Œuvres de jeunesse inédites. II: 1839-1842. Œuvres diverses.—Novembre. - 12

des larmes, des convulsions, la même comédie revenant perpétuellement
avec les mêmes acteurs; et il y a des gens, me disais-je, qui étudient
tout cela et se remettent à la tâche tous les matins! Il n’y avait
plus qu’un grand amour qui eût pu me tirer de là, mais je regardais
cela comme quelque chose qui n’est pas de ce monde, et je regrettai
amèrement tout le bonheur que j’avais rêvé.
Alors la mort m’apparut belle. Je l’ai toujours aimée; enfant, je la
désirais seulement pour la connaître, pour savoir qu’est-ce qu’il y
a dans le tombeau et quels songes a ce sommeil; je me souviens avoir
souvent gratté le vert-de-gris de vieux sous pour m’empoisonner, essayé
d’avaler des épingles, m’être approché de la lucarne d’un grenier pour
me jeter dans la rue... Quand je pense que presque tous les enfants
font de même, qu’ils cherchent à se suicider dans leurs jeux, ne
dois-je pas conclure que l’homme, quoi qu’il en dise, aime la mort d’un
amour dévorant? il lui donne tout ce qu’il crée, il en sort et il y
retourne, il ne fait qu’y songer tant qu’il vit, il en a le germe dans
le corps, le désir dans le cœur.
Il est si doux de se figurer qu’on n’est plus! il fait si calme
dans tous les cimetières! là, tout étendu et roulé dans le linceul
et les bras en croix sur la poitrine, les siècles passent sans plus
vous éveiller que le vent qui passe sur l’herbe. Que de fois j’ai
contemplé, dans les chapelles des cathédrales, ces longues statues de
pierre couchées sur les tombeaux! leur calme est si profond que la vie
ici-bas n’offre rien de pareil; ils ont, sur leur lèvre froide, comme
un sourire monté du fond du tombeau, on dirait qu’ils dorment, qu’ils
savourent la mort. N’avoir plus besoin de pleurer, ne plus sentir de
ces défaillances où il semble que tout se rompt, comme des échafaudages
pourris, c’est là le bonheur au-dessus de tous les bonheurs, la joie
sans lendemain, le rêve sans réveil. Et puis on va peut-être dans un
monde plus beau, par delà les étoiles, où l’on vit de la vie de la
lumière et des parfums; l’on est peut-être quelque chose de l’odeur des
roses et de la fraîcheur des prés! Oh! non, non, j’aime mieux croire
que l’on est bien mort tout à fait, que rien ne sort du cercueil; et
s’il faut encore sentir quelque chose, que ce soit son propre néant,
que la mort se repaisse d’elle-même et s’admire; assez de vie juste
pour sentir que l’on n’est plus.
Et je montais au haut des tours, je me penchais sur l’abîme,
j’attendais le vertige venir, j’avais une inconcevable envie de
m’élancer, de voler dans l’air, de me dissiper avec les vents; je
regardais la pointe des poignards, la gueule des pistolets, je les
appuyais sur mon front, je m’habituais au contact de leur froid et
de leur pointe; d’autres fois, je regardais les rouliers tournant à
l’angle des rues et l’énorme largeur des roues broyer la poussière sur
le pavé, je pensais que ma tête serait ainsi bien écrasée, pendant que
les chevaux iraient au pas. Mais je n’aurais pas voulu être enterré, la
bière m’épouvante; j’aimerais plutôt être déposé sur un lit de feuilles
sèches, au fond des bois, et que mon corps s’en allât petit à petit au
bec des oiseaux et aux pluies d’orage.
Un jour, à Paris, je me suis arrêté longtemps sur le Pont-Neuf; c’était
l’hiver, la Seine charriait, de gros glaçons ronds descendaient
lentement le courant et se fracassaient sous les arches, le fleuve
était verdâtre, j’ai songé à tous ceux qui étaient venus là pour en
finir. Combien de gens avaient passé à la place où je me tenais alors,
courant la tête levée à leurs amours ou à leurs affaires, et qui y
étaient revenus, un jour, marchant à petits pas, palpitant à l’approche
de mourir! ils se sont approchés du parapet, ils ont monté dessus,
ils ont sauté. Oh! que de misères ont fini là, que de bonheurs y ont
commencé! Quel tombeau froid et humide! comme il s’élargit pour tous!
comme il y en a dedans! ils sont là tous, au fond, roulant lentement
avec leurs faces crispées et leurs membres bleus, chacun de ces flots
glacés les emporte dans leur sommeil et les traîne doucement à la mer.
