Œuvres de jeunesse inédites. II: 1839-1842. Œuvres diverses.—Novembre. - 06
serpent monstrueux qui s’allongeait lentement sur les herbes pour aller
mordre au loin l’Océan. Cependant on voyait glisser dessus les ombres
scintillantes des étoiles et les masses noires des nuages; souvent
aussi les deux ailes blanches des cygnes disparaissaient dans les joncs
verts.
La nuit était chaude, limpide, toute vaporeuse de parfums, toute humide
de la rosée des fleurs; elle était transparente et bleue, comme si un
grand feu d’étoiles l’eût éclairée par derrière. C’était un horizon
large et grand, qui baisait au loin le ciel d’un baiser d’amour et de
volupté.
Smarh se sentit revivre; je ne sais quelle perception, jusque-là
inconnue, de la nature entra dans son âme comme une faculté nouvelle,
comme une jouissance intime et transparente, au dedans de laquelle il
voyait se mouvoir confusément des pensées riantes, des images tendres,
vagues, indécises. Il resta longtemps plongé dans la béatitude de
l’extase et se laissant enivrer par tout cela, laissant son âme humer
par tous ses pores l’harmonie et les délices de ce ciel diaphane, si
large et si pur; de cette campagne, avec ses herbes courbées par la
brise embaumante, avec les fleurs balançant leurs calices et laissant
échapper le parfum qui s’envole; de cette onde de lait murmurante et
douce dans les roseaux, avec ces cygnes dont le pied bat mollement les
flots endormis, qui viennent mouiller d’un baiser tout fumant le sable
doré et jonché de coquilles blanches.
Son âme se déployait et nageait à l’aise, elle étendait ses ailes et
planait au milieu de cette création, toute ivre de parfums, toute
dormeuse et nonchalante, comme une sultane sur des lits de roses. On
sentait que la terre toute tiède grandissait en beauté dans son sommeil.
Voilà que les ondes s’arrêtent et semblent une lame d’argent qui est
demeurée sur l’herbe, les joncs se taisent, les fleurs s’ouvrent, la
nuit devient encore plus transparente, plus longue, plus voluptueuse;
et tandis que Smarh restait là, on voit s’élever, sortir, apparaître
et s’enfuir, parmi la clarté douteuse, comme des ombres qui passent.
De vagues formes de femmes nues, blanches, venaient autour de lui,
marchant avec leurs pieds nus sur le tapis vert et frais; elles
l’entouraient, le regardaient, l’appelaient, puis elles s’en allaient
bien vite, bien vite, en courant; les unes se courbaient jusqu’à terre,
et l’on voyait leur dos blanc, tout couvert de cheveux noirs, se plier
avec un mouvement de fleur sous la brise; les autres s’étendaient sur
ses genoux, et leur tête retombait par terre et laissait voir leur
gorge palpitante et brune; elles étaient vives, folâtres, errantes,
douteuses comme une suite d’images dans un songe d’amour.
Elles venaient lui jeter des fleurs à la figure, en dansant autour de
lui; elles s’entrelaçaient avec leurs bras ronds et blancs sur leurs
hanches de marbre, on voyait leur cou de cygne se ployer en arrière et
leur gorge remuer comme si elles eussent chanté. Car elles chantaient,
mais si bas, si confusément que Smarh n’entendait que des sons doux
et faibles, comme ceux d’une flûte au dernier soupir d’une vibration
mourante. Elles allaient dans le fleuve, et en ressortaient avec leurs
beaux corps tout humides et leurs cheveux mouillés sur leurs seins;
souvent le flot d’azur les apportait devant lui, comme dans des bras
invisibles et embaumés.
Smarh alors sentit en lui quelque chose qui montait comme une vague
géante; il avait devant lui je ne sais quelles illusions, qui
éclairaient son cœur et le menaient déjà dans un avenir tout plein de
délices, il voulait courir après, mais il lui échappait toujours et il
courait toujours.
Elles étaient si belles! il y en avait qui descendaient de la nue
grise, d’autres qu’apportaient les flots, d’autres qui sortaient de
dessous terre, d’entre les herbes, les fleurs, et qui semblaient venir
soit d’un rayon de la lune, soit du parfum d’une rose, oh! belles!
belles! et si fines, si transparentes, qu’on les aurait prises pour les
plus beaux rêves d’un poète! Il y en avait de blanches avec des cheveux
d’or, d’autres qui étaient brunes, ardentes, et qui avaient des yeux
noirs qui semblaient lancer des jets de flammes.
C’était si beau de voir cette guirlande de femmes nues, entrelacées
et remuant toutes, que Smarh courait dévoré par la rage. Elles lui
échappaient des mains, et puis elles revenaient devant lui. Il avait
un désir, un désir immense; son âme était une chaudière rouge où se
brûlait, toute torturée, une passion gigantesque; il y avait un démon
en lui, qui le poussait en avant, lui disait cent choses infinies et
lui chantait des chants sans mots, sans phrases, sans idées, mais
quelque chose d’ardent, de dévorant, de large et de plein de colère,
de frénésie, de plus rapide que la poudre, plus brûlant que le feu. Il
allait, courait, venait; tout son sang bouillonnait; sa chair remuait
et semblait se repétrir dans cette passion, ses os étaient broyés, sa
pensée malade courait dans un cercle de fer et se brisait la tête en
voulant le franchir.
Enfin Satan en eut pitié, il frappa la terre avec son pied et il en
sortit un palais.
Smarh se trouva dans une large salle, assis à une table toute couverte
de mets ignorés; il se précipitait dessus en savourant avec délices
les premières bouchées, et buvait quelques gouttes des liqueurs les
plus parfumées. Les lambris de marbre blanc, les pavés d’or étaient
sculptés, ciselés; il y avait de place en place des femmes nues et
belles comme des statues, elles se confondaient avec elles; des clartés
ruisselantes illuminaient tout cela.
C’étaient des chants sans fin, doux et purs comme celui de l’alouette
dans les blés, comme la voix qui dit: je t’aime, dans un baiser;
c’était partout formes de rose, seins d’albâtre, beautés sans nombre,
ivresses infinies.
Enfin, imaginez quelque chose de plus suave qu’un regard, de plus
embaumant que les roses, de plus beau, de plus resplendissant que la
nuit étoilée, la volupté sous toutes ses formes, sous toutes ses faces,
avec ses ravissements, ses transports, ses battements de cœur, ses
ivresses, son délire; rêvez tout ce que vous voudrez de plus beau, de
plus délirant; songez aux formes les plus belles, aux mots les plus
amoureux; formez-vous dans votre esprit, avec l’imagination la plus
délirante d’un poète et les souvenirs les plus superbes et les plus
titaniques de Rome, une fête de nuit, une orgie toute pleine de femmes
nues, belles comme les Vénus, avec des chœurs de voix, avec des coupes
d’or, avec les mets les plus exquis, les boissons les plus fumeuses;
dites-vous, si vous voulez: il y avait un palais fait avec du marbre
et de l’or, des clartés sortaient des murs, les arbres portaient un
feuillage rose, la mer roulait des flots de lait d’où sortaient des
nymphes avec des couronnes et des guirlandes, il y avait des danses et
des voluptés sans fin, des frénésies, des femmes sur des piédestaux,
dans les poses les plus lubriques, les plus exquises; croyez-vous donc
qu’avec vos misérables mots, votre style qui boite et votre imagination
qui bégaie, vous parviendrez à rendre une parcelle de ce qui arriva
cette nuit-là?
