Un amour de Swann - 06
assouvir dans la conversation, mais je me plais parfaitement bien avec
Cottard, quoiqu'il fasse des calembours ineptes. Et quant au peintre, si
sa prétention est déplaisante quand il cherche à étonner, en
revanche c'est une des plus belles intelligences que j'aie connues. Et
puis surtout, là, on se sent libre, on fait ce qu'on veut sans
contrainte, sans cérémonie. Quelle dépense de bonne humeur il se fait
par jour dans ce salon-là. Décidément, sauf quelques rares
exceptions, je n'irai plus jamais que dans ce milieu. C'est là que
j'aurai de plus en plus mes habitudes et ma vie."
Et comme les qualités qu'il croyait intrinsèques aux Verdurin
n'étaient que le reflet sur eux de plaisirs qu'avait goûtes chez eux
son amour pour Odette, ces qualités devenaient plus sérieuses, plus
profondes, plus vitales, quand ces plaisirs l'étaient aussi. Comme Mme
Verdurin donnait parfois à Swann ce qui seul pouvait constituer pour
lui le bonheur; comme, tel soir où il se sentait anxieux parce
qu'Odette avait causé avec un invité plus qu'avec un autre, et où,
irrité contre elle il ne voulait pas prendre l'initiative de lui
demander si elle reviendrait avec lui, Mme Verdurin lui apportait la
paix et la joie en disant spontanément: "Odette, vous allez ramener M.
Swann, n'est-ce pas?" comme cet été qui venait et où il s'était
d'abord demandé avec inquiétude si Odette ne s'absenterait pas
sans lui, s'il pourrait continuer à la voir tous les jours, Mme
Verdurin allait les inviter à le passer tous deux chez elle à la
campagne--Swann, laissant à son insu la reconnaissance et l'intérêt
s'infiltrer dans son intelligence et influer sur ses idées, allait
jusqu'à proclamer que Mme Verdurin était une grande âme. De quelques
gens exquis ou éminents que tel de ses anciens camarades de l'école du
Louvre lui parlât: "Je préfère cent fois les Verdurin", lui
répondait-il. Et, avec une solennité qui était nouvelle chez lui: "Ce
sont des êtres magnanimes, et la magnanimité est, au fond, la seule
chose qui importe et qui distingue ici-bas. Vois-tu, il n'y a que deux
classes d'êtres: les magnanimes et les autres; et je suis arrivé à un
âge où il faut prendre parti, décider une fois pour toutes qui on
veut aimer et qui on veut dédaigner, se tenir à ceux qu'on aime et,
pour réparer le temps qu'on a gâché avec les autres, ne plus les
quitter jusqu'à sa mort. Eh bien! ajoutait-il avec cette légère
émotion qu'on éprouve quand, même sans bien s'en rendre compte, on
dit une chose non parce qu'elle est vraie, mais parce qu'on a plaisir à
la dire et qu'on l'écoute dans sa propre voix comme si elle venait
d'ailleurs que de nous-mêmes, le sort en est jeté, j'ai choisi
d'aimer les seuls cœurs magnanimes et de ne plus vivre que dans la
magnanimité. Tu me demandes si Mme Verdurin est véritablement
intelligente. Je t'assure qu'elle m'a donné les preuves d'une noblesse
de cœur, d'une hauteur d'âme où, que veux-tu, on n'atteint pas sans
une hauteur égale de pensée. Certes elle a la profonde intelligence
des arts. Mais ce n'est peut-être pas là qu'elle est le plus
admirable; et telle petite action ingénieusement, exquisément bonne,
qu'elle a accomplie pour moi, telle géniale attention, tel geste
familièrement sublime, révèlent une compréhension plus profonde de
l'existence que tous les traités de philosophie."
Il aurait pourtant pu se dire qu'il y avait des anciens amis de ses
parents aussi simples que les Verdurin, des camarades de sa jeunesse
aussi épris d'art, qu'il connaissait d'autres êtres d'un grand cœur,
et que, pourtant, depuis qu'il avait opté pour la simplicité, les arts
et la magnanimité, il ne les voyait plus jamais. Mais ceux-là ne
connaissaient pas Odette, et, s'ils l'avaient connue, ne se seraient pas
souciés de la rapprocher de lui.
Ainsi il n'y avait sans doute pas, dans tout le milieu Verdurin, un seul
fidèle qui les aimât ou crût les aimer autant que Swann. Et pourtant,
quand M. Verdurin avait dit que Swann ne lui revenait pas, non seulement
il avait exprimé sa propre pensée, mais il avait deviné celle de sa
femme. Sans doute Swann avait pour Odette une affection trop
particulière et dont il avait négligé de faire de Mme Verdurin la
confidente quotidienne; sans doute la discrétion même avec laquelle il
usait de l'hospitalité des Verdurin, s'abstenant souvent de venir
dîner pour une raison qu'ils ne soupçonnaient pas et à la place de
laquelle ils voyaient le désir de ne pas manquer une invitation chez
des "ennuyeux", sans doute aussi, et malgré toutes les précautions
qu'il avait prises pour la leur cacher, la découverte progressive
qu'ils faisaient de sa brillante situation mondaine, tout cela
contribuait à leur irritation contre lui. Mais la raison profonde
en était autre. C'est qu'ils avaient très vite senti en lui
un espace réservé, impénétrable, où il continuait à professer
silencieusement pour lui-même que la princesse de Sagan n'était pas
grotesque et que les plaisanteries de Cottard n'étaient pas drôles,
enfin et bien que jamais il ne se départît de son amabilité et ne se
révoltât contre les dogmes, une impossibilité de les lui imposer, de
l'y convertir entièrement, comme ils n'en avaient jamais rencontré une
pareille chez personne. Ils lui auraient pardonné de fréquenter des
ennuyeux (auxquels d'ailleurs, dans le fond de son cœur, il préférait
mille fois les Verdurin et tout le petit noyau) s'il avait consenti,
pour le bon exemple, à les renier en présence des fidèles. Mais c'est
une abjuration qu'ils comprirent qu'on ne pourrait pas lui arracher.
Quelle différence avec un "nouveau" qu'Odette leur avait demandé
d'inviter, quoiqu'elle ne l'eût rencontré que peu de fois, et sur
lequel ils fondaient beaucoup d'espoirs, le comte de Forcheville! (Il se
trouva qu'il était justement le beau-frère de Saniette, ce qui remplit
d'étonnement les fidèles: le vieil archiviste avait des manières si
humbles qu'ils l'avaient toujours cru d'un rang social inférieur au
leur et ne s'attendaient pas à apprendre qu'il appartenait à un monde
riche et relativement aristocratique.) Sans doute Forcheville était
grossièrement snob, alors que Swann ne l'était pas; sans doute il
était bien loin de placer, comme lui, le milieu des Verdurin au-dessus
de tous les autres. Mais il n'avait pas cette délicatesse de nature qui
empêchait Swann de s'associer aux critiques trop manifestement fausses
que dirigeait Mme Verdurin contre des gens qu'il connaissait. Quant aux
tirades prétentieuses et vulgaires que le peintre lançait à certains
jours, aux plaisanteries de commis voyageur que risquait Cottard et
auxquelles Swann, qui les aimait l'un et l'autre, trouvait facilement
des excuses mais n'avait pas le courage et l'hypocrisie d'applaudir,
Forcheville était au contraire d'un niveau intellectuel qui lui
permettait d'être abasourdi, émerveillé par les unes, sans d'ailleurs
les comprendre, et de se délecter aux autres. Et justement le premier
dîner chez les Verdurin auquel assista Forcheville mit en lumière
toutes ces différences, fit ressortir ses qualités et précipita la
disgrâce de Swann.
