Un coeur simple - 2
moins possible pour épargner la dépense, elle le bourrait
tellement de nourriture qu'il finissait par s'endormir. Au
premier coup des vêpres, elle le réveillait, brossait son
pantalon, nouait sa cravate, et se rendait à l'église, appuyée
sur son bras dans un orgueil maternel.
Ses parents le chargeaient toujours d'en tirer quelque chose,
soit un paquet de cassonade, du savon, de l'eau-de-vie,
parfois même de l'argent. Il apportait ses nippes à
raccommoder; et elle acceptait cette besogne, heureuse d'une
occasion qui le forçait à revenir.
Au mois d'août, son père l'emmena au cabotage.
C'était l'époque des vacances. L'arrivée des enfants la
consola. Mais Paul devenait capricieux, et Virginie n'avait
plus l'âge d'être tutoyée, ce qui mettait une gêne, une
barrière entre elles.
Victor alla successivement à Morlaix, à Dunkerque et à
Brighton; au retour de chaque voyage, il lui offrait un
cadeau. La première fois, ce fut une boîte en coquilles; la
seconde, une tasse à café; la troisième, un grand bonhomme en
pain d'épice. Il embellissait, avait la taille bien prise, un
peu de moustache, de bons yeux francs, et un petit chapeau de
cuir, placé en amère comme un pilote. Il l'amusait en lui
racontant des histoires mêlées de termes marins.
Un lundi, 14 juillet 1819 (elle n'oublia pas la date), Victor
annonça qu'il était engagé au long cours, et, dans la nuit du
surlendemain, par le paquebot de Honfleur irait rejoindre sa
goélette, qui devait démarrer du Havre prochainement. Il
serait, peut-être, deux ans parti.
La perspective d'une telle absence désola Félicité; et, pour
lui dire encore adieu, le mercredi soir, après le dîner de
Madame, elle chaussa des galoches, et avala les quatre lieues
qui séparent Pont-l'Evêque de Honfleur.
Quand elle fut devant le Calvaire, au lieu de prendre à
gauche, elle prit à droite, se perdit dans des chantiers,
revint sur ses pas; des gens qu'elle accosta l'engagèrent à se
hâter. Elle fit le tour du bassin rempli de navires, se
heurtait contre les amarres; puis le terrain s'abaissa, des
lumières s'entrecroisèrent, et elle se crut folle, en
apercevant des chevaux dans le ciel.
Au bord du quai, d'autres hennissaient, effrayés par la mer.
Un palan qui les enlevait les descendait dans un bateau, où
des voyageurs se bousculaient entre les barriques de cidre,
les paniers de fromage, les sacs de grain; on entendait
chanter des poules, le capitaine jurait; et un mousse restait
accoudé sur le bossoir, indifférent à tout cela. Félicité, qui
ne l'avait pas reconnu, criait: "Victor!" Il leva la tête;
elle s'élançait, quand on retira l'échelle tout à coup.
Le paquebot, que des femmes halaient en chantant, sortit du
port. Sa membrure craquait, les vagues pesantes fouettaient sa
proue. La voile avait tourné, on ne vit plus personne; -- et,
sur la mer argentée par la lune, il faisait une tache noire
qui pâlissait toujours, s'enfonça, disparut.
Félicité, en passant près du Calvaire, voulut recommander à
Dieu ce qu'elle chérissait le plus; et elle pria pendant
longtemps, debout, la face baignée de pleurs, les yeux vers
les nuages. La ville dormait, des douaniers se promenaient; et
de l'eau tombait sans discontinuer par les trous de l'écluse,
avec un bruit de torrent. Deux heures sonnèrent.
Le parloir n'ouvrirait pas avant le jour. Un retard, bien sûr,
contrarierait Madame; et malgré son désir d'embrasser l'autre
enfant, elle s'en retourna. Les filles de l'auberge
s'éveillaient, comme elle entrait dans Pont-l'Evêque.
Le pauvre gamin, durant des mois, allait donc rouler sur les
flots! Ses précédents voyages ne l'avaient pas effrayée. De
l'Angleterre et de la Bretagne, on revenait; mais l'Amérique,
les Colonies, les Iles, cela était perdu dans une région
incertaine, à l'autre bout du monde.
Dès lors, Félicité pensa exclusivement à son neveu. Les jours
de soleil, elle se tourmentait de la soif; quand il faisait de
l'orage, craignait pour lui la foudre. En écoutant le vent qui
grondait dans la cheminée et emportait les ardoises, elle le
voyait battu par cette même tempête, au sommet d'un mât
fracassé, tout le corps en amère, sous une nappe d'écume; ou
bien, -- souvenirs de la géographie en estampes, -- il était
mangé par les sauvages, pris dans un bois par des singes, se
mourait le long d'une plage déserte. Et jamais elle ne parlait
de ses inquiétudes.
Mme Aubain en avait d'autres sur sa fille.
Les bonnes soeurs trouvaient qu'elle était affectueuse, mais
délicate. La moindre émotion l'énervait. Il fallut abandonner
le piano.
Sa mère exigeait du couvent une correspondance réglée. Un
matin que le facteur n'était pas venu, elle s'impatienta; et
elle marchait dans la salle, de son fauteuil à la fenêtre.
C'était vraiment extraordinaire! depuis quatre jours, pas de
nouvelles!
Pour qu'elle se consolât par son exemple, Félicité lui dit:
-- Moi, Madame, voilà six mois que je n'en ai reçu!...
-- De qui donc?...
La servante répliqua doucement:
-- Mais... de mon neveu!
-- Ah! votre neveu!
Et, haussant les épaules, Mme Aubain reprit sa promenade, ce
qui voulait dire: "Je n'y pensais pas!... Au surplus, je m'en
moque! un mousse, un gueux, belle affaire!... tandis que ma
fille... Songez donc!..."
Félicité, bien que nourrie dans la rudesse, fut indignée
contre Madame, puis oublia.
Il lui paraissait tout simple de perdre la tête à l'occasion
de la petite.
Les deux enfants avaient une importance égale; un lien de son
coeur les unissait, et leur destinée devait être la même.
Le pharmacien lui apprit que le bateau de Victor était arrivé
à la Havane. Il avait lu ce renseignement dans une gazette.
A cause des cigares, elle imaginait la Havane un pays où l'on
ne fait pas autre chose que de fumer, et Victor circulait
parmi les nègres dans un nuage de tabac. Pouvait-on "en cas de
besoin" s'en retourner par terre? A quelle distance était-ce
de Pont-l'Evêque? Pour le savoir, elle interrogea M. Bourais.
Il atteignit son atlas, puis commença des explications sur les
longitudes; et il avait un beau sourire de cuistre devant
l'ahurissement de Félicité. Enfin, avec son porte-crayon, il
indiqua dans les découpures d'une tache ovale un point noir,
imperceptible, en ajoutant: "Voici."
Elle se pencha sur la carte; ce réseau de lignes coloriées
fatiguait sa vue, sans lui rien apprendre; et Bourais,
l'invitant à dire ce qui l'embarrassait, elle le pria de lui
montrer la maison où demeurait Victor. Bourais leva les bras,
il éternua, rit énormément; une candeur pareille excitait sa
joie; et Félicité n'en comprenait pas le motif, -- elle qui
s'attendait peut-être à voir jusqu'au portrait de son neveu,
tant son intelligence était bornée!
Ce fut quinze jours après que Liébard, à l'heure du marché
comme d'habitude, entra dans la cuisine, et lui remit une
lettre qu'envoyait son beau-frère. Ne sachant lire aucun des
deux, elle eut recours à sa maîtresse.
