Œuvres de jeunesse inédites. II: 1839-1842. Œuvres diverses.—Novembre. - 09
aucun roi n’eut jamais tant de monde à ses funérailles. On se marchait
sur les pieds, on se coudoyait et on jurait, on voulait voir, voir à
toutes forces (bien peu savaient quoi), les uns par curiosité, d’autres
poussés par leurs voisins, les uns étaient scandalisés, rouges de
colère, furieux, il y en avait aussi qui riaient.
Un moment (on ne sut pourquoi) la foule s’arrêta, comme vous la voyez
dans les processions lorsque le prêtre stationne à un reposoir; ils
venaient d’entrer dans un cabaret. Est-ce que le mort, par hasard,
venait de ressusciter et qu’on lui faisait prendre un verre d’eau
sucrée? Les philosophes buvaient un petit verre, et un troisième fut
répandu sur la tête de Mathurin. Il sembla alors ouvrir les yeux; non,
il était mort.
Ce fut pis une fois entrés dans le faubourg; à tous les bouchons,
cabarets, cafés, ils entrent; la foule s’ameute, les voitures ne
peuvent plus circuler, on marche sur les pattes des chiens, qui
mordent, et sur les cors des citoyens, qui font la moue; on se porte,
on se soulève, vous dis-je, on court de cabaret en cabaret, on fait
place à Mathurin porté par ses deux disciples, on l’admire, pourquoi
pas? On les voit ouvrir ses lèvres et passer du liquide dans sa bouche,
la mâchoire se referme, les dents tombent les unes sur les autres et
claquent à vide, le gosier avale, et ils continuent.
Avait-il été écrasé? s’était-il suicidé? était-ce un martyr du
gouvernement? la victime d’un assassinat? s’était-il noyé? asphyxié?
était-il mort d’amour ou d’indigestion? Un homme tendre ouvrit de suite
une souscription, et garda l’argent; un moraliste fit une dissertation
sur les funérailles et prouva qu’on devait s’enterrer puisque les
taupes elles-mêmes s’enterraient, il parla au nom de la morale
outragée; on l’avait d’abord écouté, car son discours commençait par
des injures, on lui tourna bientôt le dos, un seul homme le regardait
attentivement, c’était un sourd. Même un républicain proposa d’ameuter
le peuple contre le roi parce que le pain était trop cher et que cet
homme venait de mourir de faim; il le proposa si bas que personne ne
l’entendit.
Dans la ville ce fut pis, et la cohue fut telle qu’ils entrèrent
dans un café pour se dérober à l’enthousiasme populaire. Grand fut
l’étonnement des amateurs de voir arriver un mort au milieu d’eux; on
le coucha sur une table de marbre, avec des dominos; Jacques et André
s’assirent à une autre et remplirent les intentions du bon docteur.
On se presse autour d’eux et on les interroge: d’où viennent-ils?
qu’est-ce donc? pourquoi? point de réponse.
--Alors c’est un pari, ce sont des prêtres indiens, et c’est comme cela
qu’ils enterrent leurs gens.
--Vous vous trompez, ce sont des Turcs!
--Mais ils boivent du vin.
--Quel est donc ce rite-là? dit un historien.
--Mais c’est abominable! c’est horrible! cria-t-on, hurla-t-on!
--Quelle profanation! quelle horreur! dit un athée.
Un valet de bourreau trouva que c’était dégoûtant et un voleur soutint
que c’était immoral.
Le jeu de billard fut interrompu, ainsi que la politique de café; un
cordonnier interrompit sa dissertation sur l’éducation, et un poète
élégiaque, abîmé de vin blanc et plein d’huîtres, osa hasarder le mot
«ignoble».
Ce fut un brouhaha, un «oh!» d’indignation; beaucoup furent furieux,
car les garçons tardaient à apporter leurs plateaux; les hommes de
lettres, qui lisaient leurs œuvres dans les revues, levèrent la
tête et jurèrent sans même parler français. Et les journalistes!
quelle colère! quelle sainte indignation que celle de ces paillasses
littéraires! Vingt journaux s’en emparèrent, et chacun fit là-dessus
quinze articles à huit colonnes avec des suppléments, on en placarda
sur les murs, ils les applaudissaient, ils les critiquaient, faisaient
la critique de leur critique et des louanges de leur louange; on en
revint à l’évangile, à la morale et à la religion, sans avoir lu le
premier, pratiqué la seconde ni cru à la dernière; ce fut pour eux une
bonne fortune, car ils avaient eu le courage de dire, à douze, des
sottises à deux, et un d’eux, même, alla jusqu’à donner un soufflet
à un mort. Quel dithyrambe sur la littérature, sur la corruption des
romans, sur la décadence du goût, l’immoralité des pauvres poètes
qui ont du succès! Quel bonheur pour tout le monde, qu’une aventure
pareille, puisqu’on en tira tant de belles choses, et, de plus, un
vaudeville et un mélodrame, un conte moral et un roman fantastique!
Cependant ils étaient sortis et avaient bientôt traversé la ville, au
milieu de la foule scandalisée et réjouie. La nuit venue, ils étaient
hors barrière, ils s’endormirent tous les trois (_sic_) au pied d’un
mulon de foin, dans la campagne.
Les nuits sont courtes en été, le jour vint, et ses premières
blancheurs saillirent à l’horizon de place en place; la lune devint
toute pâle et disparut dans le brouillard gris. Cette fraîcheur du
matin, pleine de rosée et du parfum des foins, les réveilla; ils se
remirent en route, car ils avaient bien encore une bonne lieue à faire,
le long de la rivière, dans les herbes, par un sentier serpentant
comme l’eau. A gauche, il y avait le bois, dont les feuilles toutes
mouillées brillaient sous les rayons du soleil, qui passaient entre les
pieds des arbres, sur la mousse, dans les bouleaux; le tremble agitait
son feuillage d’argent, les peupliers remuaient lentement leur tête
droite, les oiseaux gazouillaient déjà, chantaient, laissant s’envoler
leurs notes perlées; le fleuve, de l’autre côté, au pied des masures de
chaume, le long des murailles, coulait, et on voyait les arbres laisser
tomber les massifs de leurs feuilles et leurs fruits mûrs.
C’était la prairie et le bois, on entendait un vague bruit de chariot
dans les chemins creux, et celui que les pas faisaient sur les herbes
foulées; et çà et là, comme des corbeilles de verdure, des îles jetées
dans le courant, leurs bords tapissés de vignobles descendant jusqu’au
rivage, que les flots venaient baiser avec cette lenteur harmonieuse
des ondes qui coulent.
Ah! c’est bien là que Mathurin voulut dormir, entre la forêt et le
courant, dans la prairie. Ils l’y portèrent et lui creusèrent là son
lit, sous l’herbe, non loin de la treille qui jaunissait au soleil et
de l’onde qui murmurait sur le sable caillouteux de la rive.
Des pêcheurs s’en allaient avec leurs filets et, penchés sur leurs
rames, ils tiraient la barque qui glissait vite; ils chantaient, et
leur voix allait, portée le long de l’eau, et l’écho en frappait les
coteaux voisins. Eux aussi, quand tout fut prêt, se mirent à chanter
un hymne aux sons harmonieux et lents, qui s’en alla comme le chant
des pêcheurs, comme le courant de la rivière, se perdre à l’horizon,
un hymne au vin, à la nature, au bonheur, à la mort. Le vent emportait
leurs paroles, les feuilles venaient tomber sur le cadavre de Mathurin
ou sur les cheveux de ses amis. La fosse ne fut pas creuse, et le gazon
le recouvrit, sans pierre ciselée, sans marbre doré; quelques planches
d’une barrique cassée, qui se trouvaient là par hasard, furent mises
sur son corps afin que les pas ne l’écrasent pas.