Quelquefois les vieillards me regardaient avec envie, ils me disaient
que j’étais heureux d’être jeune, que c’était là le bel âge, leurs
yeux caves admiraient mon front blanc, ils se rappelaient leurs amours
et me les contaient; mais je me suis souvent demandé si, dans leur
temps, la vie était plus belle, et comme je ne voyais rien en moi
que l’on pût envier, j’étais jaloux de leurs regrets, parce qu’ils
cachaient des bonheurs que je n’avais pas eus. Et puis c’étaient des
faiblesses d’homme en enfance à faire pitié! je riais doucement et pour
presque rien comme les convalescents. Quelquefois je me sentais pris
de tendresse pour mon chien, et je l’embrassais avec ardeur; ou bien
j’allais dans une armoire revoir quelque vieil habit de collège, et
je songeais à la journée où je l’avais étrenné, aux lieux où il avait
été avec moi, et je me perdais en souvenirs sur tous mes jours vécus.
Car les souvenirs sont doux, tristes ou gais, n’importe! et les plus
tristes sont encore les plus délectables pour nous, ne résument-ils pas
l’infini? l’on épuise quelquefois des siècles à songer à une certaine
heure qui ne reviendra plus, qui a passé, qui est au néant pour
toujours, et que l’on rachèterait par tout l’avenir.
Mais ces souvenirs-là sont des flambeaux clairsemés dans une grande
salle obscure, ils brillent au milieu des ténèbres; il n’y a que dans
leur rayonnement que l’on y voit, ce qui est près d’eux resplendit,
tandis que tout le reste est plus noir, plus couvert d’ombres et
d’ennui.
Avant d’aller plus loin, il faut que je vous raconte ceci:
Je ne me rappelle plus bien l’année, c’était pendant une vacance, je
me suis réveillé de bonne humeur et j’ai regardé par la fenêtre. Le
jour venait, la lune toute blanche remontait dans le ciel; entre les
gorges des collines, des vapeurs grises et rosées fumaient doucement et
se perdaient dans l’air; les poules de la basse-cour chantaient. J’ai
entendu derrière la maison, dans le chemin qui conduit aux champs, une
charrette passer, dont les roues claquaient dans les ornières, les
faneurs allaient à l’ouvrage; il y avait de la rosée sur la haie, le
soleil brillait dessus, on sentait l’eau et l’herbe.
Je suis sorti et je m’en suis allé à X...; j’avais trois lieues à
faire, je me suis mis en route, seul, sans bâton, sans chien. J’ai
d’abord marché dans les sentiers qui serpentent entre les blés, j’ai
passé sous des pommiers, au bord des haies; je ne songeais à rien,
j’écoutais le bruit de mes pas, la cadence de mes mouvements me berçait
la pensée. J’étais libre, silencieux et calme, il faisait chaud; de
temps à autre je m’arrêtais, mes tempes battaient, le cri-cri chantait
dans les chaumes, et je me remettais à marcher. J’ai passé dans un
hameau où il n’y avait personne, les cours étaient silencieuses,
c’était, je crois, un dimanche; les vaches, assises dans l’herbe, à
l’ombre des arbres, ruminaient tranquillement, remuant leurs oreilles
pour chasser les moucherons. Je me souviens que j’ai marché dans un
chemin où un ruisseau coulait sur les cailloux, des lézards verts et
des insectes aux ailes d’or montaient lentement le long des rebords de
la route, qui était enfoncée et toute couverte par le feuillage.
Puis je me suis trouvé sur un plateau, dans un champ fauché; j’avais la
mer devant moi, elle était toute bleue, le soleil répandait dessus une
profusion de perles lumineuses, des sillons de feu s’étendaient sur les
flots; entre le ciel azuré et la mer plus foncée l’horizon rayonnait,
flamboyait; la voûte commençait sur ma tête et s’abaissait derrière les
flots, qui remontaient vers elle, faisant comme le cercle d’un infini
invisible. Je me suis couché dans un sillon et j’ai regardé le ciel,
perdu dans la contemplation de sa beauté.