Avec votre langue châtrée par les grammairiens et déjà si pauvre, si
châtrée d’elle-même, pouvez-vous exprimer tout le parfum d’une fleur,
tout le verdoyant d’un pré d’herbe? me peindrez-vous seulement un
tas de fumier ou une goutte d’eau? est-ce que le mot rend la pensée
entière? est-ce que l’expression ne l’étreint pas dans elle-même?
Auparavant elle était libre, immense, impalpable, et vous la fixez,
vous la collez, vous la clouez sur une misérable feuille de papier
avec un mot bien pâle et bien sec. Voyons donc! avec des mots, des
phrases et du style, faites-moi la description bien exacte d’un de vos
souvenirs, d’un paysage, d’une masure quelconque!
C’est là ce qui me désole. Savez-vous que j’ai rêvé longtemps à cette
superbe orgie, et que je suis lassé de voir que je n’ai avancé à rien,
et que je ne peux pas vous dire le moindre mot de cette pensée ou de
cette chose qu’on nomme volupté, chose si transparente, si fine, si
légère, une vapeur insaisissable et rose dans laquelle flottille l’âme
toute oppressée et toute confuse.
Un jour que j’aurai de l’imagination, que j’aurai été penser à Néron
sur les ruines de Rome, ou aux bayadères sur les bords du Gange,
j’intercalerai la plus belle page qu’on ait faite; mais je vous avertis
d’avance qu’elle sera superbe, monstrueuse, épouvantablement impudique,
qu’elle fera sur vous l’effet d’une tartine de cantharides, et que,
si vous êtes vierge, vous apprendrez de drôles de choses, et que, si
vous êtes vieillard, elle vous fera redevenir jeune; ce sera une page
qui passera en prodigalité la poésie de M. Delille, en intérêt les
tragédies de M. Delavigne, en exubérance le style de J. Janin, et en
fioritures celles de P. de Kock; une page enfin, qui, si elle était
affichée sur les murs, mettrait les murs en chaleur eux-mêmes, et
ferait courir les populations dans les lupanars devenus désormais trop
petits, et forcerait hommes et femmes à s’accoupler dans la rue, à la
façon des chiens, des porcs, race fort inférieure à la race humaine,
j’en conviens, qui est la plus douce et la plus inoffensive de toutes.
En attendant, je m’arrête, car tout ce que j’ai de plus poétique à vous
dire est de ne rien dire.
Mais voilà Smarh qui s’est levé de dessus son lit de rose, les roses le
fatiguaient, et il s’est assis par terre, sur le pavé de marbre blanc
incrusté de diamant; il est essoufflé, la sueur coule de son front,
son grand œil, morne et vide, tout sec de larmes, se promène lentement
et va se fermer; sa paupière est de plomb, ses membres sont brisés de
fatigue, son âme est navrée d’amertume et de dégoût. Pourquoi donc?
Les femmes viennent devant lui, elles l’appellent, elles retournent
leurs croupes vermeilles et blanches, leurs hanches de satin se
présentent à lui, leurs cheveux ondoient sur leurs épaules d’albâtre,
leur sein palpite, leurs dents de perles laissent passer le sourire,
leurs yeux, d’où découle une expression toute tendre, toute ardente,
noyés dans une amoureuse langueur, le regardent en face.
Tout à l’heure il courait après, il sautait, il bondissait, il
rugissait de plaisir, il se pâmait, il se mourait; et voilà qu’il les
repousse, qu’il n’en veut plus, qu’il détourne la tête et veut dormir.
On lui apporte, dans des plats d’or, un mets pour lequel ont travaillé
pendant trois jours vingt esclaves; des flottes sont parties dans tous
les sens pour en rapporter ce qu’il faut; ce n’est ni un fruit, ni une
viande, ni un poisson, c’est de l’inouï, de l’inventé, quelque chose
à mourir de plaisir; à peine s’il l’a mis sous son palais qu’il l’a
recraché. On lui présente, dans une coupe de diamant ciselé, un vin
d’azur pilé avec des grappes du raisin d’Asie, tout embaumé des parfums
les plus doux, un vin si délicieux qu’on n’en boira jamais de pareil; à
peine s’il en a mouillé sa lèvre que la nausée lui est venue et qu’il
l’a jeté par terre.
Tout à l’heure il aimait les mots d’amour, l’alcôve fermée, la femme
frémissante et évanouie la gorge étendue; il aimait les soupirs,
les baisers, les longues pâmoisons, les yeux noyés de larmes; il
aimait la danse ivre, folâtre, longue chaîne amoureuse; il aimait les
resplendissantes clartés, la lune argentant les pelouses vertes, il
aimait le mystère des bois, le parfum des fleurs; il aimait toutes ces
choses qui navrent l’âme et la font fondre en délices. Qu’a-t-il donc?
Tout cela était pourtant bien beau! et avec quelle ardeur il l’avait
convoité! que de fois il avait appelé dans ses rêves ce quelque chose
de surhumain et d’impossible!
Il s’ennuie, il a l’âme pleine et vide comme un ballon rempli d’air.
Non! tout cela, toutes ces beautés sans nombre, toutes ces délices
inventées, il n’en veut plus; il reste là sur le flanc, ivre mort,
le dégoût plein le cœur, le corps fatigué, l’œil morne et béant; la
volupté le lasse, elle l’a remué, chatouillé, irrité, puis elle l’a
pris, l’a brisé comme un roseau, et l’a jeté ensuite dans la satiété et
l’ennui, l’ennui brut et mort comme une chape de plomb qui couvre l’âme
et l’écrase.
Et Yuk est encore là avec son ignoble figure; il bave sur la pourpre,
il casse le marbre et fond l’or; il brise les statues, il boit les vins
et crache sur les mets; il prend les femmes, les épuise depuis la tête
jusqu’aux pieds, depuis les larmes jusqu’au rire, le corps et l’âme;
il fait tout vil et laid, il vieillit la jeunesse, enlaidit la beauté,
abaisse ce qui est grand, rend amer ce qui est doux, il dégrade la
noblesse; le voilà qui s’établit comme un roi dans la volupté et qui la
rend vénale, ignoble, crapuleuse et vraie.
Smarh se met à rire lui-même et à mépriser la chair; il se relève,
dresse la tête et s’écrie:
--Satan! Satan! je ne veux pas de tes joies; autre chose! Allons,
un cheval! une armée! des batailles! du sang! j’en veux à y noyer
des peuples! Crois-tu donc que je suis fait pour m’endormir dans la
mollesse et m’abrutir dans les voluptés? Arrière tout cela! te dis-je,
je veux être grand, immense; je veux être un des souvenirs du monde, et
le manier dans mes deux mains, et le battre longtemps avec les quatre
pieds de mon cheval.
Et le voilà parti comme la flèche que l’arc tendu a lancée en avant, il
traîne derrière lui toute une armée qui court pour le suivre, il passe
les Alpes, l’Hymalaya, traverse les océans, les déserts, il va.
Un vautour plane sur sa tête et étend ses ailes noires; quelquefois il
vient s’abattre sur sa couronne et pousse des cris rauques, en voyant
le sang rejaillir et la plaine, toute couverte d’hommes, se couvrir de
cadavres comme des épis fauchés; il va toujours.
Il va, et partout derrière lui il se fait une grande ruine, la terre
est calcinée, l’herbe ne repousse plus, la cendre vole aux vents, les
fleuves sont encombrés de morts, le sang rougit la neige des montagnes.
Les hommes meurent à ses côtés et tendent des bras suppliants vers
lui, mais le poitrail de son cheval renverse les pyramides, et ses pas
broient les villes; il va.