Et alors ils tirèrent chacun deux bouteilles, en burent deux, et
cassèrent les deux autres. Le vin tomba en bouillons rouges sur la
terre, la terre le but vite, et alla porter jusqu’à Mathurin le
souvenir des dernières saveurs de son existence et réchauffer sa tête
couchée sous la terre.
On ne vit plus que les restes de deux bouteilles, ruines comme les
autres; elles rappelaient des joies, et montraient un vide.
Vendredi, 30 août 1839.
RABELAIS.
Jamais nom ne fut plus généralement cité que celui de Rabelais, et
jamais peut-être avec plus d’injustice et d’ignorance. Ainsi, aux
uns il apparaît comme un moine ivre et cynique, esprit désordonné
et fantastique, aussi obscène qu’ingénieux, dangereux par l’idée,
révoltant par l’expression. Pour les autres, c’est toute une
philosophie pratique, douce, modérée, sceptique il est vrai, mais
qui conduit après tout à bien vivre et à être honnête homme. Tour à
tour il a donc été aimé, méprisé, méconnu, réhabilité; et depuis que
son prodigieux génie a jeté à la face du monde sa satire mordante et
universelle qui s’échappe si franchement par le rire colossal de ses
géants, chaque siècle a tourné sous tous les sens, interprété de mille
façons cette longue énigme si triviale, si grossière, si joyeuse, mais
au fond peut-être si profonde et si vraie.
Son œuvre est un fait historique; elle a par elle-même une telle
importance qu’elle se lie à chaque âge et en explique la pensée.
Ainsi, d’abord au XVIe siècle, lorsqu’elle apparaît, c’est une
révolte ouverte, c’est un pamphlet moral. Elle a toute l’importance
de l’actualité, elle est dans le sens du mouvement, elle le dirige.
Rabelais alors est un Luther dans son genre. Sa sphère, c’est le rire.
Mais il le pousse si fort, qu’avec ce rire il démolit tout autant de
choses que la colère du bonhomme de Wittemberg. Il le manie si bien,
il le cisèle tellement dans sa vaste épopée, que ce rire-là est devenu
terrible. C’est la statue du grotesque. Elle est éternelle comme le
monde.
Au XVIIe siècle, Rabelais est le père de cette littérature naïve et
franche de Molière et de Lafontaine. Tous trois immortels et bons
génies, les plus vraiment français que nous ayons, jetant sur la pauvre
nature humaine un demi-sourire de bonhomie et d’analyse, francs,
libres, dégagés d’allures, hommes s’il en fut dans tout le sens du mot,
tous trois insouciants des philosophes, des sectes, des religions, ils
sont de la religion de l’homme, et celle-là, ils la connaissent. Ils
l’ont retournée et analysée, disséquée, l’un dans des romans, avec de
grosses obscénités, des rires, des blasphèmes; l’autre au théâtre,
dans ce dialogue si habilement coupé, si savamment vrai, si naïvement
sublime, plus philosophe avec son simple rire de Mascarille, avec le
bon sens de Philinte ou la bile d’Alceste, que tous les philosophes
depuis qu’il y en a; et l’autre, enfin, avec ses fables pour les
enfants, sa morale pour les hommes, avec son vers tout bonhomme et qui
retombe sur l’autre vers, avec son mot, sa phrase, ce je ne sais quoi
qui est le sublime, avec son sonnet cristallin, avec toutes ces perles
de poésie qui lui font un si large et si resplendissant collier.
Mais déjà Rabelais est devenu le sujet d’étude, l’auteur favori de
quelques rares esprits en dehors du mouvement général. Outre ceux que
nous avons cités, La Bruyère le goûte et l’apprécie avec impartialité.
Il n’est pas assez correct pour le goût scrupuleux de Boileau, pour
la réserve et la pureté de Racine. Ce siècle prude, gouverné par Mme
de Maintenon et si bien représenté dans l’anguleux et plat jardin de
Versailles, avait déjà honte de cette littérature débraillée, bruyante,
nue. Ce géant-là lui faisait peur. Il sentait bien qu’il se trouvait
entre deux choses terribles pour lui: le XVIe siècle, qui avait donné
Luther et Rabelais, et la Révolution, qui devait donner Mirabeau et
Robespierre. Les démolisseurs de croyances avant, les démolisseurs de
têtes après, deux abîmes au milieu desquels il se tenait guindé dans
l’adoration de lui-même.
Au XVIIIe siècle c’est encore pis. Les philosophes sont de bon ton et
ils ne veulent pas de Rabelais. Le pauvre curé de Meudon se serait
trouvé déplacé dans le salon des marquises _belles esprits_ et dans
les bureaux d’esprit de Mme du Deffand ou de Mme Geoffrin. On ne
comprenait pas cette verve de saillies, cet entrain, ce tourbillon,
cette veine poétique palpitante d’inventions, d’aventures, de voyages,
d’extravagances. Le petit goût musqué, réglé et froid du siècle avait
horreur de ce qu’il nommait le dévergondage d’esprit. Il aimait mieux
celui des mœurs. Voltaire, en effet, n’excuse Rabelais que parce qu’il
s’est moqué de l’Église. Quant à son style, quant au roman, il ne
l’entend guère, quoiqu’il prétende cependant en donner une clef. En
résumé, il appelle son livre: «Un amas des plus grossières ordures
qu’un moine ivre puisse vomir.»
Il devait en être ainsi. La gloire de Rabelais, sa valeur même,
comme celle de tous les grands hommes, de tous les noms illustres,
a été vivement et pendant longtemps disputée. Son génie est unique,
exceptionnel, c’est peut-être le seul dans l’histoire des littératures
du monde. Où lui trouverons-nous un rival? Et d’abord, dans
l’antiquité, est-ce Pétrone, Apulée, avec leur art prémédité, mesuré,
leurs contours purs, leur savante conception? Dans tout le moyen âge,
sera-ce dans les cycles épiques du XIIe siècle, dans les soties, les
moralités, les farces? Non, certes! et quoique cependant toute la
partie matériellement comique de Rabelais appartienne à l’élément
grotesque du moyen âge, nous ne lui trouvons de prédécesseur dans aucun
document littéraire; et dans les temps modernes son imitateur le plus
exact, Béroald de Verville, l’auteur de _l’Art de parvenir_, en est
si loin, qu’on ne peut le comparer à son modèle. Sterne a voulu le
reproduire, mais l’affectation qui perce si souvent et la sensibilité
raffinée détruisent tout parallèle.
Non, Rabelais est unique parce qu’il est à lui seul l’expression
d’un siècle, d’une époque. Il a tout à la fois la signification
littéraire, politique, morale et religieuse. Ces génies-là, qui créent
des littératures ou qui en ferment de vieilles, apparaissent de loin
en loin, ils disent chacun leur mot, le mot de leur temps et puis
s’en vont. Homère chante la vie guerrière, la jeunesse vaillante et
belliqueuse du monde, la verte saison où les arbres poussent. A Virgile
la civilisation est déjà vieille; il est plein de larmes, de nuances,
de sentiment, de délicatesses. Dante est sombre et rayonnant tout à
la fois; c’est le poète chrétien, le poète de la mort et de l’enfer,
plein de mélancolie et d’espérances. Ailleurs, dans les sociétés
vieillies, quand la satiété est venue à tous, que le doute a gagné
tous les cœurs et que toutes les belles choses rêvées, toutes les
illusions, toutes les utopies sont tombées feuille à feuille, arrachées
par la réalité, la science, le raisonnement, l’analyse, que fait le
poète? Il se recueille en lui-même; il a de sublimes élans d’orgueil
et des moments de poignant désespoir; il chante toutes les agonies du
cœur et tous les néants de la pensée. Alors, toutes les douleurs qui
l’entourent, tous les sanglots qui éclatent, toutes les malédictions
qui hurlent résonnent dans son âme que Dieu a faite vaste, sonore,
immense, et en sortent par la voix du génie pour marquer éternellement
dans l’histoire la place d’une société, d’une époque, pour écrire ses
larmes, pour ciseler la mémoire de ses infortunes (de nos jours c’est
Byron). C’est pour cela que le vrai poétique est plus vrai que le vrai
historique et que les poètes enfin mentent moins que les historiens.