Le champ où j’étais était un champ de blé, j’entendais les cailles,
qui voltigeaient autour de moi et venaient s’abattre sur des mottes
de terre; la mer était douce, et murmurait plutôt comme un soupir
que comme une voix; le soleil lui-même semblait avoir son bruit,
il inondait tout, ses rayons me brûlaient les membres, la terre me
renvoyait sa chaleur, j’étais noyé dans sa lumière, je fermais les
yeux et je la voyais encore. L’odeur des vagues montait jusqu’à moi,
avec la senteur du varech et des plantes marines; quelquefois elles
paraissaient s’arrêter ou venaient mourir sans bruit sur le rivage
festonné d’écume, comme une lèvre dont le baiser ne sonne point. Alors,
dans le silence de deux vagues, pendant que l’Océan gonflé se taisait,
j’écoutais le chant des cailles un instant, puis le bruit des flots
recommençait, et après, celui des oiseaux.
Je suis descendu en courant au bord de la mer, à travers les terrains
éboulés que je sautais d’un pied sûr, je levais la tête avec orgueil,
je respirais fièrement la brise fraîche, qui séchait mes cheveux
en sueur; l’esprit de Dieu me remplissait, je me sentais le cœur
grand, j’adorais quelque chose d’un étrange mouvement, j’aurais voulu
m’absorber dans la lumière du soleil et me perdre dans cette immensité
d’azur, avec l’odeur qui s’élevait de la surface des flots; et je fus
pris alors d’une joie insensée, et je me mis à marcher comme si tout le
bonheur des cieux m’était entré dans l’âme. Comme la falaise s’avançait
en cet endroit-là, toute la côte disparut et je ne vis plus rien que
la mer: les lames montaient sur le galet jusqu’à mes pieds, elles
écumaient sur les rochers à fleur d’eau, les battaient en cadence, les
enlaçaient comme des bras liquides et des nappes limpides, en retombant
illuminées d’une couleur bleue; le vent en soulevait les mousses autour
de moi et ridait les flaques d’eau restées dans le creux des pierres,
les varechs pleuraient et se berçaient, encore agités du mouvement de
la vague qui les avait quittés; de temps à autre une mouette passait
avec de grands battements d’ailes, et montait jusqu’au haut de la
falaise. A mesure que la mer se retirait, et que son bruit s’éloignait
ainsi qu’un refrain qui expire, le rivage s’avançait vers moi, laissant
à découvert sur le sable les sillons que la vague avait tracés. Et je
compris alors tout le bonheur de la création et toute la joie que Dieu
y a placée pour l’homme; la nature m’apparut belle comme une harmonie
complète, que l’extase seule doit entendre; quelque chose de tendre
comme un amour et de pur comme la prière s’éleva pour moi du fond de
l’horizon, s’abattit de la cime des rocs déchirés, du haut des cieux;
il se forma, du bruit de l’Océan, de la lumière du jour, quelque chose
d’exquis que je m’appropriai comme d’un domaine céleste, je m’y sentis
vivre heureux et grand, comme l’aigle qui regarde le soleil et monte
dans ses rayons.
Alors tout me sembla beau sur la terre, je n’y vis plus de disparate
ni de mauvais; j’aimai tout, jusqu’aux pierres qui me fatiguaient
les pieds, jusqu’aux rochers durs où j’appuyais les mains, jusqu’à
cette nature insensible que je supposais m’entendre et m’aimer, et je
songeai alors combien il était doux de chanter, le soir, à genoux, des
cantiques au pied d’une madone qui brille aux candélabres, et d’aimer
la Vierge Marie, qui apparaît aux marins, dans un coin du ciel, tenant
le doux Enfant Jésus dans ses bras.
Puis ce fut tout; bien vite je me rappelai que je vivais, je revins à
moi, je me mis en marche, sentant que la malédiction me reprenait, que
je rentrais dans l’humanité; la vie m’était revenue, comme aux membres
gelés, par le sentiment de la souffrance, et de même que j’avais un
inconcevable bonheur, je tombai dans un découragement sans nom, et
j’allai à X...
Je revins le soir chez nous, je repassai par les mêmes chemins, je
revis sur le sable la trace de mes pieds et dans l’herbe la place où je
m’étais couché, il me sembla que j’avais rêvé. Il y a des jours où l’on
a vécu deux existences, la seconde déjà n’est plus que le souvenir
de la première, et je m’arrêtais souvent dans mon chemin devant un
buisson, devant un arbre, au coin d’une route, comme si là, le matin,
il s’était passé quelque événement de ma vie.