Il y avait à ce dîner, en dehors des habitués, un professeur de la
Sorbonne, Brichot, qui avait rencontré M. et Mme Verdurin aux eaux et,
si ses fonctions universitaires et ses travaux d'érudition n'avaient
pas rendu très rares ses moments de liberté, serait volontiers venu
souvent chez eux. Car il avait cette curiosité, cette superstition de
la vie, qui unie à un certain scepticisme relatif à l'objet de leurs
études, donne dans n'importe quelle profession, à certains hommes
intelligents, médecins qui ne croient pas à la médecine, professeurs
de lycée qui ne croient pas au thème latin, la réputation d'esprits
larges, brillants, et même supérieurs. Il affrétait, chez Mme
Verdurin, de chercher ses comparaisons dans ce qu'il y avait de plus
actuel quand il parlait de philosophie et d'histoire, d'abord parce
qu'il croyait qu'elles ne sont qu'une préparation à la vie et qu'il
s'imaginait trouver en action dans le petit clan ce qu'il n'avait connu
jusqu'ici que dans les livres, puis peut-être aussi parce que, s'étant
vu inculquer autrefois, et ayant gardé à son insu, le respect de
certains sujets, il croyait dépouiller l'universitaire en prenant avec
eux des hardiesses qui, au contraire, ne lui paraissaient telles, que
parce qu'il l'était resté.
Dès le commencement du repas, comme M. de Forcheville, placé à la
droite de Mme Verdurin qui avait fait pour le "nouveau" de grands frais
de toilette, lui disait: "C'est original, cette robe blanche", le
docteur qui n'avait cessé de l'observer tant il était curieux de
savoir comment était fait ce qu'il appelait un "de", et qui cherchait
une occasion d'attirer son attention et d'entrer plus en contact avec
lui, saisit au vol le mot "blanche", et sans lever le nez de son
assiette, dit: "blanche? Blanche de Castille?", puis sans bouger la
tête lança furtivement de droite et de gauche des regards incertains
et souriants. Tandis que Swann, par l'effort douloureux et vain qu'il
fit pour sourire, témoigna qu'il jugeait ce calembour stupide,
Forcheville avait montré à la fois qu'il en goûtait la finesse et
qu'il savait vivre, en contenant dans de justes limites une gaîté dont
la franchise avait charmé Mme Verdurin.
--Qu'est-ce que vous dites d'un savant comme cela? avait-elle demandé
à Forcheville. Il n'y a pas moyen de causer sérieusement deux minutes
avec lui. Est-ce que vous leur en dites comme cela, à votre hôpital?
avait-elle ajouté en se tournant vers le docteur, ça ne doit pas être
ennuyeux tous les jours, alors. Je vois qu'il va falloir que je demande
à m'y faire admettre.
--Je crois avoir entendu que le docteur parlait de cette vieille chipie
de Blanche de Castille, si j'ose m'exprimer ainsi. N'est-il pas vrai,
madame? demanda Brichot à Mme Verdurin qui, pâmant, les yeux fermés,
précipita sa figure dans ses mains d'où s'échappèrent des cris
étouffés.
--Mon Dieu, madame, je ne voudrais pas alarmer les âmes respectueuses
s'il y en a autour de cette table, _sub rosa_... Je reconnais d'ailleurs
que notre ineffable république athénienne--ô combien!--pourrait
honorer en cette Capétienne obscurantiste le premier des préfets de
police à poigne. Si fait, mon cher hôte, si fait, reprit-il de sa voix
bien timbrée qui détachait chaque syllabe, en réponse à une
objection de M. Verdurin. La Chronique de Saint-Denis dont nous ne
pouvons contester la sûreté d'information ne laisse aucun doute à cet
égard. Nulle ne pourrait être mieux choisie comme patronne par un
prolétariat laïcisateur que cette mère d'un saint à qui elle en fit
d'ailleurs voir de saumâtres, comme dit Suger et autres saint Bernard;
car avec elle chacun en prenait pour son grade.
--Quel est ce monsieur? demanda Forcheville à Mme Verdurin,
il a l'air d'être de première force.
--Comment vous ne connaissez pas le fameux Brichot, il est célèbre
dans toute l'Europe.
--Ah! c'est Bréchot, s'écria Forcheville qui n'avait pas bien entendu,
vous m'en direz tant, ajouta-t-il, tout en attachant sur l'homme
célèbre des yeux écarquillés. C'est toujours intéressant de dîner
avec un homme en vue. Mais, dites-moi, vous nous invitez là avec des
convives de choix. On ne s'ennuie pas chez vous.
--Oh! vous savez ce qu'il y a surtout, dit modestement Mme Verdurin,
c'est qu'ils se sentent en confiance. Ils parlent de ce qu'ils veulent,
et la conversation rejaillit en fusées. Ainsi Brichot, ce soir, ce
n'est rien: je l'ai vu, vous savez, chez moi, éblouissant, à se mettre
à genoux devant; eh bien! chez les autres, ce n'est plus le même
homme, il n'a plus d'esprit, il faut lui arracher les mots, il est même
ennuyeux.
--C'est curieux! dit Forcheville étonné.
Un genre d'esprit comme celui de Brichot aurait été tenu pour
stupidité pure dans la coterie où Swann avait passé sa jeunesse, bien
qu'il soit compatible avec une intelligence réelle. Et celle du
professeur, vigoureuse et bien nourrie, aurait probablement pu être
enviée par bien des gens du monde que Swann trouvait spirituels. Mais
ceux-ci avaient fini par lui inculquer si bien leurs goûts et leurs
répugnances, au moins en tout ce qui touche à la vie mondaine et même
en celle de ses parties annexes qui devrait plutôt relever du domaine
de l'intelligence: la conversation, que Swann ne put trouver les
plaisanteries de Brichot que pédantesques, vulgaires et grasses à
écœurer. Puis il était choqué dans l'habitude qu'il avait des bonnes
manières, par le ton rude et militaire qu'affectait, en s'adressant à
chacun, l'universitaire cocardier. Enfin, peut-être avait-il surtout
perdu, ce soir-là, de son indulgence, en voyant l'amabilité que Mme
Verdurin déployait pour ce Forcheville qu'Odette avait eu la
singulière idée d'amener. Un peu gêné vis-à-vis de Swann, elle lui
avait demandé en arrivant:
--Comment trouvez-vous mon invité?
Et lui, s'apercevant pour la première fois que Forcheville qu'il
connaissait depuis longtemps pouvait plaire à une femme et était assez
bel homme, avait répondu: "Immonde!" Certes, il n'avait pas l'idée
d'être jaloux d'Odette, mais il ne se sentait pas aussi heureux que
d'habitude et quand Brichot, ayant commencé à raconter l'histoire de
la mère de Blanche de Castille qui "avait été avec Henri Plantagenet
des années avant de l'épouser", voulut s'en faire demander la suite
par Swann en lui disant: "N'est-ce pas monsieur Swann"--sur le ton
martial qu'on prend pour se mettre à la portée d'un paysan ou pour
donner du cœur à un troupier, Swann coupa l'effet de Brichot à la
grande fureur de la maîtresse de la maison, en répondant qu'on voulût
bien l'excuser de s'intéresser si peu à Blanche de Castille, mais
qu'il avait quelque chose à demander au peintre. Celui-ci, en effet,
était allé dans l'après-midi visiter l'exposition d'un artiste, ami
de M. Verdurin, qui était mort récemment, et Swann aurait voulu savoir
par lui (car il appréciait son goût) si vraiment il y avait dans ces
dernières œuvres plus que la virtuosité qui stupéfiait déjà dans
les précédentes.
--À ce point de vue-là, c'était extraordinaire, mais cela ne me
semblait pas d'un art, comme on dit, très "élevé", dit Swann en
souriant.
