Trois contes, suivis de mélanges - 17

escaliers qui mènent au château, se succédant au hasard, huchées,
jetées l'une par-dessus l'autre.
Pour y aller, on monte d'abord sur la courtine, dont la muraille cache
aux logis d'en bas la vue de la mer. La terre paraît sous les dalles
fendues; l'herbe verdoie entre les créneaux, et dans les effondrements
du sol s'étalent des flaques d'urine qui rongent les pierres. Le
rempart contourne l'île et s'élève par des paliers successifs. Quand
on a dépassé l'échauguette qui fait angle entre les deux tours, un
petit escalier droit se présente; de marche en marche, en grimpant,
s'abaissent graduellement les toits des maisons, dont les cheminées
délabrées fument à cent pieds sous vous. Vous voyez à la lucarne
des greniers le linge suspendu sécher au bout d'une perche avec des
haillons rouges recousus, ou se cuire au soleil, entre le toit d'une
maison et le rez-de-chaussée d'une autre, quelque petit jardin grand
comme une table où les poireaux languissant de soif couchent leurs
feuilles sur la terre grise; mais l'autre face du rocher, celle qui
regarde la pleine mer, est nue, déserte, si escarpée que les arbustes
qui y ont poussé ont du mal à s'y tenir et, tout penchés sur l'abîme,
semblent prêts à y tomber.
Bien haut, planant à l'aise quand vous êtes ainsi à jouir d'autant
d'étendue que s'en peuvent repaître des yeux humains, que vous regardez
la mer, l'horizon des côtes développant son immense courbe bleuâtre,
ou, dressée sur sa pente perpendiculaire, la muraille de la Merveille,
avec ses trente-six contreforts géants, et qu'un rire d'admiration vous
crispe la bouche, tout à coup, vous entendez dans l'air claquer le
bruit sec des métiers. On fait de la toile. La navette va, bat, heurte
ses coups brusques; tous s'y mettent, c'est un vacarme.
Entre deux fines tourelles représentant deux pièces de canon sur leur
culasse, la porte d'entrée du château s'ouvre par une voûte longue où
un escalier de granit s'engouffre. Le milieu en reste toujours dans
l'ombre, éclairé qu'il est à peine par deux demi-jours, l'un arrivant
d'en bas, l'autre tombant d'en haut par l'intervalle de la herse; c'est
comme un souterrain qui descendrait vers vous.
Le corps de garde est, en entrant, au haut du grand escalier. Le bruit
des crosses de fusil retentissait sous les voûtes avec la voix des
sergents qui faisaient l'appel. On battait du tambour.
Cependant un garde-chiourme nous a rapporté nos passeports que M. le
gouverneur avait désiré voir; il nous a fait signe de le suivre, il a
ouvert des portes, poussé des verrous, nous a conduits à travers un
labyrinthe de couloirs, de voûtes, d'escaliers. On s'y perd, une seule
visite ne suffisant pas pour comprendre le plan compliqué de toutes ces
constructions réunies où, forteresse, église, abbaye, prisons, cachots,
tout se trouve, depuis le roman du XIe siècle jusqu'au gothique
flamboyant du XVIe. Nous ne pûmes voir que par un carreau, et en nous
haussant sur la pointe des pieds, la salle des chevaliers qui, servant
maintenant d'atelier de tissage, est par ce motif interdite aux gens.
Nous y distinguâmes seulement quatre rangs de colonnes à chapiteaux
ornés de trèfles et supportant une voûte sur laquelle filent des
nervures saillantes. A deux cents pieds au-dessus du niveau de la mer,
le cloître est bâti sur cette salle des chevaliers. Il se compose d'une
galerie quadrangulaire formée par une triple rangée de colonnettes
en granit, en tuf, en marbre granitelle ou en stuc fait avec des
coquillages broyés. L'acanthe, le chardon, le lierre et le chêne
s'enroulent à leurs chapiteaux; entre chaque ogive bonnet d'évêque, une
rosace en trèfle se découpe dans la lumière; on en a fait le préau des
prisonniers.
La casquette du garde-chiourme passe le long de ces murs où l'on voyait
rêver jadis le crâne tonsuré des vieux bénédictins travailleurs; et
le sabot du détenu bruit sur ces dalles que frôlaient les robes des
moines, soulevées par les grosses sandales de cuir qui se ployaient
sous leurs pieds nus.
