Un amour de Swann - 13
souffrait quand elle en entendait jouer. Mais loin de la surveillance de
cette wagnérienne qui était plus loin avec un groupe de personnes de
son âge, Mme de Cambremer se laissait aller à des impressions
délicieuses. La princesse des Laumes les éprouvait aussi. Sans être
par nature douée pour la musique, elle avait reçu il y a quinze ans
les leçons qu'un professeur de piano du faubourg Saint-Germain, femme
de génie qui avait été à la fin de sa vie réduite à la misère,
avait recommencé, à l'âge de soixante-dix ans, à donner aux filles
et aux petites-filles de ses anciennes élèves. Elle était morte
aujourd'hui. Mais sa méthode, son beau son, renaissaient parfois sous
les doigts de ses élèves, même de celles qui étaient devenues pour
le reste des personnes médiocres, axaient abandonné la musique et
n'ouvraient presque plus jamais un piano. Aussi Mme des Laumes put-elle
secouer la tête, en pleine connaissance de cause, avec une
appréciation juste de la façon dont le pianiste jouait ce prélude
qu'elle savait par cœur. La fin de la phrase commencée chanta
d'elle-même sur ses lèvres. Et elle murmura "c'est toujours
_ch_armant", avec un double _ch_ au commencement du mot qui était
une marque de délicatesse et dont elle sentait ses lèvres si
romanesquement froissées comme une belle fleur, qu'elle harmonisa
instinctivement son regard avec elles en lui donnant à ce moment-là
une sorte de sentimentalité et de vague. Cependant Mme de Gallardon
était en train de se dire qu'il était fâcheux qu'elle n'eût que bien
rarement l'occasion de rencontrer la princesse des Laumes, car elle
souhaitait lui donner une leçon en ne répondant pas à son salut. Elle
ne savait pas que sa cousine fût là. Un mouvement de tête de Mme de
Franquetot la lui découvrit. Aussitôt elle se précipita vers elle en
dérangeant tout le monde; mais désireuse de garder un air hautain et
glacial qui rappelât à tous qu'elle ne désirait pas avoir de
relations avec une personne chez qui on pouvait se trouver nez à nez
avec la princesse Mathilde, et au-devant de qui elle n'avait pas à
aller car elle n'était pas "sa contemporaine", elle voulut pourtant
compenser cet air de hauteur et de réserve par quelque propos
qui justifiât sa démarche et forçât la princesse à engager la
conversation; aussi une fois arrivée près de sa cousine, Mme de
Gallardon, avec un visage dur, une main tendue comme une carte forcée,
lui dit: "Comment va ton mari?" de la même voix soucieuse que si le
prince avait été gravement malade. La princesse éclatant d'un rire
qui lui était particulier et qui était destiné à la fois à montrer
aux autres qu'elle se moquait de quelqu'un et aussi à se faire
paraître plus jolie en concentrant les traits de son visage autour de
sa bouche animée et de son regard brillant, lui répondit:
--Mais le mieux du monde!
Et elle rit encore. Cependant tout en redressant sa taille et
refroidissant sa mine, inquiète encore pourtant de l'état du prince,
Mme de Gallardon dit à sa cousine:
--Oriane (ici Mme des Laumes regarda d'un air étonné et rieur un tiers
invisible vis-à-vis duquel elle semblait tenir à attester qu'elle
n'avait jamais autorisé Mme de Gallardon à l'appeler par son prénom),
je tiendrais beaucoup à ce que tu viennes un moment demain soir chez
moi entendre un quintette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir
ton appréciation.
Elle semblait non pas adresser une invitation, mais demander un service,
et avoir besoin de l'avis de la princesse sur le quintette de Mozart,
comme si ç'avait été un plat de la composition d'une nouvelle
cuisinière sur les talents de laquelle il lui eût été précieux de
recueillir l'opinion d'un gourmet.
--Mais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite...
que je l'aime!
--Tu sais, mon mari n'est pas bien, son foie..., cela lui ferait grand
plaisir de te voir, reprit Mme de Gallardon, faisant maintenant à la
princesse une obligation de charité de paraître à sa soirée.
La princesse n'aimait pas à dire aux gens qu'elle ne voulait pas aller
chez eux. Tous les jours elle écrivait son regret d'avoir été
privée--par une visite inopinée de sa belle-mère, par une invitation
de son beau-frère, par l'Opéra, par une partie de campagne--d'une
soirée à laquelle elle n'aurait jamais songé à se rendre. Elle
donnait ainsi à beaucoup de gens la joie de croire qu'elle était de
leurs relations, qu'elle eut été volontiers chez eux, qu'elle n'avait
été empêchée de le faire que par les contretemps princiers qu'ils
étaient flattés de voir entrer en concurrence avec leur soirée.
Puis faisant partie de cette spirituelle coterie des Guermantes où
survivait quelque chose de l'esprit alerte, dépouillé de lieux communs
et de sentiments convenus, qui descend de Mérimée--et a trouvé sa
dernière expression dans le théâtre de Meilhac et Halévy--elle
l'adaptait même aux rapports sociaux, le transposait jusque dans sa
politesse qui s'efforçait d'être positive, précise, de se rapprocher
de l'humble vérité. Elle ne développait pas longuement à une
maîtresse de maison l'expression du désir qu'elle avait d'aller à sa
soirée; elle trouvait plus aimable de lui exposer quelques petits faits
d'où dépendrait qu'il lui fut ou non possible de s'y rendre.
--Écoute, je vais te dire, dit-elle à Mme de Gallardon, il faut demain
soir que j'aille chez une amie qui m'a demandé mon jour depuis
longtemps. Si elle nous emmène au théâtre, il n'y aura pas, avec la
meilleure volonté, possibilité que j'aille chez toi; mais si nous
restons chez elle, comme je sais que nous serons seuls, je pourrai la
quitter.
--Tiens, tu as vu ton ami M. Swann?
--Mais non, cet amour de Charles, je ne savais pas qu'il fût
là, je vais tâcher qu'il me voie.
--C'est drôle qu'il aille même chez la mère Saint-Euverte dit Mme de
Gallardon. Oh! je sais qu'il est intelligent, ajouta-t-elle en voulant
dire par là intrigant, mais cela ne fait rien, un Juif chez la sœur et
la belle-sœur de deux archevêques!
--J'avoue à ma honte que je n'en suis pas choquée, dit la princesse
des Laumes.
--Je sais qu'il est converti, et même déjà ses parents et grands-parents.
Mais on dit que les convertis restent plus attachés à leur religion
que les autres, que c'est une frime, est-ce vrai?
--Je suis sans lumières à ce sujet.
Le pianiste qui avait à jouer deux morceaux de Chopin après avoir
terminé le prélude, avait attaqué aussitôt une polonaise. Mais
depuis que Mme de Gallardon avait signalé à sa cousine la présence de
Swann, Chopin ressuscité aurait pu venir jouer lui-même toutes ses
œuvres sans que Mme des Laumes pût y faire attention. Elle faisait
partie d'une de ces deux moitiés de l'humanité chez qui la curiosité
qu'a l'autre moitié pour les êtres qu'elle ne connaît pas est
remplacée par l'intérêt pour les êtres qu'elle connaît. Comme
beaucoup de femmes du faubourg Saint-Germain, la présence dans un
endroit où elle se trouvait de quelqu'un de sa coterie, et auquel
d'ailleurs elle n'avait rien de particulier à dire, accaparait
exclusivement son attention aux dépens de tout le reste. À partir de
ce moment, dans l'espoir que Swann la remarquerait, la princesse ne fît
plus, comme une souris blanche apprivoisée à qui on tend puis on
retire un morceau de sucre, que tourner sa figure, remplie de mille
signes de connivence dénués de rapports avec le sentiment de la
polonaise de Chopin, dans la direction où était Swann et si celui-ci
changeait de place, elle déplaçait parallèlement son sourire
aimanté.