Mme Aubain, qui comptait les mailles d'un tricot, le posa près
d'elle, décacheta la lettre, tressaillit, et, d'une voix
basse, avec un regard profond:
-- C'est un malheur... qu'on vous annonce. Votre neveu...
Il était mort. On n'en disait pas davantage.
Félicité tomba sur une chaise, en s'appuyant la tête à la
cloison, et ferma ses paupières, qui devinrent roses tout à
coup. Puis, le front baissé, les mains pendantes, l'oeil fixe,
elle répétait par intervalles:
-- Pauvre petit gars! pauvre petit gars!
Liébard la considérait en exhalant des soupirs. Mme Aubain
tremblait un peu.
Elle lui proposa d'aller voir sa soeur, à Trouville.
Félicité répondit, par un geste, qu'elle n'en avait pas
besoin.
Il y eut un silence. Le bonhomme Liébard jugea convenable de
se retirer.
Alors elle dit:
-- Ça ne leur fait rien, à eux!
Sa tête retomba; et machinalement elle soulevait, de temps à
autre, les longues aiguilles sur la table à ouvrage.
Des femmes passèrent dans la cour avec un bard d'où
dégouttelait du linge.
En les apercevant par les carreaux, elle se rappela sa
lessive; l'ayant coulée la veille, il fallait aujourd'hui la
rincer; et elle sortit de l'appartement.
Sa planche et son tonneau étaient au bord de la Toucques. Elle
jeta sur la berge un tas de chemises, retroussa ses manches,
prit son battoir; et les coups forts qu'elle donnait
s'entendaient dans les autres jardins à côté. Les prairies
étaient vides, le vent agitait la rivière; au fond, de grandes
herbes s'y penchaient, comme des chevelures de cadavres
flottant dans l'eau. Elle retenait sa douleur, jusqu'au soir
fut très brave; mais dans sa chambre, elle s'y abandonna, à
plat ventre sur son matelas, le visage dans l'oreiller, et les
deux poings contre les tempes.
Beaucoup plus tard, par le capitaine de Victor lui même, elle
connut les circonstances de sa fin.
On l'avait trop saigné à l'hôpital, pour la fièvre jaune.
Quatre médecins le tenaient à la fois. Il était mort
immédiatement, et le chef avait dit:
-- Bon! encore un!
Ses parents l'avaient toujours traité avec barbarie. Elle aima
mieux ne pas les revoir; et ils ne firent aucune avance, par
oubli, ou endurcissement des misérables.
Virginie s'affaiblissait.
Des oppressions, de la toux, une fièvre continuelle et des
marbrures aux pommettes décelaient quelque affection profonde.
M. Poupart avait conseillé un séjour en Provence. Mme Aubain
s'y décida, et eût tout de suite repris sa fille à la maison,
sans le climat de Pont-l'Evêque.
Elle fit un arrangement avec un loueur de voitures, qui la
menait au couvent chaque mardi. Il y a dans le jardin une
terrasse d'où l'on découvre la Seine. Virginie s'y promenait à
son bras, sur les feuilles de pampre tombées. Quelquefois le
soleil traversant les nuages la forçait à cligner ses
paupières, pendant qu'elle regardait les voiles au loin et
tout l'horizon, depuis le château de Tancarville jusqu'aux
phares du Havre. Ensuite on se reposait sous la tonnelle. Sa
mère s'était procuré un petit fût d'excellent vin du Malaga;
et riant à l'idée d'être grise, elle en buvait deux doigts,
pas davantage.
Ses forces reparurent. L'automne s'écoula doucement. Félicité
rassurait Mme Aubain. Mais, un soir qu'elle avait été aux
environs faire une course, elle rencontra devant la porte le
cabriolet de M. Poupart; et il était dans le vestibule. Mme
Aubain nouait son chapeau.
-- Donnez-moi ma chaufferette, ma bourse, mes gants; plus vite
donc!
Virginie avait une fluxion de poitrine; c'était peut-être
désespéré.
-- Pas encore! dit le médecin.
Et tous deux montèrent dans la voiture, sous des flocons de
neige qui tourbillonnaient. La nuit allait venir. Il faisait
très froid.
Félicité se précipita dans l'église, pour allumer un cierge.
Puis elle courut après le cabriolet, qu'elle rejoignit une
heure plus tard, sauta légèrement par derrière, où elle se
tenait aux torsades, quand une réflexion lui vint: "La cour
n'était pas fermée! si des voleurs s'introduisaient?" Et elle
descendit.
Le lendemain, dès l'aube, elle se présenta chez le docteur. Il
était rentré et reparti à la campagne. Puis elle resta dans
l'auberge, croyant que des inconnus apporteraient une lettre.
Enfin, au petit jour, elle prit la diligence de Lisieux.
Le couvent se trouvait au fond d'une ruelle escarpée. Vers le
milieu, elle entendit des sons étranges, un glas de mort.
"C'est pour d'autres," pensa-t-elle; et Félicité tira
violemment le marteau.
Au bout de plusieurs minutes, des savates se traînèrent, la
porte s'entre-bâilla, et une religieuse parut.
La bonne soeur avec un air de componction dit qu' "elle venait
de passer." En même temps, le glas de Saint-Léonard
redoublait.
Félicité parvint au second étage.
Dès le seuil de la chambre, elle aperçut Virginie étalée sur
le dos, les mains jointes, la bouche ouverte, et la tête en
arrière sous une croix noire s'inclinant vers elle, entre les
rideaux immobiles, moins pâles que sa figure. Mme Aubain, au
pied de la couche qu'elle tenait dans ses bras, poussait des
hoquets d'agonie. La supérieure était debout, à droite. Trois
chandeliers sur la commode faisaient des taches rouges, et le
brouillard blanchissait les fenêtres. Des religieuses
emportèrent Mme Aubain.
Pendant deux nuits, Félicité ne quitta pas la morte. Elle
répétait les mêmes prières, jetait de l'eau bénite sur les
draps, revenait s'asseoir, et la contemplait. A la fin de la
première veille, elle remarqua que la figure avait jauni, les
lèvres bleuirent, le nez se pinçait, les yeux s'enfonçaient.
Elle les baisa plusieurs fois; et n'eût pas éprouvé un immense
étonnement si Virginie les eût rouverts; pour de pareilles
âmes le surnaturel est tout simple. Elle fit sa toilette,
l'enveloppa de son linceul, la descendit dans sa bière, lui
posa une couronne, étala ses cheveux. Ils étaient blonds, et
extraordinaires de longueur à son âge. Félicité en coupa une
grosse mèche, dont elle glissa la moitié dans sa poitrine,
résolue à ne jamais s'en dessaisir.
Le corps fut ramené à Pont-l'Evêque, suivant les intentions de
Mme Aubain, qui suivait le corbillard, dans une voiture
fermée.
Après la messe, il fallut encore trois quarts d'heure pour
atteindre le cimetière. Paul marchait en tête et sanglotait.
M. Bourais était derrière, ensuite les principaux habitants,
les femmes, couvertes de mantes noires, et Félicité. Elle
songeait à son neveu, et, n'ayant pu lui rendre ces honneurs,
avait un surcroît de tristesse, comme si on l'eût enterré avec
l'autre.
Le désespoir de Mme Aubain fut illimité.
D'abord elle se révolta contre Dieu, le trouvant injuste de
lui avoir pris sa fille, -- elle qui n'avait jamais fait de
mal, et dont la conscience était si pure! Mais non! elle
aurait dû l'emporter dans le Midi. D'autres docteurs
l'auraient sauvée!. Elle s'accusait, voulait la rejoindre,
criait en détresse au milieu de ses rêves. Un, surtout,
l'obsédât. Son mari, costumé comme un matelot, revenait d'un
long voyage, et lui disait en pleurant qu'il avait reçu
l'ordre d'emmener Virginie. Alors ils se concertaient pour
découvrir une cachette quelque part.