Quand j’arrivai à la maison, il faisait presque nuit, on avait fermé
les portes, et les chiens se mirent à aboyer.

Les idées de volupté et d’amour qui m’avaient assailli à 15 ans
vinrent me retrouver à 18. Si vous avez compris quelque chose à ce
qui précède, vous devez vous rappeler qu’à cet âge-là j’étais encore
vierge et n’avais point aimé: pour ce qui était de la beauté des
passions et de leurs bruits sonores, les poètes me fournissaient des
thèmes à ma rêverie; quant au plaisir des sens, à ces joies du corps
que les adolescents convoitent, j’en entretenais dans mon cœur le désir
incessant, par toutes les excitations volontaires de l’esprit; de même
que les amoureux envient de venir à bout de leur amour en s’y livrant
sans cesse, et de s’en débarrasser à force d’y songer, il me semblait
que ma pensée seule finirait par tarir ce sujet-là, d’elle-même, et par
vider la tentation à force d’y boire. Mais, revenant toujours au point
d’où j’étais parti, je tournais dans un cercle infranchissable, je m’y
heurtais en vain la tête, désireux d’être plus au large; la nuit, sans
doute, je rêvais les plus belles choses qu’on rêve, car, le matin,
j’avais le cœur plein de sourires et de serrements délicieux, le réveil
me chagrinait et j’attendais avec impatience le retour du sommeil pour
qu’il me donnât de nouveau ces frémissements auxquels je pensais toute
la journée, qu’il n’eût tenu qu’à moi d’avoir à l’instant, et dont
j’éprouvais comme une épouvante religieuse.
C’est alors que je sentis bien le démon de la chair vivre dans tous
les muscles de mon corps, courir dans tout mon sang; je pris en pitié
l’époque ingénue où je tremblais sous les regards des femmes, où je me
pâmais devant des tableaux ou des statues; je voulais vivre, jouir,
aimer, je sentais vaguement ma saison chaude arriver, de même qu’aux
premiers jours de soleil une ardeur d’été vous est apportée par les
vents tièdes, quoiqu’il n’y ait encore ni herbes, ni feuilles, ni
roses. Comment faire? qui aimer? qui vous aimera? quelle sera la grande
dame qui voudra de vous? la beauté surhumaine qui vous tendra les bras?
Qui dira toutes les promenades tristes que l’on fait seul au bord des
ruisseaux, tous les soupirs des cœurs gonflés partis vers les étoiles,
pendant les chaudes nuits où la poitrine étouffe!
Rêver l’amour, c’est tout rêver, c’est l’infini dans le bonheur, c’est
le mystère dans la joie. Avec quelle ardeur le regard vous dévore,
avec quelle intensité il se darde sur vos têtes, ô belles femmes
triomphantes! La grâce et la corruption respirent dans chacun de vos
mouvements, les plis de vos robes ont des bruits qui nous remuent
jusqu’au fond de nous, et il émane de la surface de tout votre corps
quelque chose qui nous tue et nous enchante.
Il y eut dès lors pour moi un mot qui sembla beau entre les mots
humains: adultère, une douceur exquise plane vaguement sur lui, une
magie singulière l’embaume; toutes les histoires qu’on raconte, tous
les livres qu’on lit, tous les gestes qu’on fait le disent et le
commentent éternellement pour le cœur du jeune homme, il s’en abreuve
à plaisir, il y trouve une poésie suprême, mêlée de malédiction et de
volupté.
C’était surtout aux approches du printemps, quand les lilas commencent
à fleurir et les oiseaux à chanter sous les premières feuilles, que je
me sentais le cœur pris du besoin d’aimer, de se fondre tout entier
dans l’amour, de s’absorber dans quelque doux et grand sentiment,
et comme de se recréer même dans la lumière et les parfums. Chaque
année encore, pendant quelques heures, je me retrouve ainsi dans
une virginité qui me pousse avec les bourgeons; mais les joies ne
refleurissent pas avec les roses, et il n’y a pas maintenant plus de
verdure dans mon cœur que sur la grande route, où le hâle fatigue les
yeux, où la poussière s’élève en tourbillons.