L'église a un chœur gothique et une nef romane, les deux
architectures étant là comme pour lutter de grandeur et d'élégance.
Dans le chœur, l'ogive des fenêtres est haute, pointue, élancée
comme une aspiration d'amour; dans la nef, les arcades l'une sur
l'autre ouvrent rondement leurs demi-cercles superposés, et sur la
muraille montent des colonnettes qui grimpent droites comme des
troncs de palmier. Elles appuient leurs pieds sur des piliers carrés,
couronnent leurs chapiteaux de feuilles d'acanthe, et continuent au
delà par de puissantes nervures qui se courbent sous la voûte, s'y
croisent et la soutiennent.
Il était midi. Par la porte ouverte, le grand jour entrant faisait
ruisseler ses effluves sur les pans sombres de l'édifice.
La nef, séparée du chœur par un grand rideau de toile verte, est
garnie de tables et de bancs, car on l'a utilisée en réfectoire.
Quand on dit la messe, on tire le rideau, et les condamnés assistent à
l'office divin sans déranger leurs coudes de la place où ils mangent.
Cela est ingénieux.
Pour agrandir de douze mètres la plate-forme qui se trouve au couchant
de l'église, on a tout bonnement raccourci l'église; mais comme il
fallait reconstruire une entrée quelconque, un architecte a imaginé de
fermer la nef par une façade de style grec; puis, éprouvant peut-être
des remords ou voulant, ce qui est plus croyable, raffiner son
œuvre, il a rajusté après coup des colonnes à chapiteaux «assez bien
imités du XIe siècle», dit la notice. Taisons-nous, courbons la tête.
Chacun des arts a sa lèpre particulière, son ignominie mortelle qui lui
ronge le visage. La peinture a le portrait de famille, la musique a la
romance, la littérature a la critique et l'architecture a l'architecte.
Les prisonniers marchaient sur la plate-forme, tous en rang, l'un
derrière l'autre, les bras croisés, ne parlant pas, dans ce bel ordre
enfin que nous avions contemplé à Fontevrault. C'étaient les malades de
l'infirmerie auxquels on faisait prendre l'air et qu'on distrait ainsi
pour les guérir.
L'un d'eux, relevant les pieds plus haut que les autres et se tenant
les mains à la veste du compagnon qui était devant lui, suivait la file
en trébuchant. Il était aveugle. Pauvre misérable! Dieu l'empêche de
voir et les hommes lui défendent de parler!
Le lendemain, quand la grève se fut découverte de nouveau, nous
partîmes du Mont par un ardent soleil qui chauffait sur nos têtes les
cuirs de la voiture et faisait suer les chevaux. Nous avançions au
pas; les colliers craquaient, les roues enfonçaient dans le sable. Au
bout de la grève, quand le gazon a paru, j'ai appliqué mon œil à la
petite lucarne qui est au fond des voitures et j'ai dit adieu au mont
Saint-Michel...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

_A Combourg._--Une lettre du vicomte de Vésin devait nous ouvrir
l'entrée du château. Aussi, à peine arrivés, nous allâmes chez M.
Corvesier, qui en est le régisseur.
On nous introduisit dans une grande cuisine, où une demoiselle en
noir, fort marquée de petite vérole et portant des lunettes d'écaillés
sur de gros yeux myopes, égrenait des groseilles dans une terrine. La
marmite aux confitures était sur le feu et on écrasait du sucre avec
des bouteilles. Évidemment nous _dérangions_. Au bout de quelques
minutes, on descendit nous dire que M. Corvesier, malade et grelottant
de la fièvre dans son lit, était bien désolé de ne pouvoir nous rendre
service, mais qu'il nous présentait ses respects. Cependant, son
commis, _qui venait de rentrer de course_ et faisait la collation dans
la cuisine en buvant un verre de cidre et en mangeant une tartine de
beurre, s'offrit à sa place à nous montrer le château. Il déposa sa
serviette, se suça les dents, alluma sa pipe, prit un paquet de clefs
accroché à un clou et se mit à marcher devant nous dans le village.