Une fois, elle rentra du jardin, bouleversée. Tout à l'heure
(elle montrait l'endroit) le père et la fille lui étaient
apparus l'un auprès de l'autre, et ils ne faisaient rien; ils
la regardaient.
Pendant plusieurs mois, elle resta dans sa chambre, inerte.
Félicité la sermonnait doucement; il fallait se conserver pour
son fils, et pour l'autre, en souvenir d' "elle".
-- Elle? reprenait Mme Aubain, comme se réveillant. "Ah!
oui!... oui!... Vous ne l'oubliez pas!"
Allusion au cimetière, qu'on lui avait scrupuleusement
défendu.
Félicité tous les jours s'y rendait.
A quatre heures précises, elle passait au bord des maisons,
montait la côte, ouvrait la barrière, et arrivait devant la
tombe de Virginie. C'était une petite colonne de marbre rose,
avec une dalle dans le bas, et des chaînes autour enfermant un
jardinet. Les plates-bandes disparaissaient sous une
couverture de fleurs. Elle arrosait leurs feuilles,
renouvelait le sable, se mettait à genoux pour mieux labourer
la terre. Mme Aubain, quand elle put y venir, en éprouva un
soulagement, une espèce de consolation.
Puis des années s'écoulèrent, toutes pareilles et sans autres
épisodes que le retour des grandes fêtes: Pâques,
l'Assomption, la Toussaint. Des événements intérieurs
faisaient une date, où l'on se reportait plus tard. Ainsi, en
1825, deux vitriers badigeonnèrent le vestibule; en 1827, une
portion du toit, tombant dans la cour, faillit tuer un homme.
L'été de 1828, ce fut à Madame d'offrir le pain bénit;
Bourais, vers cette époque, s'absenta mystérieusement; et les
anciennes connaissances peu à peu s'en allèrent: Guyot,
Liébard, Mme Lechaptois, Robelin, l'oncle Gremanville,
paralysé depuis longtemps.
Une nuit, le conducteur de la malle-poste annonça dans
Pont-l'Evêque la Révolution de Juillet. Un sous-préfet nouveau, peu
de jours après, fut nommé: le baron de Larsonnière, ex-consul
en Amérique, et qui avait chez lui, outre sa femme, sa belle-soeur
avec trois demoiselles, assez grandes déjà. On les
apercevait sur leur gazon, habillées de blouses flottantes;
elles possédaient un nègre et un perroquet. Mme Aubain eut
leur visite, et ne manqua pas de la rendre. Du plus loin
qu'elles paraissaient, Félicité accourait pour la prévenir.
Mais une chose était seule capable de l'émouvoir, les lettres
de son fils.
Il ne pouvait suivre aucune carrière, étant absorbé dans les
estaminets. Elle lui payait ses dettes; il en refaisait
d'autres; et les soupirs que poussait Mme Aubain, en tricotant
près de la fenêtre, arrivaient à Félicité, qui tournait son
rouet dans la cuisine.
Elles se promenaient ensemble le long de l'espalier; et
causaient toujours de Virginie, se demandant si telle chose
lui aurait plu, en telle occasion ce qu'elle eût dit
probablement.
Toutes ses petites affaires occupaient un placard dans la
chambre à deux lits. Mme Aubain les inspectait le moins
souvent possible. Un jour d'été, elle se résigna; et des
papillons s'envolèrent de l'armoire.
Ses robes étaient en ligne sous une planche où il y avait
trois poupées, des cerceaux, un ménage, la cuvette qui lui
servait. Elles retirèrent également les jupons, les bas, les
mouchoirs, et les étendirent sur les deux couches, avant de
les replier. Le soleil éclairait ces pauvres objets, en
faisait voir les taches, et des plis formés par les mouvements
du corps. L'air était chaud et bleu, un merle gazouillait,
tout semblait vivre dans une douceur profonde. Elles
retrouvèrent un petit chapeau de peluche, à longs poils,
couleur marron; mais il était tout mangé de vermine. Félicité
le réclama pour elle-même. Leurs yeux se fixèrent l'une sur
l'autre, s'emplirent de larmes; enfin la maîtresse ouvrit ses
bras, la servante s'y jeta; et elles s'étreignirent,
satisfaisant leur douleur dans un baiser qui les égalisait.
C'était la première fois de leur vie, Mme Aubain n'étant pas
d'une nature expansive. Félicité lui en fut reconnaissante
comme d'un bienfait, et désormais la chérit avec un dévouement
bestial et une vénération religieuse.
La bonté de son coeur se développa.
Quand elle entendait dans la rue les tambours d'un régiment en
marche, elle se mettait devant la porte avec une cruche de
cidre et offrait à boire aux soldats. Elle soigna des
cholériques. Elle protégeait les Polonais; et même il y en eut
un qui déclarait la vouloir épouser. Mais ils se fâchèrent;
car un matin, en rentrant de l'angélus, elle le trouva dans sa
cuisine, où il s'était introduit, et accommodé une vinaigrette
qu'il mangeait tranquillement.
Après les Polonais, ce fut le père Colmiche, un vieillard
passant pour avoir fait des horreurs en 93. Il vivait au bord
de la rivière, dans les décombres d'une porcherie. Les gamins
le regardaient par les fentes du mur, et lui jetaient des
cailloux qui tombaient sur son grabat, où il gisait
continuellement secoué par un catarrhe, avec des cheveux très
longs, les paupières enflammées, et au bras une tumeur plus
grosse que sa tête. Elle lui procura du linge, tâcha de
nettoyer son bouge, rêvât à l'établir dans le fournil, sans
qu'il gênât Madame. Quand le cancer eut crevé, elle le pansa
tous les jours, quelquefois lui apportait de la galette, le
plaçait au soleil sur une botte de paille; et le pauvre vieux,
en bavant et en tremblant, la remerciait de sa voix éteinte,
craignait de la perdre, allongeait les mains dès qu'il la
voyait s'éloigner. Il mourut; elle fit dire une messe pour le
repos de son âme.
Ce jour-là, il lui advint un grand bonheur: au moment du
dîner, le nègre de Mme de Larsonnière se présenta, tenant le
perroquet dans sa cage, avec le bâton, la chaîne et le
cadenas. Un billet de la baronne annonçait à Mme Aubain que,
son mari étant élevé à une préfecture, ils partaient le soir;
et elle la priait d'accepter cet oiseau, comme un souvenir, et
en témoignage de ses respects.
Il occupait depuis longtemps l'imagination de Félicité, car il
venait d'Amérique; et ce mot lui rappelait Victor, si bien
qu'elle s'en informait auprès du nègre. Une fois même elle
avait dit:
-- C'est Madame qui serait heureuse de l'avoir!
Le nègre avait redit le propos à sa maîtresse, qui, ne pouvant
l'emmener, s'en débarrassait de cette façon.
IV
Il s'appelait Loulou. Son corps était vert, le bout de ses
ailes rose, son front bleu, et sa gorge dorée.
Mais il avait la fatigante manie de mordre son bâton,
s'arrachait les plumes, éparpillait ses ordures, répandait
l'eau de sa baignoire; Mme Aubain, qu'il ennuyait, le donna
pour toujours à Félicité.