--Élevé... à la hauteur d'une institution, interrompit Cottard
en levant les bras avec une gravité simulée.
Toute la table éclata de rire.
--Quand je vous disais qu'on ne peut pas garder son sérieux
avec lui, dit Mme Verdurin à Forcheville. Au moment où on s'y
attend le moins, il vous sort une calembredaine.
Mais elle remarqua que seul Swann ne s'était pas déridé. Du reste il
n'était pas très content que Cottard fit rire de lui devant
Forcheville. Mais le peintre, au lieu de répondre d'une façon
intéressante à Swann, ce qu'il eût probablement fait s'il eût été
seul avec lui, préféra se faire admirer des convives en plaçant un
morceau sur l'habileté du maître disparu.
--Je me suis approché, dit-il, pour voir comment c'était fait, j'ai
mis le nez dessus. Ah! bien ouiche! on ne pourrait pas dire si c'est
fait avec de la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze,
avec du soleil, avec du caca!
--Et un font douze, s'écria trop tard le docteur dont personne
ne comprit l'interruption.
--Ça a l'air fait avec rien, reprit le peintre, pas plus moyen de
découvrir le truc que dans la Ronde ou les Régentes et c'est encore
plus fort comme patte que Rembrandt et que Hals. Tout y est, mais non,
je vous jure.
Et comme les chanteurs parvenus à la note la plus haute qu'ils puissent
donner continuent en voix de tête, piano, il se contenta de murmurer,
et en riant, comme si en effet cette peinture eût été dérisoire à
force de beauté:
--Ça sent bon, ça vous prend à la tête, ça vous coupe la
respiration, ça vous fait des chatouilles, et pas mèche de savoir avec
quoi c'est fait, c'en est sorcier, c'est de la rouerie, c'est du miracle
(éclatant tout à fait de rire): "c'en est malhonnête!" En
s'arrêtant, redressant gravement la tête, prenant une note de basse
profonde qu'il tâcha de rendre harmonieuse, il ajouta: "Et c'est si
loyal!"
Sauf au moment où il avait dit: "Plus fort que la Ronde", blasphème
qui avait provoqué une protestation de Mme Verdurin qui tenait "la
Ronde" pour le plus grand chef-d'œuvre de l'univers avec "la neuvième"
et "la Samothrace", et à: "fait avec du caca", qui avait fait jeter à
Forcheville un coup d'œil circulaire sur la table pour voir si le mot
passait et avait ensuite amené sur sa bouche un sourire prude et
conciliant, tous les convives, excepté Swann, avaient attaché sur le
peintre des regards fascinés par l'admiration.
--Ce qu'il m'amuse quand il s'emballe comme ça, s'écria, quand il eut
terminé, Mme Verdurin, ravie que la table fût justement si
intéressante le jour où M. de Forcheville venait pour la première
fois. Et toi, qu'est-ce que tu as à rester comme cela, bouche bée
comme une grande bête? dit-elle à son mari. Tu sais pourtant qu'il
parle bien; on dirait que c'est la première fois qu'il vous entend. Si
vous l'aviez vu pendant que vous parliez, il vous buvait. Et demain il
nous récitera tout ce que vous avez dit sans manger un mot.
--Mais non, c'est pas de la blague, dit le peintre, enchanté de son
succès, vous avez l'air de croire que je fais le boniment, que c'est du
chiqué; je vous y mènerai voir, vous direz si j'ai exagéré, je vous
fiche mon billet que vous revenez plus emballée que moi!
--Mais nous ne croyons pas que vous exagérez, nous voulons seulement
que vous mangiez et que mon mari mange aussi; redonnez de la sole
normande à Monsieur, vous voyez bien que la sienne est froide. Nous ne
sommes pas si pressés, vous servez comme s'il y avait le feu, attendez
donc un peu pour donner la salade.
Mme Cottard, qui était modeste et parlait peu, savait pourtant ne pas
manquer d'assurance quand une heureuse inspiration lui avait fait
trouver un mot juste. Elle sentait qu'elle aurait du succès, cela la
mettait en confiance, et ce qu'elle en faisait était moins pour briller
que pour être utile à la carrière de son mari. Aussi ne laissa-t-elle
pas échapper le mot de salade que venait de prononcer Mme Verdurin.
--Ce n'est pas de la salade japonaise? dit-elle à mi-voix en se
tournant vers Odette.
Et ravie et confuse de l'à-propos et de la hardiesse qu'il y avait à
faire ainsi une allusion discrète, mais claire, à la nouvelle et
retentissante pièce de Dumas, elle éclata d'un rire charmant
d'ingénue, peu bruyant, mais si irrésistible qu'elle resta quelques
instants sans pouvoir le maîtriser. "Qui est cette dame? elle a de
l'esprit", dit Forcheville.
--Non, mais nous vous en ferons si vous venez tous dîner vendredi.
--Je vais vous paraître bien provinciale, monsieur, dit Mme Cottard à
Swann, mais je n'ai pas encore vu cette fameuse _Francillon_ dont tout
le monde parle. Le docteur y est allé (je me rappelle même qu'il m'a
dit avoir eu le très grand plaisir de passer la soirée avec vous) et
j'avoue que je n'ai pas trouvé raisonnable qu'il louât des places pour
y retourner avec moi. Évidemment, au Théâtre-Français, on ne
regrette jamais sa soirée, c'est toujours si bien joué, mais comme
nous avons des amis très aimables (Mme Cottard prononçait rarement un
nom propre et se contentait de dire "des amis à nous", "une de mes
amies", par "distinction", sur un ton factice, et avec l'air
d'importance d'une personne qui ne nomme que qui elle veut) qui ont
souvent des loges et ont la bonne idée de nous emmener à toutes les
nouveautés qui en valent la peine, je suis toujours sûre de voir
_Francillon_ un peu plus tôt ou un peu plus tard, et de pouvoir me
former une opinion. Je dois pourtant confesser que je me trouve assez
sotte, car, dans tous les salons où je vais en visite on ne parle
naturellement que de cette malheureuse salade japonaise. On commence
même à en être un peu fatigué, ajouta-t-elle en voyant que Swann
n'avait pas l'air aussi intéressé qu'elle aurait cru par une si
brûlante actualité. Il faut avouer pourtant que cela donne quelquefois
prétexte à des idées assez amusantes. Ainsi j'ai une des mes amies
qui est très originale, quoique très jolie femme, très entourée,
très lancée, et qui prétend qu'elle a fait faire chez elle cette
salade japonaise, mais en faisant mettre tout ce qu'Alexandre Dumas fils
dit dans la pièce. Elle avait invité quelques amies à venir en
manger. Malheureusement je n'étais pas des élues. Mais elle nous l'a
raconté tantôt, à son jour; il paraît que c'était détectable, elle
nous a fait rire aux larmes. Mais vous savez, tout est dans la manière
de raconter, dit-elle en voyant que Swann gardait un air grave.
Et supposant que c'était peut-être parce qu'il n'aimait pas
_Francillon_:
--Du reste je crois que j'aurai une déception. Je ne crois pas que cela
vaille _Serge Panine_, l'idole de Mme de Crécy. Voilà au moins des
sujets qui ont du fond, qui font réfléchir; mais donner une recette de
salade sur la scène du Théâtre-Français! Tandis que _Serge Panine!_
Du reste, comme tout ce qui vient de la plume de Georges Ohnet, c'est
toujours si bien écrit. Je ne sais pas si vous connaissez _Le Maître
de Forges_ que je préférerais encore à _Serge Panine._
--Pardonnez-moi, lui dit Swann d'un air ironique, mais j'avoue
que mon manque d'admiration est à peu près égal pour ces deux
chefs-d'œuvre.