Après avoir longé un grand mur, on entre par une vieille porte ronde
dans une cour de ferme silencieuse. Le silex sort ses pointes sur la
terre battue, où se montre une herbe rare salie par les fumiers qu'on
traîne. Il n'y avait personne; les écuries étaient vides. Dans les
hangars, les poules, juchées sur le timon des charrettes, dormaient
la tête sous l'aile. Au pied des bâtiments, la poussière de la paille
tombée des granges assourdissait le bruit des pas.
Quatre grosses tours, rejointes par des courtines, laissent voir sous
leur toit pointu les trous de leurs créneaux, qui ressemblent aux
sabords d'un navire, et les meurtrières dans les tours, ainsi que sur
le corps du château de petites fenêtres irrégulièrement percées, font
des baies noires inégales sur la couleur grise des pierres. Un large
perron d'une trentaine de marches monte tout droit au premier étage,
devenu le rez-de-chaussée des appartements de l'intérieur depuis qu'on
en a comblé les douves.
Le «violier jaune» n'y croissait pas, mais les lentisques et les
orties, avec la mousse verdâtre et les lichens. A gauche, à côté de
la tourelle, un bouquet de marronniers a gagné jusqu'à son toit et
l'abrite de son feuillage.
Quand la clef eut tourné dans la serrure et que la porte, poussée à
coups de pieds, eut longtemps grincé sur le pavé collant, nous entrâmes
dans un couloir sombre qu'encombraient des planches et des échelles
avec des cercles de futailles et des brouettes.
Ce passage vous mène à une petite cour comprise entre les pans
intérieurs du château et resserrée par l'épaisseur des murs. Le jour
n'arrive que d'en haut, comme dans un préau de prison. Dans les angles,
des gouttes humides coulaient le long des pierres.
Une autre porte fut ouverte. C'était une vaste salle dégarnie, sonore;
le dallage est brisé en mille endroits; on a repeint le vieux lambris.
Par les grandes fenêtres, la teinte verte des bois d'en face jetait
un reflet livide sur la muraille blanchie. Tout à leur pied, le lac
est répandu, étalé sur l'herbe parmi les joncs; sous les fenêtres, les
troènes, les acacias et les lilas, poussés pêle-mêle dans l'ancien
parterre, couvrent de leur taillis sauvage le talus qui descend jusqu'à
la grande route; elle passe sur la berge du lac et continue ensuite par
la forêt.
Rien ne résonnait dans la salle déserte où jadis, à cette heure,
s'asseyait sur le bord de ces fenêtres l'enfant qui fit _René_. Le
commis fumait sa pipe et crachait par terre. Son chien, qu'il avait
amené, se promenait en furetant les souris, et les ongles de ses pattes
sonnaient sur le pavé.
Nous avons monté les escaliers tournants. Le pied trébuche, on tâtonne
des mains. Sur les marches usées, la mousse est venue. Souvent un rayon
lumineux, passant par la fente des murs et frappant dessus d'aplomb,
en fait briller quelque petit brin vert qui, de loin, dans l'ombre,
scintille comme une étoile. Nous avons erré partout: dans les longs
couloirs, sur les tours, sur la courtine étroite dont les trous des
machicoulis, béants, tirent l'œil en bas, vers l'abîme.
Donnant sur la cour intérieure, au second étage, est une petite pièce
basse dont la porte de chêne, ornée de ramures moulées, s'ouvre par
un loquet de fer. Les poutrelles du plafond, que l'on touche avec la
main, sont vermoulues de vieillesse; les lattes paraissent sous le
plâtre de la muraille, qui a de grandes taches sales; les carreaux de
la fenêtre sont obscurcis par la toile des araignées et leurs châssis
encroûtés dans la poussière. C'était là sa chambre. Elle a vue vers
l'ouest, du côté du soleil couchant.
Nous continuâmes; nous allions toujours; quand nous passions près d'une
brèche, d'une meurtrière ou d'une fenêtre, nous nous réchauffions à
l'air chaud qui venait du dehors, et cette transition subite rendait
tous ces délabrements encore plus tristes et plus froids. Dans les
chambres, les parquets pourris s'effondrent, le jour descend par les
cheminées, le long de la plaque noircie où les pluies ont fait de
longues traînées vertes. Le plafond du salon laisse tomber ses fleurs
d'or, et l'écusson qui en surmonte le chambranle est cassé en morceaux.
Comme nous étions là, une volée d'oiseaux est entrée tout à coup, a
tourbillonné avec des cris et s'est enfuie parle trou de la cheminée.