--Oriane, ne te fâche pas, reprit Mme de Gallardon qui ne pouvait
jamais s'empêcher de sacrifier ses plus grandes espérances sociales et
d'éblouir un jour le monde, au plaisir obscur, immédiat et privé, de
dire quelque chose de désagréable: il y a des gens qui prétendent que
ce M. Swann, c'est quelqu'un qu'on ne peut pas recevoir chez soi, est-ce
vrai?
--Mais... tu dois bien savoir que c'est vrai, répondit la princesse
des Laumes, puisque tu l'as invité cinquante fois et qu'il n'est
jamais venu.
Et quittant sa cousine mortifiée, elle éclata de nouveau d'un rire qui
scandalisa les personnes qui écoutaient la musique, mais attira
l'attention de Mme de Saint-Euverte, restée par politesse près du
piano et qui aperçut seulement alors la princesse. Mme de Saint-Euverte
était d'autant plus ravie de voir Mme des Laumes qu'elle la croyait
encore à Guermantes en train de soigner son beau-père malade.
--Mais comment, princesse, vous étiez là?
--Oui, je m'étais mise dans un petit coin, j'ai entendu de belles
choses.
--Comment, vous êtes là depuis déjà un long moment!
--Mais oui, un très long moment qui m'a semblé très court, long
seulement parce que je ne vous voyais pas.
Mme de Saint-Euverte voulut donner son fauteuil à la princesse
qui répondit:
--Mais pas du tout! Pourquoi! Je suis bien n'importe où!
Et, avisant, avec intention, pour mieux manifester sa simplicité
de grande dame, un petit siège sans dossier:
--Tenez, ce pouf, c'est tout ce qu'il me faut. Cela me fera
tenir droite. Oh! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me
faire conspuer.
Cependant le pianiste redoublant de vitesse, l'émotion musicale était
à son comble, un domestique passait des rafraîchissements sur un
plateau et faisait tinter des cuillers, et, comme chaque semaine, Mme de
Saint-Euverte lui faisait, sans qu'il la vît, des signes de s'en aller.
Une nouvelle mariée, à qui on avait appris qu'une jeune femme ne doit
pas avoir l'air blasé, souriait de plaisir, et cherchait des yeux
la maîtresse de maison pour lui témoigner par son regard sa
reconnaissance d'avoir "pensé à elle" pour un pareil légal. Pourtant,
quoique avec plus de crime que Mme de Franquetot, ce n'est pas sans
inquiétude qu'elle suivait le morceau; mais la sienne avait pour objet,
au lieu du pianiste, le piano sur lequel une bougie tressautant à
chaque fortissimo risquait, sinon de mettre le feu à l'abat-jour, du
moins de faire des taches sur le palissandre. À la fin elle n'y tint
plus et, escaladant les deux marches de l'estrade sur laquelle était
placé le piano, se précipita pour enlever la bobèche. Mais à peine
ses mains allaient-elles la toucher que, sur un dernier accord, le
morceau finit et le pianiste se leva. Néanmoins l'initiative hardie de
cette jeune femme, la courte promiscuité qui en résulta entre elle et
l'instrumentiste, produisirent une impression généralement favorable.
--Vous avez remarqué ce qu'a fait cette personne, princesse, dit le
général de Froberville à la princesse des Laumes qu'il était venu
saluer et que Mme de Saint-Euverte quitta un instant. C'est curieux.
Est-ce donc une artiste?
--Non, c'est une petite Mme de Cambremer, répondit étourdiment la
princesse et elle ajouta vivement: Je vous répète ce que j'ai entendu
dire, je n'ai aucune espèce de notion de qui c'est, on a dit derrière
moi que c'étaient des voisins de campagne de Mme de Saint-Euverte, mais
je ne crois pas que personne les connaisse. Ça doit être des "gens de
la campagne"! Du reste, je ne sais pas si vous êtes très répandu dans
la brillante société qui se trouve ici, mais je n'ai pas idée du nom
de toutes ces étonnantes personnes. À quoi pensez-vous qu'ils passent
leur vie en dehors des soirées de Mme de Saint-Euverte? Elle a dû les
faire venir avec les musiciens, les chaises et les rafraîchissements.
Avouez que ces "invités de chez Belloir" sont magnifiques. Est-ce que
vraiment elle a le courage de louer ces figurants toutes les semaines.
Ce n'est pas possible!
--Ah! Mais Cambremer, c'est un nom authentique et ancien, dit
le général.
--Je ne vois aucun mal à ce que ce soit ancien, répondit sèchement la
princesse, mais en tout cas ce n'est pas _euphonique_, ajouta-t-elle en
détachant le mot euphonique comme s'il était entre guillemets, petite
affectation de débit qui était particulière à la coterie Guermantes.
--Vous trouvez? Elle est jolie à croquer, dit le général qui
ne perdait pas Mme de Cambremer de vue. Ce n'est pas votre avis,
princesse?
--Elle se met trop en avant, je trouve que chez une si jeune femme, ce
n'est pas agréable, car je ne crois pas qu'elle soit ma contemporaine,
répondit Mme des Laumes (cette expression étant commune aux Gallardon
et aux Guermantes).
Mais la princesse voyant que M. de Froberville continuait à regarder
Mme de Cambremer, ajouta moitié par méchanceté pour celle-ci, moitié
par amabilité pour le général: "Pas agréable... pour son mari! Je
regrette de ne pas la connaître puisqu'elle vous tient à cœur, je
vous aurais présenté", dit la princesse qui probablement n'en aurait
rien fait si elle avait connu la jeune femme. "Je vais être obligée de
vous dire bonsoir, parce que c'est la fête d'une amie à qui je dois
aller la souhaiter, dit-elle d'un ton modeste et vrai, réduisant la
réunion mondaine à laquelle elle se rendait à la simplicité d'une
cérémonie ennuyeuse, mais où il était obligatoire et touchant
d'aller. D'ailleurs je dois y retrouver Basin qui, pendant que j'étais
ici, est allé voir ces amis que vous connaissez, je crois, qui ont un
nom de pont, les Iéna."
--Ç'a été d'abord un nom de victoire, princesse, dit le général.
Qu'est-ce que vous voulez, pour un vieux briscard comme moi, ajouta-t-il
en ôtant son monocle pour l'essuyer, comme il aurait changé un
pansement, tandis que la princesse détournait instinctivement les yeux,
cette noblesse d'Empire, c'est autre chose bien entendu, mais enfin,
pour ce que c'est, c'est très beau dans son genre, ce sont des gens qui
en somme se sont battus en héros.
--Mais je suis pleine de respect pour les héros, dit la princesse, sur
un ton légèrement ironique: si je ne vais pas avec Basin chez cette
princesse d'Iéna, ce n'est pas du tout pour ça, c'est tout simplement
parce que je ne les connais pas. Basin les connaît, les chérit. Oh!
non, ce n'est pas ce que vous pouvez penser, ce n'est pas un flirt, je
n'ai pas à m'y opposer! Du reste, pour ce que cela sert quand je veux
m'y opposer! ajouta-t-elle d'une voix mélancolique, car tout le monde
savait que dès le lendemain du jour où le prince des Laumes avait
épousé sa ravissante cousine, il n'avait pas cessé de la tromper.