--Vraiment, qu'est-ce que vous leur reprochez? Est-ce un parti pris?
Trouvez-vous peut-être que c'est un peu triste? D'ailleurs, comme je
dis toujours, il ne faut jamais discuter sur les romans ni sur les
pièces de théâtre. Chacun a sa manière de voir et vous pouvez
trouver détectable ce que j'aime le mieux.
Elle fut interrompue par Forcheville qui interpellait Swann. En effet,
tandis que Mme Cottard parlait de _Francillon_, Forcheville avait
exprimé à Mme Verdurin son admiration pour ce qu'il avait appelé le
petit "speech" du peintre.
--Monsieur a une facilité de parole, une mémoire! avait-il dit à Mme
Verdurin quand le peintre eut terminé, comme j'en ai rarement
rencontré. Bigre! je voudrais bien en avoir autant. Il ferait un
excellent prédicateur. On peut dire qu'avec M. Bréchot, vous avez là
deux numéros qui se valent, je ne sais même pas si comme platine,
celui-ci ne damerait pas encore le pion au professeur. Ça vient plus
naturellement, c'est moins recherché. Quoi qu'il ait dit chemin faisant
quelques mots un peu réalistes, mais c'est le goût du jour, je n'ai
pas souvent vu tenir le crachoir avec une pareille dextérité, comme
nous disions au régiment, où pourtant j'avais un camarade que
justement monsieur me rappelait un peu. À propos de n'importe quoi, je
ne sais que vous dire, sur ce verre, par exemple, il pouvait dégoiser
pendant des heures; non, pas à propos de ce verre, ce que je dis est
stupide; mais à propos de la bataille de Waterloo, de tout ce que vous
voudrez et il nous envoyait chemin faisant des choses auxquelles vous
n'auriez jamais pensé. Du reste Swann était dans le même régiment;
il a dû le connaître.
--Vous voyez souvent M. Swann? demanda Mme Verdurin.
--Mais non, répondit M. de Forcheville et, comme pour se rapprocher
plus aisément d'Odette, il désirait être agréable à Swann, voulant
saisir cette occasion, pour le flatter, de parler de ses belles
relations, mais d'en parler en homme du monde sur un ton de critique
cordiale et n'avoir pas l'air de l'en féliciter comme d'un succès
inespéré: "N'est-ce pas, Swann? je ne vous vois jamais. D'ailleurs,
comment faire pour le voir? Cet animal-là est tout le temps fourré
chez les La Trémoïlle, chez les Laumes, chez tout ça!..." Imputation
d'autant plus fausse d'ailleurs que depuis un an Swann n'allait plus
guère que chez les Verdurin. Mais le seul nom de personnes qu'ils ne
connaissaient pas était accueilli chez eux par un silence réprobateur.
M. Verdurin, craignant la pénible impression que ces noms d'"ennuyeux",
surtout lancés ainsi sans tact à la face de tous les fidèles, avaient
dû produire sur sa femme, jeta sur elle à la dérobée un regard plein
d'inquiète sollicitude. Il vit alors que dans sa résolution de ne pas
prendre acte, de ne pas avoir été touchée par la nouvelle qui venait
de lui être notifiée, de ne pas seulement rester muette, mais d'avoir
été sourde comme nous l'affectons quand un ami fautif essaye de
glisser dans la conversation une excuse que ce serait avoir l'air
d'admettre que de l'avoir écoutée sans protester, ou quand on prononce
devant nous le nom défendu d'un ingrat, Mme Verdurin pour que son
silence n'eût pas l'air d'un consentement, mais du silence ignorant des
choses inanimées, avait soudain dépouillé son visage de toute vie, de
toute motilité; son front bombé n'était plus qu'une belle étude de
ronde bosse où le nom de ces La Trémoïlle, chez qui était toujours
fourré Swann, n'avait pu pénétrer; son nez légèrement froncé
laissait voir une échancrure qui semblait calquée sur la vie. On eût
dit que sa bouche entrouverte allait parler. Ce n'était plus qu'une
cire perdue, qu'un masque de plâtre, qu'une maquette pour un monument,
qu'un buste pour le Palais de l'Industrie, devant lequel le public
s'arrêterait certainement pour admirer comment le sculpteur, en
exprimant l'imprescriptible dignité des Verdurin opposée à celle des
La Trémoïlle et des Laumes qu'ils valent certes ainsi que tous les
ennuyeux de la terre, était arrivé à donner une majesté presque
papale à la blancheur et à la rigidité de la pierre. Mais le marbre
finit par s'animer et fit entendre qu'il fallait ne pas être dégoûté
pour aller chez ces gens-là, car la femme était toujours ivre et le
mari si ignorant qu'il disait collidor pour corridor.
--On me paierait bien cher que je ne laisserais pas entrer ça
chez moi, conclut Mme Verdurin, en regardant Swann d'un air impérieux.
Sans doute elle n'espérait pas qu'il se soumettrait jusqu'à
imiter la sainte simplicité de la tante du pianiste qui venait
de s'écrier:
--Voyez-vous ça? Ce qui m'étonne, c'est qu'ils trouvent encore des
personnes qui consentent à leur causer! il me semble que j'aurais peur:
un mauvais coup est si vite reçu! Comment y a-t-il encore du peuple
assez brute pour leur courir après.
Que ne répondait-il du moins comme Forcheville: "Dame, c'est une
duchesse! il y a des gens que ça impressionne encore", ce qui aurait
permis au moins à Mme Verdurin de répliquer: "Grand bien leur fasse!"
Au lieu de cela, Swann se contenta de rire d'un air qui signifiait qu'il
ne pouvait même pas prendre au sérieux une pareille extravagance. M.
Verdurin, continuant à jeter sur sa femme des regards furtifs, voyait
avec tristesse et comprenait trop bien qu'elle éprouvait la colère
d'un grand inquisiteur qui ne parvient pas à extirper l'hérésie, et
pour tâcher d'amener Swann à une rétractation, comme le courage de
ses opinions paraît toujours un calcul et une lâcheté aux yeux de
ceux à l'encontre de qui il s'exerce, M. Verdurin l'interpella:
--Dites donc franchement votre pensée, nous n'irons pas le leur
répéter.
À quoi Swann répondit:
--Mais ce n'est pas du tout par peur de la duchesse (si c'est des La
Trémoïlle que vous parlez). Je vous assure que tout le monde aime
aller chez elle. Je ne vous dis pas qu'elle soit "profonde" (il
prononça profonde, comme si ç'avait été un mot ridicule, car son
langage gardait la trace d'habitudes d'esprit qu'une certaine
rénovation, marquée par l'amour de la musique, lui avait
momentanément fait perdre)--il exprimait parfois ses opinions avec
chaleur--mais, très sincèrement, elle est intelligente et son mari est
un véritable lettré. Ce sont des gens charmants.
Si bien que Mme Verdurin sentant que, par ce seul infidèle, elle serait
empêchée de réaliser l'unité morale du petit noyau, ne put pas
s'empêcher dans sa rage contre cet obstiné qui ne voyait pas combien
ses paroles la faisaient souffrir, de lui crier du fond du cœur:
--Trouvez-le si vous voulez, mais du moins ne nous le dites pas.
--Tout dépend de ce que vous appelez intelligence, dit Forcheville
qui voulait briller à son tour. Voyons, Swann, qu'entendez-vous
par intelligence?
--Voila! s'écria Odette, voilà les grandes choses dont je lui
demande de me parler, mais il ne veut jamais.