Les grands écrivains sont donc dans le cercle des idées comme les
capitales dans les royaumes. Ils reçoivent l’esprit de chaque province,
de chaque individualité, y mêlent ce qui leur est personnel, original;
ils l’amalgament, ils l’arrangent, puis ils le rendent transformé dans
l’art.
Quand Rabelais vint à naître, c’était l’année 1483, l’année de la mort
de Louis XI. Luther allait venir. Le roi avait abattu la féodalité, le
moine allait abattre la papauté, c’est-à-dire tout le moyen âge, le
guerrier et le prêtre. Mais le peuple lassé de l’un et de l’autre n’en
voulait plus. Il s’était aperçu que l’homme d’armes le mangeait, que le
prêtre l’exploitait et le trompait de son côté. Longtemps il s’était
contenté d’inscrire ses railleries sur la pierre des cathédrales,
de faire des chansons contre le seigneur, de lâcher, comme dans le
_Roman de la Rose_, quelque mot mordant sur le pouvoir ou la noblesse.
Mais il fallait quelque chose de plus: une révolte, une réforme. Le
symbole était vieux, et même dans le symbole le mystère, la poésie; et
c’était un besoin général de sortir des entraves, d’entrer dans une
autre voie. Besoin de la science, même besoin dans la poésie, dans la
philosophie. Dès 1473, une caricature représentant l’Église avec un
corps de femme, des jambes de poule, des griffes de vautour, une queue
de serpent, avait couru l’Europe entière. C’était l’époque de Commines,
de Machiavel, de l’Arétin. La papauté avait eu Alexandre VI, elle avait
Léon X qui ne valait guère mieux. L’orgie intellectuelle allait venir.
Elle sera longue et finira avec du sang. Au XVIIIe siècle elle s’est
renouvelée et a fini de même.
C’était donc au milieu de tels événements, dans une telle époque
que vivait Rabelais. Ne nous étonnons plus alors si en présence de
cette société toute chancelante sur ses bases, toute haletante de ses
débauches, devant tant de choses démolies et devant tant de ruines, il
se soit élevé un immense sarcasme sur ce passé hideux du moyen âge qui
palpitait encore au XVIe siècle, et dont le XVIe siècle avait horreur
lui-même.
Qu’est-ce donc que Rabelais?[5]
[5] Inédit, page 149 à page 154, ligne 5.
Essayons de le dire.
La mère de Gargantua le met au monde dans une indigestion qu’elle
eut pour avoir mangé trop de fouace, car les héros sont de terribles
mangeurs; ils mangent, ils mangent si bien qu’ils affament le monde;
provinces, duchés, royaumes sont ravagés par leur vorace appétit.
Voilà donc Gargantua qui vient au monde, et dès qu’il voit le jour il
demande: «A boire! à boire!» Son enfance est robuste, une enfance de
géant. A un an, il chante des rondeaux, ses gouvernantes le corrompent,
il est tout couvert d’habits de cour, c’est un vrai gentilhomme. On lui
apprend la philosophie, il controverse avec les sophistes, lit Pline,
Athénée, Dioscoride, Galien, Aristote, Elien; il apprend la géométrie,
la musique, la médecine; il joue à tous les jeux, s’amuse de toutes
les façons, boit vigoureusement. Après la guerre qu’il soutint pour
son père Grangousier contre Picrochole, quand il vint à se peigner il
faisait tomber de ses cheveux des boulets d’artillerie, et il avala
dans une salade six pèlerins qu’il retira avec son cure-dents.
Mais ce qu’il y a de plus beau dans le roman, ce ne sont point les
inventions, les aventures, ni ce style si naïf, à l’expression si
pittoresque, à la phrase si bien ciselée en relief, c’est le dialogue,
le comique des caractères, les longues causeries philosophiques de
Gargantua et du moine, qui lui explique pourquoi les moines sont exclus
du monde, pourquoi les demoiselles ont les cuisses fraîches, pourquoi
les uns ont le nez plus plat que les autres, etc. Après tout, Gargantua
est un bon diable, il fait grâce à ses ennemis, et sur ses vieux jours
il se retire dans le manoir des Thélémites.
Dans le roman de Gargantua le caractère du héros domine presque
exclusivement, les autres sont accessoires et vaguement définis. C’est
surtout la force et la vigueur qui prédominent: ce sont de joyeux
buveurs aux propos libertins, à la saillie franche, avec moins de
malice sceptique et de satire mordante que dans Pantagruel; Gargantua,
c’est tout entier l’homme de guerre tel qu’il pouvait l’être vers 1520,
il commence à abandonner l’épée pour la plume, la cuirasse pour le
bonnet.
Pantagruel a une généalogie avouée, inscrite, il est fils de tous les
rois: tous les géants, tous les grands hommes mèdes, persans, juifs,
romains, grecs, héros antiques, paladins du moyen âge, tous sont ses
pères; son propre père, Gargantua, avait, lors de sa naissance, quatre
cent quatre-vingt-quatre et quarante-quatre ans. Sa femme mourut en mal
d’enfant; pour baptiser Pantagruel on employa l’eau de tout le pays,
qui fut 36 mois 7 semaines 4 jours 13 heures et quelque peu davantage
sans pluie.
Gargantua ne sait s’il doit se réjouir de la naissance de son fils ou
se désoler de la mort de sa femme; tour à tour il rit, il pleure, il
s’écrie: «Ah pauvre Pantagruel! tu as perdu ta bonne mère, ta douce
nourrice, ta dame très aimée. Ha faulse mort! tant tu me es malivole,
tant tu me es outrageuse de me tollir celle à laquelle immortalité
appartenait de droit»; et ce disant pleurait comme une vache, mais
tout souldain riait comme ung veau quand Pantagruel lui venait en
mémoyre. «Oh! mon petit-fils, disait-il, mon couillon, mon peton, que
tu es joly, tant je suis tenu à Dieu de ce qu’il m’a donné ung si beau
fils tant joyeux, tant riant, tant joly! Ho! ho! ho! que je suis ayse,
buvons, ho! laissons toute mélancholye, apporte du meilleur, rince les
verres, boutte la nappe, chasse les chiens, souffle ce feu, allume la
chandelle, ferme cette porte, taille ces soupes, envoie ces pauvres,
baille-leur ce qu’ils demandent; tiens ma robe, que je me mette en
pourpoint pour mieux festoyer les commères.» Puis il ajoute: «Ma femme
est morte, je ne la ressusciterai pas par mes pleurs, il faut mieux
pleurer moins et boire davantage.»
Pantagruel, dans son enfance, humait chaque jour le lait de 4,600
vaches; on lui donnait sa bouillie dans un poeslon auquel furent
occupés tous les pesliers de Saulmur en Anjou, Villedieu en Normandie,
Bramont en Lorraine; il le brisa avec ses dents et mangea du cuivre.