Le soir, nous avons été sur le bord du lac, de l'autre côté, dans la
prairie. La terre le gagne, il s'y perd de plus en plus, il disparaîtra
bientôt, et les blés pousseront où tremblent maintenant les nénuphars.
La nuit tombait. Le château, flanqué de ses quatre tourelles, encadré
dans sa verdure et dominant le village qu'il écrase, étendait sa grande
masse sombre. Le soleil couchant, qui passait devant sans l'atteindre,
le faisait paraître noir, et ses rayons, effleurant la surface du
lac, allaient se perdre dans la brume, sur la cime violette des bois
immobiles.
Assis sur l'herbe, au pied d'un chêne, nous lisions _René_. Nous étions
devant ce lac où il contemplait l'hirondelle agile sur le roseau
mobile, à l'ombre de ces bois où il poursuivait l'arc-en-ciel sur les
collines pluvieuses; nous écoutions ce frémissement de feuilles, ce
bruit de l'eau sous la brise qui avaient mêlé leur murmure à la mélodie
éplorée des ennuis de sa jeunesse. A mesure que l'ombre tombait sur
les pages du livre, l'amertume des phrases gagnait nos cœurs, et
nous nous fondions avec délices dans ce je ne sais quoi de large, de
mélancolique et de doux.
Près de nous une charrette a passé en claquant dans les ornières son
essieu sonore. On sentait l'odeur des foins coupés. On entendait le
bruit des grenouilles qui coassaient dans le marécage. Nous rentrâmes.
Le ciel était lourd; toute la nuit il y eut de l'orage. A la lueur
des éclairs, la façade de plâtre d'une maison voisine s'illuminait
et flambait comme embrasée. Haletant, lassé de me retourner sur mon
matelas, je me suis levé, j'ai allumé ma chandelle, j'ai ouvert la
fenêtre et j'ai regardé la nuit.
Elle était noire, silencieuse comme le sommeil. Mon flambeau qui
brûlait dessinait monstrueusement sur le mur d'en face ma silhouette
agrandie. De temps à autre, un éclair muet survenant tout à coup
m'éblouissait les yeux.
J'ai pensé à cet homme qui a commencé là et qui a rempli un demi-siècle
du tapage de sa douleur.
Je le voyais d'abord dans ces rues paisibles, vagabondant avec les
enfants du village, quand il allait dénicher les hirondelles dans le
clocher de l'église ou la fauvette dans les bois. Je me le figurais
dans sa petite chambre, triste et le coude sur la table, regardant la
pluie courir sur les carreaux et, au delà de la courtine, les nuées qui
passaient pendant que ses rêves s'envolaient; je me figurais les longs
après-midi rêveurs qu'il y avait eus; je songeais aux amères solitudes
de l'adolescence, avec leurs vertiges, leurs nausées et leurs bouffées
d'amour qui rendent les cœurs malades. N'est-ce pas ici que fut
couvée notre douleur à nous autres, le Golgotha même où le génie qui
nous a nourris a sué son angoisse?
Rien ne dira les gestations de l'idée ou les tressaillements que font
subir à ceux qui les portent les grandes œuvres futures; mais on
s'éprend à voir les lieux où nous savons qu'elles furent conçues,
vécues, comme s'ils avaient gardé quelque chose de l'idéal inconnu qui
vibra jadis.
Sa chambre! sa chambre! sa pauvre petite chambre d'enfant! C'est là que
tourbillonnaient, l'appelaient des fantômes confus qui tourmentaient
ses heures en lui demandant à naître: Atala secouant au vent des
Florides les magnolias de sa chevelure; Velléda, au clair de lune,
courant sur la bruyère; Cymodocée voilant son sein nu sous la griffe
des léopards, et la blanche Amélie, et le pâle René!
Un jour, cependant, il la quitte, il s'en arrache, il dit adieu, et
pour n'y plus revenir, au vieux foyer féodal. Le voilà perdu dans Paris
et se mêlant aux hommes; puis, l'inquiétude le prend, il part.