Cottard, quoiqu'il fasse des calembours ineptes. Et quant au peintre, si
sa prétention est déplaisante quand il cherche à étonner, en
revanche c'est une des plus belles intelligences que j'aie connues. Et
puis surtout, là, on se sent libre, on fait ce qu'on veut sans
contrainte, sans cérémonie. Quelle dépense de bonne humeur il se fait
par jour dans ce salon-là. Décidément, sauf quelques rares
exceptions, je n'irai plus jamais que dans ce milieu. C'est là que
j'aurai de plus en plus mes habitudes et ma vie."
Et comme les qualités qu'il croyait intrinsèques aux Verdurin
n'étaient que le reflet sur eux de plaisirs qu'avait goûtes chez eux
son amour pour Odette, ces qualités devenaient plus sérieuses, plus
profondes, plus vitales, quand ces plaisirs l'étaient aussi. Comme Mme
Verdurin donnait parfois à Swann ce qui seul pouvait constituer pour
lui le bonheur; comme, tel soir où il se sentait anxieux parce
qu'Odette avait causé avec un invité plus qu'avec un autre, et où,
irrité contre elle il ne voulait pas prendre l'initiative de lui
demander si elle reviendrait avec lui, Mme Verdurin lui apportait la
paix et la joie en disant spontanément: "Odette, vous allez ramener M.
Swann, n'est-ce pas?" comme cet été qui venait et où il s'était
d'abord demandé avec inquiétude si Odette ne s'absenterait pas
sans lui, s'il pourrait continuer à la voir tous les jours, Mme
Verdurin allait les inviter à le passer tous deux chez elle à la
campagne--Swann, laissant à son insu la reconnaissance et l'intérêt
s'infiltrer dans son intelligence et influer sur ses idées, allait
jusqu'à proclamer que Mme Verdurin était une grande âme. De quelques
gens exquis ou éminents que tel de ses anciens camarades de l'école du
Louvre lui parlât: "Je préfère cent fois les Verdurin", lui
répondait-il. Et, avec une solennité qui était nouvelle chez lui: "Ce
sont des êtres magnanimes, et la magnanimité est, au fond, la seule
chose qui importe et qui distingue ici-bas. Vois-tu, il n'y a que deux
classes d'êtres: les magnanimes et les autres; et je suis arrivé à un
âge où il faut prendre parti, décider une fois pour toutes qui on
veut aimer et qui on veut dédaigner, se tenir à ceux qu'on aime et,
pour réparer le temps qu'on a gâché avec les autres, ne plus les
quitter jusqu'à sa mort. Eh bien! ajoutait-il avec cette légère
émotion qu'on éprouve quand, même sans bien s'en rendre compte, on
dit une chose non parce qu'elle est vraie, mais parce qu'on a plaisir à
la dire et qu'on l'écoute dans sa propre voix comme si elle venait
d'ailleurs que de nous-mêmes, le sort en est jeté, j'ai choisi
d'aimer les seuls cœurs magnanimes et de ne plus vivre que dans la
magnanimité. Tu me demandes si Mme Verdurin est véritablement
intelligente. Je t'assure qu'elle m'a donné les preuves d'une noblesse
de cœur, d'une hauteur d'âme où, que veux-tu, on n'atteint pas sans
une hauteur égale de pensée. Certes elle a la profonde intelligence
des arts. Mais ce n'est peut-être pas là qu'elle est le plus
admirable; et telle petite action ingénieusement, exquisément bonne,
qu'elle a accomplie pour moi, telle géniale attention, tel geste
familièrement sublime, révèlent une compréhension plus profonde de
l'existence que tous les traités de philosophie."
Il aurait pourtant pu se dire qu'il y avait des anciens amis de ses
parents aussi simples que les Verdurin, des camarades de sa jeunesse
aussi épris d'art, qu'il connaissait d'autres êtres d'un grand cœur,
et que, pourtant, depuis qu'il avait opté pour la simplicité, les arts
et la magnanimité, il ne les voyait plus jamais. Mais ceux-là ne
connaissaient pas Odette, et, s'ils l'avaient connue, ne se seraient pas
souciés de la rapprocher de lui.
Ainsi il n'y avait sans doute pas, dans tout le milieu Verdurin, un seul
fidèle qui les aimât ou crût les aimer autant que Swann. Et pourtant,
quand M. Verdurin avait dit que Swann ne lui revenait pas, non seulement
il avait exprimé sa propre pensée, mais il avait deviné celle de sa
femme. Sans doute Swann avait pour Odette une affection trop
particulière et dont il avait négligé de faire de Mme Verdurin la
confidente quotidienne; sans doute la discrétion même avec laquelle il
usait de l'hospitalité des Verdurin, s'abstenant souvent de venir
dîner pour une raison qu'ils ne soupçonnaient pas et à la place de
laquelle ils voyaient le désir de ne pas manquer une invitation chez
des "ennuyeux", sans doute aussi, et malgré toutes les précautions
qu'il avait prises pour la leur cacher, la découverte progressive
qu'ils faisaient de sa brillante situation mondaine, tout cela
contribuait à leur irritation contre lui. Mais la raison profonde
en était autre. C'est qu'ils avaient très vite senti en lui
un espace réservé, impénétrable, où il continuait à professer
silencieusement pour lui-même que la princesse de Sagan n'était pas
grotesque et que les plaisanteries de Cottard n'étaient pas drôles,
enfin et bien que jamais il ne se départît de son amabilité et ne se
révoltât contre les dogmes, une impossibilité de les lui imposer, de
l'y convertir entièrement, comme ils n'en avaient jamais rencontré une
pareille chez personne. Ils lui auraient pardonné de fréquenter des
ennuyeux (auxquels d'ailleurs, dans le fond de son cœur, il préférait
mille fois les Verdurin et tout le petit noyau) s'il avait consenti,
pour le bon exemple, à les renier en présence des fidèles. Mais c'est
une abjuration qu'ils comprirent qu'on ne pourrait pas lui arracher.
Quelle différence avec un "nouveau" qu'Odette leur avait demandé
d'inviter, quoiqu'elle ne l'eût rencontré que peu de fois, et sur
lequel ils fondaient beaucoup d'espoirs, le comte de Forcheville! (Il se
trouva qu'il était justement le beau-frère de Saniette, ce qui remplit
d'étonnement les fidèles: le vieil archiviste avait des manières si
humbles qu'ils l'avaient toujours cru d'un rang social inférieur au
leur et ne s'attendaient pas à apprendre qu'il appartenait à un monde
riche et relativement aristocratique.) Sans doute Forcheville était
grossièrement snob, alors que Swann ne l'était pas; sans doute il
était bien loin de placer, comme lui, le milieu des Verdurin au-dessus
de tous les autres. Mais il n'avait pas cette délicatesse de nature qui
empêchait Swann de s'associer aux critiques trop manifestement fausses
que dirigeait Mme Verdurin contre des gens qu'il connaissait. Quant aux
tirades prétentieuses et vulgaires que le peintre lançait à certains
jours, aux plaisanteries de commis voyageur que risquait Cottard et
auxquelles Swann, qui les aimait l'un et l'autre, trouvait facilement
des excuses mais n'avait pas le courage et l'hypocrisie d'applaudir,
Forcheville était au contraire d'un niveau intellectuel qui lui
permettait d'être abasourdi, émerveillé par les unes, sans d'ailleurs
les comprendre, et de se délecter aux autres. Et justement le premier
dîner chez les Verdurin auquel assista Forcheville mit en lumière
toutes ces différences, fit ressortir ses qualités et précipita la
disgrâce de Swann.