Il part à Paris, lit tous les livres de l’abbaye de Saint-Victor,
devient docteur; il prononce des jugements, se lie d’amitié avec
Panurge, lequel «estait malfaisant, pipeur, buveur, batteur de pavé,
ribleur s’il en estait à Paris». Au demeurant le meilleur fils du monde.
«Et toujours machinait quelque chose contre les sergents et contre
le guet». Il obtient des pardons, marie les vieilles femmes, guérit
les vaches; il aime les grandes dames et fait le haut seigneur; il
accompagne Pantagruel et lui dit mille choses inconnues, il triomphe
pour lui sur un clerc d’Angleterre venu exprès de son pays pour arguer.
Panurge va à la guerre contre les Dipsodes; après la victoire on lui
accorde un évêché, mais il s’y conduit en laïque, mange son bled en
herbe, puis il veut se remarier, mais il a peur. Il se conseille à
Pantagruel, il interprète les songes, les vers de Virgile, va consulter
la Sibylle de Panzout, puis un poète nommé Raminagrobis, se consulte à
tous ceux qui l’entourent, ses amis, les passants, tout le monde; il
rencontre frère Jean des Entommeures qui l’en détourne, il demande des
avis à Hippotadée, théologien, à Rondibilis, médecin, à un philosophe
platonicien, à un philosophe pyrrhonien, il finit par en demander à
Triboulet, et, ne sachant que faire, il s’embarque pour aller consulter
l’oracle de la Dive Bouteille. Il se munit de force provisions
de bouche et part; mais survient une tempête et il a peur, il se
recommande à Dieu et à tous les saints, il pleure, sanglote, gémit,
fait des vœux; les nauchiers eux-mêmes se démontent et abandonnent
le navire au fort de la tempête. Après l’ouragan Panurge fait le bon
compagnon et soutient qu’il n’a pas eu peur, il se raille de Dieu et se
moque de l’Océan.
Ils visitent toutes les nations, et nulle part ils ne rencontrent ce
qui est bon. D’abord ils voient le pays de Chicanous, de là celui de
Quaresme prenant, puis ils arrivent dans la contrée des Andouilles
commandées par Riflandouille et Tailleboudin, ensuite ils vont dans
l’Ile des Papefigues, puis dans celle des Papimanes; ils vont toujours
et jamais ils ne s’arrêtent.
Pantagruel descend au manoir de Messire Guaster, premier maître ès arts
du monde; celui-là est le tyran universel, et nos héros lui obéissent
encore plus qu’à d’autres.
Ils passent successivement dans l’île Sonante, où l’usage du carême
déplaît souverainement à Panurge et où les Papigots règnent absolument.
Ils restent quelque temps, mais comme à toute heure, jour et nuit, on
venait les réveiller pour boire, Pantagruel lui-même en est ennuyé. Ils
s’enfuient des terres de Rome, arrivent dans le pays de Quinte essence,
et ce n’est enfin qu’après avoir passé dans le pays de Satin, où ils
virent Ouïdire, qu’ils arrivent enfin à la Dive Bouteille, terme du
voyage.
Et dans toute cette longue course effrénée à travers le monde, ce
qui domine, ce qui brille, ce qui retentit, c’est un éternel rire,
immense, confus, un rire de géant, qui assourdit les oreilles et donne
le vertige; moines, soldats, capitaines, évêques, empereurs, papes,
nobles et manants, prêtres et laïques, tous passent devant ce sarcasme
colossal de Rabelais, qui les flagelle et les stigmatise, et ils
ressortent de dessous sa plume tous mutilés et tous saignants.
Il y avait derrière Rabelais tout un moyen âge sombre et terrible;
les longues douleurs du peuple, ses haines contre le seigneur et
contre le prêtre étaient vieilles, depuis longtemps les croyances et
les servitudes pesaient également; mais la vieille société vivait
encore avec ses tyrannies pour le corps, ses entraves pour la pensée,
le seigneur était encore dans son donjon, le prêtre dans sa riche et
grasse abbaye, le pape dans sa monstrueuse ville de Rome. Mais tout à
coup il survient un homme (et pour que la raillerie soit plus forte, un
moine!) qui se met à écrire un livre, un livre sans suite, sans formes,
à la pensée vague, peut-être sans plan prémédité, sans idée fixe, mais
plein de railleries mordantes et cruelles contre le seigneur malgré
son armée, contre le prêtre malgré sa sainteté, contre le pape malgré
ses bulles; la vieille cathédrale gothique est toute dégradée, toute
salie, toute souillée; tout ce qu’on a jusqu’alors respecté depuis
des siècles, philosophie, science, magie, gloire, renommée, pouvoir,
idées, croyances, tout cela est abattu de son piédestal, l’humanité
est dépouillée de ses robes de parade et de ses galons mensongers;
elle frémit toute nue sous le souffle impur du grotesque qui la serre
depuis longtemps, elle est laide et repoussante, Panurge lui jette à
la tête ses brocs de vin, et se met à rire. Et au milieu de tout cela,
les aperçus les plus fins sur la nature de l’homme, les nuances les
plus délicates du cœur, les analyses les plus vraies, des scènes qu’eût
avouées Molière et qui ont fait pâmer de rire nos aïeux, qui avaient
plus d’esprit que nous et qui lisaient les bons auteurs du bon vieux
temps. Ce n’est ni la pointe acérée et aiguisée de Voltaire, avec son
rire perçant, sa bile recuite, sa morsure envenimée, ni la colère naïve
et déclamatoire de Jean-Jacques, ni les sanglots étouffés de Byron,
ni la douleur réfléchie de Gœthe, c’est le rire vrai, fort, brutal,
le rire qui brise et qui casse, ce rire-là qui, avec Luther et 93, a
abattu le moyen âge.
Ceux qui ont prétendu donner de Rabelais des clefs, voire des
allégories à chaque mot, et traduire chaque lazzi, n’ont point, selon
moi, compris le livre. La satire est générale, universelle, et non
point personnelle ni locale. Une attention suivie dément vite cette
vaine tentative.
Citerai-je tout ce que le XVIe siècle a fait dans ce sens-là et toute
la boue qu’il a jetée sur le moyen âge dont il était sorti? Ainsi, sans
même parler de l’Arioste, Falstaff, Sancho, Gargantua ne forment-ils
pas une trilogie grotesque qui couronne amèrement la vieille société?
Falstaff est à lui seul l’homme de l’Angleterre, le John Bull bouffi
de bière forte et de jambon, gros, sensuel, se relevant d’entre les
cadavres, tirant de sa gibecière un flacon de vieux vin d’Espagne. Ce
n’est point le grotesque terrible d’Iago, ni l’immoralité raisonnée
du Maure Hassan de Schiller. Sa seule passion c’est de s’aimer. Il la
porte au plus haut degré; elle est sublime. C’est l’égoïsme personnifié
avec un certain fonds d’analyse et de scepticisme qu’il fait tourner à
son profit.
Quant au pacifique Sancho Pança, monté sur son baudet, avec sa figure
basanée et paresseuse, soufflant la nuit, dormant le jour, l’homme
poltron, l’homme qui ne conçoit pas l’héroïsme, l’homme des proverbes,
l’homme prosaïque par excellence, n’est-ce pas la raison criant de
toutes ses forces à don Quichotte d’arrêter et de ne pas courir après
les moulins à vent qu’il prend pour des géants? Le gentilhomme y court,
mais il s’y casse le bras, s’y meurtrit la tête. Son casque est un plat
à barbe, son cheval, Rossinante. Et l’âne du laboureur se met à braire
devant son blason.