Elle entreprit de l'instruire; bientôt il répéta: "Charmant
garçon! Serviteur, monsieur! Je vous salue, Marie!" Il était
placé auprès de la porte, et plusieurs s'étonnaient qu'il ne
répondît pas au nom de Jacquot, puisque tous les perroquets
s'appellent Jacquot. On le comparait à une dinde, à une bûche
: autant de coups de poignard pour Félicité! Etrange
obstination de Loulou, ne parlant plus du moment qu'on le
regardait!
Néanmoins il recherchait la compagnie; car le dimanche,
pendant que _ces_ demoiselles Rochefeuille, monsieur de
Houppeville et de nouveaux habitués: Onfroy l'apothicaire, M.
Varin et le capitaine Mathieu, faisaient leur partie de
cartes, il cognait les vitres avec ses ailes, et se démenait
si furieusement qu'il était impossible de s'entendre.
La figure de Bourais, sans doute, lui paraissait très drôle.
Dès qu'il l'apercevait, il commençait à rire, à rire de toutes
ses forces. Les éclats de sa voix bondissaient dans la cour,
l'écho les répétait, les voisins se mettaient à leurs
fenêtres, riaient aussi; et, pour n'être pas vu du perroquet,
M. Bourais se coulait le long du mur, en dissimulant son
profil avec son chapeau, atteignait la rivière, puis entrait
par la porte du jardin; et les regards qu'il envoyait à
l'oiseau manquaient de tendresse.
Loulou avait reçu du garçon boucher une chiquenaude, s'étant
permis d'enfoncer la tête dans sa corbeille; et depuis lors il
tâchait toujours de le pincer à travers sa chemise. Fabu
menaçait de lui tordre le cou, bien qu'il ne fût pas cruel,
malgré le tatouage de ses bras et ses gros favoris. Au
contraire! il avait plutôt du penchant pour le perroquet,
jusqu'à vouloir, par humeur joviale, lui apprendre des jurons.
Félicité, que ces manières effrayaient, le plaça dans la
cuisine. Sa chaînette fut retirée, et il circulait par la
maison.
Quand il descendait l'escalier, il appuyait sur les marches la
courbe de son bec, levait la patte droite, puis la gauche; et
elle avait peur qu'une telle gymnastique ne lui causât des
étourdissements. Il devint malade, ne pouvant plus parler ni
manger. C'était sous sa langue une épaisseur comme en ont les
poules quelquefois. Elle le guérit en arrachant cette
pellicule avec ses ongles. M. Paul, un jour, eut l'imprudence
de lui souffler aux narines la fumée d'un cigare; une autre
fois que Mme Lormeau l'agaçait du bout de son ombrelle, il en
happa la virole; enfin, il se perdit.
Elle l'avait posé sur l'herbe pour le rafraîchir, s'absenta
une minute; et, quand elle revint, plus de perroquet! D'abord
elle le chercha dans les buissons, au bord de l'eau et sur les
toits, sans écouter sa maîtresse qui lui criait:
-- Prenez donc garde! vous êtes folle!
Ensuite elle inspecta tous les jardins de Pont l'Evêque; et
elle arrêtait les passants.
-- Vous n'auriez pas vu, quelquefois, par hasard, mon
perroquet?
A ceux qui ne connaissaient pas le perroquet, elle en faisait
la description. Tout à coup, elle crut distinguer derrière les
moulins, au bas de la côte, une chose verte qui voltigeait.
Mais au haut de la côte, rien! Un porte-balle lui affirma
qu'il l'avait rencontré tout à l'heure, à Sainte-Melaine, dans
la boutique de la mère Simon. Elle y courut. On ne savait pas
ce qu'elle voulait dire. Enfin elle rentra, épuisée, les
savates en lambeaux, la mort dans l'âme; et, assise au milieu
du banc, près de Madame, elle racontait toutes ses démarches
quand un poids léger lui tomba sur l'épaule: Loulou! Que
diable avait-il fait? Peut être qu'il s'était promené aux
environs?
Elle eut du mal à s'en remettre, ou plutôt ne s'en remit
jamais.
Par suite d'un refroidissement, il lui vint une angine; peu de
temps après, un mal d'oreilles. Trois ans plus tard, elle
était sourde; et elle parlait très haut, même à l'église. Bien
que ses péchés auraient pu sans déshonneur pour elle, ni
inconvénient pour le monde, se répandre à tous les coins du
diocèse, M. le curé jugea convenable de ne plus recevoir sa
confession que dans la sacristie.
Des bourdonnements illusoires achevaient de la troubler.
Souvent sa maîtresse lui disait:
-- Mon Dieu! comme vous êtes bête!
Elle répliquait:
-- Oui, Madame, en cherchant quelque chose autour d'elle.
Le petit cercle de ses idées se rétrécit encore, et le
carillon des cloches, le mugissement des boeufs n'existaient
plus. Tous les êtres fonctionnaient avec le silence des
fantômes. Un seul bruit arrivait maintenant à ses oreilles, la
voix du perroquet.
Comme pour la distraire, il reproduisait le tic tac du
tournebroche, l'appel aigu d'un vendeur de poisson, la scie du
menuisier qui logeait en face; et, aux coups de la sonnette,
imitait Mme Aubain.
-- Félicité! la porte! la porte!
Ils avaient des dialogues, lui, débitant à satiété les trois
phrases de son répertoire, et elle, y répondant par des mots
sans plus de suite, mais où son coeur s'épanchait. Loulou,
dans son isolement, était presque un fils, un amoureux. Il
escaladait ses doigts, mordillait ses lèvres, se cramponnait à
son fichu; et, comme elle penchait son front en branlant la
tête à la manière des nourrices, les grandes ailes du bonnet
et les ailes de l'oiseau frémissaient ensemble.
Quand des nuages s'amoncelaient et que le tonnerre grondait,
il poussait des cris, se rappelant peut être les ondées de ses
forêts natales. Le ruissellement de l'eau excitait son délire;
il voletait éperdu, montait au plafond, renversait tout, et
par la fenêtre allait barboter dans le jardin; mais revenait
vite sur un des chenets, et, sautillant pour sécher ses
plumes, montrait tantôt sa queue, tantôt son bec.
Un matin du terrible hiver de 1837, qu'elle l'avait mis devant
la cheminée, à cause du froid, elle le trouva mort, au milieu
de sa cage, la tête en bas, et les ongles dans les fils de
fer. Une congestion l'avait tué, sans doute? Elle crut à un
empoisonnement par le persil; et malgré l'absence de toutes
preuves, ses soupçons portèrent sur Fabu.
Elle pleura tellement que sa maîtresse lui dit:
-- Eh bien! faites-le empailler!
Elle demanda conseil au pharmacien, qui avait toujours été bon
pour le perroquet.
Il écrivit au Havre. Un certain Fellacher se chargea de cette
besogne. Mais, comme la diligence égarait parfois les colis,
elle résolut de le porter elle-même jusqu'à Honfleur.
Les pommiers sans feuilles se succédaient aux bords de la
route. De la glace couvrait les fossés. Des chiens aboyaient
autour des fermes; et les mains sous son mantelet, avec ses
petits sabots noirs et son cabas, elle marchait prestement,
sur le milieu du pavé.
Elle traversa la forêt, dépassa le Haut-Chêne, atteignit
Saint-Gatien.
Derrière elle, dans un nuage de poussière et emportée par la
descente, une malle-poste au grand galop se précipitait comme
une trombe. En voyant cette femme qui ne se dérangeait pas, le
conducteur se dressa par-dessus la capote, et le postillon
criait aussi, pendant que ses quatre chevaux qu'il ne pouvait
retenir accéléraient leur train; les deux premiers la
frôlaient; d'une secousse de ses guides, il les jeta dans le
tellement de nourriture qu'il finissait par s'endormir. Au
premier coup des vêpres, elle le réveillait, brossait son
pantalon, nouait sa cravate, et se rendait à l'église, appuyée
sur son bras dans un orgueil maternel.