Mais enfin ce n'est pas le cas, ce sont des gens qu'il a connus
autrefois, il en fait ses choux gras, je trouve cela très bien. D'abord
je vous dirai que lien que ce qu'il m'a dit de leur maison... Pensez que
tous leurs meubles sont "Empire"!
--Mais, princesse, naturellement, c'est parce que c'est le
mobilier de leurs grands-parents.
--Mais je ne vous dis pas, mais ça n'est pas moins laid pour ça. Je
comprends très bien qu'on ne puisse pas avoir de jolies choses, mais au
moins qu'on n'ait pas de choses ridicules. Qu'est-ce que vous voulez? je
ne connais rien de plus pompier, de plus bourgeois que cet horrible
style avec ces commodes qui ont des têtes de cygnes comme des
baignoires.
--Mais je crois même qu'ils ont de belles choses, ils doivent
avoir la fameuse table de mosaïque sur laquellea été signé le
traité de...
--Ah! Mais qu'ils aient des choses intéressantes au point de vue de
l'histoire, je ne vous dis pas. Mais ça ne peut pas être beau...
puisque c'est horrible! Moi j'ai aussi des choses comme ça que Basin a
héritées des Montesquiou. Seulement elles sont dans les greniers de
Guermantes où personne ne les voit. Enfin, du reste, ce n'est pas la
question, je me précipiterais chez eus avec Basin, j'irais les voir
même au milieu de leurs sphinx et de leur cuivre si je les connaissais,
mais... je ne les connais pas! Moi, on m'a toujours dit quand j'étais
petite que ce n'était pas poli d'aller chez les gens qu'on ne
connaissait pas, dit-elle en prenant un ton puéril. Alors, je fais ce
qu'on m'a appris. Voyez-vous ces braves gens s'ils voyaient entrer une
personne qu'ils ne connaissent pas? Ils me recevraient peut-être très
mal! dit la princesse.
Et par coquetterie elle embellit le sourire que cette supposition
lui arrachait, en donnant à son regard bleu fixé sur le général
une expression rêveuse et douce.
--Ah! princesse, vous savez bien qu'ils ne se tiendraient pas
de joie...
--Mais non, pourquoi? lui demanda-t-elle avec une extrême vivacité,
soit pour ne pas avoir l'air de savoir que c'est parce qu'elle était
une des plus grandes dames de France, soit pour avoir le plaisir de
l'entendre dire au général. Pourquoi? Qu'en savez-vous? Cela leur
serait peut-être tout ce qu'il y a de plus désagréable. Moi je ne
sais pas, mais si j'en juge par moi, cela m'ennuie déjà tant de voir
les personnes que je connais, je crois que s'il fallait voir des gens
que je ne connais pas, "même héroïques", je deviendrais folle.
D'ailleurs, voyons, sauf lorsqu'il s'agit de vieux amis comme vous qu'on
connaît sans cela, je ne sais pas si l'héroïsme serait d'un format
très portatif dans le monde. Ça m'ennuie déjà souvent de donner des
dîners, mais s'il fallait offrir le bras à Spartacus pour aller à
table... Non vraiment, ce ne serait jamais à Vercingétorix que je
ferais signé comme quatorzième. Je sens que je le réserverais pour
les grandes soirées. Et comme je n'en donne pas...
--Ah! princesse, vous n'êtes pas Guermantes pour des prunes.
Le possédez-vous assez, l'esprit des Guermantes!
--Mais on dit toujours l'esprit des Guermantes, je n'ai jamais pu
comprendre pourquoi. Vous en connaissez donc d'autres qui en aient,
ajouta-t-elle dans un éclat de rire écumant et joyeux, les traits de
son visage concentrés, accouplés dans le réseau de son animation, les
yeux étincelants, enflammés d'un ensoleillement radieux de gaieté que
seuls avaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos, fussent-ils
tenus par la princesse elle-même, qui étaient une louange de son
esprit ou de sa beauté. Tenez, voilà Swann qui a l'air de saluer votre
Cambremer; là... il est à côté de la mère Saint-Euverte, vous ne
voyez pas! Demandez-lui de vous présenter. Mais dépêchez-vous, il
cherche à s'en aller!
--Avez-vous remarqué quelle affreuse mine il a? dit le général.
--Mon petit Charles! Ah! enfin il vient, je commençais à supposer
qu'il ne voulait pas me voir!
Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui rappelait
Guermantes, terre voisine de Combray, tout ce pays qu'il aimait tant et
où il ne retournait plus pour ne pas s'éloigner d'Odette. Usant des
formes mi-artistes, mi-galantes, par lesquelles il savait plaire à la
princesse et qu'il retrouvait tout naturellement quand il se retrempait
un instant dans son ancien milieu--et voulant d'autre part pour
lui-même exprimer la nostalgie qu'il avait de la campagne:
--Ah! dit-il à la cantonade, pour être entendu à la fois de Mme de
Saint-Euverte à qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il
parlait, voici la charmante princesse! Voyez, elle est venue tout
exprès de Guermantes pour entendre le _Saint François d'Assise_ de
Liszt et elle n'a eu le temps, comme une jolie mésange, que d'aller
piquer pour les mettre sur sa tête quelques petits fruits de prunier
des oiseaux et d'aubépine; il y a même encore de petites gouttes de
rosée, un peu de la gelée blanche qui doit faire gémir la duchesse.
C'est très joli, ma chère princesse.
--Comment, la princesse est venue exprès de Guermantes. Mais c'est
trop! Je ne savais pas, je suis confuse, s'écria naïvement Mme de
Saint-Euverte qui était peu habituée au tour d'esprit de Swann. Et
examinant la coiffure de la princesse: Mais c'est vrai, cela imite...
comment dirais-je, pas les châtaignes, non oh! c'est une idée
ravissante! Mais comment la princesse pouvait-elle connaître mon
programme? Les musiciens ne me l'ont même pas communiqué à moi.
Swann, habitué, quand il était auprès d'une femme avec qui il avait
gardé des habitudes galantes de langage, de dire des choses délicates
que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas
expliquer à Mme de Saint-Euverte qu'il n'avait parlé que par
métaphore. Quant à la princesse, elle se mit à rire aux éclats,
parce que l'esprit de Swann était extrêmement apprécié dans sa
coterie, et aussi parce qu'elle ne pouvait entendre un compliment
s'adressant à elle sans lui trouver les grâces les plus fines et une
irrésistible drôlerie.
--Hé bien! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits d'aubépine
vous plaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez cette Cambremer, est-ce
que vous êtes aussi son voisin de campagne?
Mme de Saint-Euverte voyant que la princesse avait l'air content
de causer avec Swann s'était éloignée.
--Mais vous l'êtes vous-même, princesse.
--Moi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces gens! Mais
comme j'aimerais être à leur place!
--Ce ne sont pas les Cambremer, c'étaient ses parents à elle; elle est
une demoiselle Legrandin qui venait à Combray. Je ne sais pas si vous
savez que vous êtes comtesse de Combray et que le chapitre vous doit
une redevance?
--Je ne sais pas ce que me doit le chapitre, mais je sais que je suis
tapée de cent francs tous les ans par le curé, ce dont je me
passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien étonnant. Il finit juste
à temps, mais il finit mal! dit-elle en riant.