Placée entre ces deux figures, celle de Gargantua est plus vague, moins
précise. Les formes en sont plus amples, plus lâchées, plus grandioses.
sur les pieds, on se coudoyait et on jurait, on voulait voir, voir à
toutes forces (bien peu savaient quoi), les uns par curiosité, d’autres
poussés par leurs voisins, les uns étaient scandalisés, rouges de
colère, furieux, il y en avait aussi qui riaient.
Un moment (on ne sut pourquoi) la foule s’arrêta, comme vous la voyez
dans les processions lorsque le prêtre stationne à un reposoir; ils
venaient d’entrer dans un cabaret. Est-ce que le mort, par hasard,
venait de ressusciter et qu’on lui faisait prendre un verre d’eau
sucrée? Les philosophes buvaient un petit verre, et un troisième fut
répandu sur la tête de Mathurin. Il sembla alors ouvrir les yeux; non,
il était mort.
Ce fut pis une fois entrés dans le faubourg; à tous les bouchons,
cabarets, cafés, ils entrent; la foule s’ameute, les voitures ne
peuvent plus circuler, on marche sur les pattes des chiens, qui
mordent, et sur les cors des citoyens, qui font la moue; on se porte,
on se soulève, vous dis-je, on court de cabaret en cabaret, on fait
place à Mathurin porté par ses deux disciples, on l’admire, pourquoi
pas? On les voit ouvrir ses lèvres et passer du liquide dans sa bouche,
la mâchoire se referme, les dents tombent les unes sur les autres et
claquent à vide, le gosier avale, et ils continuent.
Avait-il été écrasé? s’était-il suicidé? était-ce un martyr du
gouvernement? la victime d’un assassinat? s’était-il noyé? asphyxié?
était-il mort d’amour ou d’indigestion? Un homme tendre ouvrit de suite
une souscription, et garda l’argent; un moraliste fit une dissertation
sur les funérailles et prouva qu’on devait s’enterrer puisque les
taupes elles-mêmes s’enterraient, il parla au nom de la morale
outragée; on l’avait d’abord écouté, car son discours commençait par
des injures, on lui tourna bientôt le dos, un seul homme le regardait
attentivement, c’était un sourd. Même un républicain proposa d’ameuter
le peuple contre le roi parce que le pain était trop cher et que cet
homme venait de mourir de faim; il le proposa si bas que personne ne
l’entendit.
Dans la ville ce fut pis, et la cohue fut telle qu’ils entrèrent
dans un café pour se dérober à l’enthousiasme populaire. Grand fut
l’étonnement des amateurs de voir arriver un mort au milieu d’eux; on
le coucha sur une table de marbre, avec des dominos; Jacques et André
s’assirent à une autre et remplirent les intentions du bon docteur.
On se presse autour d’eux et on les interroge: d’où viennent-ils?
qu’est-ce donc? pourquoi? point de réponse.
--Alors c’est un pari, ce sont des prêtres indiens, et c’est comme cela
qu’ils enterrent leurs gens.
--Vous vous trompez, ce sont des Turcs!
--Mais ils boivent du vin.
--Quel est donc ce rite-là? dit un historien.
--Mais c’est abominable! c’est horrible! cria-t-on, hurla-t-on!
--Quelle profanation! quelle horreur! dit un athée.
Un valet de bourreau trouva que c’était dégoûtant et un voleur soutint
que c’était immoral.
Le jeu de billard fut interrompu, ainsi que la politique de café; un
cordonnier interrompit sa dissertation sur l’éducation, et un poète
élégiaque, abîmé de vin blanc et plein d’huîtres, osa hasarder le mot
«ignoble».
Ce fut un brouhaha, un «oh!» d’indignation; beaucoup furent furieux,
car les garçons tardaient à apporter leurs plateaux; les hommes de
lettres, qui lisaient leurs œuvres dans les revues, levèrent la
tête et jurèrent sans même parler français. Et les journalistes!
quelle colère! quelle sainte indignation que celle de ces paillasses
littéraires! Vingt journaux s’en emparèrent, et chacun fit là-dessus
quinze articles à huit colonnes avec des suppléments, on en placarda
sur les murs, ils les applaudissaient, ils les critiquaient, faisaient
la critique de leur critique et des louanges de leur louange; on en
revint à l’évangile, à la morale et à la religion, sans avoir lu le
premier, pratiqué la seconde ni cru à la dernière; ce fut pour eux une
bonne fortune, car ils avaient eu le courage de dire, à douze, des
sottises à deux, et un d’eux, même, alla jusqu’à donner un soufflet
à un mort. Quel dithyrambe sur la littérature, sur la corruption des
romans, sur la décadence du goût, l’immoralité des pauvres poètes
qui ont du succès! Quel bonheur pour tout le monde, qu’une aventure
pareille, puisqu’on en tira tant de belles choses, et, de plus, un
vaudeville et un mélodrame, un conte moral et un roman fantastique!
Cependant ils étaient sortis et avaient bientôt traversé la ville, au
milieu de la foule scandalisée et réjouie. La nuit venue, ils étaient
hors barrière, ils s’endormirent tous les trois (_sic_) au pied d’un
mulon de foin, dans la campagne.
Les nuits sont courtes en été, le jour vint, et ses premières
blancheurs saillirent à l’horizon de place en place; la lune devint
toute pâle et disparut dans le brouillard gris. Cette fraîcheur du
matin, pleine de rosée et du parfum des foins, les réveilla; ils se
remirent en route, car ils avaient bien encore une bonne lieue à faire,
le long de la rivière, dans les herbes, par un sentier serpentant
comme l’eau. A gauche, il y avait le bois, dont les feuilles toutes
mouillées brillaient sous les rayons du soleil, qui passaient entre les
pieds des arbres, sur la mousse, dans les bouleaux; le tremble agitait
son feuillage d’argent, les peupliers remuaient lentement leur tête
droite, les oiseaux gazouillaient déjà, chantaient, laissant s’envoler
leurs notes perlées; le fleuve, de l’autre côté, au pied des masures de
chaume, le long des murailles, coulait, et on voyait les arbres laisser
tomber les massifs de leurs feuilles et leurs fruits mûrs.
C’était la prairie et le bois, on entendait un vague bruit de chariot
dans les chemins creux, et celui que les pas faisaient sur les herbes
foulées; et çà et là, comme des corbeilles de verdure, des îles jetées
dans le courant, leurs bords tapissés de vignobles descendant jusqu’au
rivage, que les flots venaient baiser avec cette lenteur harmonieuse
des ondes qui coulent.
Ah! c’est bien là que Mathurin voulut dormir, entre la forêt et le
courant, dans la prairie. Ils l’y portèrent et lui creusèrent là son
lit, sous l’herbe, non loin de la treille qui jaunissait au soleil et
de l’onde qui murmurait sur le sable caillouteux de la rive.
Des pêcheurs s’en allaient avec leurs filets et, penchés sur leurs
rames, ils tiraient la barque qui glissait vite; ils chantaient, et
leur voix allait, portée le long de l’eau, et l’écho en frappait les
coteaux voisins. Eux aussi, quand tout fut prêt, se mirent à chanter
un hymne aux sons harmonieux et lents, qui s’en alla comme le chant
des pêcheurs, comme le courant de la rivière, se perdre à l’horizon,
un hymne au vin, à la nature, au bonheur, à la mort. Le vent emportait
leurs paroles, les feuilles venaient tomber sur le cadavre de Mathurin
ou sur les cheveux de ses amis. La fosse ne fut pas creuse, et le gazon
le recouvrit, sans pierre ciselée, sans marbre doré; quelques planches
d’une barrique cassée, qui se trouvaient là par hasard, furent mises
sur son corps afin que les pas ne l’écrasent pas.