Et l’on n’entend plus derrière lui qu’un grand soupir, qu’un dernier
râle, on palpite encore, l’incendie n’a plus que sa fumée, les cadavres
pourrissent, les os sont blanchis par les pluies d’orage; il va.
En vain il a rencontré le hameau où il naquit, la cabane où sa mère
le mit au jour; il a brûlé la moisson, il a renversé le toit de son
père; il a passé et l’on n’a plus vu qu’une longue trace de sang. Il
a mis des chaînes aux peuples qu’il a vaincus! puis il a dit: «Je
reviendrai», et il est parti, et ils sont tous morts dans la servitude,
voilà les fers qui sont rouillés et les squelettes qui craquent aux
vents.
Il a tout détruit, est-ce qu’il ne veut faire de la terre qu’un vaste
tombeau pour y enfermer son nom? Ne s’arrêtera-t-il jamais? Il a usé
vingt générations à le suivre, et il va toujours, il va si vite que
les aigles ne le peuvent suivre et que les vautours n’ont pas le temps
de finir leur large festin; son manteau flotte au vent, son épée est
cassée, il bat son cheval avec son sceptre, et il lui enfonce les
talons dans le ventre; la crinière de son coursier est hérissée,
l’écume blanchit sa bouche, son sabot est tout usé, il lève la tête
pour humer la vapeur du sang.
Jamais il ne s’arrête, jamais un regard vers le passé, car la tête en
avant et fronçant le sourcil, son œil dévore l’horizon, il marche à
grands pas dans l’avenir et rêve les conquêtes d’un autre monde; il a
un démon ailé qui vole devant lui et lui crie, avec la voix des armes
qui s’entrechoquent: «Encore, encore cela! il y a un océan que tu
n’as pas traversé, un empire de plus! Est-ce assez? marche donc!» Il
se sent poussé lui-même avec le vent qui remue ses drapeaux, il désire
que le monde soit plus grand pour que sa conquête soit plus grande, il
voudrait courir avec le canon pour porter plus vite la mort et le néant.
Son lit de lauriers est trop petit, il jette des flottes sur les
océans et des armées sur les empires, il va toujours cassant, broyant,
emportant dans ses deux bras les peuples éplorés et traînant le monde
esclave à la croupe de son cheval.
Quand son navire fend les ondes, la carène remue les cadavres balancés
par la vague et les débris des flottes. Quand son cheval galope,
souvent le sang lui vient jusqu’au poitrail, souvent son pied entre
dans le ventre des morts. S’il lève la tête, il voit un ciel rougi par
la lueur de l’incendie.
Il marcha ainsi longtemps, si longtemps que la terre était déserte du
Sud au Nord. Il passa par l’Asie et l’Europe, l’ancien et le nouveau
monde; il traversa les océans de la glace et les mers du Sud où l’eau
brûle et fume sur un sable de feu; les déserts, les forêts, tout garda
l’empreinte sanglante du talon du vainqueur qui avait broyé quelque
chose à chacun de ses pas.
Il alla toujours. Il vit bien des frais ruisseaux, bien des bois pleins
de mousse, de larges feuillages et des belles roses, et il ne désaltéra
pas au ruisseau sa gorge séchée par la poussière, il n’y lava pas ses
mains, il ne s’assit pas sous les feuilles vertes pour regarder les
nues s’en aller et venir dans le ciel.
Il n’aimait rien; son âme était vide comme le désert et insatiable
comme lui. A mesure qu’il avançait, son ambition se grossissait aussi,
la montagne montait toujours plus vite que le voyageur.
Enfin il arriva que tout fut fini, et qu’un jour son cheval s’abattit
au bout du monde, devant l’infini Océan que l’homme ne peut franchir,
au bord duquel il reste toujours, regardant s’il ne verra pas
apparaître quelque cavale pour partir, quelque étoile pour l’éclairer;
il est là, s’amusant à ramasser des débris de coquilles et parcelles de
grains de sable.
Il avait donc tout fini. Que faire? où aller? la terre était déserte,
vide d’esclaves et d’armées. Il leva les yeux vers le ciel et fut pris
d’une ardeur sans bornes:
--Qu’est-ce que le monde? qu’il est petit! j’y étouffe, s’écria-t-il,
élargis-moi cette terre! étends ses océans, recule-moi ces bornes-là,
élargis-moi l’atmosphère où je vis. Est-ce tout? est-ce que la vie se
bornera là? j’ai dévoré le monde, je veux autre chose: l’éternité!
l’éternité!
Et il tâcha de faire un grand tas de toute la poussière qu’il avait
faite, il fit une pyramide de têtes de morts séchées par les vents,
il balaya avec des drapeaux déchirés tout le sang versé, et il le mit
dans une fosse et répéta: gloire! gloire! Mais tout croula vite, la
poussière même s’envola, les ossements l’engloutirent, la terre but le
sang, et il sentit une voix qui disait derrière lui:
--L’éternité, la gloire, l’immortalité, c’est moi!
Mais il se leva lentement, comme une ombre qui sort d’un tombeau, avec
un long linceul tout pourri, qui enveloppait un squelette avec des
lambeaux de chair aussi verts que l’herbe des cimetières. Il avait
une tête toute jaunie, avec un vieux sourire froid de courtisane; son
bâton, c’était un sceptre doré qui portait un soc de charrue.
Il se leva plein de colère:
--Qui ose dire qu’il y a de l’immortalité?
YUK.
C’est moi qui l’ose.
--Sais-tu qui je suis? vois donc mes pieds tout pleins de la poussière
des empires, et la frange de mon manteau toute mouillée par les larmes
des générations.
Il secoua son linceul et il en tomba de la poussière rougie.
--C’est l’histoire, ajouta le spectre; ose dire qu’il y a immortalité
sinon pour moi?
YUK.
Pour moi.
--Qui donc es-tu?
YUK.
Et toi?
LA MORT.
La mort! et toi?
YUK.
Vois donc! Ma tête va jusqu’aux nues, mes pieds remuent la cendre des
tombeaux; quand je parle, c’est le monde qui dit quelque chose, c’est
le créateur qui crée, c’est la création qui agit; je suis le passé,
le présent, le futur, le monde et l’éternité, cette vie et l’autre,
le corps et l’âme; tu peux abattre des pyramides et faire mourir des
insectes, mais tu ne m’arracheras pas la moindre parcelle de quelque
chose.
Je me moque de ton linceul et de tes joies de sépulcre, je me ris de ta
face qui a toujours glissé sur moi comme l’eau sur le marbre. Ta tête
jaune, ton ventre en lambeaux, toute la poussière qui t’entoure, les
pleurs de sang, les sanglots, tout ce magnifique cortège dont tu te
fais gloire, les ruines, le passé, l’histoire, tous ces grains de sable
qui forment ton trône, le monde qui est la roue sur qui tu tournes
dans le temps, tout cela, te dis-je, depuis les océans les plus larges
jusqu’aux larmes d’un chien, l’Atlas jusqu’à un tas de fumier, depuis
un tronc jusqu’à un brin d’herbe, tout cela qui est ton domaine, ta
gloire, ton royaume, que sais-je enfin? tout ce que tu manges, tout ce
que tu dévores, tout ce qui vit et qui meurt, tout ce qui est commencé
pour finir, tout cela me fait pitié, tu entends? tout cela me fait
rire, moi, et d’un rire plus fort que le bruit de ton pied quand il
broiera le monde d’un seul coup!
LA MORT.
Qui donc es-tu?
YUK.