--Il ne commence pas mieux, répondit Swann.
--En effet cette double abréviation!...
--C'est quelqu'un de très en colère et de très convenable qui
n'a pas osé aller jusqu'au bout du premier mot.
--Mais puisqu'il ne devait pas pouvoir s'empêcher de commencer le
second, il aurait mieux fait d'achever le premier pour en finir une
bonne fois. Nous sommes en train de faire des plaisanteries d'un goût
charmant, mon petit Charles, mais comme c'est ennuyeux de ne plus vous
voir, ajouta-t-elle d'un ton câlin, j'aime tant causer avec vous.
Pensez que je n'aurais même pas pu faire comprendre à cet idiot de
Froberville que le nom de Cambremer était étonnant. Avouez que la vie
est une chose affreuse. Il n'y a que quand je vous vois que je cesse de
m'ennuyer.
Et sans doute cela n'était pas vrai. Mais Swann et la princesse avaient
une même manière de juger les petites choses qui avait pour effet--à
moins que ce ne fût pour cause--une grande analogie dans la façon de
s'exprimer et jusque dans la prononciation. Cette ressemblance ne
frappait pas parce que rien n'était plus différent que leurs deux
voix. Mais si on parvenait par la pensée à ôter aux propos de Swann
la sonorité qui les enveloppait, les moustaches d'entre lesquelles ils
sortaient, on se rendait compte que c'étaient les mêmes phrases, les
mêmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Pour les choses
importantes, Swann et la princesse n'avaient les mêmes idées sur rien.
Mais depuis que Swann était si triste, ressentant toujours cette
espèce de frisson qui précède le moment où l'on va pleurer, il avait
le même besoin de parler du chagrin qu'un assassin a de parler de son
crime. En entendant la princesse lui dire que la vie était une chose
affreuse, il éprouva la même douceur que si elle lui avait parlé
d'Odette.
--Oh! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous voyions,
ma chère amie. Ce qu'il y a de gentil avec vous, c'est que vous n'êtes
pas gaie. On pourrait passer une soirée ensemble.
--Mais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas à Guermantes, ma
belle-mère serait folle de joie. Cela passe pour très laid, mais je
vous dirai que ce pays ne me déplaît pas, j'ai horreur des pays
"pittoresques".
--Je crois bien, c'est admirable, répondit Swann, c'est presque trop
beau, trop vivant pour moi, en ce moment; c'est un pays pour être
heureux. C'est peut-être parce que j'y ai vécu, mais les choses m'y
parlent tellement! Dès qu'il se lève un souffle d'air, que les blés
commencent à remuer, il me semble qu'il y a quelqu'un qui va arriver,
que je vais recevoir une nouvelle; et ces petites maisons au bord de
l'eau... je serais bien malheureux!
--Oh! mon petit Charles, prenez garde, voilà l'affreuse Rampillon qui
m'a vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivé, je
confonds, elle a marié sa fille ou son amant, je ne sais plus;
peut-être les deux... et ensemble!... Ah! non, je me rappelle, elle a
été répudiée par son prince... ayez l'air de me parler, pour que
cette Bérénice ne vienne pas m'inviter à dîner. Du reste, je me
sauve. Écoutez, mon petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous
ne voulez pas vous laisser enlever et que je vous emmène chez la
princesse de Parme qui serait tellement contente, et Basin aussi qui
doit m'y rejoindre. Si on n'avait pas de vos nouvelles par Mémé...
Pensez que je ne vous vois plus jamais!
Swann refusa, ayant prévenu M. de Charlus qu'en quittant de chez Mme de
Saint-Euverte, il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait pas
en allant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot qu'il
avait tout le temps espéré se voir remettre par un domestique pendant
la soirée, et que peut-être il allait trouver chez son concierge. "Ce
pauvre Swann, dit ce soir-là Mme des Laumes à son mari, il est
toujours gentil, mais il a l'air bien malheureux. Vous le verrez, car il
a promis de venir dîner un de ces jours. Je trouve ridicule au fond
qu'un homme de son intelligence souffre pour une personne de ce genre et
qui n'est même pas intéressante, car on la dit idiote", ajouta-t-elle
avec la sagesse des gens non amoureux, qui trouvent qu'un homme d'esprit
ne devrait être malheureux que pour une personne qui en valût la
peine; c'est à peu près comme s'étonner qu'on daigne souffrir du
choléra parle fait d'un être aussi petit que le bacille virgule.
Swann voulait partir, mais au moment où il allait enfin s'échapper, le
général de Froberville lui demanda à connaître Mme de Cambremer et
il fut obligé de rentrer avec lui dans le salon pour la chercher.
--Dites donc, Swann, j'aimerais mieux être le mari de cette femme-là
que d'être massacré par les sauvages, qu'en dites-vous?
Ces mots "massacré par les sauvages" percèrent douloureusement le
cœur de Swann; aussitôt il éprouva le besoin de continuer la
conversation avec le général:
--Ah! lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cette
façon... Ainsi vous savez... ce navigateur dont Dumont d'Urville ramena
les cendres, La Pérouse... (et Swann était déjà heureux comme s'il
avait parlé d'Odette). C'est un beau caractère et qui m'intéresse
beaucoup que celui de La Pérouse, ajouta-t-il d'un air mélancolique.
--Ah! parfaitement, La Pérouse, dit le général. C'est un nom
connu. Il a sa rue.
--Vous connaissez quelqu'un rue La Pérouse? demanda Swann d'un
air agité.
--Je ne connais que Mme de Chanlivault, la sœur de ce bravé
Chaussepierre. Elle nous a donné une jolie soirée de comédie l'autre
jour. C'est un salon qui sera un jour très élégant, vous verrez!
--Ah! elle demeure rue La Pérouse. C'est sympathique, c'est
une si jolie rue, si triste.
--Mais non, c'est que vous n'y êtes pas allé depuis quelque
temps; ce n'est plus triste, cela commence à se construire, tout ce
quartier-là.
Quand enfin Swann présenta M. de Froberville à la jeune Mme de
Cambremer, comme c'était la première fois qu'elle entendait le nom du
général, elle esquissa le sourire de joie et de surprise qu'elle
aurait eu si on n'en avait jamais prononcé devant elle d'autre que
celui-là, car ne connaissant pas les amis de sa nouvelle famille, à
chaque personne qu'on lui amenait, elle croyait que c'était l'un d'eux,
et pensant qu'elle faisait preuve de tact en ayant l'air d'en avoir tant
entendu parler depuis qu'elle était mariée, elle tendait la main d'un
air hésitant destiné à prouver la réserve apprise qu'elle avait à
vaincre et la sympathie spontanée qui réussissait à en triompher.
Aussi ses beaux-parents, qu'elle croyait encore les gens les plus
brillants de France, déclaraient-ils qu'elle était un ange; d'autant
plus qu'ils préféraient paraître, en la faisant épouser à leur
fils, avoir cédé à l'attrait plutôt de ses qualités que de sa
grande fortune.
--On voit que vous êtes musicienne dans l'âme, madame, lui dit
le général, en faisant inconsciemment allusion à l'incident de
la bobèche.