Et alors ils tirèrent chacun deux bouteilles, en burent deux, et
cassèrent les deux autres. Le vin tomba en bouillons rouges sur la
terre, la terre le but vite, et alla porter jusqu’à Mathurin le
souvenir des dernières saveurs de son existence et réchauffer sa tête
couchée sous la terre.
On ne vit plus que les restes de deux bouteilles, ruines comme les
autres; elles rappelaient des joies, et montraient un vide.
Vendredi, 30 août 1839.
RABELAIS.
Jamais nom ne fut plus généralement cité que celui de Rabelais, et
jamais peut-être avec plus d’injustice et d’ignorance. Ainsi, aux
uns il apparaît comme un moine ivre et cynique, esprit désordonné
et fantastique, aussi obscène qu’ingénieux, dangereux par l’idée,
révoltant par l’expression. Pour les autres, c’est toute une
philosophie pratique, douce, modérée, sceptique il est vrai, mais
qui conduit après tout à bien vivre et à être honnête homme. Tour à
tour il a donc été aimé, méprisé, méconnu, réhabilité; et depuis que
son prodigieux génie a jeté à la face du monde sa satire mordante et
universelle qui s’échappe si franchement par le rire colossal de ses
géants, chaque siècle a tourné sous tous les sens, interprété de mille
façons cette longue énigme si triviale, si grossière, si joyeuse, mais
au fond peut-être si profonde et si vraie.
Son œuvre est un fait historique; elle a par elle-même une telle
importance qu’elle se lie à chaque âge et en explique la pensée.
Ainsi, d’abord au XVIe siècle, lorsqu’elle apparaît, c’est une
révolte ouverte, c’est un pamphlet moral. Elle a toute l’importance
de l’actualité, elle est dans le sens du mouvement, elle le dirige.
Rabelais alors est un Luther dans son genre. Sa sphère, c’est le rire.
Mais il le pousse si fort, qu’avec ce rire il démolit tout autant de
choses que la colère du bonhomme de Wittemberg. Il le manie si bien,
il le cisèle tellement dans sa vaste épopée, que ce rire-là est devenu
terrible. C’est la statue du grotesque. Elle est éternelle comme le
monde.
Au XVIIe siècle, Rabelais est le père de cette littérature naïve et
franche de Molière et de Lafontaine. Tous trois immortels et bons
génies, les plus vraiment français que nous ayons, jetant sur la pauvre
nature humaine un demi-sourire de bonhomie et d’analyse, francs,
libres, dégagés d’allures, hommes s’il en fut dans tout le sens du mot,
tous trois insouciants des philosophes, des sectes, des religions, ils
sont de la religion de l’homme, et celle-là, ils la connaissent. Ils
l’ont retournée et analysée, disséquée, l’un dans des romans, avec de
grosses obscénités, des rires, des blasphèmes; l’autre au théâtre,
dans ce dialogue si habilement coupé, si savamment vrai, si naïvement
sublime, plus philosophe avec son simple rire de Mascarille, avec le
bon sens de Philinte ou la bile d’Alceste, que tous les philosophes
depuis qu’il y en a; et l’autre, enfin, avec ses fables pour les
enfants, sa morale pour les hommes, avec son vers tout bonhomme et qui
retombe sur l’autre vers, avec son mot, sa phrase, ce je ne sais quoi
qui est le sublime, avec son sonnet cristallin, avec toutes ces perles
de poésie qui lui font un si large et si resplendissant collier.
Mais déjà Rabelais est devenu le sujet d’étude, l’auteur favori de
quelques rares esprits en dehors du mouvement général. Outre ceux que
nous avons cités, La Bruyère le goûte et l’apprécie avec impartialité.
Il n’est pas assez correct pour le goût scrupuleux de Boileau, pour
la réserve et la pureté de Racine. Ce siècle prude, gouverné par Mme
de Maintenon et si bien représenté dans l’anguleux et plat jardin de
Versailles, avait déjà honte de cette littérature débraillée, bruyante,
nue. Ce géant-là lui faisait peur. Il sentait bien qu’il se trouvait
entre deux choses terribles pour lui: le XVIe siècle, qui avait donné
Luther et Rabelais, et la Révolution, qui devait donner Mirabeau et
Robespierre. Les démolisseurs de croyances avant, les démolisseurs de
têtes après, deux abîmes au milieu desquels il se tenait guindé dans
l’adoration de lui-même.
Au XVIIIe siècle c’est encore pis. Les philosophes sont de bon ton et
ils ne veulent pas de Rabelais. Le pauvre curé de Meudon se serait
trouvé déplacé dans le salon des marquises _belles esprits_ et dans
les bureaux d’esprit de Mme du Deffand ou de Mme Geoffrin. On ne
comprenait pas cette verve de saillies, cet entrain, ce tourbillon,
cette veine poétique palpitante d’inventions, d’aventures, de voyages,
d’extravagances. Le petit goût musqué, réglé et froid du siècle avait
horreur de ce qu’il nommait le dévergondage d’esprit. Il aimait mieux
celui des mœurs. Voltaire, en effet, n’excuse Rabelais que parce qu’il
s’est moqué de l’Église. Quant à son style, quant au roman, il ne
l’entend guère, quoiqu’il prétende cependant en donner une clef. En
résumé, il appelle son livre: «Un amas des plus grossières ordures
qu’un moine ivre puisse vomir.»
Il devait en être ainsi. La gloire de Rabelais, sa valeur même,
comme celle de tous les grands hommes, de tous les noms illustres,
a été vivement et pendant longtemps disputée. Son génie est unique,
exceptionnel, c’est peut-être le seul dans l’histoire des littératures
du monde. Où lui trouverons-nous un rival? Et d’abord, dans
l’antiquité, est-ce Pétrone, Apulée, avec leur art prémédité, mesuré,
leurs contours purs, leur savante conception? Dans tout le moyen âge,
sera-ce dans les cycles épiques du XIIe siècle, dans les soties, les
moralités, les farces? Non, certes! et quoique cependant toute la
partie matériellement comique de Rabelais appartienne à l’élément
grotesque du moyen âge, nous ne lui trouvons de prédécesseur dans aucun
document littéraire; et dans les temps modernes son imitateur le plus
exact, Béroald de Verville, l’auteur de _l’Art de parvenir_, en est
si loin, qu’on ne peut le comparer à son modèle. Sterne a voulu le
reproduire, mais l’affectation qui perce si souvent et la sensibilité
raffinée détruisent tout parallèle.
Non, Rabelais est unique parce qu’il est à lui seul l’expression
d’un siècle, d’une époque. Il a tout à la fois la signification
littéraire, politique, morale et religieuse. Ces génies-là, qui créent
des littératures ou qui en ferment de vieilles, apparaissent de loin
en loin, ils disent chacun leur mot, le mot de leur temps et puis
s’en vont. Homère chante la vie guerrière, la jeunesse vaillante et
belliqueuse du monde, la verte saison où les arbres poussent. A Virgile
la civilisation est déjà vieille; il est plein de larmes, de nuances,
de sentiment, de délicatesses. Dante est sombre et rayonnant tout à
la fois; c’est le poète chrétien, le poète de la mort et de l’enfer,
plein de mélancolie et d’espérances. Ailleurs, dans les sociétés
vieillies, quand la satiété est venue à tous, que le doute a gagné
tous les cœurs et que toutes les belles choses rêvées, toutes les
illusions, toutes les utopies sont tombées feuille à feuille, arrachées
par la réalité, la science, le raisonnement, l’analyse, que fait le
poète? Il se recueille en lui-même; il a de sublimes élans d’orgueil
et des moments de poignant désespoir; il chante toutes les agonies du
cœur et tous les néants de la pensée. Alors, toutes les douleurs qui
l’entourent, tous les sanglots qui éclatent, toutes les malédictions
qui hurlent résonnent dans son âme que Dieu a faite vaste, sonore,
immense, et en sortent par la voix du génie pour marquer éternellement
dans l’histoire la place d’une société, d’une époque, pour écrire ses
larmes, pour ciseler la mémoire de ses infortunes (de nos jours c’est
Byron). C’est pour cela que le vrai poétique est plus vrai que le vrai
historique et que les poètes enfin mentent moins que les historiens.
