en avais eue ensuite, et du retour soudain qui
m’avait poussé vers elle. Quand je lui eus bien dit que je n’avais
jamais eu de maîtresse, que j’en avais cherché partout, que j’en avais
rêvé longtemps, et qu’enfin elle était la première qui eût accepté mes
caresses, elle se rapprocha de moi avec étonnement et, me prenant par
le bras, comme si j’étais une illusion qu’elle voulût saisir:
--Vrai? me dit-elle, oh! ne me mens pas. Tu es donc vierge, et c’est
moi qui t’ai défloré, pauvre ange? tes baisers, en effet, avaient je
ne sais quoi de naïf, tel que les enfants seuls en auraient s’ils
faisaient l’amour. Mais tu m’étonnes! tu es charmant; à mesure que
je te regarde, je t’aime de plus en plus, ta joue est douce comme
une pêche, ta peau, en effet, est toute blanche, tes beaux cheveux
sont forts et nombreux. Ah! comme je t’aimerais si tu voulais! car je
n’ai vu que toi comme ça; on dirait que tu me regardes avec bonté, et
pourtant tes yeux me brûlent, j’ai toujours envie de me rapprocher de
toi et de te serrer sur moi.
C’étaient les premières paroles d’amour que j’entendisse de ma vie.
Parties n’importe d’où, notre cœur les reçoit avec un tressaillement
bien heureux. Rappelez-vous cela! Je m’en abreuvais à plaisir. Oh!
comme je m’élançais vite dans le ciel nouveau.
--Oui, oui, embrasse-moi bien, embrasse-moi bien! tes baisers me
rajeunissent, disait-elle, j’aime à sentir ton odeur comme celle de mon
chèvrefeuille au mois de juin, c’est frais et sucré tout à la fois; tes
dents, voyons-les, elles sont plus blanches que les miennes, je ne suis
pas si belle que toi... Ah! comme il fait bon, là!
Et elle s’appuya la bouche sur mon cou, y fouillant avec d’âpres
baisers, comme une bête fauve au ventre de sa victime.
--Qu’ai-je donc, ce soir? tu m’as mise toute en feu, j’ai envie de
boire et de danser en chantant. As-tu quelquefois voulu être petit
oiseau? nous volerions ensemble, ça doit être doux de faire l’amour
dans l’air, les vents vous poussent, les nuages vous entourent... Non,
tais-toi que je te regarde, que je te regarde longtemps, afin que je me
souvienne de toi toujours!
--Pourquoi cela?
--Pourquoi cela? reprit-elle, mais pour m’en souvenir, pour penser à
toi; j’y penserai la nuit, quand je ne dors pas, le matin, quand je
m’éveille, j’y penserai toute la journée, appuyée sur ma fenêtre à
regarder les passants, mais surtout le soir, quand on n’y voit plus et
qu’on n’a pas encore allumé les bougies; je me rappellerai ta figure,
ton corps, ton beau corps, où la volupté respire, et ta voix! Oh!
écoute, je t’en prie, mon amour, laisse-moi couper de tes cheveux, je
les mettrai dans ce bracelet-là, ils ne me quitteront jamais.
Elle se leva de suite, alla chercher ses ciseaux et me coupa, derrière
la tête, une mèche de cheveux. C’étaient de petits ciseaux pointus, qui
crièrent en jouant sur leur vis; je sens encore sur la nuque le froid
de l’acier et la main de Marie.