Cependant, prêt à vous raconter ce qui va suivre, au moment de
descendre dans ce souvenir, je tremble et j’hésite; c’est comme si
j’allais revoir une maîtresse d’autrefois: le cœur oppressé, on
s’arrête à chaque marche de son escalier, on craint de la retrouver, et
on a peur qu’elle soit absente. Il en est de même de certaines idées
avec lesquelles on a trop vécu; on voudrait s’en débarrasser pour
toujours, et pourtant elles coulent dans vous comme la vie même, le
cœur y respire dans son atmosphère naturelle.
Je vous ai dit que j’aimais le soleil; dans les jours où il brille, mon
âme naguère avait quelque chose de la sérénité des horizons rayonnants
et de la hauteur du ciel. C’était donc l’été... ah! la plume ne devrait
pas écrire tout cela... il faisait chaud, je sortis, personne chez moi
ne s’aperçut que je sortais; il y avait peu de monde dans les rues,
le pavé était sec, de temps à autre des bouffées chaudes s’exhalaient
de dessous terre et vous montaient à la tête, les murs des maisons
envoyaient des réflexions embrasées, l’ombre elle-même semblait plus
brûlante que la lumière. Au coin des rues, près des tas d’ordures,
des essaims de mouches bourdonnaient dans les rayons du soleil, en
tournoyant comme une grande roue d’or; l’angle des toits se détachait
vivement en ligne droite sur le bleu du ciel, les pierres étaient
noires, il n’y avait pas d’oiseaux autour des clochers.
Je marchais, cherchant du repos, désirant une brise, quelque chose qui
pût m’enlever de dessus terre, m’emporter dans un tourbillon.
Je sortis des faubourgs, je me trouvais derrière des jardins, dans des
chemins moitié rue moitié sentier; des jours vifs sortaient çà et là
à travers les feuilles des arbres, dans les masses d’ombre les brins
d’herbe se tenaient droits, la pointe des cailloux envoyait des rayons,
la poussière craquait sous les pieds, toute la nature mordait, et enfin
le soleil se cacha; il parut un gros nuage, comme si un orage allait
venir; la tourmente, que j’avais sentie jusque-là, changea de nature,
je n’étais plus si irrité, mais enlacé; ce n’était plus une déchirure,
mais un étouffement.
Je me couchais à terre, sur le ventre, à l’endroit où il me semblait
qu’il devait y avoir le plus d’ombre, de silence et de nuit, à
l’endroit qui devait me cacher le mieux, et, haletant, je m’y abîmais
le cœur dans un désir effréné. Les nuées étaient chargées de mollesse,
elles pesaient sur moi et m’écrasaient comme une poitrine sur une autre
poitrine; je sentais un besoin de volupté, plus chargé d’odeurs que
le parfum des clématites et plus cuisant que le soleil sur le mur des
jardins. Oh! que ne pouvais-je presser quelque chose dans mes bras,
l’y étouffer sous ma chaleur, ou bien me dédoubler moi-même, aimer cet
autre être et nous fondre ensemble. Ce n’était plus le désir d’un vague
idéal ni la convoitise d’un beau rêve évanoui, mais, comme aux fleuves
sans lit, ma passion débordait de tous côtés en ravins furieux, elle
m’inondait le cœur et le faisait retentir partout de plus de tumultes
et de vertiges que les torrents dans les montagnes.
J’allai au bord de la rivière, j’ai toujours aimé l’eau et le doux
mouvement des vagues qui se poussent; elle était paisible, les nénufars
blancs tremblaient au bruit du courant, les flots se déroulaient
lentement, se déployant les uns sur les autres; au milieu, les îles
laissaient retomber dans l’eau leur touffe de verdure, la rive semblait
sourire, on n’entendait rien que la voix des ondes.
En cet endroit-là il y avait quelques grands arbres, la fraîcheur
du voisinage de l’eau et celle de l’ombre me délecta, je me sentis
sourire. De même que la Muse qui est en nous, quand elle écoute
l’harmonie, ouvre les narines et aspire les beaux sons, je ne sais quoi
se dilata en moi-même pour aspirer une joie universelle; regardant
les nuages qui roulaient au ciel, la pelouse de la rive veloutée et
jaunie par les rayons du soleil, écoutant le bruit de l’eau et le
frémissement de la cime des arbres, qui remuait quoiqu’il n’y eût pas
de vent, seul, agité et calme à la fois, je me sentis défaillir de
volupté sous le poids de cette nature aimante, et j’appelai l’amour!