Il y avait à ce dîner, en dehors des habitués, un professeur de la
Sorbonne, Brichot, qui avait rencontré M. et Mme Verdurin aux eaux et,
si ses fonctions universitaires et ses travaux d'érudition n'avaient
pas rendu très rares ses moments de liberté, serait volontiers venu
souvent chez eux. Car il avait cette curiosité, cette superstition de
la vie, qui unie à un certain scepticisme relatif à l'objet de leurs
études, donne dans n'importe quelle profession, à certains hommes
intelligents, médecins qui ne croient pas à la médecine, professeurs
de lycée qui ne croient pas au thème latin, la réputation d'esprits
larges, brillants, et même supérieurs. Il affrétait, chez Mme
Verdurin, de chercher ses comparaisons dans ce qu'il y avait de plus
actuel quand il parlait de philosophie et d'histoire, d'abord parce
qu'il croyait qu'elles ne sont qu'une préparation à la vie et qu'il
s'imaginait trouver en action dans le petit clan ce qu'il n'avait connu
jusqu'ici que dans les livres, puis peut-être aussi parce que, s'étant
vu inculquer autrefois, et ayant gardé à son insu, le respect de
certains sujets, il croyait dépouiller l'universitaire en prenant avec
eux des hardiesses qui, au contraire, ne lui paraissaient telles, que
parce qu'il l'était resté.
Dès le commencement du repas, comme M. de Forcheville, placé à la
droite de Mme Verdurin qui avait fait pour le "nouveau" de grands frais
de toilette, lui disait: "C'est original, cette robe blanche", le
docteur qui n'avait cessé de l'observer tant il était curieux de
savoir comment était fait ce qu'il appelait un "de", et qui cherchait
une occasion d'attirer son attention et d'entrer plus en contact avec
lui, saisit au vol le mot "blanche", et sans lever le nez de son
assiette, dit: "blanche? Blanche de Castille?", puis sans bouger la
tête lança furtivement de droite et de gauche des regards incertains
et souriants. Tandis que Swann, par l'effort douloureux et vain qu'il
fit pour sourire, témoigna qu'il jugeait ce calembour stupide,
Forcheville avait montré à la fois qu'il en goûtait la finesse et
qu'il savait vivre, en contenant dans de justes limites une gaîté dont
la franchise avait charmé Mme Verdurin.
--Qu'est-ce que vous dites d'un savant comme cela? avait-elle demandé
à Forcheville. Il n'y a pas moyen de causer sérieusement deux minutes
avec lui. Est-ce que vous leur en dites comme cela, à votre hôpital?
avait-elle ajouté en se tournant vers le docteur, ça ne doit pas être
ennuyeux tous les jours, alors. Je vois qu'il va falloir que je demande
à m'y faire admettre.
--Je crois avoir entendu que le docteur parlait de cette vieille chipie
de Blanche de Castille, si j'ose m'exprimer ainsi. N'est-il pas vrai,
madame? demanda Brichot à Mme Verdurin qui, pâmant, les yeux fermés,
précipita sa figure dans ses mains d'où s'échappèrent des cris
étouffés.
--Mon Dieu, madame, je ne voudrais pas alarmer les âmes respectueuses
s'il y en a autour de cette table, _sub rosa_... Je reconnais d'ailleurs
que notre ineffable république athénienne--ô combien!--pourrait
honorer en cette Capétienne obscurantiste le premier des préfets de
police à poigne. Si fait, mon cher hôte, si fait, reprit-il de sa voix
bien timbrée qui détachait chaque syllabe, en réponse à une
objection de M. Verdurin. La Chronique de Saint-Denis dont nous ne
pouvons contester la sûreté d'information ne laisse aucun doute à cet
égard. Nulle ne pourrait être mieux choisie comme patronne par un
prolétariat laïcisateur que cette mère d'un saint à qui elle en fit
d'ailleurs voir de saumâtres, comme dit Suger et autres saint Bernard;
car avec elle chacun en prenait pour son grade.
--Quel est ce monsieur? demanda Forcheville à Mme Verdurin,
il a l'air d'être de première force.
--Comment vous ne connaissez pas le fameux Brichot, il est célèbre
dans toute l'Europe.
--Ah! c'est Bréchot, s'écria Forcheville qui n'avait pas bien entendu,
vous m'en direz tant, ajouta-t-il, tout en attachant sur l'homme
célèbre des yeux écarquillés. C'est toujours intéressant de dîner
avec un homme en vue. Mais, dites-moi, vous nous invitez là avec des
convives de choix. On ne s'ennuie pas chez vous.
--Oh! vous savez ce qu'il y a surtout, dit modestement Mme Verdurin,
c'est qu'ils se sentent en confiance. Ils parlent de ce qu'ils veulent,
et la conversation rejaillit en fusées. Ainsi Brichot, ce soir, ce
n'est rien: je l'ai vu, vous savez, chez moi, éblouissant, à se mettre
à genoux devant; eh bien! chez les autres, ce n'est plus le même
homme, il n'a plus d'esprit, il faut lui arracher les mots, il est même
ennuyeux.
--C'est curieux! dit Forcheville étonné.
Un genre d'esprit comme celui de Brichot aurait été tenu pour
stupidité pure dans la coterie où Swann avait passé sa jeunesse, bien
qu'il soit compatible avec une intelligence réelle. Et celle du
professeur, vigoureuse et bien nourrie, aurait probablement pu être
enviée par bien des gens du monde que Swann trouvait spirituels. Mais
ceux-ci avaient fini par lui inculquer si bien leurs goûts et leurs
répugnances, au moins en tout ce qui touche à la vie mondaine et même
en celle de ses parties annexes qui devrait plutôt relever du domaine
de l'intelligence: la conversation, que Swann ne put trouver les
plaisanteries de Brichot que pédantesques, vulgaires et grasses à
écœurer. Puis il était choqué dans l'habitude qu'il avait des bonnes
manières, par le ton rude et militaire qu'affectait, en s'adressant à
chacun, l'universitaire cocardier. Enfin, peut-être avait-il surtout
perdu, ce soir-là, de son indulgence, en voyant l'amabilité que Mme
Verdurin déployait pour ce Forcheville qu'Odette avait eu la
singulière idée d'amener. Un peu gêné vis-à-vis de Swann, elle lui
avait demandé en arrivant:
--Comment trouvez-vous mon invité?
Et lui, s'apercevant pour la première fois que Forcheville qu'il
connaissait depuis longtemps pouvait plaire à une femme et était assez
bel homme, avait répondu: "Immonde!" Certes, il n'avait pas l'idée
d'être jaloux d'Odette, mais il ne se sentait pas aussi heureux que
d'habitude et quand Brichot, ayant commencé à raconter l'histoire de
la mère de Blanche de Castille qui "avait été avec Henri Plantagenet
des années avant de l'épouser", voulut s'en faire demander la suite
par Swann en lui disant: "N'est-ce pas monsieur Swann"--sur le ton
martial qu'on prend pour se mettre à la portée d'un paysan ou pour
donner du cœur à un troupier, Swann coupa l'effet de Brichot à la
grande fureur de la maîtresse de la maison, en répondant qu'on voulût
bien l'excuser de s'intéresser si peu à Blanche de Castille, mais
qu'il avait quelque chose à demander au peintre. Celui-ci, en effet,
était allé dans l'après-midi visiter l'exposition d'un artiste, ami
de M. Verdurin, qui était mort récemment, et Swann aurait voulu savoir
par lui (car il appréciait son goût) si vraiment il y avait dans ces
dernières œuvres plus que la virtuosité qui stupéfiait déjà dans
les précédentes.
--À ce point de vue-là, c'était extraordinaire, mais cela ne me
semblait pas d'un art, comme on dit, très "élevé", dit Swann en
souriant.
--Élevé... à la hauteur d'une institution, interrompit Cottard
en levant les bras avec une gravité simulée.
Toute la table éclata de rire.