Mais le concert recommença et Swann comprit qu'il ne pourrait pas s'en
cette wagnérienne qui était plus loin avec un groupe de personnes de
son âge, Mme de Cambremer se laissait aller à des impressions
délicieuses. La princesse des Laumes les éprouvait aussi. Sans être
par nature douée pour la musique, elle avait reçu il y a quinze ans
les leçons qu'un professeur de piano du faubourg Saint-Germain, femme
de génie qui avait été à la fin de sa vie réduite à la misère,
avait recommencé, à l'âge de soixante-dix ans, à donner aux filles
et aux petites-filles de ses anciennes élèves. Elle était morte
aujourd'hui. Mais sa méthode, son beau son, renaissaient parfois sous
les doigts de ses élèves, même de celles qui étaient devenues pour
le reste des personnes médiocres, axaient abandonné la musique et
n'ouvraient presque plus jamais un piano. Aussi Mme des Laumes put-elle
secouer la tête, en pleine connaissance de cause, avec une
appréciation juste de la façon dont le pianiste jouait ce prélude
qu'elle savait par cœur. La fin de la phrase commencée chanta
d'elle-même sur ses lèvres. Et elle murmura "c'est toujours
_ch_armant", avec un double _ch_ au commencement du mot qui était
une marque de délicatesse et dont elle sentait ses lèvres si
romanesquement froissées comme une belle fleur, qu'elle harmonisa
instinctivement son regard avec elles en lui donnant à ce moment-là
une sorte de sentimentalité et de vague. Cependant Mme de Gallardon
était en train de se dire qu'il était fâcheux qu'elle n'eût que bien
rarement l'occasion de rencontrer la princesse des Laumes, car elle
souhaitait lui donner une leçon en ne répondant pas à son salut. Elle
ne savait pas que sa cousine fût là. Un mouvement de tête de Mme de
Franquetot la lui découvrit. Aussitôt elle se précipita vers elle en
dérangeant tout le monde; mais désireuse de garder un air hautain et
glacial qui rappelât à tous qu'elle ne désirait pas avoir de
relations avec une personne chez qui on pouvait se trouver nez à nez
avec la princesse Mathilde, et au-devant de qui elle n'avait pas à
aller car elle n'était pas "sa contemporaine", elle voulut pourtant
compenser cet air de hauteur et de réserve par quelque propos
qui justifiât sa démarche et forçât la princesse à engager la
conversation; aussi une fois arrivée près de sa cousine, Mme de
Gallardon, avec un visage dur, une main tendue comme une carte forcée,
lui dit: "Comment va ton mari?" de la même voix soucieuse que si le
prince avait été gravement malade. La princesse éclatant d'un rire
qui lui était particulier et qui était destiné à la fois à montrer
aux autres qu'elle se moquait de quelqu'un et aussi à se faire
paraître plus jolie en concentrant les traits de son visage autour de
sa bouche animée et de son regard brillant, lui répondit:
--Mais le mieux du monde!
Et elle rit encore. Cependant tout en redressant sa taille et
refroidissant sa mine, inquiète encore pourtant de l'état du prince,
Mme de Gallardon dit à sa cousine:
--Oriane (ici Mme des Laumes regarda d'un air étonné et rieur un tiers
invisible vis-à-vis duquel elle semblait tenir à attester qu'elle
n'avait jamais autorisé Mme de Gallardon à l'appeler par son prénom),
je tiendrais beaucoup à ce que tu viennes un moment demain soir chez
moi entendre un quintette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir
ton appréciation.
Elle semblait non pas adresser une invitation, mais demander un service,
et avoir besoin de l'avis de la princesse sur le quintette de Mozart,
comme si ç'avait été un plat de la composition d'une nouvelle
cuisinière sur les talents de laquelle il lui eût été précieux de
recueillir l'opinion d'un gourmet.
--Mais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite...
que je l'aime!
--Tu sais, mon mari n'est pas bien, son foie..., cela lui ferait grand
plaisir de te voir, reprit Mme de Gallardon, faisant maintenant à la
princesse une obligation de charité de paraître à sa soirée.
La princesse n'aimait pas à dire aux gens qu'elle ne voulait pas aller
chez eux. Tous les jours elle écrivait son regret d'avoir été
privée--par une visite inopinée de sa belle-mère, par une invitation
de son beau-frère, par l'Opéra, par une partie de campagne--d'une
soirée à laquelle elle n'aurait jamais songé à se rendre. Elle
donnait ainsi à beaucoup de gens la joie de croire qu'elle était de
leurs relations, qu'elle eut été volontiers chez eux, qu'elle n'avait
été empêchée de le faire que par les contretemps princiers qu'ils
étaient flattés de voir entrer en concurrence avec leur soirée.
Puis faisant partie de cette spirituelle coterie des Guermantes où
survivait quelque chose de l'esprit alerte, dépouillé de lieux communs
et de sentiments convenus, qui descend de Mérimée--et a trouvé sa
dernière expression dans le théâtre de Meilhac et Halévy--elle
l'adaptait même aux rapports sociaux, le transposait jusque dans sa
politesse qui s'efforçait d'être positive, précise, de se rapprocher
de l'humble vérité. Elle ne développait pas longuement à une
maîtresse de maison l'expression du désir qu'elle avait d'aller à sa
soirée; elle trouvait plus aimable de lui exposer quelques petits faits
d'où dépendrait qu'il lui fut ou non possible de s'y rendre.
--Écoute, je vais te dire, dit-elle à Mme de Gallardon, il faut demain
soir que j'aille chez une amie qui m'a demandé mon jour depuis
longtemps. Si elle nous emmène au théâtre, il n'y aura pas, avec la
meilleure volonté, possibilité que j'aille chez toi; mais si nous
restons chez elle, comme je sais que nous serons seuls, je pourrai la
quitter.
--Tiens, tu as vu ton ami M. Swann?
--Mais non, cet amour de Charles, je ne savais pas qu'il fût
là, je vais tâcher qu'il me voie.
--C'est drôle qu'il aille même chez la mère Saint-Euverte dit Mme de
Gallardon. Oh! je sais qu'il est intelligent, ajouta-t-elle en voulant
dire par là intrigant, mais cela ne fait rien, un Juif chez la sœur et
la belle-sœur de deux archevêques!
--J'avoue à ma honte que je n'en suis pas choquée, dit la princesse
des Laumes.
--Je sais qu'il est converti, et même déjà ses parents et grands-parents.
Mais on dit que les convertis restent plus attachés à leur religion
que les autres, que c'est une frime, est-ce vrai?
--Je suis sans lumières à ce sujet.
Le pianiste qui avait à jouer deux morceaux de Chopin après avoir
terminé le prélude, avait attaqué aussitôt une polonaise. Mais
depuis que Mme de Gallardon avait signalé à sa cousine la présence de
Swann, Chopin ressuscité aurait pu venir jouer lui-même toutes ses
œuvres sans que Mme des Laumes pût y faire attention. Elle faisait
partie d'une de ces deux moitiés de l'humanité chez qui la curiosité
qu'a l'autre moitié pour les êtres qu'elle ne connaît pas est
remplacée par l'intérêt pour les êtres qu'elle connaît. Comme
beaucoup de femmes du faubourg Saint-Germain, la présence dans un
endroit où elle se trouvait de quelqu'un de sa coterie, et auquel
d'ailleurs elle n'avait rien de particulier à dire, accaparait
exclusivement son attention aux dépens de tout le reste. À partir de
ce moment, dans l'espoir que Swann la remarquerait, la princesse ne fît
plus, comme une souris blanche apprivoisée à qui on tend puis on
retire un morceau de sucre, que tourner sa figure, remplie de mille
signes de connivence dénués de rapports avec le sentiment de la
polonaise de Chopin, dans la direction où était Swann et si celui-ci
changeait de place, elle déplaçait parallèlement son sourire
aimanté.