Ses parents le chargeaient toujours d'en tirer quelque chose,
soit un paquet de cassonade, du savon, de l'eau-de-vie,
parfois même de l'argent. Il apportait ses nippes à
raccommoder; et elle acceptait cette besogne, heureuse d'une
occasion qui le forçait à revenir.
Au mois d'août, son père l'emmena au cabotage.
C'était l'époque des vacances. L'arrivée des enfants la
consola. Mais Paul devenait capricieux, et Virginie n'avait
plus l'âge d'être tutoyée, ce qui mettait une gêne, une
barrière entre elles.
Victor alla successivement à Morlaix, à Dunkerque et à
Brighton; au retour de chaque voyage, il lui offrait un
cadeau. La première fois, ce fut une boîte en coquilles; la
seconde, une tasse à café; la troisième, un grand bonhomme en
pain d'épice. Il embellissait, avait la taille bien prise, un
peu de moustache, de bons yeux francs, et un petit chapeau de
cuir, placé en amère comme un pilote. Il l'amusait en lui
racontant des histoires mêlées de termes marins.
Un lundi, 14 juillet 1819 (elle n'oublia pas la date), Victor
annonça qu'il était engagé au long cours, et, dans la nuit du
surlendemain, par le paquebot de Honfleur irait rejoindre sa
goélette, qui devait démarrer du Havre prochainement. Il
serait, peut-être, deux ans parti.
La perspective d'une telle absence désola Félicité; et, pour
lui dire encore adieu, le mercredi soir, après le dîner de
Madame, elle chaussa des galoches, et avala les quatre lieues
qui séparent Pont-l'Evêque de Honfleur.
Quand elle fut devant le Calvaire, au lieu de prendre à
gauche, elle prit à droite, se perdit dans des chantiers,
revint sur ses pas; des gens qu'elle accosta l'engagèrent à se
hâter. Elle fit le tour du bassin rempli de navires, se
heurtait contre les amarres; puis le terrain s'abaissa, des
lumières s'entrecroisèrent, et elle se crut folle, en
apercevant des chevaux dans le ciel.
Au bord du quai, d'autres hennissaient, effrayés par la mer.
Un palan qui les enlevait les descendait dans un bateau, où
des voyageurs se bousculaient entre les barriques de cidre,
les paniers de fromage, les sacs de grain; on entendait
chanter des poules, le capitaine jurait; et un mousse restait
accoudé sur le bossoir, indifférent à tout cela. Félicité, qui
ne l'avait pas reconnu, criait: "Victor!" Il leva la tête;
elle s'élançait, quand on retira l'échelle tout à coup.
Le paquebot, que des femmes halaient en chantant, sortit du
port. Sa membrure craquait, les vagues pesantes fouettaient sa
proue. La voile avait tourné, on ne vit plus personne; -- et,
sur la mer argentée par la lune, il faisait une tache noire
qui pâlissait toujours, s'enfonça, disparut.
Félicité, en passant près du Calvaire, voulut recommander à
Dieu ce qu'elle chérissait le plus; et elle pria pendant
longtemps, debout, la face baignée de pleurs, les yeux vers
les nuages. La ville dormait, des douaniers se promenaient; et
de l'eau tombait sans discontinuer par les trous de l'écluse,
avec un bruit de torrent. Deux heures sonnèrent.
Le parloir n'ouvrirait pas avant le jour. Un retard, bien sûr,
contrarierait Madame; et malgré son désir d'embrasser l'autre
enfant, elle s'en retourna. Les filles de l'auberge
s'éveillaient, comme elle entrait dans Pont-l'Evêque.
Le pauvre gamin, durant des mois, allait donc rouler sur les
flots! Ses précédents voyages ne l'avaient pas effrayée. De
l'Angleterre et de la Bretagne, on revenait; mais l'Amérique,
les Colonies, les Iles, cela était perdu dans une région
incertaine, à l'autre bout du monde.
Dès lors, Félicité pensa exclusivement à son neveu. Les jours
de soleil, elle se tourmentait de la soif; quand il faisait de
l'orage, craignait pour lui la foudre. En écoutant le vent qui
grondait dans la cheminée et emportait les ardoises, elle le
voyait battu par cette même tempête, au sommet d'un mât
fracassé, tout le corps en amère, sous une nappe d'écume; ou
bien, -- souvenirs de la géographie en estampes, -- il était
mangé par les sauvages, pris dans un bois par des singes, se
mourait le long d'une plage déserte. Et jamais elle ne parlait
de ses inquiétudes.
Mme Aubain en avait d'autres sur sa fille.
Les bonnes soeurs trouvaient qu'elle était affectueuse, mais
délicate. La moindre émotion l'énervait. Il fallut abandonner
le piano.
Sa mère exigeait du couvent une correspondance réglée. Un
matin que le facteur n'était pas venu, elle s'impatienta; et
elle marchait dans la salle, de son fauteuil à la fenêtre.
C'était vraiment extraordinaire! depuis quatre jours, pas de
nouvelles!
Pour qu'elle se consolât par son exemple, Félicité lui dit:
-- Moi, Madame, voilà six mois que je n'en ai reçu!...
-- De qui donc?...
La servante répliqua doucement:
-- Mais... de mon neveu!
-- Ah! votre neveu!
Et, haussant les épaules, Mme Aubain reprit sa promenade, ce
qui voulait dire: "Je n'y pensais pas!... Au surplus, je m'en
moque! un mousse, un gueux, belle affaire!... tandis que ma
fille... Songez donc!..."
Félicité, bien que nourrie dans la rudesse, fut indignée
contre Madame, puis oublia.
Il lui paraissait tout simple de perdre la tête à l'occasion
de la petite.
Les deux enfants avaient une importance égale; un lien de son
coeur les unissait, et leur destinée devait être la même.
Le pharmacien lui apprit que le bateau de Victor était arrivé
à la Havane. Il avait lu ce renseignement dans une gazette.
A cause des cigares, elle imaginait la Havane un pays où l'on
ne fait pas autre chose que de fumer, et Victor circulait
parmi les nègres dans un nuage de tabac. Pouvait-on "en cas de
besoin" s'en retourner par terre? A quelle distance était-ce
de Pont-l'Evêque? Pour le savoir, elle interrogea M. Bourais.
Il atteignit son atlas, puis commença des explications sur les
longitudes; et il avait un beau sourire de cuistre devant
l'ahurissement de Félicité. Enfin, avec son porte-crayon, il
indiqua dans les découpures d'une tache ovale un point noir,
imperceptible, en ajoutant: "Voici."
Elle se pencha sur la carte; ce réseau de lignes coloriées
fatiguait sa vue, sans lui rien apprendre; et Bourais,
l'invitant à dire ce qui l'embarrassait, elle le pria de lui
montrer la maison où demeurait Victor. Bourais leva les bras,
il éternua, rit énormément; une candeur pareille excitait sa
joie; et Félicité n'en comprenait pas le motif, -- elle qui
s'attendait peut-être à voir jusqu'au portrait de son neveu,
tant son intelligence était bornée!
Ce fut quinze jours après que Liébard, à l'heure du marché
comme d'habitude, entra dans la cuisine, et lui remit une
lettre qu'envoyait son beau-frère. Ne sachant lire aucun des
deux, elle eut recours à sa maîtresse.