--Quand je vous disais qu'on ne peut pas garder son sérieux
avec lui, dit Mme Verdurin à Forcheville. Au moment où on s'y
attend le moins, il vous sort une calembredaine.
Mais elle remarqua que seul Swann ne s'était pas déridé. Du reste il
n'était pas très content que Cottard fit rire de lui devant
Forcheville. Mais le peintre, au lieu de répondre d'une façon
intéressante à Swann, ce qu'il eût probablement fait s'il eût été
seul avec lui, préféra se faire admirer des convives en plaçant un
morceau sur l'habileté du maître disparu.
--Je me suis approché, dit-il, pour voir comment c'était fait, j'ai
mis le nez dessus. Ah! bien ouiche! on ne pourrait pas dire si c'est
fait avec de la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze,
avec du soleil, avec du caca!
--Et un font douze, s'écria trop tard le docteur dont personne
ne comprit l'interruption.
--Ça a l'air fait avec rien, reprit le peintre, pas plus moyen de
découvrir le truc que dans la Ronde ou les Régentes et c'est encore
plus fort comme patte que Rembrandt et que Hals. Tout y est, mais non,
je vous jure.
Et comme les chanteurs parvenus à la note la plus haute qu'ils puissent
donner continuent en voix de tête, piano, il se contenta de murmurer,
et en riant, comme si en effet cette peinture eût été dérisoire à
force de beauté:
--Ça sent bon, ça vous prend à la tête, ça vous coupe la
respiration, ça vous fait des chatouilles, et pas mèche de savoir avec
quoi c'est fait, c'en est sorcier, c'est de la rouerie, c'est du miracle
(éclatant tout à fait de rire): "c'en est malhonnête!" En
s'arrêtant, redressant gravement la tête, prenant une note de basse
profonde qu'il tâcha de rendre harmonieuse, il ajouta: "Et c'est si
loyal!"
Sauf au moment où il avait dit: "Plus fort que la Ronde", blasphème
qui avait provoqué une protestation de Mme Verdurin qui tenait "la
Ronde" pour le plus grand chef-d'œuvre de l'univers avec "la neuvième"
et "la Samothrace", et à: "fait avec du caca", qui avait fait jeter à
Forcheville un coup d'œil circulaire sur la table pour voir si le mot
passait et avait ensuite amené sur sa bouche un sourire prude et
conciliant, tous les convives, excepté Swann, avaient attaché sur le
peintre des regards fascinés par l'admiration.
--Ce qu'il m'amuse quand il s'emballe comme ça, s'écria, quand il eut
terminé, Mme Verdurin, ravie que la table fût justement si
intéressante le jour où M. de Forcheville venait pour la première
fois. Et toi, qu'est-ce que tu as à rester comme cela, bouche bée
comme une grande bête? dit-elle à son mari. Tu sais pourtant qu'il
parle bien; on dirait que c'est la première fois qu'il vous entend. Si
vous l'aviez vu pendant que vous parliez, il vous buvait. Et demain il
nous récitera tout ce que vous avez dit sans manger un mot.
--Mais non, c'est pas de la blague, dit le peintre, enchanté de son
succès, vous avez l'air de croire que je fais le boniment, que c'est du
chiqué; je vous y mènerai voir, vous direz si j'ai exagéré, je vous
fiche mon billet que vous revenez plus emballée que moi!
--Mais nous ne croyons pas que vous exagérez, nous voulons seulement
que vous mangiez et que mon mari mange aussi; redonnez de la sole
normande à Monsieur, vous voyez bien que la sienne est froide. Nous ne
sommes pas si pressés, vous servez comme s'il y avait le feu, attendez
donc un peu pour donner la salade.
Mme Cottard, qui était modeste et parlait peu, savait pourtant ne pas
manquer d'assurance quand une heureuse inspiration lui avait fait
trouver un mot juste. Elle sentait qu'elle aurait du succès, cela la
mettait en confiance, et ce qu'elle en faisait était moins pour briller
que pour être utile à la carrière de son mari. Aussi ne laissa-t-elle
pas échapper le mot de salade que venait de prononcer Mme Verdurin.
--Ce n'est pas de la salade japonaise? dit-elle à mi-voix en se
tournant vers Odette.
Et ravie et confuse de l'à-propos et de la hardiesse qu'il y avait à
faire ainsi une allusion discrète, mais claire, à la nouvelle et
retentissante pièce de Dumas, elle éclata d'un rire charmant
d'ingénue, peu bruyant, mais si irrésistible qu'elle resta quelques
instants sans pouvoir le maîtriser. "Qui est cette dame? elle a de
l'esprit", dit Forcheville.
--Non, mais nous vous en ferons si vous venez tous dîner vendredi.
--Je vais vous paraître bien provinciale, monsieur, dit Mme Cottard à
Swann, mais je n'ai pas encore vu cette fameuse _Francillon_ dont tout
le monde parle. Le docteur y est allé (je me rappelle même qu'il m'a
dit avoir eu le très grand plaisir de passer la soirée avec vous) et
j'avoue que je n'ai pas trouvé raisonnable qu'il louât des places pour
y retourner avec moi. Évidemment, au Théâtre-Français, on ne
regrette jamais sa soirée, c'est toujours si bien joué, mais comme
nous avons des amis très aimables (Mme Cottard prononçait rarement un
nom propre et se contentait de dire "des amis à nous", "une de mes
amies", par "distinction", sur un ton factice, et avec l'air
d'importance d'une personne qui ne nomme que qui elle veut) qui ont
souvent des loges et ont la bonne idée de nous emmener à toutes les
nouveautés qui en valent la peine, je suis toujours sûre de voir
_Francillon_ un peu plus tôt ou un peu plus tard, et de pouvoir me
former une opinion. Je dois pourtant confesser que je me trouve assez
sotte, car, dans tous les salons où je vais en visite on ne parle
naturellement que de cette malheureuse salade japonaise. On commence
même à en être un peu fatigué, ajouta-t-elle en voyant que Swann
n'avait pas l'air aussi intéressé qu'elle aurait cru par une si
brûlante actualité. Il faut avouer pourtant que cela donne quelquefois
prétexte à des idées assez amusantes. Ainsi j'ai une des mes amies
qui est très originale, quoique très jolie femme, très entourée,
très lancée, et qui prétend qu'elle a fait faire chez elle cette
salade japonaise, mais en faisant mettre tout ce qu'Alexandre Dumas fils
dit dans la pièce. Elle avait invité quelques amies à venir en
manger. Malheureusement je n'étais pas des élues. Mais elle nous l'a
raconté tantôt, à son jour; il paraît que c'était détectable, elle
nous a fait rire aux larmes. Mais vous savez, tout est dans la manière
de raconter, dit-elle en voyant que Swann gardait un air grave.
Et supposant que c'était peut-être parce qu'il n'aimait pas
_Francillon_:
--Du reste je crois que j'aurai une déception. Je ne crois pas que cela
vaille _Serge Panine_, l'idole de Mme de Crécy. Voilà au moins des
sujets qui ont du fond, qui font réfléchir; mais donner une recette de
salade sur la scène du Théâtre-Français! Tandis que _Serge Panine!_
Du reste, comme tout ce qui vient de la plume de Georges Ohnet, c'est
toujours si bien écrit. Je ne sais pas si vous connaissez _Le Maître
de Forges_ que je préférerais encore à _Serge Panine._
--Pardonnez-moi, lui dit Swann d'un air ironique, mais j'avoue
que mon manque d'admiration est à peu près égal pour ces deux
chefs-d'œuvre.
--Vraiment, qu'est-ce que vous leur reprochez? Est-ce un parti pris?