Les grands écrivains sont donc dans le cercle des idées comme les
capitales dans les royaumes. Ils reçoivent l’esprit de chaque province,
de chaque individualité, y mêlent ce qui leur est personnel, original;
ils l’amalgament, ils l’arrangent, puis ils le rendent transformé dans
l’art.
Quand Rabelais vint à naître, c’était l’année 1483, l’année de la mort
de Louis XI. Luther allait venir. Le roi avait abattu la féodalité, le
moine allait abattre la papauté, c’est-à-dire tout le moyen âge, le
guerrier et le prêtre. Mais le peuple lassé de l’un et de l’autre n’en
voulait plus. Il s’était aperçu que l’homme d’armes le mangeait, que le
prêtre l’exploitait et le trompait de son côté. Longtemps il s’était
contenté d’inscrire ses railleries sur la pierre des cathédrales,
de faire des chansons contre le seigneur, de lâcher, comme dans le
_Roman de la Rose_, quelque mot mordant sur le pouvoir ou la noblesse.
Mais il fallait quelque chose de plus: une révolte, une réforme. Le
symbole était vieux, et même dans le symbole le mystère, la poésie; et
c’était un besoin général de sortir des entraves, d’entrer dans une
autre voie. Besoin de la science, même besoin dans la poésie, dans la
philosophie. Dès 1473, une caricature représentant l’Église avec un
corps de femme, des jambes de poule, des griffes de vautour, une queue
de serpent, avait couru l’Europe entière. C’était l’époque de Commines,
de Machiavel, de l’Arétin. La papauté avait eu Alexandre VI, elle avait
Léon X qui ne valait guère mieux. L’orgie intellectuelle allait venir.
Elle sera longue et finira avec du sang. Au XVIIIe siècle elle s’est
renouvelée et a fini de même.
C’était donc au milieu de tels événements, dans une telle époque
que vivait Rabelais. Ne nous étonnons plus alors si en présence de
cette société toute chancelante sur ses bases, toute haletante de ses
débauches, devant tant de choses démolies et devant tant de ruines, il
se soit élevé un immense sarcasme sur ce passé hideux du moyen âge qui
palpitait encore au XVIe siècle, et dont le XVIe siècle avait horreur
lui-même.
Qu’est-ce donc que Rabelais?[5]
[5] Inédit, page 149 à page 154, ligne 5.
Essayons de le dire.
La mère de Gargantua le met au monde dans une indigestion qu’elle
eut pour avoir mangé trop de fouace, car les héros sont de terribles
mangeurs; ils mangent, ils mangent si bien qu’ils affament le monde;
provinces, duchés, royaumes sont ravagés par leur vorace appétit.
Voilà donc Gargantua qui vient au monde, et dès qu’il voit le jour il
demande: «A boire! à boire!» Son enfance est robuste, une enfance de
géant. A un an, il chante des rondeaux, ses gouvernantes le corrompent,
il est tout couvert d’habits de cour, c’est un vrai gentilhomme. On lui
apprend la philosophie, il controverse avec les sophistes, lit Pline,
Athénée, Dioscoride, Galien, Aristote, Elien; il apprend la géométrie,
la musique, la médecine; il joue à tous les jeux, s’amuse de toutes
les façons, boit vigoureusement. Après la guerre qu’il soutint pour
son père Grangousier contre Picrochole, quand il vint à se peigner il
faisait tomber de ses cheveux des boulets d’artillerie, et il avala
dans une salade six pèlerins qu’il retira avec son cure-dents.
Mais ce qu’il y a de plus beau dans le roman, ce ne sont point les
inventions, les aventures, ni ce style si naïf, à l’expression si
pittoresque, à la phrase si bien ciselée en relief, c’est le dialogue,
le comique des caractères, les longues causeries philosophiques de
Gargantua et du moine, qui lui explique pourquoi les moines sont exclus
du monde, pourquoi les demoiselles ont les cuisses fraîches, pourquoi
les uns ont le nez plus plat que les autres, etc. Après tout, Gargantua
est un bon diable, il fait grâce à ses ennemis, et sur ses vieux jours
il se retire dans le manoir des Thélémites.
Dans le roman de Gargantua le caractère du héros domine presque
exclusivement, les autres sont accessoires et vaguement définis. C’est
surtout la force et la vigueur qui prédominent: ce sont de joyeux
buveurs aux propos libertins, à la saillie franche, avec moins de
malice sceptique et de satire mordante que dans Pantagruel; Gargantua,
c’est tout entier l’homme de guerre tel qu’il pouvait l’être vers 1520,
il commence à abandonner l’épée pour la plume, la cuirasse pour le
bonnet.
Pantagruel a une généalogie avouée, inscrite, il est fils de tous les
rois: tous les géants, tous les grands hommes mèdes, persans, juifs,
romains, grecs, héros antiques, paladins du moyen âge, tous sont ses
pères; son propre père, Gargantua, avait, lors de sa naissance, quatre
cent quatre-vingt-quatre et quarante-quatre ans. Sa femme mourut en mal
d’enfant; pour baptiser Pantagruel on employa l’eau de tout le pays,
qui fut 36 mois 7 semaines 4 jours 13 heures et quelque peu davantage
sans pluie.
Gargantua ne sait s’il doit se réjouir de la naissance de son fils ou
se désoler de la mort de sa femme; tour à tour il rit, il pleure, il
s’écrie: «Ah pauvre Pantagruel! tu as perdu ta bonne mère, ta douce
nourrice, ta dame très aimée. Ha faulse mort! tant tu me es malivole,
tant tu me es outrageuse de me tollir celle à laquelle immortalité
appartenait de droit»; et ce disant pleurait comme une vache, mais
tout souldain riait comme ung veau quand Pantagruel lui venait en
mémoyre. «Oh! mon petit-fils, disait-il, mon couillon, mon peton, que
tu es joly, tant je suis tenu à Dieu de ce qu’il m’a donné ung si beau
fils tant joyeux, tant riant, tant joly! Ho! ho! ho! que je suis ayse,
buvons, ho! laissons toute mélancholye, apporte du meilleur, rince les
verres, boutte la nappe, chasse les chiens, souffle ce feu, allume la
chandelle, ferme cette porte, taille ces soupes, envoie ces pauvres,
baille-leur ce qu’ils demandent; tiens ma robe, que je me mette en
pourpoint pour mieux festoyer les commères.» Puis il ajoute: «Ma femme
est morte, je ne la ressusciterai pas par mes pleurs, il faut mieux
pleurer moins et boire davantage.»
Pantagruel, dans son enfance, humait chaque jour le lait de 4,600
vaches; on lui donnait sa bouillie dans un poeslon auquel furent
occupés tous les pesliers de Saulmur en Anjou, Villedieu en Normandie,
Bramont en Lorraine; il le brisa avec ses dents et mangea du cuivre.