Penché à la proue de son navire, je le vois cherchant un monde nouveau,
en pleurant la patrie qu'il abandonne. Il arrive; il écoute le bruit
des cataractes et la chanson des Natchez; il regarde couler l'eau des
grands fleuves paresseux et contemple sur les bords briller l'écaille
des serpents avec les yeux des femmes sauvages. Il abandonne son âme
aux langueurs de la savane. De l'un à l'autre, ils s'épanchent leurs
mélancolies natives et il épuise le désert comme il avait tari l'amour.
Il revient, il parle, et on se tient suspendu à l'enchantement de ce
style magnifique, avec sa cambrure royale et sa phrase ondulante,
empanachée, drapée, orageuse comme le vent des forêts vierges, colorée
comme le cou des colibris, tendre comme les rayons de la lune à travers
le trèfle des chapelles.
Il part encore; il va, remuant de ses pieds la poussière antique; il
s'assoit aux Thermopyles et crie: Léonidas! Léonidas! court autour
du tombeau d'Achille, cherche Lacédémone, égrène dans ses mains les
caroubiers de Carthage, et, comme le pâtre engourdi qui lève la tête au
bruit des caravanes, tous ces grands paysages se réveillent quand il
passe dans leurs solitudes.
Tour à tour exilé, proscrit, comblé d'honneurs, il dînera ensuite à la
table des rois, lui qui s'était évanoui de faim dans les rues; il sera
ambassadeur et ministre, essayera de retenir de ses mains la monarchie
qui s'écroule et, au milieu des ruines de ses croyances, assistera
enfin à sa propre gloire, comme s'il était déjà compté parmi les morts.
Né sur le déclin d'une société et à l'aurore d'une autre, il est
venu pour en être la transition et comme pour en résumer en lui les
espérances et les souvenirs. Il a été l'embaumeur du catholicisme
et l'acclamateur de la liberté. Homme des vieilles traditions et
des vieilles illusions, en politique il fut constitutionnel, et en
littérature révolutionnaire. Religieux d'instinct et d'éducation, c'est
lui qui, avant tous les autres, avant Byron, a poussé le cri le plus
sauvage de l'orgueil, exprimé son plus épouvantable désespoir.
Artiste, il eut cela de commun avec ceux du XVIIIe siècle qu'il
fut toujours comme eux gêné dans des poétiques étroites, mais qui,
débordées à tout instant par l'étendue de son génie, en ont malgré
lui craqué dans toute leur circonférence. Comme homme, il a partagé
la misère de ceux du XIXe siècle; il a eu leurs préoccupations
turbulentes, leurs gravités futiles. Non content d'être grand, il a
voulu paraître grandiose, et il s'est trouvé pourtant que cette manie
vaniteuse n'a pas effacé sa vraie grandeur. Il n'est point certes de
la race des contemplateurs qui ne sont pas descendus dans la vie,
maîtres au front serein qui n'ont eu ni siècle, ni patrie, ni famille
même. Mais lui, on ne le peut séparer des passions de son temps; elles
l'avaient fait et il en a fait plusieurs. L'avenir peut-être ne lui
tiendra pas compte de ses entêtements héroïques et ce seront, sans
doute, les épisodes de ses livres qui en immortaliseront les titres
avec le nom des causes qu'ils défendaient.
Ainsi, tout seul, devisant en moi-même, je restais accoudé, savourant
la nuit douce et me trempant avec plaisir dans l'air froid du matin
qui rafraîchissait mes paupières. Petit à petit, le jour venait; la
chandelle allongeait sa mèche noire dans sa flamme pâlissante. Le
pignon des halles a paru au loin, un coq a chanté; l'orage avait fui;
quelques gouttes d'eau cependant tombées sur la poussière de la rue y
faisaient de grosses taches rondes. Comme je m'assoupissais de fatigue,
je me suis recouché et j'ai dormi.
Nous nous en allâmes fort tristes de Combourg, et puis la fin de notre
voyage approchait. Bientôt allait finir cette fantaisie vagabonde que
nous menions depuis trois mois avec tant de douceur. Le retour aussi,
comme le départ, a ses tristesses anticipées qui vous envoient, par
avance, la fade exhalaison de la vie qu'on traîne.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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LA DANSE DES MORTS
«Que de mots pour si peu de choses!»
(_Épigraphe universelle._)
Mort fait finalement,
Tous aller au jugement.
(_Danse des morts._)
1838.