Trouvez-vous peut-être que c'est un peu triste? D'ailleurs, comme je
dis toujours, il ne faut jamais discuter sur les romans ni sur les
pièces de théâtre. Chacun a sa manière de voir et vous pouvez
trouver détectable ce que j'aime le mieux.
Elle fut interrompue par Forcheville qui interpellait Swann. En effet,
tandis que Mme Cottard parlait de _Francillon_, Forcheville avait
exprimé à Mme Verdurin son admiration pour ce qu'il avait appelé le
petit "speech" du peintre.
--Monsieur a une facilité de parole, une mémoire! avait-il dit à Mme
Verdurin quand le peintre eut terminé, comme j'en ai rarement
rencontré. Bigre! je voudrais bien en avoir autant. Il ferait un
excellent prédicateur. On peut dire qu'avec M. Bréchot, vous avez là
deux numéros qui se valent, je ne sais même pas si comme platine,
celui-ci ne damerait pas encore le pion au professeur. Ça vient plus
naturellement, c'est moins recherché. Quoi qu'il ait dit chemin faisant
quelques mots un peu réalistes, mais c'est le goût du jour, je n'ai
pas souvent vu tenir le crachoir avec une pareille dextérité, comme
nous disions au régiment, où pourtant j'avais un camarade que
justement monsieur me rappelait un peu. À propos de n'importe quoi, je
ne sais que vous dire, sur ce verre, par exemple, il pouvait dégoiser
pendant des heures; non, pas à propos de ce verre, ce que je dis est
stupide; mais à propos de la bataille de Waterloo, de tout ce que vous
voudrez et il nous envoyait chemin faisant des choses auxquelles vous
n'auriez jamais pensé. Du reste Swann était dans le même régiment;
il a dû le connaître.
--Vous voyez souvent M. Swann? demanda Mme Verdurin.
--Mais non, répondit M. de Forcheville et, comme pour se rapprocher
plus aisément d'Odette, il désirait être agréable à Swann, voulant
saisir cette occasion, pour le flatter, de parler de ses belles
relations, mais d'en parler en homme du monde sur un ton de critique
cordiale et n'avoir pas l'air de l'en féliciter comme d'un succès
inespéré: "N'est-ce pas, Swann? je ne vous vois jamais. D'ailleurs,
comment faire pour le voir? Cet animal-là est tout le temps fourré
chez les La Trémoïlle, chez les Laumes, chez tout ça!..." Imputation
d'autant plus fausse d'ailleurs que depuis un an Swann n'allait plus
guère que chez les Verdurin. Mais le seul nom de personnes qu'ils ne
connaissaient pas était accueilli chez eux par un silence réprobateur.
M. Verdurin, craignant la pénible impression que ces noms d'"ennuyeux",
surtout lancés ainsi sans tact à la face de tous les fidèles, avaient
dû produire sur sa femme, jeta sur elle à la dérobée un regard plein
d'inquiète sollicitude. Il vit alors que dans sa résolution de ne pas
prendre acte, de ne pas avoir été touchée par la nouvelle qui venait
de lui être notifiée, de ne pas seulement rester muette, mais d'avoir
été sourde comme nous l'affectons quand un ami fautif essaye de
glisser dans la conversation une excuse que ce serait avoir l'air
d'admettre que de l'avoir écoutée sans protester, ou quand on prononce
devant nous le nom défendu d'un ingrat, Mme Verdurin pour que son
silence n'eût pas l'air d'un consentement, mais du silence ignorant des
choses inanimées, avait soudain dépouillé son visage de toute vie, de
toute motilité; son front bombé n'était plus qu'une belle étude de
ronde bosse où le nom de ces La Trémoïlle, chez qui était toujours
fourré Swann, n'avait pu pénétrer; son nez légèrement froncé
laissait voir une échancrure qui semblait calquée sur la vie. On eût
dit que sa bouche entrouverte allait parler. Ce n'était plus qu'une
cire perdue, qu'un masque de plâtre, qu'une maquette pour un monument,
qu'un buste pour le Palais de l'Industrie, devant lequel le public
s'arrêterait certainement pour admirer comment le sculpteur, en
exprimant l'imprescriptible dignité des Verdurin opposée à celle des
La Trémoïlle et des Laumes qu'ils valent certes ainsi que tous les
ennuyeux de la terre, était arrivé à donner une majesté presque
papale à la blancheur et à la rigidité de la pierre. Mais le marbre
finit par s'animer et fit entendre qu'il fallait ne pas être dégoûté
pour aller chez ces gens-là, car la femme était toujours ivre et le
mari si ignorant qu'il disait collidor pour corridor.
--On me paierait bien cher que je ne laisserais pas entrer ça
chez moi, conclut Mme Verdurin, en regardant Swann d'un air impérieux.
Sans doute elle n'espérait pas qu'il se soumettrait jusqu'à
imiter la sainte simplicité de la tante du pianiste qui venait
de s'écrier:
--Voyez-vous ça? Ce qui m'étonne, c'est qu'ils trouvent encore des
personnes qui consentent à leur causer! il me semble que j'aurais peur:
un mauvais coup est si vite reçu! Comment y a-t-il encore du peuple
assez brute pour leur courir après.
Que ne répondait-il du moins comme Forcheville: "Dame, c'est une
duchesse! il y a des gens que ça impressionne encore", ce qui aurait
permis au moins à Mme Verdurin de répliquer: "Grand bien leur fasse!"
Au lieu de cela, Swann se contenta de rire d'un air qui signifiait qu'il
ne pouvait même pas prendre au sérieux une pareille extravagance. M.
Verdurin, continuant à jeter sur sa femme des regards furtifs, voyait
avec tristesse et comprenait trop bien qu'elle éprouvait la colère
d'un grand inquisiteur qui ne parvient pas à extirper l'hérésie, et
pour tâcher d'amener Swann à une rétractation, comme le courage de
ses opinions paraît toujours un calcul et une lâcheté aux yeux de
ceux à l'encontre de qui il s'exerce, M. Verdurin l'interpella:
--Dites donc franchement votre pensée, nous n'irons pas le leur
répéter.
À quoi Swann répondit:
--Mais ce n'est pas du tout par peur de la duchesse (si c'est des La
Trémoïlle que vous parlez). Je vous assure que tout le monde aime
aller chez elle. Je ne vous dis pas qu'elle soit "profonde" (il
prononça profonde, comme si ç'avait été un mot ridicule, car son
langage gardait la trace d'habitudes d'esprit qu'une certaine
rénovation, marquée par l'amour de la musique, lui avait
momentanément fait perdre)--il exprimait parfois ses opinions avec
chaleur--mais, très sincèrement, elle est intelligente et son mari est
un véritable lettré. Ce sont des gens charmants.
Si bien que Mme Verdurin sentant que, par ce seul infidèle, elle serait
empêchée de réaliser l'unité morale du petit noyau, ne put pas
s'empêcher dans sa rage contre cet obstiné qui ne voyait pas combien
ses paroles la faisaient souffrir, de lui crier du fond du cœur:
--Trouvez-le si vous voulez, mais du moins ne nous le dites pas.
--Tout dépend de ce que vous appelez intelligence, dit Forcheville
qui voulait briller à son tour. Voyons, Swann, qu'entendez-vous
par intelligence?
--Voila! s'écria Odette, voilà les grandes choses dont je lui
demande de me parler, mais il ne veut jamais.
- Parts
- Un amour de Swann - 01
- Un amour de Swann - 02
- Un amour de Swann - 03
- Un amour de Swann - 04
- Un amour de Swann - 05
- Un amour de Swann - 06
- Un amour de Swann - 07
- Un amour de Swann - 08
- Un amour de Swann - 09
- Un amour de Swann - 10
- Un amour de Swann - 11
- Un amour de Swann - 12
- Un amour de Swann - 13
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