mes lèvres tremblaient, s’avançaient, comme si j’eusse senti l’haleine
d’une autre bouche, mes mains cherchaient quelque chose à palper, mes
regards tâchaient de découvrir, dans le pli de chaque vague, dans le
contour des nuages enflés, une forme quelconque, une jouissance, une
révélation; le désir sortait de tous mes pores, mon cœur était tendre
et rempli d’une harmonie contenue, et je remuais les cheveux autour de
ma tête, je m’en caressais le visage, j’avais du plaisir à en respirer
l’odeur, je m’étalais sur la mousse, au pied des arbres, je souhaitais
des langueurs plus grandes; j’aurais voulu être étouffé sous des roses,
j’aurais voulu être brisé sous les baisers, être la fleur que le vent
secoue, la rive que le fleuve humecte, la terre que le soleil féconde.
L’herbe était douce à marcher, je marchai; chaque pas me procurait un
plaisir nouveau, et je jouissais par la plante des pieds de la douceur
du gazon. Les prairies, au loin, étaient couvertes d’animaux, de
chevaux, de poulains; l’horizon retentissait du bruit des hennissements
et de galops, les terrains s’abaissaient et s’élevaient doucement en de
larges ondulations qui dérivaient des collines, le fleuve serpentait,
disparaissait derrière les îles, apparaissait ensuite entre les herbes
et les roseaux. Tout cela était beau, semblait heureux, suivait sa loi,
son cours; moi seul j’étais malade et j’agonisais, plein de désir.
Tout à coup je me mis à fuir, je rentrai dans la ville, je traversai
les ponts; j’allais dans les rues, sur les places; les femmes passaient
près de moi, il y en avait beaucoup, elles marchaient vite, elles
étaient toutes merveilleusement belles; jamais je n’avais tant regardé
en face leurs yeux qui brillent, ni leur démarche légère comme celle
des chèvres; les duchesses, penchées sur les portières blasonnées,
semblaient me sourire, m’inviter à des amours sur la soie; du haut de
leurs balcons, les dames en écharpe s’avançaient pour me voir et me
regardaient en me disant: aime-nous! aime-nous! Toutes m’aimaient dans
leur pose, dans leurs yeux, dans leur immobilité même, je le voyais
bien. Et puis la femme était partout, je la coudoyais, je l’effleurais,
je la respirais, l’air était plein de son odeur; je voyais son cou
en sueur entre le châle qui les entourait, et les plumes du chapeau
ondulant à leur pas; son talon relevait sa robe en marchant devant moi.
Quand je passais près d’elle, sa main gantée remuait. Ni celle-ci, ni
celle-là, pas plus l’une que l’autre, mais toutes, mais chacune, dans
la variété infinie de leurs formes et du désir qui y correspondait,
elles avaient beau être vêtues, je les décorais sur-le-champ d’une
nudité magnifique, que je m’étalais sous les yeux, et, bien vite, en
passant aussi près d’elles, j’emportais le plus que je pouvais d’idées
voluptueuses, d’odeurs qui font tout aimer, de frôlements qui irritent,
de formes qui attirent.
Je savais bien où j’allais, c’était à une maison, dans une petite rue
où souvent j’avais passé pour sentir mon cœur battre; elle avait des
jalousies vertes, on montait trois marches, oh! je savais cela par
cœur, je l’avais regardée bien souvent, m’étant détourné de ma route
rien que pour voir les fenêtres fermées. Enfin, après une course qui
dura un siècle, j’entrai dans cette rue, je crus suffoquer; personne ne
passait, je m’avançai, je m’avançai; je sens encore le contact de la
porte que je poussai de mon épaule, elle céda; j’avais eu peur qu’elle
ne fût scellée dans la muraille, mais non, elle tourna sur un gond,
doucement, sans faire de bruit.
Je montai un escalier, l’escalier était noir, les marches usées,
elles s’agitaient sous mes pieds; je montais toujours, on n’y voyait
pas, j’étais étourdi, personne ne me parlait, je ne respirais plus.
Enfin j’entrai dans une chambre, elle me parut grande, cela tenait
à l’obscurité qu’il y faisait; les fenêtres étaient ouvertes, mais
de grands rideaux jaunes, tombant jusqu’à terre, arrêtaient le jour,
l’appartement était coloré d’un reflet d’or blafard; au fond et à côté
de la fenêtre de droite, une femme était assise. Il fallait qu’elle
ne m’eût pas entendu, car elle ne se détourna pas quand j’entrai; je
restai debout sans avancer, occupé à la regarder.