Cette œuvre est conçue dans le genre du _poème en prose_ et
tout imprégnée du romantisme dont Gustave Flaubert subissait alors
l'influence puissante. Après une courte évocation, un colloque a lieu
entre Jésus et Satan qui, pour convaincre Jésus de l'omnipotence
du mal, finit par l'entraîner sur la terre. Au fond d'une nuit
fantastique, la foule des trépassés ressuscite et quelques-uns, tour
à tour, s'en détachent, pour se plaindre ou se glorifier dans un
chant, comme l'ont fait eux-mêmes, les premiers, la Mort et Satan
après elle.

I
La nuit, l'hiver, quand la neige tombe lentement comme des larmes
blanches du ciel, c'est ma voix qui chante dans l'air et fait germer
les cyprès en passant dans leur feuillage.
Alors je m'arrête un instant dans ma course, je m'assieds sur les
tombes froides, et tandis que les oiseaux noirs voltigent à mes côtés,
tandis que les morts sont endormis, tandis que les arbres se penchent,
tandis que tout pleure ou tout sommeille, mes yeux brûlés regardent
les nuages blancs qui se déploient et s'allongent au ciel, comme des
linceuls qu'on étendrait sur des géants.
Oh! combien de nuits, de siècles et d'années se sont ainsi passés! J'ai
tout vu naître et j'ai tout vu périr!
A peine si je compte les brèches que chaque génération apporte sur ma
faux. Je suis éternelle comme Dieu, je suis la nourrice du monde qui
l'endort chaque soir dans une couche chérie. Toujours mêmes fêtes et
même travail. Chaque matin je pars, et chaque soir je reviens, tenant
dans un pan de mon linceul toute l'herbe que j'ai fauchée, et puis je
la jette aux vents!

II
Quand les vagues montent, que le vent crie, que le ciel éclate en
sanglots et que l'océan, comme un fou, se met en colère, alors, quand
tout tourbillonne et hurle, je m'étends sur ses flots écumeux et la
tempête me berce mollement comme une reine dans son hamac. L'eau de la
mer rafraîchit pour quelques jours mes pieds brûlés par les larmes des
générations passées qui s'y sont cramponnées pour m'arrêter.
Et puis, quand je veux que tout cesse, quand cette colère commence
à m'endormir comme des chants, d'un coup de tête je l'apaise et la
tempête si superbe, si grande, n'est plus! comme les hommes, les
flottes et les armées qu'elle remuait sur son sein.
Qu'ai-je aimé de tout ce que j'ai vu, trônes, peuples, amours, gloires,
deuils et vertus? Rien que mon linceul qui me couvre.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

V
Et mon cheval! mon cheval, oh! comme je t'aime aussi!
Comme tu cours sur le monde, comme ton sabot d'acier retentit bien sur
les têtes que tu broies dans ton galop, ô mon cheval!
Ta crinière est droite et hérissée, tes yeux flamboient et tes crins
plient sur ton cou quand le vent nous emporte tous deux dans notre
course sans limites. Jamais tu ne te fatigues; pas de repos, pas de
sommeil pour nous deux.
Tes hennissements, c'est la guerre, tes naseaux qui fument, c'est la
peste qui s'abat comme un brouillard.
Et puis, quand je lance mes flèches, tu abats si bien avec ton poitrail
les pyramides et les empires, et ton sabot si bien les casse, les
couronnes!
Comme on te respecte, comme on t'adore! Les papes pour t'implorer
te jettent leur tiare, les rois, leur sceptre, les peuples, leurs
malheurs, les poètes, leur renommée, et tout cela tremble et
s'agenouille, et tu galopes, tu bondis, tu marches sur les têtes
prosternées.
..... O mon cheval! Toi, tu es le seul don que m'ait fait le ciel, tu
as le jarret de fer, la tête de bronze, tu cours tout un siècle, comme
s'il y avait des aigles dans les plis de tes cuisses; et puis, quand
tu as faim, tous les mille ans, tu manges de la chair et tu bois des
larmes. O mon cheval! je t'aime comme la mort peut aimer!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

VII
Il y a si longtemps que je vis! J'ai tout vu. Oh! que je sais de
choses! que je renferme de mystères et de mondes à moi!
Parfois, quand j'ai bien fauché, bien couru sur mon cheval, quand j'ai
bien éparpillé mes traits, la lassitude me prend et je m'arrête.