C’est une des plus belles choses des amants que les cheveux donnés et
échangés. Que de belles mains, depuis qu’il y a des nuits, ont passé
à travers les balcons et donné de tresses noires! Arrière les chaînes
de montre tordues en huit, les bagues où ils sont collés dessus, les
médaillons où ils sont disposés en trèfles, et tous ceux qu’a pollués
la main banale du coiffeur; je les veux tout simples et noués, aux deux
bouts, d’un fil, de peur d’en perdre un seul; on les a coupés soi-même
à la tête chérie, dans quelque suprême moment, au plus fort d’un
premier amour, la veille du départ. Une chevelure! manteau magnifique
de la femme aux jours primitifs, quand il lui descendait jusqu’aux
talons et lui couvrait les bras, alors qu’elle s’en allait avec
l’homme, marchant au bord des grands fleuves, et que les premières
brises de la création faisaient tressaillir à la fois la cime des
palmiers, la crinière des lions, la chevelure des femmes! J’aime les
cheveux. Que de fois, dans des cimetières qu’on remuait ou dans les
vieilles églises qu’on abattait, j’en ai contemplé qui apparaissaient
dans la terre remuée, entre des ossements jaunes et des morceaux de
bois pourri! Souvent le soleil jetait dessus un pâle rayon et les
faisait briller comme un filon d’or; j’aimais à songer aux jours où,
réunis ensemble sur un cuir blanc et graissés de parfums liquides,
quelque main, sèche maintenant, passait dessus et les étendait sur
l’oreiller, quelque bouche, sans gencives maintenant, les baisait au
milieu et en mordait le bout avec des sanglots heureux.
Je me laissai couper les miens avec une vanité niaise, j’eus la honte
de n’en pas demander à mon tour, et à cette heure que je n’ai rien, pas
un gant, pas une ceinture, pas même trois corolles de rose desséchées
et gardées dans un livre, rien que le souvenir de l’amour d’une fille
publique, je les regrette.
Quand elle eut fini, elle vint se recoucher près de moi, elle entra
dans les draps toute frissonnante de volupté, elle grelottait, et se
ratatinait sur moi, comme un enfant; enfin elle s’endormit, laissant sa
tête sur ma poitrine.
Chaque fois que je respirais, je sentais le poids de cette tête
endormie se soulever sur mon cœur. Dans quelle communion intime me
trouvais-je donc avec cet être inconnu? Ignorés jusqu’à ce jour l’un à
l’autre, le hasard nous avait unis, nous étions là dans la même couche,
liés par une force sans nom; nous allions nous quitter et ne plus nous
revoir, les atomes qui roulent et volent dans l’air ont entre eux
des rencontres plus longues que n’en ont sur la terre les cœurs qui
s’aiment; la nuit, sans doute, les désirs solitaires s’élèvent et les
songes se mettent à la recherche les uns des autres, celui-là soupire
peut-être après l’âme inconnue qui soupire après lui dans un autre
hémisphère, sous d’autres cieux.
Quels étaient, maintenant, les rêves qui se passaient dans cette
tête-là? songeait-elle à sa famille, à son premier amant, au monde,
aux hommes, à quelque vie riche, éclairée d’opulence, à quelque amour
désiré? à moi, peut-être! L’œil fixé sur son front pâle, j’épiais son
sommeil, et je tâchais de découvrir un sens au son rauque qui sortait
de ses narines.
Il pleuvait, j’écoutais le bruit de la pluie et Marie dormir; les
lumières, près de s’éteindre, pétillaient dans les bobèches de cristal.
L’aube parut, une ligne jaune saillit dans le ciel, s’allongea
horizontalement et, prenant de plus en plus des teintes dorées et
vineuses, envoya dans l’appartement une faible lumière blanchâtre,
irisée de violet, qui se jouait encore avec la nuit et avec l’éclat des
bougies expirantes, reflétées dans la glace.
Marie, étendue sur moi, avait ainsi certaines parties du corps dans la
lumière, d’autres dans l’ombre; elle s’était dérangée un peu, sa tête
était plus basse que ses seins; le bras droit, le bras du bracelet,
pendait hors du lit et touchait presque le plancher; il y avait sur la
table de nuit un bouquet de violettes dans un verre d’eau, j’étendis la
main, je le pris, je cassai le fil avec mes dents et je les respirai.
La chaleur de la veille, sans doute, ou bien le long temps depuis
qu’elles étaient cueillies les avait fanées, je leur trouvai une
odeur exquise et toute particulière, je humai une à une leur parfum;
comme elles étaient humides, je me les appliquai sur les yeux pour me
refroidir, car mon sang bouillait, et mes membres fatigués ressentaient
comme une brûlure au contact des draps. Alors, ne sachant que faire
et ne voulant pas l’éveiller, car j’éprouvais un étrange plaisir à
la voir dormir, je mis doucement toutes les violettes sur la gorge
de Marie, bientôt elle en fut toute couverte, et ces belles fleurs
fanées, sous lesquelles elle dormait, la symbolisèrent à mon esprit.