Eh quoi! ne m’as-tu donc jamais vu? Aux funérailles des empereurs,
n’était-ce pas moi qui étais couché sur le drap noir, qui conduisais
les chevaux? n’est-ce pas moi qui ai creusé les fosses, qui ai fait
pourrir ensemble les cadavres des héros dans leurs mausolées de marbre
et les charognes de loups sous les feuilles des bois?
Quand tu es entrée dans l’église, et que tu t’es mise à faucher comme
ailleurs, vieille vorace que tu es, toi qui manges de la terre et du
bronze, n’as-tu pas vu ma main éternelle qui cassait le christ et
souillait l’autel?
Eh quoi! quand l’aurore blanchit les vitres au sortir de quelque
orgie, quand tu viens boire le vin dans les coupes d’or et essuyer ta
bouche aux dents usées avec la nappe de pourpre, n’as-tu pas entendu
ma chanson, qui bourdonnait avec les verres qui se brisaient et les
mouches à viande qui voltigeaient sur les lèvres bleues des morts?
Quand tu te baisses jusqu’à terre et que tu te penches pour mieux
faucher, n’as-tu rien entrevu à travers l’écroulement des monarchies?
au milieu des ruines qui tombent, n’as-tu pas entendu le fracas des
pyramides qui s’écroulent, une autre ruine au milieu de ces ruines, une
voix au milieu de ces voix, une grimace parmi ces figures?
N’as-tu pas vu quelque chose de plus fort que le temps, quelque chose
qui le mène, qui le pousse, le remplit et qui le soûle? n’as-tu pas vu
une autre éternité dans l’éternité?
Tu crois que tout est fini quand tu as passé? tu te crois l’infini,
et que tu donnes des bornes où ton pied se met? partout où ta charrue
laboure, tu crois y semer le néant? comme si, après l’incendie, il n’y
avait pas les cendres! après le cadavre, n’y a-t-il pas la pourriture?
après le temps, n’y a-t-il pas l’éternité?
LA MORT.
Qui donc es-tu? parle! parle!
YUK.
Ah! qui je suis? je suis le vrai, je suis l’éternel, je suis le
bouffon, le grotesque, le laid, te dis-je; je suis ce qui est, ce qui a
été, ce qui sera; je suis toute l’éternité à moi seul. Pardieu! tu me
connais bien, plus d’une fois je t’ai baisée au visage et j’ai mordu
tes os, nous avons eu de bonnes nuits, enveloppés tous deux dans ton
linceul troué.
LA MORT.
C’est vrai! je t’avais oublié, ou du moins je voulais t’oublier, car tu
me gênes, tu me tirailles, tu m’épuises, tu m’accables, tu veux avoir,
à toi seul, tout ce que j’ai, et je crois qu’il ne me resterait plus
qu’un seul fil de mon manteau que tu me l’arracherais.
YUK.
C’est vrai, je suis un époux quelque peu tyrannique, mais je t’apporte
chaque jour tant de choses que tu ne devrais pas te plaindre.
LA MORT.
C’est vrai! faisons bon ménage, car nous ne pouvons vivre l’un sans
l’autre. Après tout, tu manges encore les miettes qui tombent de ma
bouche et la poussière que font mes pieds.
Alors tout le passé de sa vie apparut à Smarh, rapidement, d’un seul
jet, comme dans un éclair. Il revit passer d’abord sa chaumière
d’ermite, avec son crucifix de bois, avec sa vie sainte, avec ses
jours purs, avec ses nuits tranquilles; il se rappela que quelqu’un
était venu lui parler, qu’il y avait eu alors dans son âme une immense
confusion, tout un chaos de pensées; et qu’il était parti avec cet
être, qu’il était monté, monté, il ne savait où ni comment, mais à
des hauteurs si hautes, si immenses, que la pensée même ne peut y
atteindre; et il avait une grande peur, son âme s’était pliée comme un
roseau et s’était brisée sous l’ouragan de l’infini.
Puis il y avait eu une tempête, et il avait été, devant la nature, plus
faible que l’aile d’une mouche; il avait encore là senti quelque chose
qui pesait sur lui, comme si on avait mis un plomb sur cette aile, et
il était resté, tombé, attaché à cette lourde chaîne invisible.
Il avait vu aussi la vie barbare s’acheminant vers les cités, et les
cités elles-mêmes, mais en dedans, avec toutes ces choses qui tombent,
le roi, l’église, la vertu, tout cela se fanant et se pourrissant.
Il y avait là un vide dans son souvenir.
Puis tout à coup il vit repasser, comme par une illumination magique,
toutes les femmes l’appelant, lui souriant; il se rappela ses voluptés
et ses dégoûts, toute la vie! et ses courses effrénées à cheval, tout
écumeuses et toutes sanglantes du sang des morts, des cris, des bruits
d’armes; et puis une grande plaine toute vide, avec de la cendre,
et il tomba mourant, abîmé par ces souvenirs, comme s’il était dans
une arène et que sa pensée fût sortie de lui et qu’elle fût là le
combattant avec des griffes de fer, secouant son corps, le déchirant,
le faisant tourner, courir; elle le harcèle, le poursuit sans qu’il
puisse l’éviter. Cela dura jusqu’à ce qu’il fût tombé, étourdi, épuisé
de fatigue.
Cette agonie-là dura longtemps, et plus longue et plus cruelle que
celle du Christ, car elle était sans espoir, sans aucun horizon qui
apparût au bout de ce long chemin vide et plein de douleurs, sans
soleil qui perçât les nuages, sans aurore après cette nuit. Lui aussi
sua une sueur de sang et de larmes, et on les entendait tomber sur la
terre.
Ah! ce fut pire, car sa croix, c’était son âme qu’il avait peine à
porter et qui le brisait. Il l’avait portée dans la vie, et arrivé au
haut du calvaire, il la laissa tomber de lassitude.
Le séjour du tombeau pour lui ne fut pas de trois jours, et son tombeau
n’était point un couvercle de pierre, mais c’était le cadavre vivant de
la pensée qui se remuait et se tordait sous le sépulcre de la vie et du
fini.
Mais dans sa lassitude, au milieu de ses larmes silencieuses, quand
tout pesait si durement sur lui, il s’éleva cependant comme un dernier
soupir, un dernier baiser, quelque chose d’immense, d’amoureux,
d’impalpable. Il se ranima, ouvrit les yeux, chercha ce qu’il n’avait
jamais vu, désira ce qui n’existait pas; il tendit les bras vers un
infini sans bornes, et il se prit à rêver de belles choses inconnues.
Son âme, toute usée, comme une vieille voile que les ouragans ont
crevée et qui est retombée sans souffle, commença à palpiter, comme si
une brise du soir, courant sur une mer du Sud et apportant des parfums
et de doux et vagues échos, l’eût enflée; il reprit à la vie, et son
cœur se rouvrit à l’espérance comme les fleurs au soleil.
Quelle journée devait l’attendre? Quel ouragan allait la casser sur sa
tige? Pauvre fleur! pauvre âme!
C’était un enfant, tout jeune, tout rose encore, l’âme imprégnée
d’amour, de rêveries, d’extases.
Le matin, il partait, mais il n’allait ni vers les champs où son père
labourait, ni sur le rivage où la barque de ses frères aînés était
attachée, car il aimait à contempler les nues fugitives, les moissons
qui se ploient et s’ondulent aux vents comme une mer; il allait dans
les bois et il écoutait la pluie tomber sur le feuillage, les oiseaux
qui roucoulent sur la haie fleurie, et les insectes qui bourdonnent
dans les airs et qui se jouent dans les rayons du soleil; il regardait
la neige tomber, il écoutait le vent mugir.