--Oriane, ne te fâche pas, reprit Mme de Gallardon qui ne pouvait
jamais s'empêcher de sacrifier ses plus grandes espérances sociales et
d'éblouir un jour le monde, au plaisir obscur, immédiat et privé, de
dire quelque chose de désagréable: il y a des gens qui prétendent que
ce M. Swann, c'est quelqu'un qu'on ne peut pas recevoir chez soi, est-ce
vrai?
--Mais... tu dois bien savoir que c'est vrai, répondit la princesse
des Laumes, puisque tu l'as invité cinquante fois et qu'il n'est
jamais venu.
Et quittant sa cousine mortifiée, elle éclata de nouveau d'un rire qui
scandalisa les personnes qui écoutaient la musique, mais attira
l'attention de Mme de Saint-Euverte, restée par politesse près du
piano et qui aperçut seulement alors la princesse. Mme de Saint-Euverte
était d'autant plus ravie de voir Mme des Laumes qu'elle la croyait
encore à Guermantes en train de soigner son beau-père malade.
--Mais comment, princesse, vous étiez là?
--Oui, je m'étais mise dans un petit coin, j'ai entendu de belles
choses.
--Comment, vous êtes là depuis déjà un long moment!
--Mais oui, un très long moment qui m'a semblé très court, long
seulement parce que je ne vous voyais pas.
Mme de Saint-Euverte voulut donner son fauteuil à la princesse
qui répondit:
--Mais pas du tout! Pourquoi! Je suis bien n'importe où!
Et, avisant, avec intention, pour mieux manifester sa simplicité
de grande dame, un petit siège sans dossier:
--Tenez, ce pouf, c'est tout ce qu'il me faut. Cela me fera
tenir droite. Oh! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me
faire conspuer.
Cependant le pianiste redoublant de vitesse, l'émotion musicale était
à son comble, un domestique passait des rafraîchissements sur un
plateau et faisait tinter des cuillers, et, comme chaque semaine, Mme de
Saint-Euverte lui faisait, sans qu'il la vît, des signes de s'en aller.
Une nouvelle mariée, à qui on avait appris qu'une jeune femme ne doit
pas avoir l'air blasé, souriait de plaisir, et cherchait des yeux
la maîtresse de maison pour lui témoigner par son regard sa
reconnaissance d'avoir "pensé à elle" pour un pareil légal. Pourtant,
quoique avec plus de crime que Mme de Franquetot, ce n'est pas sans
inquiétude qu'elle suivait le morceau; mais la sienne avait pour objet,
au lieu du pianiste, le piano sur lequel une bougie tressautant à
chaque fortissimo risquait, sinon de mettre le feu à l'abat-jour, du
moins de faire des taches sur le palissandre. À la fin elle n'y tint
plus et, escaladant les deux marches de l'estrade sur laquelle était
placé le piano, se précipita pour enlever la bobèche. Mais à peine
ses mains allaient-elles la toucher que, sur un dernier accord, le
morceau finit et le pianiste se leva. Néanmoins l'initiative hardie de
cette jeune femme, la courte promiscuité qui en résulta entre elle et
l'instrumentiste, produisirent une impression généralement favorable.
--Vous avez remarqué ce qu'a fait cette personne, princesse, dit le
général de Froberville à la princesse des Laumes qu'il était venu
saluer et que Mme de Saint-Euverte quitta un instant. C'est curieux.
Est-ce donc une artiste?
--Non, c'est une petite Mme de Cambremer, répondit étourdiment la
princesse et elle ajouta vivement: Je vous répète ce que j'ai entendu
dire, je n'ai aucune espèce de notion de qui c'est, on a dit derrière
moi que c'étaient des voisins de campagne de Mme de Saint-Euverte, mais
je ne crois pas que personne les connaisse. Ça doit être des "gens de
la campagne"! Du reste, je ne sais pas si vous êtes très répandu dans
la brillante société qui se trouve ici, mais je n'ai pas idée du nom
de toutes ces étonnantes personnes. À quoi pensez-vous qu'ils passent
leur vie en dehors des soirées de Mme de Saint-Euverte? Elle a dû les
faire venir avec les musiciens, les chaises et les rafraîchissements.
Avouez que ces "invités de chez Belloir" sont magnifiques. Est-ce que
vraiment elle a le courage de louer ces figurants toutes les semaines.
Ce n'est pas possible!
--Ah! Mais Cambremer, c'est un nom authentique et ancien, dit
le général.
--Je ne vois aucun mal à ce que ce soit ancien, répondit sèchement la
princesse, mais en tout cas ce n'est pas _euphonique_, ajouta-t-elle en
détachant le mot euphonique comme s'il était entre guillemets, petite
affectation de débit qui était particulière à la coterie Guermantes.
--Vous trouvez? Elle est jolie à croquer, dit le général qui
ne perdait pas Mme de Cambremer de vue. Ce n'est pas votre avis,
princesse?
--Elle se met trop en avant, je trouve que chez une si jeune femme, ce
n'est pas agréable, car je ne crois pas qu'elle soit ma contemporaine,
répondit Mme des Laumes (cette expression étant commune aux Gallardon
et aux Guermantes).
Mais la princesse voyant que M. de Froberville continuait à regarder
Mme de Cambremer, ajouta moitié par méchanceté pour celle-ci, moitié
par amabilité pour le général: "Pas agréable... pour son mari! Je
regrette de ne pas la connaître puisqu'elle vous tient à cœur, je
vous aurais présenté", dit la princesse qui probablement n'en aurait
rien fait si elle avait connu la jeune femme. "Je vais être obligée de
vous dire bonsoir, parce que c'est la fête d'une amie à qui je dois
aller la souhaiter, dit-elle d'un ton modeste et vrai, réduisant la
réunion mondaine à laquelle elle se rendait à la simplicité d'une
cérémonie ennuyeuse, mais où il était obligatoire et touchant
d'aller. D'ailleurs je dois y retrouver Basin qui, pendant que j'étais
ici, est allé voir ces amis que vous connaissez, je crois, qui ont un
nom de pont, les Iéna."
--Ç'a été d'abord un nom de victoire, princesse, dit le général.
Qu'est-ce que vous voulez, pour un vieux briscard comme moi, ajouta-t-il
en ôtant son monocle pour l'essuyer, comme il aurait changé un
pansement, tandis que la princesse détournait instinctivement les yeux,
cette noblesse d'Empire, c'est autre chose bien entendu, mais enfin,
pour ce que c'est, c'est très beau dans son genre, ce sont des gens qui
en somme se sont battus en héros.
--Mais je suis pleine de respect pour les héros, dit la princesse, sur
un ton légèrement ironique: si je ne vais pas avec Basin chez cette
princesse d'Iéna, ce n'est pas du tout pour ça, c'est tout simplement
parce que je ne les connais pas. Basin les connaît, les chérit. Oh!
non, ce n'est pas ce que vous pouvez penser, ce n'est pas un flirt, je
n'ai pas à m'y opposer! Du reste, pour ce que cela sert quand je veux
m'y opposer! ajouta-t-elle d'une voix mélancolique, car tout le monde
savait que dès le lendemain du jour où le prince des Laumes avait
épousé sa ravissante cousine, il n'avait pas cessé de la tromper.