Comme elles, en effet, malgré leur fraîcheur enlevée, à cause de cela
peut-être, elle m’envoyait un parfum plus âcre et plus irritant; le
malheur, qui avait dû passer dessus, la rendait belle de l’amertume que
sa bouche conservait, même en dormant, belle des deux rides qu’elle
avait derrière le cou et que le jour, sans doute, elle cachait sous
ses cheveux. A voir cette femme si triste dans la volupté et dont les
étreintes mêmes avaient une joie lugubre, je devinais mille passions
terribles qui l’avaient dû sillonner comme la foudre à en juger par
les traces restées, et puis sa vie devrait me faire plaisir à entendre
raconter, moi qui recherchais dans l’existence humaine le côté sonore
et vibrant, le monde des grandes passions et des belles larmes.
A ce moment-là, elle s’éveilla, toutes les violettes tombèrent, elle
sourit, les yeux encore à demi fermés, en même temps qu’elle étendait
ses bras autour de mon cou et m’embrassait d’un long baiser du matin,
d’un baiser de colombe qui s’éveille.
Quand je l’ai priée de me raconter son histoire, elle me dit:
--A toi je le peux bien. Les autres mentiraient et commenceraient par
te dire qu’elles n’ont pas toujours été ce qu’elles sont, elles te
feraient des contes sur leurs familles et sur leurs amours, mais je
ne veux pas te tromper ni me faire passer pour une princesse; écoute,
tu vas voir si j’ai été heureuse! Sais-tu que souvent j’ai eu envie
de me tuer? une fois on est arrivé dans ma chambre, j’étais à moitié
asphyxiée. Oh! si je n’avais pas peur de l’enfer, il y a longtemps
que ça serait fait. J’ai aussi peur de mourir, ce moment-là à passer
m’effraie, et pourtant, j’ai envie d’être morte!
Je suis de la campagne, notre père était fermier. Jusqu’à ma première
communion, on m’envoyait tous les matins garder les vaches dans les
champs; toute la journée je restais seule, je m’asseyais au bord d’un
fossé, à dormir, ou bien j’allais dans le bois dénicher des nids;
je montais aux arbres comme un garçon, mes habits étaient toujours
déchirés; souvent on m’a battue pour avoir volé des pommes, ou laissé
aller les bestiaux chez les voisins. Quand c’était la moisson et que,
le soir venu, on dansait en rond dans la cour, j’entendais chanter
des chansons où il y avait des choses que je ne comprenais pas, les
garçons embrassaient les filles, on riait aux éclats; cela m’attristait
et me faisait rêver. Quelquefois, sur la route, en m’en retournant à
la maison, je demandais à monter dans une voiture de foin, l’homme me
prenait avec lui et me plaçait sur les bottes de luzerne; croirais-tu
que je finis par goûter un indicible plaisir à me sentir soulever de
terre par les mains fortes et robustes d’un gars solide, qui avait la
figure brûlée par le soleil et la poitrine toute en sueur? D’ordinaire
ses bras étaient retroussés jusqu’aux aisselles, j’aimais à toucher
ses muscles, qui faisaient des bosses et des creux à chaque mouvement
de sa main, et à me faire embrasser par lui, pour me sentir râper la
joue par sa barbe. Au bas de la prairie où j’allais tous les jours,
il y avait un petit ruisseau entre deux rangées de peupliers, au bord
duquel toutes sortes de fleurs poussaient; j’en faisais des bouquets,
des couronnes, des chaînes; avec des grains de sorbier, je me faisais
des colliers, cela devint une manie, j’en avais toujours mon tablier
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- Œuvres de jeunesse inédites. II: 1839-1842. Œuvres diverses.—Novembre. - 01
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