Il allait toujours vers la mer, c’étaient là tous ses amours. Il
mordre au loin l’Océan. Cependant on voyait glisser dessus les ombres
scintillantes des étoiles et les masses noires des nuages; souvent
aussi les deux ailes blanches des cygnes disparaissaient dans les joncs
verts.
La nuit était chaude, limpide, toute vaporeuse de parfums, toute humide
de la rosée des fleurs; elle était transparente et bleue, comme si un
grand feu d’étoiles l’eût éclairée par derrière. C’était un horizon
large et grand, qui baisait au loin le ciel d’un baiser d’amour et de
volupté.
Smarh se sentit revivre; je ne sais quelle perception, jusque-là
inconnue, de la nature entra dans son âme comme une faculté nouvelle,
comme une jouissance intime et transparente, au dedans de laquelle il
voyait se mouvoir confusément des pensées riantes, des images tendres,
vagues, indécises. Il resta longtemps plongé dans la béatitude de
l’extase et se laissant enivrer par tout cela, laissant son âme humer
par tous ses pores l’harmonie et les délices de ce ciel diaphane, si
large et si pur; de cette campagne, avec ses herbes courbées par la
brise embaumante, avec les fleurs balançant leurs calices et laissant
échapper le parfum qui s’envole; de cette onde de lait murmurante et
douce dans les roseaux, avec ces cygnes dont le pied bat mollement les
flots endormis, qui viennent mouiller d’un baiser tout fumant le sable
doré et jonché de coquilles blanches.
Son âme se déployait et nageait à l’aise, elle étendait ses ailes et
planait au milieu de cette création, toute ivre de parfums, toute
dormeuse et nonchalante, comme une sultane sur des lits de roses. On
sentait que la terre toute tiède grandissait en beauté dans son sommeil.
Voilà que les ondes s’arrêtent et semblent une lame d’argent qui est
demeurée sur l’herbe, les joncs se taisent, les fleurs s’ouvrent, la
nuit devient encore plus transparente, plus longue, plus voluptueuse;
et tandis que Smarh restait là, on voit s’élever, sortir, apparaître
et s’enfuir, parmi la clarté douteuse, comme des ombres qui passent.
De vagues formes de femmes nues, blanches, venaient autour de lui,
marchant avec leurs pieds nus sur le tapis vert et frais; elles
l’entouraient, le regardaient, l’appelaient, puis elles s’en allaient
bien vite, bien vite, en courant; les unes se courbaient jusqu’à terre,
et l’on voyait leur dos blanc, tout couvert de cheveux noirs, se plier
avec un mouvement de fleur sous la brise; les autres s’étendaient sur
ses genoux, et leur tête retombait par terre et laissait voir leur
gorge palpitante et brune; elles étaient vives, folâtres, errantes,
douteuses comme une suite d’images dans un songe d’amour.
Elles venaient lui jeter des fleurs à la figure, en dansant autour de
lui; elles s’entrelaçaient avec leurs bras ronds et blancs sur leurs
hanches de marbre, on voyait leur cou de cygne se ployer en arrière et
leur gorge remuer comme si elles eussent chanté. Car elles chantaient,
mais si bas, si confusément que Smarh n’entendait que des sons doux
et faibles, comme ceux d’une flûte au dernier soupir d’une vibration
mourante. Elles allaient dans le fleuve, et en ressortaient avec leurs
beaux corps tout humides et leurs cheveux mouillés sur leurs seins;
souvent le flot d’azur les apportait devant lui, comme dans des bras
invisibles et embaumés.
Smarh alors sentit en lui quelque chose qui montait comme une vague
géante; il avait devant lui je ne sais quelles illusions, qui
éclairaient son cœur et le menaient déjà dans un avenir tout plein de
délices, il voulait courir après, mais il lui échappait toujours et il
courait toujours.
Elles étaient si belles! il y en avait qui descendaient de la nue
grise, d’autres qu’apportaient les flots, d’autres qui sortaient de
dessous terre, d’entre les herbes, les fleurs, et qui semblaient venir
soit d’un rayon de la lune, soit du parfum d’une rose, oh! belles!
belles! et si fines, si transparentes, qu’on les aurait prises pour les
plus beaux rêves d’un poète! Il y en avait de blanches avec des cheveux
d’or, d’autres qui étaient brunes, ardentes, et qui avaient des yeux
noirs qui semblaient lancer des jets de flammes.
C’était si beau de voir cette guirlande de femmes nues, entrelacées
et remuant toutes, que Smarh courait dévoré par la rage. Elles lui
échappaient des mains, et puis elles revenaient devant lui. Il avait
un désir, un désir immense; son âme était une chaudière rouge où se
brûlait, toute torturée, une passion gigantesque; il y avait un démon
en lui, qui le poussait en avant, lui disait cent choses infinies et
lui chantait des chants sans mots, sans phrases, sans idées, mais
quelque chose d’ardent, de dévorant, de large et de plein de colère,
de frénésie, de plus rapide que la poudre, plus brûlant que le feu. Il
allait, courait, venait; tout son sang bouillonnait; sa chair remuait
et semblait se repétrir dans cette passion, ses os étaient broyés, sa
pensée malade courait dans un cercle de fer et se brisait la tête en
voulant le franchir.
Enfin Satan en eut pitié, il frappa la terre avec son pied et il en
sortit un palais.
Smarh se trouva dans une large salle, assis à une table toute couverte
de mets ignorés; il se précipitait dessus en savourant avec délices
les premières bouchées, et buvait quelques gouttes des liqueurs les
plus parfumées. Les lambris de marbre blanc, les pavés d’or étaient
sculptés, ciselés; il y avait de place en place des femmes nues et
belles comme des statues, elles se confondaient avec elles; des clartés
ruisselantes illuminaient tout cela.
C’étaient des chants sans fin, doux et purs comme celui de l’alouette
dans les blés, comme la voix qui dit: je t’aime, dans un baiser;
c’était partout formes de rose, seins d’albâtre, beautés sans nombre,
ivresses infinies.
Enfin, imaginez quelque chose de plus suave qu’un regard, de plus
embaumant que les roses, de plus beau, de plus resplendissant que la
nuit étoilée, la volupté sous toutes ses formes, sous toutes ses faces,
avec ses ravissements, ses transports, ses battements de cœur, ses
ivresses, son délire; rêvez tout ce que vous voudrez de plus beau, de
plus délirant; songez aux formes les plus belles, aux mots les plus
amoureux; formez-vous dans votre esprit, avec l’imagination la plus
délirante d’un poète et les souvenirs les plus superbes et les plus
titaniques de Rome, une fête de nuit, une orgie toute pleine de femmes
nues, belles comme les Vénus, avec des chœurs de voix, avec des coupes
d’or, avec les mets les plus exquis, les boissons les plus fumeuses;
dites-vous, si vous voulez: il y avait un palais fait avec du marbre
et de l’or, des clartés sortaient des murs, les arbres portaient un
feuillage rose, la mer roulait des flots de lait d’où sortaient des
nymphes avec des couronnes et des guirlandes, il y avait des danses et
des voluptés sans fin, des frénésies, des femmes sur des piédestaux,
dans les poses les plus lubriques, les plus exquises; croyez-vous donc
qu’avec vos misérables mots, votre style qui boite et votre imagination
qui bégaie, vous parviendrez à rendre une parcelle de ce qui arriva
cette nuit-là?