Elle avait une robe blanche, à manches courtes, elle se tenait le
coude appuyé sur le rebord de la fenêtre, une main près de la bouche,
et semblait regarder par terre quelque chose de vague et d’indécis;
ses cheveux noirs, lissés et nattés sur les tempes, reluisaient comme
l’aile d’un corbeau, sa tête était un peu penchée, quelques petits
cheveux de derrière s’échappaient des autres et frisottaient sur son
cou, son grand peigne d’or recourbé était couronné de grains de corail
rouge.
Elle jeta un cri quand elle m’aperçut et se leva par un bond. Je me
sentis d’abord frappé du regard brillant de ses deux grands yeux;
quand je pus relever mon front, affaissé sous le poids de ce regard,
je vis une figure d’une adorable beauté: une même ligne droite partait
du sommet de sa tête dans la raie de ses cheveux, passait entre ses
grands sourcils arqués, sur son nez aquilin, aux narines palpitantes
et relevées comme celles des camées antiques, fendait par le milieu
sa lèvre chaude, ombragée d’un duvet bleu, et puis là, le cou, le cou
gras, blanc, rond; à travers son vêtement mince, je voyais la forme
de ses seins aller et venir au mouvement de sa respiration, elle se
tenait ainsi debout, en face de moi, entourée de la lumière du soleil
qui passait à travers le rideau jaune et faisait ressortir davantage ce
vêtement blanc et cette tête brune.
A la fin elle se mit à sourire, presque de pitié et de douceur, et je
m’approchai. Je ne sais ce qu’elle s’était mis aux cheveux, mais elle
embaumait, et je me sentis le cœur plus mou et plus faible qu’une pêche
qui se fond sous la langue. Elle me dit:
--Qu’avez-vous donc? venez!
Et elle alla s’asseoir sur un long canapé recouvert de toile grise,
adossé à la muraille; je m’assis près d’elle, elle me prit la main, la
sienne était chaude, nous restâmes longtemps nous regardant sans rien
dire.
Jamais je n’avais vu une femme de si près, toute sa beauté m’entourait,
son bras touchait le mien, les plis de sa robe retombaient sur mes
jambes, la chaleur de sa hanche m’embrasait, je sentais par ce contact
les ondulations de son corps, je contemplais la rondeur de son épaule
et les veines bleues de ses tempes. Elle me dit:
--Eh bien?
--Eh bien, repris-je d’un air gai, voulant secouer cette fascination
qui m’endormait.
Mais je m’arrêtai là, j’étais tout entier à la parcourir des yeux.
Sans rien dire, elle me passa un bras autour du corps et m’attira
sur elle, dans une muette étreinte. Alors je l’entourai de mes deux
bras et je collai ma bouche sur son épaule, j’y bus avec délices mon
premier baiser d’amour, j’y savourais le long désir de ma jeunesse
et la volupté trouvée de tous mes rêves, et puis je me renversais
le cou en arrière, pour mieux voir sa figure; ses yeux brillaient,
m’enflammaient, son regard m’enveloppait plus que ses bras, j’étais
perdu dans son œil, et nos doigts se mêlèrent ensemble; les siens
étaient longs, délicats, ils se tournaient dans ma main avec des
mouvements vifs et subtils, j’aurais pu les broyer au moindre effort,
je les serrais exprès pour les sentir davantage.
Je ne me souviens plus maintenant de ce qu’elle me dit ni de ce que je
lui répondis, je suis resté ainsi longtemps, perdu, suspendu, balancé
dans ce battement de mon cœur; chaque minute augmentait mon ivresse,
à chaque moment quelque chose de plus m’entrait dans l’âme, tout mon
corps frissonnait d’impatience, de désir, de joie; j’étais grave
pourtant, plutôt sombre que gai, sérieux, absorbé comme dans quelque
chose de divin et de suprême. Avec sa main elle me serrait la tête sur
son cœur, mais légèrement, comme si elle eût eu peur de me l’écraser
sur elle.
Elle ôta sa manche par un mouvement d’épaules, sa robe se décrocha;
elle n’avait pas de corset, sa chemise bâillait. C’était une de ces
gorges splendides où l’on voudrait mourir étouffé dans l’amour. Assise