Mme Aubain, qui comptait les mailles d'un tricot, le posa près
d'elle, décacheta la lettre, tressaillit, et, d'une voix
basse, avec un regard profond:
-- C'est un malheur... qu'on vous annonce. Votre neveu...
Il était mort. On n'en disait pas davantage.
Félicité tomba sur une chaise, en s'appuyant la tête à la
cloison, et ferma ses paupières, qui devinrent roses tout à
coup. Puis, le front baissé, les mains pendantes, l'oeil fixe,
elle répétait par intervalles:
-- Pauvre petit gars! pauvre petit gars!
Liébard la considérait en exhalant des soupirs. Mme Aubain
tremblait un peu.
Elle lui proposa d'aller voir sa soeur, à Trouville.
Félicité répondit, par un geste, qu'elle n'en avait pas
besoin.
Il y eut un silence. Le bonhomme Liébard jugea convenable de
se retirer.
Alors elle dit:
-- Ça ne leur fait rien, à eux!
Sa tête retomba; et machinalement elle soulevait, de temps à
autre, les longues aiguilles sur la table à ouvrage.
Des femmes passèrent dans la cour avec un bard d'où
dégouttelait du linge.
En les apercevant par les carreaux, elle se rappela sa
lessive; l'ayant coulée la veille, il fallait aujourd'hui la
rincer; et elle sortit de l'appartement.
Sa planche et son tonneau étaient au bord de la Toucques. Elle
jeta sur la berge un tas de chemises, retroussa ses manches,
prit son battoir; et les coups forts qu'elle donnait
s'entendaient dans les autres jardins à côté. Les prairies
étaient vides, le vent agitait la rivière; au fond, de grandes
herbes s'y penchaient, comme des chevelures de cadavres
flottant dans l'eau. Elle retenait sa douleur, jusqu'au soir
fut très brave; mais dans sa chambre, elle s'y abandonna, à
plat ventre sur son matelas, le visage dans l'oreiller, et les
deux poings contre les tempes.
Beaucoup plus tard, par le capitaine de Victor lui même, elle
connut les circonstances de sa fin.
On l'avait trop saigné à l'hôpital, pour la fièvre jaune.
Quatre médecins le tenaient à la fois. Il était mort
immédiatement, et le chef avait dit:
-- Bon! encore un!
Ses parents l'avaient toujours traité avec barbarie. Elle aima
mieux ne pas les revoir; et ils ne firent aucune avance, par
oubli, ou endurcissement des misérables.
Virginie s'affaiblissait.
Des oppressions, de la toux, une fièvre continuelle et des
marbrures aux pommettes décelaient quelque affection profonde.
M. Poupart avait conseillé un séjour en Provence. Mme Aubain
s'y décida, et eût tout de suite repris sa fille à la maison,
sans le climat de Pont-l'Evêque.
Elle fit un arrangement avec un loueur de voitures, qui la
menait au couvent chaque mardi. Il y a dans le jardin une
terrasse d'où l'on découvre la Seine. Virginie s'y promenait à
son bras, sur les feuilles de pampre tombées. Quelquefois le
soleil traversant les nuages la forçait à cligner ses
paupières, pendant qu'elle regardait les voiles au loin et
tout l'horizon, depuis le château de Tancarville jusqu'aux
phares du Havre. Ensuite on se reposait sous la tonnelle. Sa
mère s'était procuré un petit fût d'excellent vin du Malaga;
et riant à l'idée d'être grise, elle en buvait deux doigts,
pas davantage.
Ses forces reparurent. L'automne s'écoula doucement. Félicité
rassurait Mme Aubain. Mais, un soir qu'elle avait été aux
environs faire une course, elle rencontra devant la porte le
cabriolet de M. Poupart; et il était dans le vestibule. Mme
Aubain nouait son chapeau.
-- Donnez-moi ma chaufferette, ma bourse, mes gants; plus vite
donc!
Virginie avait une fluxion de poitrine; c'était peut-être
désespéré.
-- Pas encore! dit le médecin.
Et tous deux montèrent dans la voiture, sous des flocons de
neige qui tourbillonnaient. La nuit allait venir. Il faisait
très froid.
Félicité se précipita dans l'église, pour allumer un cierge.
Puis elle courut après le cabriolet, qu'elle rejoignit une
heure plus tard, sauta légèrement par derrière, où elle se
tenait aux torsades, quand une réflexion lui vint: "La cour
n'était pas fermée! si des voleurs s'introduisaient?" Et elle
descendit.
Le lendemain, dès l'aube, elle se présenta chez le docteur. Il
était rentré et reparti à la campagne. Puis elle resta dans
l'auberge, croyant que des inconnus apporteraient une lettre.
Enfin, au petit jour, elle prit la diligence de Lisieux.
Le couvent se trouvait au fond d'une ruelle escarpée. Vers le
milieu, elle entendit des sons étranges, un glas de mort.
"C'est pour d'autres," pensa-t-elle; et Félicité tira
violemment le marteau.
Au bout de plusieurs minutes, des savates se traînèrent, la
porte s'entre-bâilla, et une religieuse parut.
La bonne soeur avec un air de componction dit qu' "elle venait
de passer." En même temps, le glas de Saint-Léonard
redoublait.
Félicité parvint au second étage.
Dès le seuil de la chambre, elle aperçut Virginie étalée sur
le dos, les mains jointes, la bouche ouverte, et la tête en
arrière sous une croix noire s'inclinant vers elle, entre les
rideaux immobiles, moins pâles que sa figure. Mme Aubain, au
pied de la couche qu'elle tenait dans ses bras, poussait des
hoquets d'agonie. La supérieure était debout, à droite. Trois
chandeliers sur la commode faisaient des taches rouges, et le
brouillard blanchissait les fenêtres. Des religieuses
emportèrent Mme Aubain.
Pendant deux nuits, Félicité ne quitta pas la morte. Elle
répétait les mêmes prières, jetait de l'eau bénite sur les
draps, revenait s'asseoir, et la contemplait. A la fin de la
première veille, elle remarqua que la figure avait jauni, les
lèvres bleuirent, le nez se pinçait, les yeux s'enfonçaient.
Elle les baisa plusieurs fois; et n'eût pas éprouvé un immense
étonnement si Virginie les eût rouverts; pour de pareilles
âmes le surnaturel est tout simple. Elle fit sa toilette,
l'enveloppa de son linceul, la descendit dans sa bière, lui
posa une couronne, étala ses cheveux. Ils étaient blonds, et
extraordinaires de longueur à son âge. Félicité en coupa une
grosse mèche, dont elle glissa la moitié dans sa poitrine,
résolue à ne jamais s'en dessaisir.
Le corps fut ramené à Pont-l'Evêque, suivant les intentions de
Mme Aubain, qui suivait le corbillard, dans une voiture
fermée.
Après la messe, il fallut encore trois quarts d'heure pour
atteindre le cimetière. Paul marchait en tête et sanglotait.
M. Bourais était derrière, ensuite les principaux habitants,
les femmes, couvertes de mantes noires, et Félicité. Elle
songeait à son neveu, et, n'ayant pu lui rendre ces honneurs,
avait un surcroît de tristesse, comme si on l'eût enterré avec
l'autre.
Le désespoir de Mme Aubain fut illimité.
D'abord elle se révolta contre Dieu, le trouvant injuste de
lui avoir pris sa fille, -- elle qui n'avait jamais fait de
mal, et dont la conscience était si pure! Mais non! elle
aurait dû l'emporter dans le Midi. D'autres docteurs
l'auraient sauvée!. Elle s'accusait, voulait la rejoindre,
criait en détresse au milieu de ses rêves. Un, surtout,
l'obsédât. Son mari, costumé comme un matelot, revenait d'un
long voyage, et lui disait en pleurant qu'il avait reçu
l'ordre d'emmener Virginie. Alors ils se concertaient pour
découvrir une cachette quelque part.