Avec votre langue châtrée par les grammairiens et déjà si pauvre, si
châtrée d’elle-même, pouvez-vous exprimer tout le parfum d’une fleur,
tout le verdoyant d’un pré d’herbe? me peindrez-vous seulement un
tas de fumier ou une goutte d’eau? est-ce que le mot rend la pensée
entière? est-ce que l’expression ne l’étreint pas dans elle-même?
Auparavant elle était libre, immense, impalpable, et vous la fixez,
vous la collez, vous la clouez sur une misérable feuille de papier
avec un mot bien pâle et bien sec. Voyons donc! avec des mots, des
phrases et du style, faites-moi la description bien exacte d’un de vos
souvenirs, d’un paysage, d’une masure quelconque!
C’est là ce qui me désole. Savez-vous que j’ai rêvé longtemps à cette
superbe orgie, et que je suis lassé de voir que je n’ai avancé à rien,
et que je ne peux pas vous dire le moindre mot de cette pensée ou de
cette chose qu’on nomme volupté, chose si transparente, si fine, si
légère, une vapeur insaisissable et rose dans laquelle flottille l’âme
toute oppressée et toute confuse.
Un jour que j’aurai de l’imagination, que j’aurai été penser à Néron
sur les ruines de Rome, ou aux bayadères sur les bords du Gange,
j’intercalerai la plus belle page qu’on ait faite; mais je vous avertis
d’avance qu’elle sera superbe, monstrueuse, épouvantablement impudique,
qu’elle fera sur vous l’effet d’une tartine de cantharides, et que,
si vous êtes vierge, vous apprendrez de drôles de choses, et que, si
vous êtes vieillard, elle vous fera redevenir jeune; ce sera une page
qui passera en prodigalité la poésie de M. Delille, en intérêt les
tragédies de M. Delavigne, en exubérance le style de J. Janin, et en
fioritures celles de P. de Kock; une page enfin, qui, si elle était
affichée sur les murs, mettrait les murs en chaleur eux-mêmes, et
ferait courir les populations dans les lupanars devenus désormais trop
petits, et forcerait hommes et femmes à s’accoupler dans la rue, à la
façon des chiens, des porcs, race fort inférieure à la race humaine,
j’en conviens, qui est la plus douce et la plus inoffensive de toutes.
En attendant, je m’arrête, car tout ce que j’ai de plus poétique à vous
dire est de ne rien dire.
Mais voilà Smarh qui s’est levé de dessus son lit de rose, les roses le
fatiguaient, et il s’est assis par terre, sur le pavé de marbre blanc
incrusté de diamant; il est essoufflé, la sueur coule de son front,
son grand œil, morne et vide, tout sec de larmes, se promène lentement
et va se fermer; sa paupière est de plomb, ses membres sont brisés de
fatigue, son âme est navrée d’amertume et de dégoût. Pourquoi donc?
Les femmes viennent devant lui, elles l’appellent, elles retournent
leurs croupes vermeilles et blanches, leurs hanches de satin se
présentent à lui, leurs cheveux ondoient sur leurs épaules d’albâtre,
leur sein palpite, leurs dents de perles laissent passer le sourire,
leurs yeux, d’où découle une expression toute tendre, toute ardente,
noyés dans une amoureuse langueur, le regardent en face.
Tout à l’heure il courait après, il sautait, il bondissait, il
rugissait de plaisir, il se pâmait, il se mourait; et voilà qu’il les
repousse, qu’il n’en veut plus, qu’il détourne la tête et veut dormir.
On lui apporte, dans des plats d’or, un mets pour lequel ont travaillé
pendant trois jours vingt esclaves; des flottes sont parties dans tous
les sens pour en rapporter ce qu’il faut; ce n’est ni un fruit, ni une
viande, ni un poisson, c’est de l’inouï, de l’inventé, quelque chose
à mourir de plaisir; à peine s’il l’a mis sous son palais qu’il l’a
recraché. On lui présente, dans une coupe de diamant ciselé, un vin
d’azur pilé avec des grappes du raisin d’Asie, tout embaumé des parfums
les plus doux, un vin si délicieux qu’on n’en boira jamais de pareil; à
peine s’il en a mouillé sa lèvre que la nausée lui est venue et qu’il
l’a jeté par terre.
Tout à l’heure il aimait les mots d’amour, l’alcôve fermée, la femme
frémissante et évanouie la gorge étendue; il aimait les soupirs,
les baisers, les longues pâmoisons, les yeux noyés de larmes; il
aimait la danse ivre, folâtre, longue chaîne amoureuse; il aimait les
resplendissantes clartés, la lune argentant les pelouses vertes, il
aimait le mystère des bois, le parfum des fleurs; il aimait toutes ces
choses qui navrent l’âme et la font fondre en délices. Qu’a-t-il donc?
Tout cela était pourtant bien beau! et avec quelle ardeur il l’avait
convoité! que de fois il avait appelé dans ses rêves ce quelque chose
de surhumain et d’impossible!
Il s’ennuie, il a l’âme pleine et vide comme un ballon rempli d’air.
Non! tout cela, toutes ces beautés sans nombre, toutes ces délices
inventées, il n’en veut plus; il reste là sur le flanc, ivre mort,
le dégoût plein le cœur, le corps fatigué, l’œil morne et béant; la
volupté le lasse, elle l’a remué, chatouillé, irrité, puis elle l’a
pris, l’a brisé comme un roseau, et l’a jeté ensuite dans la satiété et
l’ennui, l’ennui brut et mort comme une chape de plomb qui couvre l’âme
et l’écrase.
Et Yuk est encore là avec son ignoble figure; il bave sur la pourpre,
il casse le marbre et fond l’or; il brise les statues, il boit les vins
et crache sur les mets; il prend les femmes, les épuise depuis la tête
jusqu’aux pieds, depuis les larmes jusqu’au rire, le corps et l’âme;
il fait tout vil et laid, il vieillit la jeunesse, enlaidit la beauté,
abaisse ce qui est grand, rend amer ce qui est doux, il dégrade la
noblesse; le voilà qui s’établit comme un roi dans la volupté et qui la
rend vénale, ignoble, crapuleuse et vraie.
Smarh se met à rire lui-même et à mépriser la chair; il se relève,
dresse la tête et s’écrie:
--Satan! Satan! je ne veux pas de tes joies; autre chose! Allons,
un cheval! une armée! des batailles! du sang! j’en veux à y noyer
des peuples! Crois-tu donc que je suis fait pour m’endormir dans la
mollesse et m’abrutir dans les voluptés? Arrière tout cela! te dis-je,
je veux être grand, immense; je veux être un des souvenirs du monde, et
le manier dans mes deux mains, et le battre longtemps avec les quatre
pieds de mon cheval.
Et le voilà parti comme la flèche que l’arc tendu a lancée en avant, il
traîne derrière lui toute une armée qui court pour le suivre, il passe
les Alpes, l’Hymalaya, traverse les océans, les déserts, il va.
Un vautour plane sur sa tête et étend ses ailes noires; quelquefois il
vient s’abattre sur sa couronne et pousse des cris rauques, en voyant
le sang rejaillir et la plaine, toute couverte d’hommes, se couvrir de
cadavres comme des épis fauchés; il va toujours.
Il va, et partout derrière lui il se fait une grande ruine, la terre
est calcinée, l’herbe ne repousse plus, la cendre vole aux vents, les
fleuves sont encombrés de morts, le sang rougit la neige des montagnes.
Les hommes meurent à ses côtés et tendent des bras suppliants vers
lui, mais le poitrail de son cheval renverse les pyramides, et ses pas
broient les villes; il va.