Mais enfin ce n'est pas le cas, ce sont des gens qu'il a connus
autrefois, il en fait ses choux gras, je trouve cela très bien. D'abord
je vous dirai que lien que ce qu'il m'a dit de leur maison... Pensez que
tous leurs meubles sont "Empire"!
--Mais, princesse, naturellement, c'est parce que c'est le
mobilier de leurs grands-parents.
--Mais je ne vous dis pas, mais ça n'est pas moins laid pour ça. Je
comprends très bien qu'on ne puisse pas avoir de jolies choses, mais au
moins qu'on n'ait pas de choses ridicules. Qu'est-ce que vous voulez? je
ne connais rien de plus pompier, de plus bourgeois que cet horrible
style avec ces commodes qui ont des têtes de cygnes comme des
baignoires.
--Mais je crois même qu'ils ont de belles choses, ils doivent
avoir la fameuse table de mosaïque sur laquellea été signé le
traité de...
--Ah! Mais qu'ils aient des choses intéressantes au point de vue de
l'histoire, je ne vous dis pas. Mais ça ne peut pas être beau...
puisque c'est horrible! Moi j'ai aussi des choses comme ça que Basin a
héritées des Montesquiou. Seulement elles sont dans les greniers de
Guermantes où personne ne les voit. Enfin, du reste, ce n'est pas la
question, je me précipiterais chez eus avec Basin, j'irais les voir
même au milieu de leurs sphinx et de leur cuivre si je les connaissais,
mais... je ne les connais pas! Moi, on m'a toujours dit quand j'étais
petite que ce n'était pas poli d'aller chez les gens qu'on ne
connaissait pas, dit-elle en prenant un ton puéril. Alors, je fais ce
qu'on m'a appris. Voyez-vous ces braves gens s'ils voyaient entrer une
personne qu'ils ne connaissent pas? Ils me recevraient peut-être très
mal! dit la princesse.
Et par coquetterie elle embellit le sourire que cette supposition
lui arrachait, en donnant à son regard bleu fixé sur le général
une expression rêveuse et douce.
--Ah! princesse, vous savez bien qu'ils ne se tiendraient pas
de joie...
--Mais non, pourquoi? lui demanda-t-elle avec une extrême vivacité,
soit pour ne pas avoir l'air de savoir que c'est parce qu'elle était
une des plus grandes dames de France, soit pour avoir le plaisir de
l'entendre dire au général. Pourquoi? Qu'en savez-vous? Cela leur
serait peut-être tout ce qu'il y a de plus désagréable. Moi je ne
sais pas, mais si j'en juge par moi, cela m'ennuie déjà tant de voir
les personnes que je connais, je crois que s'il fallait voir des gens
que je ne connais pas, "même héroïques", je deviendrais folle.
D'ailleurs, voyons, sauf lorsqu'il s'agit de vieux amis comme vous qu'on
connaît sans cela, je ne sais pas si l'héroïsme serait d'un format
très portatif dans le monde. Ça m'ennuie déjà souvent de donner des
dîners, mais s'il fallait offrir le bras à Spartacus pour aller à
table... Non vraiment, ce ne serait jamais à Vercingétorix que je
ferais signé comme quatorzième. Je sens que je le réserverais pour
les grandes soirées. Et comme je n'en donne pas...
--Ah! princesse, vous n'êtes pas Guermantes pour des prunes.
Le possédez-vous assez, l'esprit des Guermantes!
--Mais on dit toujours l'esprit des Guermantes, je n'ai jamais pu
comprendre pourquoi. Vous en connaissez donc d'autres qui en aient,
ajouta-t-elle dans un éclat de rire écumant et joyeux, les traits de
son visage concentrés, accouplés dans le réseau de son animation, les
yeux étincelants, enflammés d'un ensoleillement radieux de gaieté que
seuls avaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos, fussent-ils
tenus par la princesse elle-même, qui étaient une louange de son
esprit ou de sa beauté. Tenez, voilà Swann qui a l'air de saluer votre
Cambremer; là... il est à côté de la mère Saint-Euverte, vous ne
voyez pas! Demandez-lui de vous présenter. Mais dépêchez-vous, il
cherche à s'en aller!
--Avez-vous remarqué quelle affreuse mine il a? dit le général.
--Mon petit Charles! Ah! enfin il vient, je commençais à supposer
qu'il ne voulait pas me voir!
Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui rappelait
Guermantes, terre voisine de Combray, tout ce pays qu'il aimait tant et
où il ne retournait plus pour ne pas s'éloigner d'Odette. Usant des
formes mi-artistes, mi-galantes, par lesquelles il savait plaire à la
princesse et qu'il retrouvait tout naturellement quand il se retrempait
un instant dans son ancien milieu--et voulant d'autre part pour
lui-même exprimer la nostalgie qu'il avait de la campagne:
--Ah! dit-il à la cantonade, pour être entendu à la fois de Mme de
Saint-Euverte à qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il
parlait, voici la charmante princesse! Voyez, elle est venue tout
exprès de Guermantes pour entendre le _Saint François d'Assise_ de
Liszt et elle n'a eu le temps, comme une jolie mésange, que d'aller
piquer pour les mettre sur sa tête quelques petits fruits de prunier
des oiseaux et d'aubépine; il y a même encore de petites gouttes de
rosée, un peu de la gelée blanche qui doit faire gémir la duchesse.
C'est très joli, ma chère princesse.
--Comment, la princesse est venue exprès de Guermantes. Mais c'est
trop! Je ne savais pas, je suis confuse, s'écria naïvement Mme de
Saint-Euverte qui était peu habituée au tour d'esprit de Swann. Et
examinant la coiffure de la princesse: Mais c'est vrai, cela imite...
comment dirais-je, pas les châtaignes, non oh! c'est une idée
ravissante! Mais comment la princesse pouvait-elle connaître mon
programme? Les musiciens ne me l'ont même pas communiqué à moi.
Swann, habitué, quand il était auprès d'une femme avec qui il avait
gardé des habitudes galantes de langage, de dire des choses délicates
que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas
expliquer à Mme de Saint-Euverte qu'il n'avait parlé que par
métaphore. Quant à la princesse, elle se mit à rire aux éclats,
parce que l'esprit de Swann était extrêmement apprécié dans sa
coterie, et aussi parce qu'elle ne pouvait entendre un compliment
s'adressant à elle sans lui trouver les grâces les plus fines et une
irrésistible drôlerie.
--Hé bien! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits d'aubépine
vous plaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez cette Cambremer, est-ce
que vous êtes aussi son voisin de campagne?
Mme de Saint-Euverte voyant que la princesse avait l'air content
de causer avec Swann s'était éloignée.
--Mais vous l'êtes vous-même, princesse.
--Moi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces gens! Mais
comme j'aimerais être à leur place!
--Ce ne sont pas les Cambremer, c'étaient ses parents à elle; elle est
une demoiselle Legrandin qui venait à Combray. Je ne sais pas si vous
savez que vous êtes comtesse de Combray et que le chapitre vous doit
une redevance?
--Je ne sais pas ce que me doit le chapitre, mais je sais que je suis
tapée de cent francs tous les ans par le curé, ce dont je me
passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien étonnant. Il finit juste
à temps, mais il finit mal! dit-elle en riant.
--Il ne commence pas mieux, répondit Swann.
--En effet cette double abréviation!...
--C'est quelqu'un de très en colère et de très convenable qui
n'a pas osé aller jusqu'au bout du premier mot.