Une fois, elle rentra du jardin, bouleversée. Tout à l'heure
(elle montrait l'endroit) le père et la fille lui étaient
apparus l'un auprès de l'autre, et ils ne faisaient rien; ils
la regardaient.
Pendant plusieurs mois, elle resta dans sa chambre, inerte.
Félicité la sermonnait doucement; il fallait se conserver pour
son fils, et pour l'autre, en souvenir d' "elle".
-- Elle? reprenait Mme Aubain, comme se réveillant. "Ah!
oui!... oui!... Vous ne l'oubliez pas!"
Allusion au cimetière, qu'on lui avait scrupuleusement
défendu.
Félicité tous les jours s'y rendait.
A quatre heures précises, elle passait au bord des maisons,
montait la côte, ouvrait la barrière, et arrivait devant la
tombe de Virginie. C'était une petite colonne de marbre rose,
avec une dalle dans le bas, et des chaînes autour enfermant un
jardinet. Les plates-bandes disparaissaient sous une
couverture de fleurs. Elle arrosait leurs feuilles,
renouvelait le sable, se mettait à genoux pour mieux labourer
la terre. Mme Aubain, quand elle put y venir, en éprouva un
soulagement, une espèce de consolation.
Puis des années s'écoulèrent, toutes pareilles et sans autres
épisodes que le retour des grandes fêtes: Pâques,
l'Assomption, la Toussaint. Des événements intérieurs
faisaient une date, où l'on se reportait plus tard. Ainsi, en
1825, deux vitriers badigeonnèrent le vestibule; en 1827, une
portion du toit, tombant dans la cour, faillit tuer un homme.
L'été de 1828, ce fut à Madame d'offrir le pain bénit;
Bourais, vers cette époque, s'absenta mystérieusement; et les
anciennes connaissances peu à peu s'en allèrent: Guyot,
Liébard, Mme Lechaptois, Robelin, l'oncle Gremanville,
paralysé depuis longtemps.
Une nuit, le conducteur de la malle-poste annonça dans
Pont-l'Evêque la Révolution de Juillet. Un sous-préfet nouveau, peu
de jours après, fut nommé: le baron de Larsonnière, ex-consul
en Amérique, et qui avait chez lui, outre sa femme, sa belle-soeur
avec trois demoiselles, assez grandes déjà. On les
apercevait sur leur gazon, habillées de blouses flottantes;
elles possédaient un nègre et un perroquet. Mme Aubain eut
leur visite, et ne manqua pas de la rendre. Du plus loin
qu'elles paraissaient, Félicité accourait pour la prévenir.
Mais une chose était seule capable de l'émouvoir, les lettres
de son fils.
Il ne pouvait suivre aucune carrière, étant absorbé dans les
estaminets. Elle lui payait ses dettes; il en refaisait
d'autres; et les soupirs que poussait Mme Aubain, en tricotant
près de la fenêtre, arrivaient à Félicité, qui tournait son
rouet dans la cuisine.
Elles se promenaient ensemble le long de l'espalier; et
causaient toujours de Virginie, se demandant si telle chose
lui aurait plu, en telle occasion ce qu'elle eût dit
probablement.
Toutes ses petites affaires occupaient un placard dans la
chambre à deux lits. Mme Aubain les inspectait le moins
souvent possible. Un jour d'été, elle se résigna; et des
papillons s'envolèrent de l'armoire.
Ses robes étaient en ligne sous une planche où il y avait
trois poupées, des cerceaux, un ménage, la cuvette qui lui
servait. Elles retirèrent également les jupons, les bas, les
mouchoirs, et les étendirent sur les deux couches, avant de
les replier. Le soleil éclairait ces pauvres objets, en
faisait voir les taches, et des plis formés par les mouvements
du corps. L'air était chaud et bleu, un merle gazouillait,
tout semblait vivre dans une douceur profonde. Elles
retrouvèrent un petit chapeau de peluche, à longs poils,
couleur marron; mais il était tout mangé de vermine. Félicité
le réclama pour elle-même. Leurs yeux se fixèrent l'une sur
l'autre, s'emplirent de larmes; enfin la maîtresse ouvrit ses
bras, la servante s'y jeta; et elles s'étreignirent,
satisfaisant leur douleur dans un baiser qui les égalisait.
C'était la première fois de leur vie, Mme Aubain n'étant pas
d'une nature expansive. Félicité lui en fut reconnaissante
comme d'un bienfait, et désormais la chérit avec un dévouement
bestial et une vénération religieuse.
La bonté de son coeur se développa.
Quand elle entendait dans la rue les tambours d'un régiment en
marche, elle se mettait devant la porte avec une cruche de
cidre et offrait à boire aux soldats. Elle soigna des
cholériques. Elle protégeait les Polonais; et même il y en eut
un qui déclarait la vouloir épouser. Mais ils se fâchèrent;
car un matin, en rentrant de l'angélus, elle le trouva dans sa
cuisine, où il s'était introduit, et accommodé une vinaigrette
qu'il mangeait tranquillement.
Après les Polonais, ce fut le père Colmiche, un vieillard
passant pour avoir fait des horreurs en 93. Il vivait au bord
de la rivière, dans les décombres d'une porcherie. Les gamins
le regardaient par les fentes du mur, et lui jetaient des
cailloux qui tombaient sur son grabat, où il gisait
continuellement secoué par un catarrhe, avec des cheveux très
longs, les paupières enflammées, et au bras une tumeur plus
grosse que sa tête. Elle lui procura du linge, tâcha de
nettoyer son bouge, rêvât à l'établir dans le fournil, sans
qu'il gênât Madame. Quand le cancer eut crevé, elle le pansa
tous les jours, quelquefois lui apportait de la galette, le
plaçait au soleil sur une botte de paille; et le pauvre vieux,
en bavant et en tremblant, la remerciait de sa voix éteinte,
craignait de la perdre, allongeait les mains dès qu'il la
voyait s'éloigner. Il mourut; elle fit dire une messe pour le
repos de son âme.
Ce jour-là, il lui advint un grand bonheur: au moment du
dîner, le nègre de Mme de Larsonnière se présenta, tenant le
perroquet dans sa cage, avec le bâton, la chaîne et le
cadenas. Un billet de la baronne annonçait à Mme Aubain que,
son mari étant élevé à une préfecture, ils partaient le soir;
et elle la priait d'accepter cet oiseau, comme un souvenir, et
en témoignage de ses respects.
Il occupait depuis longtemps l'imagination de Félicité, car il
venait d'Amérique; et ce mot lui rappelait Victor, si bien
qu'elle s'en informait auprès du nègre. Une fois même elle
avait dit:
-- C'est Madame qui serait heureuse de l'avoir!
Le nègre avait redit le propos à sa maîtresse, qui, ne pouvant
l'emmener, s'en débarrassait de cette façon.
IV
Il s'appelait Loulou. Son corps était vert, le bout de ses
ailes rose, son front bleu, et sa gorge dorée.
Mais il avait la fatigante manie de mordre son bâton,
s'arrachait les plumes, éparpillait ses ordures, répandait
l'eau de sa baignoire; Mme Aubain, qu'il ennuyait, le donna
pour toujours à Félicité.