Et l’on n’entend plus derrière lui qu’un grand soupir, qu’un dernier
râle, on palpite encore, l’incendie n’a plus que sa fumée, les cadavres
pourrissent, les os sont blanchis par les pluies d’orage; il va.
En vain il a rencontré le hameau où il naquit, la cabane où sa mère
le mit au jour; il a brûlé la moisson, il a renversé le toit de son
père; il a passé et l’on n’a plus vu qu’une longue trace de sang. Il
a mis des chaînes aux peuples qu’il a vaincus! puis il a dit: «Je
reviendrai», et il est parti, et ils sont tous morts dans la servitude,
voilà les fers qui sont rouillés et les squelettes qui craquent aux
vents.
Il a tout détruit, est-ce qu’il ne veut faire de la terre qu’un vaste
tombeau pour y enfermer son nom? Ne s’arrêtera-t-il jamais? Il a usé
vingt générations à le suivre, et il va toujours, il va si vite que
les aigles ne le peuvent suivre et que les vautours n’ont pas le temps
de finir leur large festin; son manteau flotte au vent, son épée est
cassée, il bat son cheval avec son sceptre, et il lui enfonce les
talons dans le ventre; la crinière de son coursier est hérissée,
l’écume blanchit sa bouche, son sabot est tout usé, il lève la tête
pour humer la vapeur du sang.
Jamais il ne s’arrête, jamais un regard vers le passé, car la tête en
avant et fronçant le sourcil, son œil dévore l’horizon, il marche à
grands pas dans l’avenir et rêve les conquêtes d’un autre monde; il a
un démon ailé qui vole devant lui et lui crie, avec la voix des armes
qui s’entrechoquent: «Encore, encore cela! il y a un océan que tu
n’as pas traversé, un empire de plus! Est-ce assez? marche donc!» Il
se sent poussé lui-même avec le vent qui remue ses drapeaux, il désire
que le monde soit plus grand pour que sa conquête soit plus grande, il
voudrait courir avec le canon pour porter plus vite la mort et le néant.
Son lit de lauriers est trop petit, il jette des flottes sur les
océans et des armées sur les empires, il va toujours cassant, broyant,
emportant dans ses deux bras les peuples éplorés et traînant le monde
esclave à la croupe de son cheval.
Quand son navire fend les ondes, la carène remue les cadavres balancés
par la vague et les débris des flottes. Quand son cheval galope,
souvent le sang lui vient jusqu’au poitrail, souvent son pied entre
dans le ventre des morts. S’il lève la tête, il voit un ciel rougi par
la lueur de l’incendie.
Il marcha ainsi longtemps, si longtemps que la terre était déserte du
Sud au Nord. Il passa par l’Asie et l’Europe, l’ancien et le nouveau
monde; il traversa les océans de la glace et les mers du Sud où l’eau
brûle et fume sur un sable de feu; les déserts, les forêts, tout garda
l’empreinte sanglante du talon du vainqueur qui avait broyé quelque
chose à chacun de ses pas.
Il alla toujours. Il vit bien des frais ruisseaux, bien des bois pleins
de mousse, de larges feuillages et des belles roses, et il ne désaltéra
pas au ruisseau sa gorge séchée par la poussière, il n’y lava pas ses
mains, il ne s’assit pas sous les feuilles vertes pour regarder les
nues s’en aller et venir dans le ciel.
Il n’aimait rien; son âme était vide comme le désert et insatiable
comme lui. A mesure qu’il avançait, son ambition se grossissait aussi,
la montagne montait toujours plus vite que le voyageur.
Enfin il arriva que tout fut fini, et qu’un jour son cheval s’abattit
au bout du monde, devant l’infini Océan que l’homme ne peut franchir,
au bord duquel il reste toujours, regardant s’il ne verra pas
apparaître quelque cavale pour partir, quelque étoile pour l’éclairer;
il est là, s’amusant à ramasser des débris de coquilles et parcelles de
grains de sable.
Il avait donc tout fini. Que faire? où aller? la terre était déserte,
vide d’esclaves et d’armées. Il leva les yeux vers le ciel et fut pris
d’une ardeur sans bornes:
--Qu’est-ce que le monde? qu’il est petit! j’y étouffe, s’écria-t-il,
élargis-moi cette terre! étends ses océans, recule-moi ces bornes-là,
élargis-moi l’atmosphère où je vis. Est-ce tout? est-ce que la vie se
bornera là? j’ai dévoré le monde, je veux autre chose: l’éternité!
l’éternité!
Et il tâcha de faire un grand tas de toute la poussière qu’il avait
faite, il fit une pyramide de têtes de morts séchées par les vents,
il balaya avec des drapeaux déchirés tout le sang versé, et il le mit
dans une fosse et répéta: gloire! gloire! Mais tout croula vite, la
poussière même s’envola, les ossements l’engloutirent, la terre but le
sang, et il sentit une voix qui disait derrière lui:
--L’éternité, la gloire, l’immortalité, c’est moi!
Mais il se leva lentement, comme une ombre qui sort d’un tombeau, avec
un long linceul tout pourri, qui enveloppait un squelette avec des
lambeaux de chair aussi verts que l’herbe des cimetières. Il avait
une tête toute jaunie, avec un vieux sourire froid de courtisane; son
bâton, c’était un sceptre doré qui portait un soc de charrue.
Il se leva plein de colère:
--Qui ose dire qu’il y a de l’immortalité?
YUK.
C’est moi qui l’ose.
--Sais-tu qui je suis? vois donc mes pieds tout pleins de la poussière
des empires, et la frange de mon manteau toute mouillée par les larmes
des générations.
Il secoua son linceul et il en tomba de la poussière rougie.
--C’est l’histoire, ajouta le spectre; ose dire qu’il y a immortalité
sinon pour moi?
YUK.
Pour moi.
--Qui donc es-tu?
YUK.
Et toi?
LA MORT.
La mort! et toi?
YUK.
Vois donc! Ma tête va jusqu’aux nues, mes pieds remuent la cendre des
tombeaux; quand je parle, c’est le monde qui dit quelque chose, c’est
le créateur qui crée, c’est la création qui agit; je suis le passé,
le présent, le futur, le monde et l’éternité, cette vie et l’autre,
le corps et l’âme; tu peux abattre des pyramides et faire mourir des
insectes, mais tu ne m’arracheras pas la moindre parcelle de quelque
chose.
Je me moque de ton linceul et de tes joies de sépulcre, je me ris de ta
face qui a toujours glissé sur moi comme l’eau sur le marbre. Ta tête
jaune, ton ventre en lambeaux, toute la poussière qui t’entoure, les
pleurs de sang, les sanglots, tout ce magnifique cortège dont tu te
fais gloire, les ruines, le passé, l’histoire, tous ces grains de sable
qui forment ton trône, le monde qui est la roue sur qui tu tournes
dans le temps, tout cela, te dis-je, depuis les océans les plus larges
jusqu’aux larmes d’un chien, l’Atlas jusqu’à un tas de fumier, depuis
un tronc jusqu’à un brin d’herbe, tout cela qui est ton domaine, ta
gloire, ton royaume, que sais-je enfin? tout ce que tu manges, tout ce
que tu dévores, tout ce qui vit et qui meurt, tout ce qui est commencé
pour finir, tout cela me fait pitié, tu entends? tout cela me fait
rire, moi, et d’un rire plus fort que le bruit de ton pied quand il
broiera le monde d’un seul coup!
LA MORT.
Qui donc es-tu?
YUK.