Mais il faut recommencer, reprendre la course infinie qui parcourt les
espaces et les mondes. C'est moi qui emporte les croyances avec les
gloires, les amours avec les crimes, tout, tout. Je déchire moi-même
mon linceul, et une faim atroce me torture sans cesse, comme si un
serpent éternel me mordait les entrailles.
Et si je jette les yeux derrière moi, je vois la fumée de l'incendie,
la nuit du jour, l'agonie de la vie. Je vois les tombes qui sont
sorties de mes mains et le champ du passé si plein de néant. Alors, je
m'assois, je repose mes reins si fatigués, ma tête si lourde, mes pieds
si las, et je regarde dans un horizon rouge, immense, sans bornes, qui
s'enfonce toujours et s'élargit sans cesse. Je le dévorerai comme les
autres.
Quand donc, ô Dieu! dormirai-je à mon tour? Quand cesseras-tu de
créer? Quand pourrai-je, comme un fossoyeur, m'étendre dans mes tombes
et me laisser balancer ainsi sur le monde, au dernier souffle, au
dernier râle de la nature mourante aussi?
Alors, je jetterai mes flèches et mon linceul, je laisserai partir mon
coursier qui paîtra sur l'herbe des pyramides, qui se couchera dans les
palais des empereurs, qui boira la dernière goutte d'eau de l'Océan
et qui humera la dernière vapeur du sang! Il pourra tout le jour,
toute la nuit, pendant tous les siècles, errer au gré de son caprice,
franchir d'un saut depuis l'Atlas jusqu'à l'Himalaya, courir dans
son orgueilleuse paresse depuis le ciel jusqu'à la terre, s'amuser à
troubler la poussière des empires écroulés, galoper dans les plaines de
l'Océan desséché, bondir sur la cendre des grandes villes, aspirer le
néant à pleine poitrine, s'y étaler et y ruer à l'aise.
Puis, lassé peut-être aussi comme moi, cherchant un précipice où te
jeter, tu voudras, haletant, t'abattre au bout de ta course, devant la
mer de l'infini, et là, l'écume à la bouche, le cou tendu, les naseaux
vers l'horizon, tu imploreras comme moi un sommeil éternel où tes pieds
en feu puissent se reposer, un lit de feuilles vertes où tes paupières
calcinées puissent se clore; et attendant immobile sur le rivage, tu
demanderas quelque chose de plus fort que toi pour te broyer d'un seul
coup, tu demanderas d'aller rejoindre la tempête apaisée, la fleur
fanée, le cadavre pourri. Tu demanderas le sommeil, car l'éternité est
un supplice, et le néant se dévore.
Oh! pourquoi sommes-nous venus ici? Quel ouragan nous a jetés dans
l'abîme, quel ouragan nous rapportera vers les mondes inconnus d'où
nous venons?
Mais avant, ô mon bon coursier, tu peux courir encore, tu peux flatter
ton oreille du bruit des choses que tu broies. Ta course est longue;
du courage! Longtemps tu m'as portée; un plus long temps se passera,
et nous deux nous ne vieillissons pas. Les étoiles pâlissent, les
montagnes s'affaissent, la terre s'use sur ses axes de diamant, nous
deux seuls nous sommes éternels, le néant vivra toujours!
Aujourd'hui tu peux te coucher à mes pieds, polir tes dents sur la
mousse des tombeaux, car Satan m'abandonne, et un pouvoir dont je
ne connais pas la force m'enchaîne à sa volonté. Les morts vont se
réveiller.
C'est un spectacle de Dieu et qui me rappellera ma jeunesse, ma journée
d'hier et ma journée de demain.

VIII
Satan, je t'aime! Toi seul tu comprends peut-être mes joies et mes
délires. Mais, plus heureux, un jour, quand le monde ne sera plus, tu
pourras te reposer comme lui et dormir dans le vide.
Et moi qui ai tant vécu, tant travaillé, qui n'ai eu que de chastes
amours et d'austères pensées, il faudra durer. L'homme a le tombeau,
la gloire a l'oubli, le jour se repose dans la nuit, mais moi!
Et je suis seule dans ma route parsemée d'ossements, bordée de ruines!
Les anges ont leurs frères, les démons aussi ont leurs compagnes
d'enfer; mais moi, toujours le même bruit de ma faux qui coupe, de mes