Elle entreprit de l'instruire; bientôt il répéta: "Charmant
garçon! Serviteur, monsieur! Je vous salue, Marie!" Il était
placé auprès de la porte, et plusieurs s'étonnaient qu'il ne
répondît pas au nom de Jacquot, puisque tous les perroquets
s'appellent Jacquot. On le comparait à une dinde, à une bûche
: autant de coups de poignard pour Félicité! Etrange
obstination de Loulou, ne parlant plus du moment qu'on le
regardait!
Néanmoins il recherchait la compagnie; car le dimanche,
pendant que _ces_ demoiselles Rochefeuille, monsieur de
Houppeville et de nouveaux habitués: Onfroy l'apothicaire, M.
Varin et le capitaine Mathieu, faisaient leur partie de
cartes, il cognait les vitres avec ses ailes, et se démenait
si furieusement qu'il était impossible de s'entendre.
La figure de Bourais, sans doute, lui paraissait très drôle.
Dès qu'il l'apercevait, il commençait à rire, à rire de toutes
ses forces. Les éclats de sa voix bondissaient dans la cour,
l'écho les répétait, les voisins se mettaient à leurs
fenêtres, riaient aussi; et, pour n'être pas vu du perroquet,
M. Bourais se coulait le long du mur, en dissimulant son
profil avec son chapeau, atteignait la rivière, puis entrait
par la porte du jardin; et les regards qu'il envoyait à
l'oiseau manquaient de tendresse.
Loulou avait reçu du garçon boucher une chiquenaude, s'étant
permis d'enfoncer la tête dans sa corbeille; et depuis lors il
tâchait toujours de le pincer à travers sa chemise. Fabu
menaçait de lui tordre le cou, bien qu'il ne fût pas cruel,
malgré le tatouage de ses bras et ses gros favoris. Au
contraire! il avait plutôt du penchant pour le perroquet,
jusqu'à vouloir, par humeur joviale, lui apprendre des jurons.
Félicité, que ces manières effrayaient, le plaça dans la
cuisine. Sa chaînette fut retirée, et il circulait par la
maison.
Quand il descendait l'escalier, il appuyait sur les marches la
courbe de son bec, levait la patte droite, puis la gauche; et
elle avait peur qu'une telle gymnastique ne lui causât des
étourdissements. Il devint malade, ne pouvant plus parler ni
manger. C'était sous sa langue une épaisseur comme en ont les
poules quelquefois. Elle le guérit en arrachant cette
pellicule avec ses ongles. M. Paul, un jour, eut l'imprudence
de lui souffler aux narines la fumée d'un cigare; une autre
fois que Mme Lormeau l'agaçait du bout de son ombrelle, il en
happa la virole; enfin, il se perdit.
Elle l'avait posé sur l'herbe pour le rafraîchir, s'absenta
une minute; et, quand elle revint, plus de perroquet! D'abord
elle le chercha dans les buissons, au bord de l'eau et sur les
toits, sans écouter sa maîtresse qui lui criait:
-- Prenez donc garde! vous êtes folle!
Ensuite elle inspecta tous les jardins de Pont l'Evêque; et
elle arrêtait les passants.
-- Vous n'auriez pas vu, quelquefois, par hasard, mon
perroquet?
A ceux qui ne connaissaient pas le perroquet, elle en faisait
la description. Tout à coup, elle crut distinguer derrière les
moulins, au bas de la côte, une chose verte qui voltigeait.
Mais au haut de la côte, rien! Un porte-balle lui affirma
qu'il l'avait rencontré tout à l'heure, à Sainte-Melaine, dans
la boutique de la mère Simon. Elle y courut. On ne savait pas
ce qu'elle voulait dire. Enfin elle rentra, épuisée, les
savates en lambeaux, la mort dans l'âme; et, assise au milieu
du banc, près de Madame, elle racontait toutes ses démarches
quand un poids léger lui tomba sur l'épaule: Loulou! Que
diable avait-il fait? Peut être qu'il s'était promené aux
environs?
Elle eut du mal à s'en remettre, ou plutôt ne s'en remit
jamais.
Par suite d'un refroidissement, il lui vint une angine; peu de
temps après, un mal d'oreilles. Trois ans plus tard, elle
était sourde; et elle parlait très haut, même à l'église. Bien
que ses péchés auraient pu sans déshonneur pour elle, ni
inconvénient pour le monde, se répandre à tous les coins du
diocèse, M. le curé jugea convenable de ne plus recevoir sa
confession que dans la sacristie.
Des bourdonnements illusoires achevaient de la troubler.
Souvent sa maîtresse lui disait:
-- Mon Dieu! comme vous êtes bête!
Elle répliquait:
-- Oui, Madame, en cherchant quelque chose autour d'elle.
Le petit cercle de ses idées se rétrécit encore, et le
carillon des cloches, le mugissement des boeufs n'existaient
plus. Tous les êtres fonctionnaient avec le silence des
fantômes. Un seul bruit arrivait maintenant à ses oreilles, la
voix du perroquet.
Comme pour la distraire, il reproduisait le tic tac du
tournebroche, l'appel aigu d'un vendeur de poisson, la scie du
menuisier qui logeait en face; et, aux coups de la sonnette,
imitait Mme Aubain.
-- Félicité! la porte! la porte!
Ils avaient des dialogues, lui, débitant à satiété les trois
phrases de son répertoire, et elle, y répondant par des mots
sans plus de suite, mais où son coeur s'épanchait. Loulou,
dans son isolement, était presque un fils, un amoureux. Il
escaladait ses doigts, mordillait ses lèvres, se cramponnait à
son fichu; et, comme elle penchait son front en branlant la
tête à la manière des nourrices, les grandes ailes du bonnet
et les ailes de l'oiseau frémissaient ensemble.
Quand des nuages s'amoncelaient et que le tonnerre grondait,
il poussait des cris, se rappelant peut être les ondées de ses
forêts natales. Le ruissellement de l'eau excitait son délire;
il voletait éperdu, montait au plafond, renversait tout, et
par la fenêtre allait barboter dans le jardin; mais revenait
vite sur un des chenets, et, sautillant pour sécher ses
plumes, montrait tantôt sa queue, tantôt son bec.
Un matin du terrible hiver de 1837, qu'elle l'avait mis devant
la cheminée, à cause du froid, elle le trouva mort, au milieu
de sa cage, la tête en bas, et les ongles dans les fils de
fer. Une congestion l'avait tué, sans doute? Elle crut à un
empoisonnement par le persil; et malgré l'absence de toutes
preuves, ses soupçons portèrent sur Fabu.
Elle pleura tellement que sa maîtresse lui dit:
-- Eh bien! faites-le empailler!
Elle demanda conseil au pharmacien, qui avait toujours été bon
pour le perroquet.
Il écrivit au Havre. Un certain Fellacher se chargea de cette
besogne. Mais, comme la diligence égarait parfois les colis,
elle résolut de le porter elle-même jusqu'à Honfleur.
Les pommiers sans feuilles se succédaient aux bords de la
route. De la glace couvrait les fossés. Des chiens aboyaient
autour des fermes; et les mains sous son mantelet, avec ses
petits sabots noirs et son cabas, elle marchait prestement,
sur le milieu du pavé.
Elle traversa la forêt, dépassa le Haut-Chêne, atteignit
Saint-Gatien.
Derrière elle, dans un nuage de poussière et emportée par la
descente, une malle-poste au grand galop se précipitait comme
une trombe. En voyant cette femme qui ne se dérangeait pas, le
conducteur se dressa par-dessus la capote, et le postillon
criait aussi, pendant que ses quatre chevaux qu'il ne pouvait
retenir accéléraient leur train; les deux premiers la
frôlaient; d'une secousse de ses guides, il les jeta dans le