Eh quoi! ne m’as-tu donc jamais vu? Aux funérailles des empereurs,
n’était-ce pas moi qui étais couché sur le drap noir, qui conduisais
les chevaux? n’est-ce pas moi qui ai creusé les fosses, qui ai fait
pourrir ensemble les cadavres des héros dans leurs mausolées de marbre
et les charognes de loups sous les feuilles des bois?
Quand tu es entrée dans l’église, et que tu t’es mise à faucher comme
ailleurs, vieille vorace que tu es, toi qui manges de la terre et du
bronze, n’as-tu pas vu ma main éternelle qui cassait le christ et
souillait l’autel?
Eh quoi! quand l’aurore blanchit les vitres au sortir de quelque
orgie, quand tu viens boire le vin dans les coupes d’or et essuyer ta
bouche aux dents usées avec la nappe de pourpre, n’as-tu pas entendu
ma chanson, qui bourdonnait avec les verres qui se brisaient et les
mouches à viande qui voltigeaient sur les lèvres bleues des morts?
Quand tu te baisses jusqu’à terre et que tu te penches pour mieux
faucher, n’as-tu rien entrevu à travers l’écroulement des monarchies?
au milieu des ruines qui tombent, n’as-tu pas entendu le fracas des
pyramides qui s’écroulent, une autre ruine au milieu de ces ruines, une
voix au milieu de ces voix, une grimace parmi ces figures?
N’as-tu pas vu quelque chose de plus fort que le temps, quelque chose
qui le mène, qui le pousse, le remplit et qui le soûle? n’as-tu pas vu
une autre éternité dans l’éternité?
Tu crois que tout est fini quand tu as passé? tu te crois l’infini,
et que tu donnes des bornes où ton pied se met? partout où ta charrue
laboure, tu crois y semer le néant? comme si, après l’incendie, il n’y
avait pas les cendres! après le cadavre, n’y a-t-il pas la pourriture?
après le temps, n’y a-t-il pas l’éternité?
LA MORT.
Qui donc es-tu? parle! parle!
YUK.
Ah! qui je suis? je suis le vrai, je suis l’éternel, je suis le
bouffon, le grotesque, le laid, te dis-je; je suis ce qui est, ce qui a
été, ce qui sera; je suis toute l’éternité à moi seul. Pardieu! tu me
connais bien, plus d’une fois je t’ai baisée au visage et j’ai mordu
tes os, nous avons eu de bonnes nuits, enveloppés tous deux dans ton
linceul troué.
LA MORT.
C’est vrai! je t’avais oublié, ou du moins je voulais t’oublier, car tu
me gênes, tu me tirailles, tu m’épuises, tu m’accables, tu veux avoir,
à toi seul, tout ce que j’ai, et je crois qu’il ne me resterait plus
qu’un seul fil de mon manteau que tu me l’arracherais.
YUK.
C’est vrai, je suis un époux quelque peu tyrannique, mais je t’apporte
chaque jour tant de choses que tu ne devrais pas te plaindre.
LA MORT.
C’est vrai! faisons bon ménage, car nous ne pouvons vivre l’un sans
l’autre. Après tout, tu manges encore les miettes qui tombent de ma
bouche et la poussière que font mes pieds.
Alors tout le passé de sa vie apparut à Smarh, rapidement, d’un seul
jet, comme dans un éclair. Il revit passer d’abord sa chaumière
d’ermite, avec son crucifix de bois, avec sa vie sainte, avec ses
jours purs, avec ses nuits tranquilles; il se rappela que quelqu’un
était venu lui parler, qu’il y avait eu alors dans son âme une immense
confusion, tout un chaos de pensées; et qu’il était parti avec cet
être, qu’il était monté, monté, il ne savait où ni comment, mais à
des hauteurs si hautes, si immenses, que la pensée même ne peut y
atteindre; et il avait une grande peur, son âme s’était pliée comme un
roseau et s’était brisée sous l’ouragan de l’infini.
Puis il y avait eu une tempête, et il avait été, devant la nature, plus
faible que l’aile d’une mouche; il avait encore là senti quelque chose
qui pesait sur lui, comme si on avait mis un plomb sur cette aile, et
il était resté, tombé, attaché à cette lourde chaîne invisible.
Il avait vu aussi la vie barbare s’acheminant vers les cités, et les
cités elles-mêmes, mais en dedans, avec toutes ces choses qui tombent,
le roi, l’église, la vertu, tout cela se fanant et se pourrissant.
Il y avait là un vide dans son souvenir.
Puis tout à coup il vit repasser, comme par une illumination magique,
toutes les femmes l’appelant, lui souriant; il se rappela ses voluptés
et ses dégoûts, toute la vie! et ses courses effrénées à cheval, tout
écumeuses et toutes sanglantes du sang des morts, des cris, des bruits
d’armes; et puis une grande plaine toute vide, avec de la cendre,
et il tomba mourant, abîmé par ces souvenirs, comme s’il était dans
une arène et que sa pensée fût sortie de lui et qu’elle fût là le
combattant avec des griffes de fer, secouant son corps, le déchirant,
le faisant tourner, courir; elle le harcèle, le poursuit sans qu’il
puisse l’éviter. Cela dura jusqu’à ce qu’il fût tombé, étourdi, épuisé
de fatigue.
Cette agonie-là dura longtemps, et plus longue et plus cruelle que
celle du Christ, car elle était sans espoir, sans aucun horizon qui
apparût au bout de ce long chemin vide et plein de douleurs, sans
soleil qui perçât les nuages, sans aurore après cette nuit. Lui aussi
sua une sueur de sang et de larmes, et on les entendait tomber sur la
terre.
Ah! ce fut pire, car sa croix, c’était son âme qu’il avait peine à
porter et qui le brisait. Il l’avait portée dans la vie, et arrivé au
haut du calvaire, il la laissa tomber de lassitude.
Le séjour du tombeau pour lui ne fut pas de trois jours, et son tombeau
n’était point un couvercle de pierre, mais c’était le cadavre vivant de
la pensée qui se remuait et se tordait sous le sépulcre de la vie et du
fini.
Mais dans sa lassitude, au milieu de ses larmes silencieuses, quand
tout pesait si durement sur lui, il s’éleva cependant comme un dernier
soupir, un dernier baiser, quelque chose d’immense, d’amoureux,
d’impalpable. Il se ranima, ouvrit les yeux, chercha ce qu’il n’avait
jamais vu, désira ce qui n’existait pas; il tendit les bras vers un
infini sans bornes, et il se prit à rêver de belles choses inconnues.
Son âme, toute usée, comme une vieille voile que les ouragans ont
crevée et qui est retombée sans souffle, commença à palpiter, comme si
une brise du soir, courant sur une mer du Sud et apportant des parfums
et de doux et vagues échos, l’eût enflée; il reprit à la vie, et son
cœur se rouvrit à l’espérance comme les fleurs au soleil.
Quelle journée devait l’attendre? Quel ouragan allait la casser sur sa
tige? Pauvre fleur! pauvre âme!
C’était un enfant, tout jeune, tout rose encore, l’âme imprégnée
d’amour, de rêveries, d’extases.
Le matin, il partait, mais il n’allait ni vers les champs où son père
labourait, ni sur le rivage où la barque de ses frères aînés était
attachée, car il aimait à contempler les nues fugitives, les moissons
qui se ploient et s’ondulent aux vents comme une mer; il allait dans
les bois et il écoutait la pluie tomber sur le feuillage, les oiseaux
qui roucoulent sur la haie fleurie, et les insectes qui bourdonnent
dans les airs et qui se jouent dans les rayons du soleil; il regardait
la neige tomber, il écoutait le vent mugir.
Il allait toujours vers la mer, c’étaient là tous ses amours. Il
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