Il part à Paris, lit tous les livres de l’abbaye de Saint-Victor,
devient docteur; il prononce des jugements, se lie d’amitié avec
Panurge, lequel «estait malfaisant, pipeur, buveur, batteur de pavé,
ribleur s’il en estait à Paris». Au demeurant le meilleur fils du monde.
«Et toujours machinait quelque chose contre les sergents et contre
le guet». Il obtient des pardons, marie les vieilles femmes, guérit
les vaches; il aime les grandes dames et fait le haut seigneur; il
accompagne Pantagruel et lui dit mille choses inconnues, il triomphe
pour lui sur un clerc d’Angleterre venu exprès de son pays pour arguer.
Panurge va à la guerre contre les Dipsodes; après la victoire on lui
accorde un évêché, mais il s’y conduit en laïque, mange son bled en
herbe, puis il veut se remarier, mais il a peur. Il se conseille à
Pantagruel, il interprète les songes, les vers de Virgile, va consulter
la Sibylle de Panzout, puis un poète nommé Raminagrobis, se consulte à
tous ceux qui l’entourent, ses amis, les passants, tout le monde; il
rencontre frère Jean des Entommeures qui l’en détourne, il demande des
avis à Hippotadée, théologien, à Rondibilis, médecin, à un philosophe
platonicien, à un philosophe pyrrhonien, il finit par en demander à
Triboulet, et, ne sachant que faire, il s’embarque pour aller consulter
l’oracle de la Dive Bouteille. Il se munit de force provisions
de bouche et part; mais survient une tempête et il a peur, il se
recommande à Dieu et à tous les saints, il pleure, sanglote, gémit,
fait des vœux; les nauchiers eux-mêmes se démontent et abandonnent
le navire au fort de la tempête. Après l’ouragan Panurge fait le bon
compagnon et soutient qu’il n’a pas eu peur, il se raille de Dieu et se
moque de l’Océan.
Ils visitent toutes les nations, et nulle part ils ne rencontrent ce
qui est bon. D’abord ils voient le pays de Chicanous, de là celui de
Quaresme prenant, puis ils arrivent dans la contrée des Andouilles
commandées par Riflandouille et Tailleboudin, ensuite ils vont dans
l’Ile des Papefigues, puis dans celle des Papimanes; ils vont toujours
et jamais ils ne s’arrêtent.
Pantagruel descend au manoir de Messire Guaster, premier maître ès arts
du monde; celui-là est le tyran universel, et nos héros lui obéissent
encore plus qu’à d’autres.
Ils passent successivement dans l’île Sonante, où l’usage du carême
déplaît souverainement à Panurge et où les Papigots règnent absolument.
Ils restent quelque temps, mais comme à toute heure, jour et nuit, on
venait les réveiller pour boire, Pantagruel lui-même en est ennuyé. Ils
s’enfuient des terres de Rome, arrivent dans le pays de Quinte essence,
et ce n’est enfin qu’après avoir passé dans le pays de Satin, où ils
virent Ouïdire, qu’ils arrivent enfin à la Dive Bouteille, terme du
voyage.
Et dans toute cette longue course effrénée à travers le monde, ce
qui domine, ce qui brille, ce qui retentit, c’est un éternel rire,
immense, confus, un rire de géant, qui assourdit les oreilles et donne
le vertige; moines, soldats, capitaines, évêques, empereurs, papes,
nobles et manants, prêtres et laïques, tous passent devant ce sarcasme
colossal de Rabelais, qui les flagelle et les stigmatise, et ils
ressortent de dessous sa plume tous mutilés et tous saignants.
Il y avait derrière Rabelais tout un moyen âge sombre et terrible;
les longues douleurs du peuple, ses haines contre le seigneur et
contre le prêtre étaient vieilles, depuis longtemps les croyances et
les servitudes pesaient également; mais la vieille société vivait
encore avec ses tyrannies pour le corps, ses entraves pour la pensée,
le seigneur était encore dans son donjon, le prêtre dans sa riche et
grasse abbaye, le pape dans sa monstrueuse ville de Rome. Mais tout à
coup il survient un homme (et pour que la raillerie soit plus forte, un
moine!) qui se met à écrire un livre, un livre sans suite, sans formes,
à la pensée vague, peut-être sans plan prémédité, sans idée fixe, mais
plein de railleries mordantes et cruelles contre le seigneur malgré
son armée, contre le prêtre malgré sa sainteté, contre le pape malgré
ses bulles; la vieille cathédrale gothique est toute dégradée, toute
salie, toute souillée; tout ce qu’on a jusqu’alors respecté depuis
des siècles, philosophie, science, magie, gloire, renommée, pouvoir,
idées, croyances, tout cela est abattu de son piédestal, l’humanité
est dépouillée de ses robes de parade et de ses galons mensongers;
elle frémit toute nue sous le souffle impur du grotesque qui la serre
depuis longtemps, elle est laide et repoussante, Panurge lui jette à
la tête ses brocs de vin, et se met à rire. Et au milieu de tout cela,
les aperçus les plus fins sur la nature de l’homme, les nuances les
plus délicates du cœur, les analyses les plus vraies, des scènes qu’eût
avouées Molière et qui ont fait pâmer de rire nos aïeux, qui avaient
plus d’esprit que nous et qui lisaient les bons auteurs du bon vieux
temps. Ce n’est ni la pointe acérée et aiguisée de Voltaire, avec son
rire perçant, sa bile recuite, sa morsure envenimée, ni la colère naïve
et déclamatoire de Jean-Jacques, ni les sanglots étouffés de Byron,
ni la douleur réfléchie de Gœthe, c’est le rire vrai, fort, brutal,
le rire qui brise et qui casse, ce rire-là qui, avec Luther et 93, a
abattu le moyen âge.
Ceux qui ont prétendu donner de Rabelais des clefs, voire des
allégories à chaque mot, et traduire chaque lazzi, n’ont point, selon
moi, compris le livre. La satire est générale, universelle, et non
point personnelle ni locale. Une attention suivie dément vite cette
vaine tentative.
Citerai-je tout ce que le XVIe siècle a fait dans ce sens-là et toute
la boue qu’il a jetée sur le moyen âge dont il était sorti? Ainsi, sans
même parler de l’Arioste, Falstaff, Sancho, Gargantua ne forment-ils
pas une trilogie grotesque qui couronne amèrement la vieille société?
Falstaff est à lui seul l’homme de l’Angleterre, le John Bull bouffi
de bière forte et de jambon, gros, sensuel, se relevant d’entre les
cadavres, tirant de sa gibecière un flacon de vieux vin d’Espagne. Ce
n’est point le grotesque terrible d’Iago, ni l’immoralité raisonnée
du Maure Hassan de Schiller. Sa seule passion c’est de s’aimer. Il la
porte au plus haut degré; elle est sublime. C’est l’égoïsme personnifié
avec un certain fonds d’analyse et de scepticisme qu’il fait tourner à
son profit.
Quant au pacifique Sancho Pança, monté sur son baudet, avec sa figure
basanée et paresseuse, soufflant la nuit, dormant le jour, l’homme
poltron, l’homme qui ne conçoit pas l’héroïsme, l’homme des proverbes,
l’homme prosaïque par excellence, n’est-ce pas la raison criant de
toutes ses forces à don Quichotte d’arrêter et de ne pas courir après
les moulins à vent qu’il prend pour des géants? Le gentilhomme y court,
mais il s’y casse le bras, s’y meurtrit la tête. Son casque est un plat
à barbe, son cheval, Rossinante. Et l’âne du laboureur se met à braire
devant son blason.
Placée entre ces deux figures, celle de Gargantua est plus vague, moins
précise. Les formes en sont plus amples, plus lâchées, plus grandioses.
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