--Mais puisqu'il ne devait pas pouvoir s'empêcher de commencer le
second, il aurait mieux fait d'achever le premier pour en finir une
bonne fois. Nous sommes en train de faire des plaisanteries d'un goût
charmant, mon petit Charles, mais comme c'est ennuyeux de ne plus vous
voir, ajouta-t-elle d'un ton câlin, j'aime tant causer avec vous.
Pensez que je n'aurais même pas pu faire comprendre à cet idiot de
Froberville que le nom de Cambremer était étonnant. Avouez que la vie
est une chose affreuse. Il n'y a que quand je vous vois que je cesse de
m'ennuyer.
Et sans doute cela n'était pas vrai. Mais Swann et la princesse avaient
une même manière de juger les petites choses qui avait pour effet--à
moins que ce ne fût pour cause--une grande analogie dans la façon de
s'exprimer et jusque dans la prononciation. Cette ressemblance ne
frappait pas parce que rien n'était plus différent que leurs deux
voix. Mais si on parvenait par la pensée à ôter aux propos de Swann
la sonorité qui les enveloppait, les moustaches d'entre lesquelles ils
sortaient, on se rendait compte que c'étaient les mêmes phrases, les
mêmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Pour les choses
importantes, Swann et la princesse n'avaient les mêmes idées sur rien.
Mais depuis que Swann était si triste, ressentant toujours cette
espèce de frisson qui précède le moment où l'on va pleurer, il avait
le même besoin de parler du chagrin qu'un assassin a de parler de son
crime. En entendant la princesse lui dire que la vie était une chose
affreuse, il éprouva la même douceur que si elle lui avait parlé
d'Odette.
--Oh! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous voyions,
ma chère amie. Ce qu'il y a de gentil avec vous, c'est que vous n'êtes
pas gaie. On pourrait passer une soirée ensemble.
--Mais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas à Guermantes, ma
belle-mère serait folle de joie. Cela passe pour très laid, mais je
vous dirai que ce pays ne me déplaît pas, j'ai horreur des pays
"pittoresques".
--Je crois bien, c'est admirable, répondit Swann, c'est presque trop
beau, trop vivant pour moi, en ce moment; c'est un pays pour être
heureux. C'est peut-être parce que j'y ai vécu, mais les choses m'y
parlent tellement! Dès qu'il se lève un souffle d'air, que les blés
commencent à remuer, il me semble qu'il y a quelqu'un qui va arriver,
que je vais recevoir une nouvelle; et ces petites maisons au bord de
l'eau... je serais bien malheureux!
--Oh! mon petit Charles, prenez garde, voilà l'affreuse Rampillon qui
m'a vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivé, je
confonds, elle a marié sa fille ou son amant, je ne sais plus;
peut-être les deux... et ensemble!... Ah! non, je me rappelle, elle a
été répudiée par son prince... ayez l'air de me parler, pour que
cette Bérénice ne vienne pas m'inviter à dîner. Du reste, je me
sauve. Écoutez, mon petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous
ne voulez pas vous laisser enlever et que je vous emmène chez la
princesse de Parme qui serait tellement contente, et Basin aussi qui
doit m'y rejoindre. Si on n'avait pas de vos nouvelles par Mémé...
Pensez que je ne vous vois plus jamais!
Swann refusa, ayant prévenu M. de Charlus qu'en quittant de chez Mme de
Saint-Euverte, il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait pas
en allant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot qu'il
avait tout le temps espéré se voir remettre par un domestique pendant
la soirée, et que peut-être il allait trouver chez son concierge. "Ce
pauvre Swann, dit ce soir-là Mme des Laumes à son mari, il est
toujours gentil, mais il a l'air bien malheureux. Vous le verrez, car il
a promis de venir dîner un de ces jours. Je trouve ridicule au fond
qu'un homme de son intelligence souffre pour une personne de ce genre et
qui n'est même pas intéressante, car on la dit idiote", ajouta-t-elle
avec la sagesse des gens non amoureux, qui trouvent qu'un homme d'esprit
ne devrait être malheureux que pour une personne qui en valût la
peine; c'est à peu près comme s'étonner qu'on daigne souffrir du
choléra parle fait d'un être aussi petit que le bacille virgule.
Swann voulait partir, mais au moment où il allait enfin s'échapper, le
général de Froberville lui demanda à connaître Mme de Cambremer et
il fut obligé de rentrer avec lui dans le salon pour la chercher.
--Dites donc, Swann, j'aimerais mieux être le mari de cette femme-là
que d'être massacré par les sauvages, qu'en dites-vous?
Ces mots "massacré par les sauvages" percèrent douloureusement le
cœur de Swann; aussitôt il éprouva le besoin de continuer la
conversation avec le général:
--Ah! lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cette
façon... Ainsi vous savez... ce navigateur dont Dumont d'Urville ramena
les cendres, La Pérouse... (et Swann était déjà heureux comme s'il
avait parlé d'Odette). C'est un beau caractère et qui m'intéresse
beaucoup que celui de La Pérouse, ajouta-t-il d'un air mélancolique.
--Ah! parfaitement, La Pérouse, dit le général. C'est un nom
connu. Il a sa rue.
--Vous connaissez quelqu'un rue La Pérouse? demanda Swann d'un
air agité.
--Je ne connais que Mme de Chanlivault, la sœur de ce bravé
Chaussepierre. Elle nous a donné une jolie soirée de comédie l'autre
jour. C'est un salon qui sera un jour très élégant, vous verrez!
--Ah! elle demeure rue La Pérouse. C'est sympathique, c'est
une si jolie rue, si triste.
--Mais non, c'est que vous n'y êtes pas allé depuis quelque
temps; ce n'est plus triste, cela commence à se construire, tout ce
quartier-là.
Quand enfin Swann présenta M. de Froberville à la jeune Mme de
Cambremer, comme c'était la première fois qu'elle entendait le nom du
général, elle esquissa le sourire de joie et de surprise qu'elle
aurait eu si on n'en avait jamais prononcé devant elle d'autre que
celui-là, car ne connaissant pas les amis de sa nouvelle famille, à
chaque personne qu'on lui amenait, elle croyait que c'était l'un d'eux,
et pensant qu'elle faisait preuve de tact en ayant l'air d'en avoir tant
entendu parler depuis qu'elle était mariée, elle tendait la main d'un
air hésitant destiné à prouver la réserve apprise qu'elle avait à
vaincre et la sympathie spontanée qui réussissait à en triompher.
Aussi ses beaux-parents, qu'elle croyait encore les gens les plus
brillants de France, déclaraient-ils qu'elle était un ange; d'autant
plus qu'ils préféraient paraître, en la faisant épouser à leur
fils, avoir cédé à l'attrait plutôt de ses qualités que de sa
grande fortune.
--On voit que vous êtes musicienne dans l'âme, madame, lui dit
le général, en faisant inconsciemment allusion à l'incident de
la bobèche.
Mais le concert recommença et Swann comprit qu'il ne pourrait pas s'en
- Parts
- Un amour de Swann - 01
- Un amour de Swann - 02
- Un amour de Swann - 03
- Un amour de Swann - 04
- Un amour de Swann - 05
- Un amour de Swann - 06
- Un amour de Swann - 07
- Un amour de Swann - 08
- Un amour de Swann - 09
- Un amour de Swann - 10
- Un amour de Swann - 11
- Un amour de Swann - 12
- Un amour de Swann - 13
- Un amour de Swann - 14
- Un amour de Swann - 15
- Un amour de Swann - 16
- Un amour de Swann - 17